1En tout premier lieu, il faut simplement saluer comme il le mérite le grand ouvrage de Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sociétés humaines. Il constitue à mon sens, par sa vision à la fois panoramique et structurée de la vie sociale en général, une contribution à la fois méthodologique, mais aussi théorique et substantielle majeure non seulement aux sciences humaines en tant que telles, mais à la science de l’humain en général.
2Dans son « grand résumé » ici publié, Lahire rappelle très clairement la triple ambition de son ouvrage, que je ne mentionne donc ici que pour mémoire : 1) l’ambition méthodologique ou méta-théorique consistant à s’attaquer à l’état d’esprit nominaliste qui, globalement, gouverne la recherche et l’enseignement en sciences sociales aujourd’hui, état d’esprit qui, à force d’insister sur le particularisme des différences culturelles, sur les croyances et représentations des acteurs sociaux eux-mêmes, se dilue dans un relativisme qui empêche de voir… les structures fondamentales des sociétés humaines ; 2) l’ambition théorique de rapprocher les deux grands domaines de connaissance que sont les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales, ambition qui permet d’articuler la biologie des animaux sociaux (dont les humains) avec les capacités culturelles spécifiquement humaines (notamment la capacité à accumuler les savoir-faire) ; 3) enfin, l’ambition substantielle de dresser une liste de grands faits biologiques et sociaux, de lois et/ou de contraintes qui apparaissent comme incontournables pour l’ensemble des membres de l’espèce humaine. En somme, il s’agit pour Lahire de relativiser le relativisme, en dégageant quelques lois invariantes du développement culturel et de la transformation historique qui caractérisent – il n’a pas peur du mot – la nature humaine.
3Cette triple ambition constitue par elle-même – au-delà de sa volonté de sommer les savoirs – un manifeste : le point de vue global que Lahire entend embrasser tout au long de son ouvrage constitue, en effet et en tant que tel, une contestation de la spécialisation des disciplines et de la fragmentation des connaissances qui règnent aujourd’hui dans la recherche, en même temps qu’une illustration et une mise en œuvre substantielle de ce que pourraient être les sciences de l’homme dès lors qu’elles partageraient cette prétention à la globalité qui fait tant défaut actuellement. Il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’avec son livre, Lahire a entrepris de faire tout seul ce que l’état de la recherche ne lui permettait pas de faire collectivement, spécialisation oblige. Un tel souffle intellectuel ne peut évidemment que susciter l’admiration.
4Dans ce qui suit, je propose une contribution de philosophe à la discussion suscitée par les travaux de Lahire, et rien de ce que je vais dire ne doit diminuer en quoi que soit l’intérêt de la fascinante contribution substantielle qu’ils apportent à la connaissance anthropologique en général. Mes compétences ne se situant pas sur ce terrain-là, et croyant aux vertus d’une division du travail bien comprise, je concentrerai ici mon attention philosophique sur ce qui fait le cœur des réflexions méthodologiques des Structures fondamentales des sociétés humaines, à savoir sa critique du nominalisme régnant dans les sciences sociales aujourd’hui. Une critique amplement justifiée à mes yeux, mais qui en reste, pour les raisons que je vais dire, au niveau du symptôme. Je montrerai ensuite comment cette compréhension du nominalisme, parce qu’elle ne va pas jusqu’à la racine de celui-ci et en partage secrètement quelques présupposés fondamentaux, empêche Lahire de véritablement le surmonter. Cela se manifeste, entre autres, dans ses réflexions conclusives sur l’émancipation, réflexions que fait inévitablement surgir son invocation de « faits biologiques » ou d’« invariants culturels », toujours suspects de justifier l’ordre établi – point sur lequel Lahire défend une position qu’il appelle « réaliste », rappelant ainsi indirectement (involontairement ?) la querelle fondatrice qui vit s’opposer, au Moyen Âge, nominalistes et, précisément, réalistes.
