1Il est fort rare de voir un auteur présenter son livre en indiquant qu’il a pris beaucoup de risques d’autant que ce n’est pas ici une forme de captatio benevolientiae, mais l’expression d’une crainte véritable, celle que le propos ne soit pas pris en compte par ceux auxquels Bernard Lahire s’adresse en priorité, les sociologues. Car, même si ses lecteurs sont habitués à trouver dans ses livres une approche non conventionnelle des nombreux sujets qu’il a traités – les inégalités scolaires, les trajectoires individuelles, la création littéraire, le chef-d’œuvre en art, l’interprétation des rêves… –, son nouvel ouvrage est sans commune mesure avec les précédents, l’objectif étant à la fois de redéfinir le statut épistémologique des sciences sociales et de contribuer de façon décisive à la connaissance scientifique de ce que sont les sociétés humaines.
2Ce livre est donc déjà un livre « hors normes » par son ambition, mais il l’est aussi par son contenu. Après avoir un moment envisagé d’écrire un livre très court – ce qui n’est pas dans ses habitudes –, Bernard Lahire a fait le choix de publier une somme dans laquelle il nous livre de façon très argumentée, les résultats d’une enquête livresque systématique qu’il a menée pendant deux ans et qui est, de ce fait, une source quasi inépuisable de références à des travaux relevant des disciplines les plus diverses : les mathématiques, la biologie, la zoologie, l’éthologie, la paléoanthropologie, l’anthropologie, l’histoire, la psychologie, la psychanalyse…
3Reste à savoir, en dépit d’un accueil positif de la critique, ce que sera la réception de ce livre par les sociologues, et l’on peut identifier de ce point de vue au moins deux obstacles. Le premier est évidemment son nombre de pages (970) qui peut décourager le lecteur, car, à l’évidence, le livre ne peut se lire d’une traite. En revanche, la table des matières étant très détaillée, il se prête à de multiples consultations. On regrettera toutefois, vu le nombre d’auteurs et de travaux mentionnés, qu’il ne comprenne pas un index.
4Le second, plus essentiel, vient du plan adopté. En choisissant de consacrer la première partie de son ouvrage à une critique du constructivisme nominaliste dans lequel se sont enfermées les sciences sociales et en défendant la possibilité pour les sciences sociales d’établir des lois à l’instar des sciences de la nature, Bernard Lahire place son lecteur devant une situation inconfortable : soit ce dernier adhère à son point de vue et considère que la distinction entre les sciences de la nature et les sciences humaines, ce lointain héritage de la Methodenstreit au xixe siècle, doit être abolie ; soit il trouve cette mise en cause trop radicale, trop simplificatrice et s’interroge sur la pertinence d’un choix qui consiste à rejeter le raisonnement de Jean-Claude Passeron, quant à l’historicité irréductible des sciences sociales et à l’espace non poppérien qui est le leur, et à leur donner comme objectif central de s’aligner sur le modèle des sciences de la nature et d’énoncer des lois. N’aurait-il donc pas été plus judicieux de ne développer cette critique et ces propositions qu’après avoir démontré la valeur heuristique du rapprochement entre sciences sociales et sciences de la nature ?
5Il lui aurait en effet suffit pour justifier sa démarche de se contenter de se référer à deux auteurs auxquels il a accordé à juste titre une place décisive : Alfred Espinas qui, dans sa thèse, Des sociétés animales, soutenue en 1877, montrait, ce que confirme les travaux les plus récents de la biologie, qu’il existe des collectifs partout, même au niveau des bactéries et des végétaux ; Alain Testart, l’anthropologue, qui, en comparant les sociétés humaines, a découvert que, confrontées aux mêmes problèmes, les sociétés humaines pouvaient apporter des réponses similaires, et qu’il existait donc des convergences culturelles. Si l’histoire d’Alfred Espinas, dont la thèse fut rejetée par les durkheimiens (car ils y voyaient une biologisation de la sociologie), est celle d’« une erreur d’aiguillage de la sociologie » – la formule est de Bernard Lahire – l’histoire d’Alain Testart est celle de la méconnaissance par les sociologues et par les anthropologues de la dimension « polémique », au sens bachelardien du qualificatif, de ses travaux.
6Ce n’est donc que dans la deuxième partie de son livre que Bernard Lahire en vient à ce qui constitue l’objet central de sa recherche, les sociétés humaines, et met en évidence, grâce aux acquis de la biologie ainsi qu’aux travaux des paléoanthropologues, des zoologistes, des éthologues, ce qu’une grande partie des sociologues et des anthropologues se refusent à voir : la proximité entre nos comportements et ceux des espèces voisines de la nôtre. Il lui est alors possible, partant du postulat de l’existence d’une structure sociale profonde, d’énoncer les fondements universels des sociétés humaines et de réaliser le programme qu’il avait envisagé dans sa première partie : développer une formalisation qui permette d’identifier pour les sociétés humaines aussi bien des lignes de force (des traits spécifiquement humains) que des lois générales dont certaines ont déjà été formulées par des sociologues comme par Tarde – la loi de l’imitation – ou par Marx – la loi de la lutte entre groupes et individus.
- 1 Terme utilisé par le zoologiste Adolf Portmann en 1956 et repris par Bernard Lahire.
