Navigation – Plan du site

AccueilSociologieSGrands résumés2024Servir les riches : les domestiqu...Le domestique délégué par les plu...

2024
Servir les riches : les domestiques au service des grandes fortunes

Le domestique délégué par les plus riches : (re)visiter la domination et ses ambivalences

Grand résumé de l’ouvrage d’Alizée Delpierre : Servir les riches : les domestiques au service des grandes fortunes, Paris, La Découverte, 2023
Alizée Delpierre

Texte intégral

1Utopie ou horizon à atteindre, la rencontre entre différents milieux sociaux et la possibilité de « vivre ensemble » suscitent moult projets associatifs, discours et programmes politiques, plans urbains et autres incitations à la « mixité ». Dans les faits, cette rencontre – ou les tentatives qui en sont faites – est bien circonscrite : des décennies de travaux sociologiques ont montré que les plus riches vivent à l’écart des autres milieux sociaux et travaillent sans relâche à s’en distinguer (Cousin, Khan & Mears, 2018). Ils paient les amendes pour échapper aux quotas de logements sociaux dans leurs quartiers, privatisent les ruelles pour assurer la sécurité de leurs domiciles, fréquentent les cercles mondains pour collaborer avec ceux qui leur ressemblent, inscrivent leurs enfants dans des écoles privées où, eux non plus, ne se mélangent pas, afin d’assurer la reproduction sociale. Sauf le temps d’une course, d’un service hôtelier ou d’un acte charitable, les classes les plus riches ne rencontrent pas les autres classes sociales… excepté leurs domestiques.

2La domesticité m’est ainsi apparue comme contradictoire avec les stratégies de préservation de l’entre-soi qui caractérisent les milieux les plus dotés. Comment peuvent-ils supporter d’être au quotidien, dans leur intimité, en situation de face-à-face quasi permanent avec des personnes qui leur sont opposées ? Cette contradiction me semblait d’autant plus importante au vu du montant de leurs fortunes (des centaines de millions d’euros), et des caractéristiques de la main-d’œuvre sur le marché mondial des domesticités : massivement, des femmes, issues des classes populaires et de l’immigration. Sur le terrain, pourtant, point de contradiction apparente : les ultra-riches que j’ai rencontrés présentent la domesticité comme une pratique tout à fait cohérente, où dont tout le monde ressort gagnant, et pas seulement parce qu’ils ont aussi à leur service des hommes, des blanc·hes, qui leur ressemblent un peu plus. La domesticité témoignerait même pour eux de l’utilité publique et collective d’un ordre social bien établi, dans lequel chacun·e trouverait son compte et serait satisfait·e de rester à sa place.

3Dès mes premiers pas dans les maisons des ultra-riches, mais aussi, dans les chambres de leur personnel, j’ai pris au sérieux ce récit de rapports sociaux fluides et désirables, que me livraient aussi les domestiques. En veillant à m’affranchir de toute tentation d’ironie, ou au contraire d’enchantement à son égard, ce récit méritait selon moi d’être déconstruit et confronté aux représentations et aux pratiques concrètes qui donnent à voir ce qu’est la domesticité : une relation de travail qui est « sans doute la plus complexe qui soit dans notre monde moderne », comme l’écrivaient Blandine Destremeau et Bruno Lautier (2002, p. 252), et surtout, une confrontation sociale relativement inédite. Comment se construit, se vit, et qu’est-ce que produit la confrontation sociale entre des milieux que tout oppose ? Que nous dit la domesticité de rapports sociaux marqués par une forte distance sociale et une grande promiscuité physique ? Que nous apprend-elle, plus largement, des rapports de domination et des inégalités contemporaines ?

Prendre au sérieux le récit d’une confrontation sociale sans encombre

4Pour trouver des éléments de réponse à ces questionnements, j’ai pris le parti d’étudier la confrontation sociale en confrontant, justement, les points de vue des ultra-riches et ceux de domestiques qui travaillent à temps plein, plutôt que de l’étudier soit par le « haut » ou par le « bas ». Cette démarche d’enquête, qui consiste à confronter les subjectivités des parties prenantes de la domesticité, me semblait nécessaire pour comprendre ce qui se jouait derrière une situation qui engage un rapport de domination structurel. La domesticité est en effet un rapport salarial, c’est-à-dire, une « mise à disposition de soi faisant l’objet d’une rétribution » (Monchatre, 2021, p. 18), rapport impliquant nécessairement une asymétrie. Cette asymétrie est d’autant plus grande qu’elle engage des personnes situées aux antipodes de l’espace social, caractérisées avant tout par une différence très importante de capital économique, mais aussi de capital culturel, social et symbolique.