5Le titre du deuxième chapitre (« Lutter contre le relativisme et l’excès de nominalisme ») désigne sa cible sans aucune ambiguïté, et ses premières phrases donnent résolument le ton : « Depuis plusieurs décennies, les chercheurs en sciences sociales en général, les sociologues en particulier, se sont très largement engagés dans la voie d’un hyper-constructivisme ou d’un nominalisme épistémologique radical. Mettant l’accent sur le caractère construit des points de vue que l’on porte sur le monde, ce qui ne constitue pas en soi un problème, ils en viennent toutefois à nier l’existence d’une réalité objective, ou à rejeter l’idée d’une réalité indépendante de toute observation, de toute description ou de toute interprétation » (p. 67). La thèse est nette et aide à clarifier ce que Lahire entend précisément par « nominalisme », ce que lui-même ne fait pas explicitement. Car le nominalisme, tel qu’il est né au xive siècle, est un complexe méthodologique et doctrinal qui présente évidemment de multiples facettes et ramifications – logiques, métaphysiques, ontologiques, méthodologiques, épistémologiques, psychologiques, éthiques, politiques. Ce que Lahire en retient, c’est avant tout l’aspect méthodologique et épistémologique, à savoir la défiance que les nominalistes entretiennent à l’égard de toute loi générale, d’où découle pour eux une focalisation sur la manière dont les individus se représentent la réalité plus que sur la réalité elle-même. Que cette défiance puisse d’une certaine manière être elle-même auto-réfutative (car dire qu’il n’y a pas de lois générales est déjà une loi générale) n’est pas le problème qui retient Lahire : lui s’attache plutôt aux conséquences scientifiquement désastreuses de ce précepte élevé en règle de méthode, puisqu’il conduit selon lui, ultimement, à la négation de tout progrès scientifique possible, en rendant suspecte la notion même d’un réel indépendant des observateurs. Si le réel est construit à partir des points de vue que l’on porte sur le monde, alors la notion même de réalité objective perd son sens, y compris régulateur, les sciences humaines étant alors réduites dans la foulée à ne pouvoir faire que le relevé de ces points de vue sur le monde, la référence au réel – et à la prétention à la vérité – étant ainsi principiellement occultée.
6C’est donc en ce sens épistémologique, sous leur rapport à la généralisation, que les sciences humaines et sociales seraient « nominalistes » et « constructivistes », se distinguant en cela des sciences dites « expérimentales », constituant pour cette raison, comme il le dit dans son résumé, « une exception épistémologique parmi l’ensemble des sciences ». Or, c’est là à mon sens une vision bien trop étroite du nominalisme, vision trop étroite qui empêche Lahire d’être plus radical dans sa critique du nominalisme régnant. En effet, d’une part, cela le trompe sur son diagnostic : le fait que certaines sciences soient « expérimentales », et puissent tendre par là à une forme de généralisation, ne les empêche absolument pas d’être nominalistes, comme le montre de manière éclatante le domaine des sciences cognitives aujourd’hui, lesquelles sont traversées de part en part par des présupposés nominalistes, tout en proposant des généralisations à tour de bras. Encore faut-il, naturellement, et c’est mon point central, s’entendre sur ce que recouvre le vocable de « nominaliste ». Lahire a certes raison de critiquer le nominalisme ambiant, mais celui-ci est loin de se résumer à sa défiance de la généralisation. Il s’ancre en réalité – pour le dire vite – dans une certaine conception des rapports de l’individu au monde ; ce qui présuppose déjà, préalablement, de s’être fait une certaine conception de l’éminence de l’individu. Si Aristote n’est pas nominaliste, ce n’est pas seulement pour son épistémologie (« Il n’y a de science que de l’universel »), pour sa théorie des formes (ontologie) ou sa théorie des catégories (logique), mais aussi pour sa conception de l’individu, dont il nous dit que, chez les hommes, il ne saurait exister, le tout et la relation au tout ayant toujours prééminence sur la partie qui le constitue. C’est ainsi que pour lui – une idée que Marx reprendra à son compte – c’est la relation, et non l’individu, qui constitue la brique élémentaire de la société.
7Dans la conception nominaliste et analytique du monde telle qu’elle a germé au xive siècle et s’est continûment développée depuis (Boulnois, 2021 ; Habermas, 2023), jusqu’à atteindre une forme de maximum dans le monde numérique (Hunyadi, 2023), l’individu est avant tout caractérisé comme agissant souverainement (primat de la volonté) en fonction des informations qu’il perçoit du monde (primat de la représentation), face auquel il se situe dans une perspective objectivante (comme on le voit de manière éclatante dans toute la tradition empiriste-nominaliste issue de Locke). C’est de ce noyau dur que découlent ultimement l’empirisme de la science moderne, son rationalisme calculateur, le libéralisme politique et économique, la pensée analytique et donc, d’une manière générale, l’individualisme moderne (Largeault, 1971), dont le contextualisme, le relativisme et le constructivisme sont les symptômes théoriques les plus courants. L’individu, pôle de souveraineté, y est toujours représenté comme faisant face au monde, pôle de données factuelles.