7Mais c’est dans la troisième partie de l’ouvrage « De la structuration des sociétés humaines » que l’apport essentiel de cette recherche – le lien entre les faits anthropologico-biologiques et leurs conséquences sociales – est présenté de la manière la plus explicite et la plus convaincante à travers plusieurs cas. Ainsi, c’est l’expérience de « l’altricialité secondaire1 », de la dépendance très forte des bébés humains à l’égard de leurs parents du fait de leur prématurité et de la durée de leur croissance extra-utérine, qui explique la présence dans toutes les sociétés des rapports de domination et, même, à travers la création imaginaire de figures de la domination devant lesquelles les hommes doivent se prosterner, celle d’une partie des phénomènes religieux. Dans la même logique, ce sont les conditions de la reproduction humaine et les soins nourriciers incombant aux femmes qui rendent compte de la relative universalité de la domination masculine, ou, encore, l’expérience initiale de la parenté qui, faisant de tout individu qui n’est pas un proche une menace, constitue la matrice de l’opposition entre eux et nous, l’identification des eux et des nous variant selon les contextes sociaux.
8On peut, bien entendu, faire remarquer que la constatation de liens de ce type, qui ne se limitent pas à ceux présentés précédemment, ne constitue pas en soi une nouveauté. Comme n’a pas manqué de le rappeler Bernard Lahire, Freud avait déjà montré dans L’avenir d’une illusion (2012 [1927]) que la croyance en un Dieu tout-puissant trouve son origine dans le besoin de protection de l’enfant. Il n’en reste pas moins que c’est la première fois qu’une démonstration aussi systématique de l’existence d’invariants sociaux, et donc, de la réalité d’une nature humaine, est proposée par un sociologue.
9Toutefois, elle n’entraîne pas – et c’est un point que Bernard Lahire souligne avec force – qu’il faut refuser toute singularité à l’espèce humaine, seulement qu’il faut la penser sur d’autres bases. Cette singularité ne se manifeste pas dans le fait de vivre en société, la socialité étant une propriété commune au vivant, ni dans notre capacité à créer des formes culturelles, celle-ci existant déjà chez d’autres espèces, mais dans la possibilité liée à la taille de notre cerveau et à notre longévité de transmettre, d’accumuler et de modifier ces formes au cours du temps. Avec cette réserve toutefois que cela ne nous soustrait pas à la loi de la sélection naturelle énoncée par Darwin, ni à la coévolution gène/culture dont les biologistes contemporains ont montré l’importance, et, qu’en transformant notre environnement pour qu’il réponde à nos besoins, nous pouvons en faire une menace pour notre avenir.
10Cette singularité est d’autant plus décisive au regard du propos qui est tenu ici, que, sans remettre en cause l’existence de fondements universels des sociétés humaines, elle peut nous permettre dans certaines conditions, selon l’image de Bernard Lahire, de sortir des « rails », comme le font les femmes, qui, pour conserver leur activité professionnelle, desserrent le lien mère/enfant en faisant garder leurs enfants. Mais ce qui pourrait aussi nous conduire, et cela ne laisse pas d’être inquiétant, à envisager, à la manière d’Aldous Huxley (2010 [1932]), pour atténuer la dépendance des enfants à l’égard des parents, des scénarios éducatifs de science-fiction, l’Homo sapiens tentant alors de devenir un Homo deus (Harari, 2017).
11Au terme de cette lecture, quelle appréciation porter sur les résultats de cette recherche ? Conduit-elle à une révolution scientifique (Kuhn, 2018 [1962]) qui ferait des sciences sociales des sciences au même titre que les sciences de la nature et conduirait leurs spécialistes à avoir une autre représentation de l’homme en société et des sociétés humaines ? Confrontés aux résultats d’une recherche dont il n’y a jusqu’à présent aucun équivalent, les sociologues vont-ils se rallier à cette science sociale générale et renoncer à la doxa, portée par les discours religieux et philosophiques ainsi que par leur propre discipline, dont un manuel récent de philosophie à l’usage des classes terminales donne une formulation dépourvue de toute ambiguïté : « S’il possède des prédispositions naturelles, l’homme est un être inachevé qui ne saurait se voir attribuer une nature… » (Collectif, 2023, p. 57) ?
12La réponse à cette question dépend de la réception du livre et il est difficile de prévoir ce qu’elle sera. Mais l’on pourrait aussi se poser la question en d’autres termes. Si l’on acceptait la proposition qui nous est faite, que changerait-elle aux pratiques des sociologues ? Dans l’enseignement, conformément à ce que demande Bernard Lahire, elle supposerait l’introduction d’une pluridisciplinarité effective, au moins en début de formation, ce qui ne serait pas un bouleversement très considérable. Dans la recherche, elle serait parfaitement compatible, comme l’indique Bernard Lahire dans le post-scriptum de ce livre, avec la sociologie dispositionnaliste-contextualiste, qui est la sienne et celle de nombreux sociologues, une sociologie qui met en œuvre pour comprendre ce que font, ce que pensent, ce que ressentent les individus, une formule articulant les dispositions et les compétences qu’ils ont acquises et le contexte de leurs actions. Là, où le changement serait assurément plus visible, ce serait dans le contenu de nouveaux programmes de recherche impliquant nécessairement une interdisciplinarité effective.
13Si l’on en revient à certaines des conséquences sociales qui ont été évoquées, il est manifeste que, dans le monde globalisé et fragmenté qui est le nôtre, les rapports de domination ainsi que l’opposition eux/nous sont une source permanente de conflits et que parvenir à en affaiblir quelque peu l’importance serait une avancée décisive. C’est certainement, pour une part, une utopie, mais, en ce début du xxie siècle, si nous voulons avoir une faible chance de maîtriser notre destin collectif, et, si, à l’instar de Durkheim et de Bernard Lahire (2002), nous croyons à l’utilité de la sociologie, il est indispensable de lire ce livre.