5À cela, il faut encore ajouter une asymétrie : bien que comportant un nombre toujours plus important d’individus, les « mondes de la richesse » (Herlin-Giret, 2019) sont de petits mondes, aux barrières difficilement franchissables, et qui sont donc très sélectifs, face à une main-d’œuvre domestique, qui, elle, est abondante dans les villes où se concentrent les ultra-riches. Ce sont donc ces derniers qui fixent les principales règles du jeu du marché du travail domestique, y compris en contournant les lois qui l’encadrent, comme je l’ai observé au fil de ma progression sur le terrain. Le rapport de domesticité ici étudié est donc un rapport de domination ; une domination que Dominique Memmi qualifie même de « rapprochée » (Memmi, 2008), car elle s’exerce en face-à-face, dans l’intimité du domicile. Les domestiques que j’ai rencontrés travaillent, vivent et dorment chez leurs employeurs fortunés, et ils sont, à l’instar du « personnel couchant » d’antan qu’elle décrit, « pris dans une proximité durable et continue, diurne et nocturne, renforcée par la commensalité, les soins aux corps des patrons, l’association fréquente à l’élevage physique des enfants » (Memmi, 2008, in Grelet & Jobard, p. 22). Contrairement à ce qui est bien souvent (à tort) reproché aux travaux qui utilisent le concept de domination, il n’« étouffe » ni l’étonnement sociologique préalable à la démarche empirique, ni l’analyse qui s’ensuit. Prendre au sérieux le récit d’un rapport de domination, qui, a priori s’exerce au quotidien dans les maisons des ultra-riches, et qui par ailleurs traverse l’histoire et les frontières géographiques – puisque la domesticité est ancienne et mondiale –, implique d’en observer toutes les facettes pour développer une analyse fine et incarnée de la domination. Considérer le rapport de domesticité comme un rapport de domination en soi, permet justement de ne pas faire de celle-ci un résultat de recherche, mais au contraire le point de départ d’un rapport qu’il s’agit de décortiquer.

6Or, la domesticité des ultra-riches se prête particulièrement bien à l’analyse de la domination. Les récits enchanteurs à son sujet ont une étonnante consistance matérielle : à ma grande surprise, les domestiques que j’ai rencontré·es ne sont pas simplement correctement rémunéré·es – que ce soit en comparaison des conditions de travail très dégradées des domestiques à travers le monde (Parreñas, 2001 ; OIT, 2021) de celles qui ont cours dans les « services à la personne » en France (Devetter, Jany-Catrice & Ribaut, 2009) ou du salaire médian français –, mais plutôt, très bien rémunéré·es. À mesure qu’elles et ils me dévoilent leurs conditions de travail, je découvre des salaires de 2 000, 3 000, 5 000, 10 000 €… hors primes, qu’elles et ils obtiennent selon le bon vouloir de leurs employeur·es. À côté de ces salaires, leur logement, leurs frais de blanchisserie, de bouche, ainsi que leurs frais médicaux, souvent ceux de leurs familles et les frais de scolarité de leurs enfants, sont à la charge de leurs patron·nes. Quant aux cadeaux comme monnaie d’échanges économico-affectifs caractérisant partout ailleurs les rapports de domesticité (Romero, 1992), ils se sont ici avérés démesurés : des friandises et autres mets, mais surtout des robes de haute couture, des montres très onéreuses, des sacs griffés… voire des voitures de collection. Cette rétribution économique du travail des domestiques, couplée au rayonnement symbolique qu’elles et ils disent tirer de leur proximité avec les plus riches de ce monde, fait que les rapports de domination tiennent. Non pas qu’elle invisibilise la domination – les domestiques en sont bien conscients – mais elle la rend supportable. Lucides sur leur place au sein des maisons des ultra-riches, y compris lorsqu’elles et ils disent faire partie de leur famille, les domestiques tirent des avantages de leur position de dominé·es. Si bien qu’elles et ils acceptent de jouer le jeu de l’ordre social, mus par l’illusio de la domesticité, rapport social à la croisée du champ économique, de celui du pouvoir, et de la famille.