8Dans le nominalisme ainsi compris, l’individu est donc considéré comme entretenant une relation objectivante avec le monde, lequel est essentiellement pour lui ressource d’informations. Mais, dans les sciences humaines contemporaines, ce présupposé anthropologique est devenu un principe de méthode scientifique : non seulement l’individu est tacitement considéré comme faisant face au monde qu’il objective (anthropologie), mais il est requis du chercheur qu’il se place, d’une manière générale, en position objectivante face à son objet de recherche (épistémologie). Telle est l’origine philosophique de l’objectivisme des sciences modernes, de leur apologie du paradigme du calcul et de la quantification comme seul critère de rationalité, un paradigme qui a largement déteint sur les sciences humaines – non pas tant sous son aspect calculateur et quantitativiste (qu’elles épousent aussi) que sous son aspect fondamentalement objectivant : la réalité humaine doit y être considérée froidement, en troisième personne, comme un phénomène simplement observable dont on pourrait mettre en évidence les paramètres invariants.
9C’est cette conception objectivante, fondamentalement nominaliste tant quant à sa représentation implicite de l’humain que par son principe de méthode, qui conditionne le débat dans lequel s’inscrit Lahire, et qui rend insurmontable la bipolarité qu’il installe (mais qui a en fait été installée, on l’a compris, par le nominalisme) entre l’individu et le monde. Comme il l’indique ici très clairement dans sa conclusion, il rejette vigoureusement l’idée selon laquelle « tout n’est qu’affaire de construction-déconstruction culturelle ». Mais en s’attaquant sous cet angle au nominalisme des sciences humaines contemporaines, il ne peut en fait qu’alimenter un « contre-nominalisme » mettant en évidence les liens factuels, biologiques et anthropologiques qui contraignent l’existence des individus et des sociétés. Sa stratégie générale consiste toujours à insister sur l’un des deux pôles de l’alternative : invariance contre contextualisme, contrainte contre liberté, biologie contre constructivisme, et on pourrait tout aussi bien dire : objectivisme contre subjectivisme – les pôles de ces couples d’alternatives sont à chaque fois la symétrique inverse l’une de l’autre. Prises dans cette alternative, les sciences humaines ne peuvent qu’osciller inlassablement entre ces deux pôles, leur regard objectivant mettant en évidence tantôt l’un, tantôt l’autre, dans un balancement qui n’a aucune raison de ne pas se poursuivre indéfiniment. Elles sont de ce fait condamnées à n’en rester qu’à la critique des symptômes – trop de contextualisme ici, trop d’universalisme là, trop de constructivisme chez l’un, trop de déterminisme chez l’autre…
10Une critique vraiment radicale du nominalisme devrait à mon sens plutôt montrer combien ces alternatives sont incomplètes et, surtout, réussir à mettre en évidence combien leur incomplétude tient au point de vue objectivant qui est indissociablement lié au nominalisme méthodologique de notre temps. Les alternatives citées se nourrissent en effet toutes de cette opposition, somme toute simpliste, que le nominalisme nous a imposée depuis sept cents ans entre un individu doté de facultés souveraines (principalement : la volonté) et un monde fait d’informations à analyser, le premier étant placé dans un rapport objectivant au second. C’est ce préjugé que répètent, au niveau méthodologique, les sciences sociales, et que partage aussi secrètement, me semble-t-il, Lahire, l’enfermant dans cette opposition non dialectique « nominalisme/contre-nominalisme ». Or, voici ce que devrait mettre en évidence (je l’énonce ici à titre simplement programmatique) une analyse non-nominaliste de la réalité humaine : si l’on veut comprendre le monde de l’homme, on ne peut se contenter de l’observer de manière zoologique, mettant en évidence, d’un côté, sa complexion propre (ses facultés physiques et mentales), et de l’autre, les contraintes qui pèsent sur elle. Car ce que cette polarisation occulte par principe, c’est le rapport entre les deux, et ce du point de vue de celui qui le vit, c’est-à-dire de l’acteur lui-même et de sa manière d’habiter le monde. Un tel rapport ne peut être décrit que de l’intérieur ; non pas du point de vue objectivant de la troisième personne, mais de celui, performatif, de la première. C’est pour lui que les contraintes qui pèsent sur sa condition importent, car c’est lui qui est susceptible de les dépasser et d’aménager son monde en conséquence.
11C’est pourtant l’alternative nominaliste, non dialectique, qui constitue l’arrière-plan non seulement des adversaires de Lahire (qui lui reprochent son « fatalisme »), mais de Lahire lui-même, qui se défend certes de l’accusation de fatalisme – mais trop timidement, faute d’une critique suffisamment radicale du nominalisme, et d’une réponse philosophique appropriée. Il ne glorifie certes pas le conservatisme de l’ordre établi, ni ne conteste la désirabilité de s’affranchir de structures de domination, même s’il est montré qu’elles ont pourtant un soubassement biologique. Mais il adopte à cet égard une position timorée, étayée sur une simple conviction de bon sens : « Sans connaissance de la réalité et des principes qui la gouvernent, il n’y a pas d’émancipation possible ». Il affirmait de même dans son livre : « S’il est important d’établir des lois, ce n’est pas pour glorifier leur caractère éternel ou baisser les bras devant le spectacle des multiples inégalités devenues historiquement insupportables, mais pour pouvoir imaginer comment s’en dégager, comment les maîtriser et ne pas en devenir les victimes inconscientes » (p. 913).