7Face à la manière dont les domestiques verbalisent et conscientisent cet illusio, il m’a alors semblé pertinent de convoquer les travaux sur l’intersectionnalité et la consubstantialité des rapports sociaux, et notamment, ceux du féminisme matérialiste, pour les possibilités qu’ils offrent d’analyse des stratégies et des capacités de résistance des dominé·es de l’espace social. Les domestiques des ultra-riches ne peuvent pas être réduit·es à cette position de dominé·es, ni présenté·es comme des victimes d’un ordre social écrasant. Lors de mon cheminement théorique, il m’a cependant assez vite semblé délicat de rapprocher ces domestiques de celles étudiées par certaines féministes matérialistes : des femmes migrantes souvent privées de leurs papiers qui se trouvent en situation de très grande vulnérabilité (Galerand, 2015). Et pourtant : aussi doté·es qu’elles et ils soient, les domestiques se trouvent dans une situation d’exploitation économique, physique, émotionnelle. Cette exploitation diffère de celle de ces femmes sur lesquelles portent la grande majorité des travaux sur les domesticités, elle est moins évidente et plus invisible, mais repose sur des logiques proches et transversales à d’autres univers sociaux, et notamment professionnels.

L’« exploitation dorée » ou la surenchère à bas bruit d’une mise au travail illimitée

8Les fortes rétributions dont bénéficient les domestiques chez les ultra-riches sont présentées et vécues par les deux parties comme des dons, et non pas seulement un salaire qui rémunérerait le travail accompli. Les domestiques contractent une dette (symbolique), qu’elles et ils ne peuvent jamais solder. À côté des espoirs de mobilité professionnelle et sociale, parfois réelle du fait d’une variété de postes hiérarchisés et spécialisés sur lesquels est placé·e chaque domestique de l’équipe – majordome, gouvernante, femme de ménage, femme de chambre, valet, cuisinier, nanny, chauffeur, jardinier, etc. –, les domestiques connaissent un épuisement physique et psychique considérable. Elles et ils vivent et dorment à demeure (ou juste à côté) afin de pouvoir être disponibles immédiatement selon les besoins exprimés par leurs patron·nes. J’ai donc rencontré des domestiques qui ne dormaient que quelques heures par nuit et qui cumulaient les jours de travail sans repos, car sollicité·es en urgence par leurs patron·nes pour affréter un jet privé au petit matin ou se voyant demander la veille d’un jour théoriquement chômé d’être finalement présent·e pour organiser un goûter d’anniversaire. Je me suis rapidement rendu compte que les congés ne se comptaient que sur les doigts d’une main, et que, même si au quotidien des moments de pause existent dans ce flux continue d’activité, l’espace et le temps dont elles et ils disposent pour se retirer dans les coulisses du jeu social sont réduits à peau de chagrin. Autrement dit : les domestiques n’ont pas le temps de jouir de leur capital économique, ou du moins, pas directement ni immédiatement. Par ailleurs, rapportés au nombre d’heures effectivement travaillées (rarement moins de 14 heures ou 16 heures par jour, souvent plus), leurs salaires deviennent beaucoup moins importants qu’ils n’en ont l’air. Leur travail étant vécu comme un engagement moral et un signe de loyauté envers leurs employeur·es, les domestiques tirent une certaine satisfaction de cet engagement dans et pour la famille servie. Nos entretiens sont ponctués par l’expression d’un sentiment de bien faire son travail et de fierté liée aux sacrifices qu’implique le dévouement, mais aussi par de grands moments de détresse lors desquels les domestiques craquent et envisagent de quitter la domesticité.