12Or, cette vision des choses reconduit le présupposé de base de toute anthropologie nominaliste, en manifestant une caractéristique distorsion des points de vue. En effet, la question de savoir « comment imaginer s’en dégager » est une question qui ne peut se poser qu’aux individus eux-mêmes, ceux qui sont mus par un désir d’émancipation ; elle n’a de sens, donc, que du point de vue de la première personne (sauf, naturellement, à imaginer une improbable ingénierie sociale où les acteurs seraient des pions aux mains d’un maître échiquéen). Mais les principes, règles générales et contraintes impérieuses issues d’un savoir anthropologique globalisant ont été établis, pour leur part, du point de vue de la troisième personne, celle du chercheur en sciences sociales. À nouveau donc, et de manière typiquement nominaliste, l’individu est abandonné à son bon vouloir, le chercheur en sciences sociales étant chargé d’établir le savoir « objectif » qu’il met à sa disposition. L’anthropologie de Lahire est donc un nominalisme corrigé, mais un nominalisme quand même.
13En tant que philosophe admirateur des travaux de Lahire, je dirais que leur point aveugle réside dans cette absence d’élucidation philosophique de la relation de l’individu au monde. La question de l’émancipation possible, qu’il traite en conclusion (mais plus en couronnement qu’en post-scriptum), si importante pour une juste compréhension de l’humain, ne peut être résolue qu’avec des outils proprement philosophiques. Les conditions et possibilités de l’émancipation humaine ne peuvent en effet être l’objet des sciences descriptives, pour la raison simple qu’elles n’ont pas trait à ce qui est fait (par les humains), mais à ce qui en principe pourrait, devrait ou mériterait d’être fait, et ce, de leur point de vue d’acteurs. L’émancipation a un rapport interne à la contrefactualité, c’est-à-dire au dépassement du donné. Or, la contrefactualité ne s’observe pas de l’extérieur, mais s’éprouve, se vit, et ne peut s’attester que dans l’expérience (au sens de Dewey par exemple, que Lahire connaît bien). C’est pourquoi une authentique compréhension non seulement de l’émancipation, mais aussi de l’humain en général, doit passer par une philosophie de l’esprit, car l’esprit est le site de l’expérience, donc du jeu entre la factualité de ce qui est et la contrefactualité de ce qui n’est pas. C’est par l’esprit que s’appréhende le monde, tant dans sa dimension factuelle que contrefactuelle. Faute d’une élucidation philosophique rigoureuse du rapport de l’esprit humain à son monde (monde physique, monde des personnes, monde de la culture et des institutions), les sciences humaines navigueront inlassablement (mais vainement) dans l’espace flou situé entre le continent des données factuelles impérieuses et le pôle abstrait d’une liberté de principe fièrement postulée.
14Dans ce livre que j’estime majeur, Lahire produit, par sédimentation des connaissances qu’il a accumulées, une imposante synthèse sur la condition humaine. Il y propose un « paradigme unificateur » permettant de « raccorder » les sciences humaines et les sciences du vivant, en mobilisant des savoirs aussi variés que « la biologie évolutive, l’éthologie et l’écologie comportementale, la paléoanthropologie, la préhistoire, l’anthropologie, l’histoire et la sociologie » (4e de couverture). La philosophie n’est pas mentionnée. C’est bien normal, dira-t-on, puisqu’elle ne saurait produire les savoirs empiriques dont le projet de Lahire a besoin. Mais voilà une réaction qui reflète à son tour une profession de foi nominaliste : que l’accumulation de données est capable d’étayer par elle-même quelques convictions considérées comme « naturelles » ou de bon sens. J’ai essayé de montrer au contraire combien cette primauté du donné (qui se traduit aujourd’hui par la primauté des données, censées refléter le réel) était secrètement tributaire du préjugé objectiviste du nominalisme, lequel tend par nature à dévaluer le savoir théorique.
15C’est pourquoi ma critique philosophique (dont je mesure bien qu’elle peut à première vue sembler décalée par rapport à l’ambition de Lahire) de cette fascinante recherche anthropologique doit être lue comme un vigoureux appel à une authentique collaboration entre philosophie, sciences humaines et sciences du vivant, pour entreprendre une élucidation rigoureuse des rapports entre ce qui est factuellement donné à tout individu vivant dans le monde, et ses capacités de contrefactualité qui lui permettent de la dépasser. Nous disposerions alors d’outils intellectuels communs permettant de réellement surmonter le nominalisme qui aujourd’hui mine de l’intérieur notre savoir sur l’humain.