9Pour éviter que cela ne se produise, les ultra-riches, en face, paient, donnent, offrent pour que la dette soit perpétuelle. Mais l’épaisseur de la dorure qui recouvre l’asservissement des corps n’est pas la même pour tou·tes les domestiques. Les patron·nes m’ont confié les calculs qu’elles et ils font pour estimer le montant des salaires et fixer la quantité et la qualité des cadeaux donnés aux domestiques. Point de référence au droit du travail, aux conventions collectives qui encadrent le secteur des « services à la personne », ni même au salaire médian français. Les patron·nes paient leurs domestiques selon « ce qui se fait » dans le voisinage, et selon le poste et le niveau de responsabilités qu’elles et ils jugent plus ou moins importants. Mais ils le font aussi selon le pays d’origine des domestiques (réel ou supposé en fonction de leur couleur de peau ou de leur nom de famille), leur genre, leurs manières d’être et de se mouvoir, et donc tout un ensemble de stéréotypes associés à ces caractéristiques visibles. L’exploitation dorée, c’est donc la compensation différenciée de la mise au travail des corps des domestiques, ces corps étant, aux yeux des ultra-riches, les supports de compétences naturalisées, qui seraient liées au genre, à la race, à la classe ou encore à l’âge. L’essentialisation de compétences qui « collent à la peau » des domestiques est ainsi, pour leurs patron·nes, un argument objectif pour déterminer leur coût sur le marché du travail domestique. Ainsi, il y a moins de dorure (d’argent, de cadeaux) pour les femmes et les domestiques racisé·es que pour la main-d’œuvre blanche, et masculine. Plus les domestiques ressemblent à leurs patron·nes, plus leur exploitation est masquée et compensée par des « transactions intimes » (Zelizer, 2005) de haute valeur économique. Très conscient·es du poids de leurs corps, les domestiques, en particulier les domestiques racisé·es, expliquent comment elles et ils performent leur genre et leur race pour satisfaire les attentes patronales, notamment lors des entretiens d’embauche où il leur faut exprimer une touche d’exotisme – mais seulement une touche, pour que leur « culture » ne menace celle de leurs employeur·es.

Les affects de la précarité

10Sortir de l’exploitation dorée est possible. Les départs sont mêmes fréquents dans la domesticité. Contre toute attente, le turn-over y est structurant : les domestiques rencontré·es ne restent pas plus de 4 ou 5 ans au service d’une même maison. Soit elles et ils sont renvoyé·es, soit elles et ils partent de leur plein gré, sans toutefois sortir de la domesticité, puisque l’espoir de trouver un meilleur emploi, c’est-à-dire un emploi moins épuisant et tout aussi rémunérateur, les maintient au sein de ce secteur professionnel. La fluidité étonnante des départs que j’ai pu constater sur le terrain témoigne de la capacité des domestiques à sortir de nombreuses formes d’emprise – une capacité toutefois contrainte par leur expérience dans le métier, leur plus ou moins grande vulnérabilité économique ou encore leurs ancrages familiaux et amicaux en dehors de la famille employeuse. Les domestiques des ultra-riches, tout comme les autres domestiques qui exercent à travers le monde, ne sont pas des « victimes » de rapports de domination sans issue. Elles et ils construisent leurs trajectoires de vie et leurs carrières professionnelles en veillant à dégager des marges de négociation de leurs conditions de travail et osent résister, presque toujours de manière discrète, aux pressions patronales – en ralentissant la cadence, en inversant l’ordre des tâches prescrit, en se déguisant avec les vêtements de leur patronne en son absence, en se moquant des convives. Au sein des équipes de domestiques, la compétition règne, face aux primes notamment, mais n’entrave pas des solidarités laborieuses qui allègent le travail quotidien.

11En entretien, je n’ai jamais rencontré de domestique qui me décrivait une réalité de travail et de vie sans ambivalences. La démarche empirique permet résolument de sortir du manichéisme vers lequel on peut être tentée de pencher lorsqu’on étudie les rapports de domination. Même lorsqu’à côté de l’exploitation, la dorure est quasi inexistante, les domestiques expriment leur attachement à leurs employeur·es : le sentiment de faire partie de la famille, et d’être indispensables à la vie de ses membres, contrebalance à leurs yeux les mauvais traitements subis, y compris les violences morales et physiques, ou encore les abus sexuels qui marquent certaines expériences de travail. Contrairement aux figures patronales abstraites qu’incarnent les grands groupes comme Accord, face auxquels des femmes de chambre d’hôtels se sont révoltées (Lab, 2022 ; Sbyea, 2022), les patron·nes des domestiques sont de chaire, d’os et d’affects. Des personnes dont les domestiques connaissent tout, de leur chiffre d’affaires à leur sexualité. Il leur semble donc impossible d’en vouloir à leurs employeur·es, quand par exemple, à la colère patronale qu’elles et ils reçoivent de plein fouet, succède une explosion de larmes que les domestiques accueillent. Le travail des domestiques, et surtout des femmes domestiques, est aussi un travail émotionnel, un travail du care qui contribue à brouiller les frontières du rapport salarial et de la domination. Beaucoup estiment que les relations qu’elles et ils vivent sont aussi riches, douloureuses et ambivalentes que des relations familiales ou amicales. Cela fait penser à ce qu’ont écrit, il y a quelques années, Blandine Destremeau et Bruno Lautier à propos des domesticités :

[…] La relation de travail est dominée par des représentations qui mêlent d’un côté l’altérité, la soumission, la stigmatisation et la dévalorisation de l’employée ; mais aussi, contradictoirement, l’intimité, la protection, la complicité et la rivalité. La domestique est toujours à la fois dedans et au-dehors. Elle doit « rester à sa place », mais sa place n’est jamais dite. Le caractère hétéroclite de ces représentations fait donc que s’y mêlent l’amour et la haine (familialisme et patriarcat), la dette inextinguible (pater(mater)nalisme), et le discours sur les droits, contractuels et sociaux (salariat). La relation de travail domestique est sans doute la plus complexe qui soit dans notre monde moderne […]. (Destremeau & Lautier, 2002, p. 252)

12Les patron·nes ne sont pas dénué·es d’affects. Elles et ils sont attaché·es à leurs domestiques. Le départ d’un·e domestique peut être vécu de manière très douloureuse, et être incompris. Pour les ultra-riches, les rapports de domesticité reposent sur une égale interdépendance, et elles et ils expriment à maintes reprises que leurs domestiques leur sont essentiel·les. Un résultat de ma recherche est que les domestiques sont effectivement indispensables à leurs patron·nes – j’y reviendrai. Pour autant, les domestiques dépendent bien plus de leurs patron·nes que l’inverse. L’exploitation dorée est chargée d’affects et de leur pendant : la précarité. Parce qu’ils « font famille », les domestiques et leurs patron·nes ne sont pas lié·es par un contrat de travail écrit. Lorsqu’il existe, ce contrat ne comporte aucune explicitation des conditions de travail, ou alors, il est un faux contrat la/le domestique est déclaré·e comme salarié·e d’une des entreprises de son employeur·e. Le travail n’est ni totalement au noir, ni totalement déclaré. Riches, les employeur·es que j’ai rencontré·es veulent le rester, et s’en donnent les moyens par de complexes calculs d’optimisation fiscale. Les domestiques ne cotisent pas (ou peu) pour leur retraite ou leurs droits au chômage. Les avantages en nature, tels que le logement et les frais médicaux pris en charge par les employeur·es, ne leur offrent pas de sécurité sur le long terme. Si l’emploi s’arrête, les domestiques n’ont plus rien, à part une éventuelle petite épargne qui ne compense pas l’absence de sécurité sociale. La précarité est donc une menace qui pèse selon le bon vouloir de patron·nes qui, du jour au lendemain, peuvent congédier un·e domestique. Chez les ultra-riches comme dans de nombreuses autres situations de domesticité, la « loi de la maison » (Blackett, 2019) supplante les lois encadrant ce marché du travail : de toute façon, l’inspection du Travail n’intervient pas dans les domiciles privés et les conventions collectives, à l’initiative d’un syndicat patronal, la Fepem (Puech, 2021), ce qui laisse une marge de manœuvre considérable aux employeurs en flexibilisant un travail toujours pensé comme « travail qui n’est plus tout à fait gratuit, mais qui n’est certes pas “correctement” rémunéré ni pleinement “salarié” et “prolétaire” […] » (Falquet, 2009, p. 74).

L’exploitation dorée et les promesses (dés)enchantées du capitalisme financier

13Le domicile n’est pas un espace de travail conçu comme un autre, et les rapports de domination rapprochée qui s’y déploient y sont à leur paroxysme, tant le contraste entre distance sociale et promiscuité est grand, tant les affects s’entremêlent aux relations professionnelles. Néanmoins, l’exploitation dorée comme concept peut servir à analyser l’ambivalence d’autres situations de travail qui suscitent le rêve, et parfois le matérialisent, tout en masquant une grande précarité ou en contrepartie d’une grande pénibilité physique et psychique. Les majordomes des ultra-riches m’ont souvent fait penser aux cadres des métiers de la « tech », du conseil ou des finances, qui cumulent hauts revenus et très grandes amplitudes horaires de travail (Abélès, 2002 ; Godechot, 2007 ; Boni-Le Goff, 2016). Dans le cas de ces derniers cependant, les portes de sortie de l’univers professionnel sont sans doute plus importantes, la dépendance au patron moindre, et les revenus bien plus élevés. On peut aussi faire le lien avec la pression symbolique et sociale et l’appât du gain qui caractérisent tout un ensemble de métiers qualifiés et qui conduisent à des formes d’« auto-exploitation dorée » – des professions libérales, des entrepreneurs et indépendants pour lesquels le travail ne s’arrête presque jamais. Mais la situation des domestiques dans leur ensemble, tous postes et toutes caractéristiques confondues, fait aussi penser aux métiers où le contraste entre les projections de liberté et d’indépendance, ou le sentiment d’appartenir aux mondes de la richesse et la réalité matérielle des salarié·es et indépendant·es, est fort. C’est le cas des chauffeurs Uber et de la précarité que crée le capitalisme racial de plateforme (Bernard, 2023) derrière des promesses de flexibilité, d’autonomie et de primes ; ou encore des professionnels des métiers de la mode ou de l’hôtessariat, qui côtoient de prêt le luxe, la richesse, voire la célébrité, mais qui se trouvent dans une situation économique presque misérable (Mensitieri, 2020). L’exploitation dorée est un oxymore qui présente une potentialité analytique de situations de travail caractéristiques des contradictions de ce que le capitalisme financier contemporain fait aux marchés du travail : des emplois flexibles, a priori davantage propices à l’articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle, qui suscitent des rêves d’ascension sociale, ascension qui se vit en fait par procuration ou qui s’obtient au prix de l’épuisement des corps.

Déléguer le domestique : une pratique au cœur de la reproduction sociale des familles riches…

14Si l’exploitation dorée des domestiques et la surenchère qu’elle implique reposent sur des mécanismes tout de même coûteux pour les ultra-riches – non seulement du strict point de vue financier, mais aussi de l’organisation qu’elle suppose –, c’est qu’elle n’est pas qu’une « consommation ostentatoire » (Veblen, 1899) dédiée à la distinction sociale et à l’artifice – même si le nombre de domestiques et le type de postes qu’elles et ils occupent sert en partie à exhiber la richesse. Le « besoin » de domestiques exprimé par les patron·nes que je rencontrais est réel dès lors que l’on comprend leur quotidien et leur mode de vie. Sans leurs domestiques, les ultra-riches ne pourraient pas consacrer autant de temps à leur travail, leurs relations professionnelles et amicales (qui bien souvent s’entremêlent), leurs loisirs, leurs repos. Ils devraient s’occuper d’entretenir les grands espaces de leurs hôtels particuliers et de leurs villas, s’occuper de leurs enfants ou encore de leurs parents vieillissants. Engager des domestiques au prix fort permet d’acheter un temps illimité pour faire fructifier leurs capitaux : économique, social, culturel, symbolique. La domesticité n’est donc pas un artifice, une fioriture : elle est au cœur du pouvoir des classes les plus fortunées, qui ont la capacité économique de mettre à leur service presque « tout le monde » – au vu de la diversité des profils et des trajectoires de leurs domestiques. Pour les employeur·es descendant de milieux aristocratiques très fortunés, il s’agit de reproduire ce qui m’a été présenté comme une « tradition » et un héritage, celle de se faire servir, à laquelle elles et ils ont été socialisé·es dès l’enfance, et de reproduire des capitaux déjà bien installés depuis plusieurs générations. Pour les patron·nes qui n’ont pas grandi entouré·es de personnel de maison et qui accèdent rapidement à la richesse, il s’agit de se faire une place dans un univers social hautement sélectif, et de la conserver durablement – en faisant à leur tour hériter leurs propres enfants en les entourant des meilleurs nannies.

15Les ultra-riches rencontré·es ont une conscience aiguë du pouvoir que leur confère la domesticité. Convaincu·es de leur mérite, ce n’est pas du fait de se faire servir au quotidien dont elles et ils se justifient en entretien, mais leur capacité à être de « bon·nes patron·nes ». Le privilège de la domesticité est alors justifié parce qu’il constitue une forme de ruissellement économique bénéficiant aux autres classes sociales – comme le sont la philanthropie, l’humanitaire ou le mécénat (Monier, 2018 ; Bory, 2023). Créer des emplois, et surtout, de « bons » emplois, et contribuer à résoudre de grandes problématiques économiques et sociales contemporaines – comme donner du travail aux plus pauvres, faire de la « discrimination positive » en employant des personnes racisées qui se confronteraient ailleurs à des obstacles sur le marché de l’emploi, aider à l’obtention de papiers – sont des arguments que les ultra-riches mettent souvent en avant pour prouver qu’en comblant leurs besoins, elles et ils comblent ceux des autres.

…et de celle des autres milieux sociaux

16Le pouvoir que confère la domesticité aux classes les plus riches ne leur est pas dévolu. Bien que soucieuse de ne pas exotiser cette pratique très située dans l’espace social, je ne m’attendais pas à ce qu’elle raisonne autant avec ce que j’avais pu lire et constater dans d’autres enquêtes sur la domesticité conduites auprès de milieux nettement moins riches (Avril, 2014 ; Janner-Raimondi, Delpierre & Lion, 2023).

17Tout d’abord, parce que le pouvoir que confère la capacité de déléguer ce qui relève du domestique (et des charges familiales associées) appartient avant tout aux hommes – et dans le cadre de mon enquête, aux hommes blancs. L’un des arguments avancés par la Commission européenne depuis déjà plusieurs décennies pour encourager les États membres à créer des emplois dans la domesticité (à temps partiel, surtout) est celui des inégalités de genre dans les foyers face au partage des tâches domestiques (Carbonnier & Morel, 2018). Or, même dans les milieux dispensés d’arbitrage entre ce qui va ou non être délégué – puisque tout peut l’être –, je n’ai pas constaté de rapports égalitaires aux tâches domestiques au sein des couples hétérosexuels rencontrés. Ce sont bien les femmes aristocrates et bourgeoises qui s’occupent de recruter, former, orienter, licencier, consoler, disputer, les domestiques. Chez les ultra-riches, la charge domestique physique des femmes est remplacée par la charge domestique mentale. Une charge qui pèse sur ces femmes au point qu'elles m’ont régulièrement confié être fatiguées de gérer une PME dans leur propre foyer (Delpierre, 2021). Les hommes, investis dans la gestion des salaires et, a minima, dans les relations avec le domestique qui leur est dédié (un majordome ou un valet de chambre), sont ceux qui tirent le plus d’avantages à la domesticité – alors même qu’ils désignent leurs domestiques comme si elles et ils étaient les propriétés de leurs épouses. En enquêtant dans les milieux où tout se délègue, on se rend compte de toutes les limites de l’argument égalitaire avancé par la Commission européenne. L’assignation des femmes à la gestion, de près ou de loin, du domestique, est transclasse. Elle ne suscite pas de culpabilité chez les femmes millionnaires, contrairement à ce qu’expriment les femmes des classes moyennes ou celles qui se disent de gauche et féministes, qui conçoivent l’embauche d’une femme de ménage comme contraire à leurs valeurs (Molinier, 2009). En revanche, les femmes issues de la nouvelle bourgeoisie fortunées qui ne sont pas habituées à être servies chez elles par une équipe de domestiques éprouvent un malaise proche de celui des femmes de milieux moins favorisés – précisément celui d’exercer, chez elles, une forme de domination rapprochée.

18Ensuite, le fait de déléguer le domestique est une pratique qui clive l’espace social bien au-delà de la scission entre les ultra-riches et les autres. Les travaux de plus en plus nombreux qui portent sur l’articulation entre les différents temps de la vie (Barbier, Fusulier & Landour, 2020) montrent à quel point la question de la gestion du domestique est centrale dans les ménages. Il y a celles et ceux qui ont les moyens de déléguer et les autres ; et celles et ceux pour qui déléguer les tâches domestiques est acceptable sur le plan moral, ou ne l’est pas. Le pouvoir que confère la délégation du travail domestique (et les charges familiales associées) n’est pas accaparé par les ultra-riches : il constitue un continuum qui s’adosse aux hiérarchies sociales (de classe, de genre, de race), allant d’une domesticité à temps plein, quasi « exhaustive », à une externalisation ponctuelle, sans rapport salarial direct. En soi, ce continuum va jusqu’à une forme de domesticité low cost accessible aux classes populaires, incarnée par exemple en Europe par Deliveroo, et qui se caractérise, quant à elle, par une exploitation sans dorures.

Haut de page

Bibliographie

Abélès M. (2002), Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, Paris, Éditions Odile Jacob.

Avril C. (2014), Les aides à domicile : un autre monde populaire, Paris, La Dispute.

Barbier P., Fusulier B. & J. Landour (2020), « L’articulation des temps sociaux : une clé de lecture des enjeux sociaux contemporains », Politiques sociales, vol. 20, no 3, p. 4-8.

Bernard S. (2023), UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, Puf.

Blackett A. (2019), Everyday Transgressions: Domestic workers’ transnational challenge to international labor law, Ithaca & Londres, ILR Press.

Boni-Le Goff I. (2016), « Les façades symboliques du conseil en gestion. Mise en image et mise en récit d’un groupe professionnel », Images du travail, travail des images [En ligne], no 1.

Bory A. (2023), « “Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien”. La sincérité, une norme au cœur de la philanthropie familiale contemporaine », Genèses, no 2, p. 32-54.

Carbonnier C. & N. Morel (2018), Le retour des domestiques, Paris, Éditions du Seuil.

Cousin B., Khan S. & A. Mears (2018), « Theoretical and Methodological Pathways for Research on Elites », Socio-Economic Review, vol. 16, no 2, p. 225-249.

Delpierre A. (2021), « Des femmes si privilégiées ? La fatigue d’être servi·e par des domestiques », Travail, genre et sociétés, no 2, p. 115-131.

Destremau B. & B. Lautier (2002), « Femme en domesticité. Les domestiques du Sud, au Nord et au Sud », Tiers-Monde, vol. 43, no 170, p. 249-264.

Falquet J. (2009), « Repenser la règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de “race” dans la mondialisation néolibérale », in Dorlin E. (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, Puf, p. 21-70.

Galerand E. (2015), « Quelle conceptualisation de l’exploitation pour quelle critique intersectionnelle ? », Recherches féministes, vol. 28, no 2, p. 179-197.

Godechot O. (2007), Working Rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, Paris, La Découverte.

Grelet S. & F. Jobard (2008), « Sortir de la domination rapprochée. Entretien avec Dominique Memmi », Vacarme, vol. 2, no 43, p. 22-24.

Herlin-Giret C. (2019), Rester riche. Enquête sur les gestionnaires de fortune et leurs clients, Lormont, Le Bord de l’eau.

Janner-Raimondi M., Delpierre A. & G. Lion (2023), Les femmes de ménage dans l’intimité du domicile. Une relation de travail complexe, Paris, Téraèdre.

Lab P.-H. (2022), « Reconstituer la communauté de travail ». Comment un syndicat de l’hôtellerie syndique des salariées des entreprises sous-traitantes ?, mémoire de recherche en sciences politiques, Paris 1.

Memmi D. (2008), « Mai 68 ou la crise de la domination rapprochée ? », in Dammame D., Gobille B., Matonti F. & B. Pudal (dir.), Mai-Juin 68, Paris, Les Éditions de l’Atelier, p. 35-61.

Molinier P. (2009), « Des féministes et de leurs femmes de ménage : entre réciprocité du care et souhait de dépersonnalisation », Multitudes, vol. 37-38, no 2, p. 113-121.

Monchatre S. (2021), Sociologie du travail salarié, Paris, Éditions Armand Colin.

Monier A. (2018), « La relation philanthropique, un rapport de domination ? Le cas des Amis Américains des institutions culturelles françaises », Politix, no 1, p. 79-104.

Mensitieri G. (2020), « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode, Paris, La Découverte.

OIT (2021), Making Decent Work for Domestic Workers. Progress and prospects ten years after the adoption of the Domestic Workers Convention, no 189, Genève.

Parreñas R. S. (2001), Servants of Globalization: Women, Migration, and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press.

Puech I. (2021), « Genèse de la convention collective des employés de maison (1930-1951). La mobilisation des employeuses pour la reconnaissance du travail domestique en France », L’Homme & la Société, vol. 1-2, nos 214-215, p. 31-50.

Romero M. (1992), Maid in the USA, New York, Routledge Publisher.

Sbea M. (2022), « L’intersectionnalité comme ressource militante : le cas de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles », communication à l’Université de Lausanne, novembre 2022.

Veblen T. (2014) [1899], Théorie de la classe de loisir, Paris, Éditions Gallimard.

Zelizer V. A. (2005), The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Alizée Delpierre, « Le domestique délégué par les plus riches : (re)visiter la domination et ses ambivalences »SociologieS [En ligne], Grands résumés, mis en ligne le 28 octobre 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologies/24110 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12td9

Haut de page

Auteur

Alizée Delpierre

Chargée de recherche CNRS, Laboratoire Printemps, Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, France. Email : alizee.delpierre@sciencespo.fr

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search