1Il a fallu attendre les années 1960 pour que les rapports de domesticité soient considérés en sociologie comme un objet d’interrogation légitime (Calderano, 2022). Dans la foulée des analyses marxistes classiques, le travail domestique était abordé, en quelque sorte, comme un vestige du passé, destiné à disparaître au sein des rapports sociaux de production capitalistes. Alors que la notion de domination était subsumée dans des rapports de classe au sein de la sphère marchande, la domesticité, elle, trouvait son sens dans d’autres sources d’oppressions, en particulier ceux du genre et de la race. Au sein de la sociologie fonctionnaliste, le travail domestique n’était pas moins absent. L’industrialisation, qui s’est traduite par une réévaluation des rôles traditionnels de genre, a entraîné, aux yeux de Parsons (1970), un clivage croissant entre les rôles domestiques et professionnels, ce qui a eu pour effet d’externaliser aux entreprises et au salariat la charge de services non marchands. Le travail domestique était ainsi voué à une double invisibilisation, reconduite tant par la sociologie fonctionnaliste que marxiste.
2Les travaux des féministes matérialistes ont par la suite entrepris de rendre le travail domestique plus visible (Calderano, 2022). Ces études ont révélé la manière dont ce travail s’inscrit à l’intersection de multiples formes de domination : classe sociale, genre et race. Elles ont également montré comment, même dans le processus d’industrialisation des sociétés, les dynamiques de domination peuvent prendre forme au sein de la famille, de la sphère privée et du foyer (Delphy, 1970 ; Guillaumin, 1977).
3Le domicile, dont l’étymologie du terme vient du latin domus, qui signifie « maison », n’est pas simplement un refuge apolitique, mais un lieu de travail où se jouent des rapports de pouvoir et de domination qui perpétuent l’inégalité économique entre les sexes. Systématiquement sous-évalué et exploité, le travail invisible de reproduction sociale, qui inclut l’éducation des enfants, les soins aux membres de la famille et la gestion du foyer, est indispensable au fonctionnement de l’économie capitaliste (Federici, 2012).
4À la fin des années 1990, la mondialisation économique, largement étudiée en sociologie du travail et des migrations, a non seulement intensifié les flux de capitaux, mais aussi les mouvements migratoires des pays du Sud global vers ceux du Nord, incluant les migrations liées au travail domestique. Les travaux de Arlie Hochschild (2000 ; avec Ehrenreich, 2003) ont notamment montré que l’économie capitaliste mondialisée dépendait des « chaînes globales du care », en premier lieu du travail domestique effectué par des femmes migrantes. Ces femmes s’occupent des enfants et des personnes âgées des familles occidentales, tandis que leurs propres enfants sont pris en charge par des proches ou d’autres employées domestiques. Les pays riches importent ainsi de l’amour et des soins depuis les pays pauvres, par le biais de la migration des travailleuses domestiques. Phénomène qui est qualifié d’exode du care ou, si l’on veut, de care drain.
5Dans le cadre de la sociologie anglo-américaine et saxonne, diverses recherches ont par la suite exploré le travail des domestiques au sein des mouvements migratoires et déplacements transnationaux. Rhacel Salazar Parreñas (2001, 2008, 2021) a, par exemple, examiné à travers ses recherches sur les expériences des travailleuses domestiques migrantes, les dynamiques de pouvoir et les relations familiales transnationales, en particulier les conditions de travail et de vie des femmes philippines migrantes travaillant comme domestiques à l’étranger. Mary Romero (2011, 2016, 2018) a analysé quant à elle les expériences des travailleuses domestiques chicanas aux États-Unis, en mettant l’accent sur les inégalités intersectionnelles de race, de classe et de genre.
6En France et au sein de la sociologie francophone plus largement, les recherches ont de même manière fait état des impacts de la mondialisation sur le travail domestique en se concentrant sur les expériences des travailleuses migrantes (Hirata, 2011 ; Blanchard, 2014 ; Avril & Cartier, 2019). Ces travaux ont mis en évidence les dynamiques d’exploitation et de dépendance sous-jacentes au travail du care, en considérant, pour certains, le travail domestique comme une forme moderne de servitude qui se déploie au sein même des rapports de classe (Kergoat, 2009). Les travaux, notamment, de Françoise Vergès (2017 ; 2020) ont permis de mettre en lumière la nécessité d’articuler l’analyse du travail domestique en lien avec les héritages coloniaux et les dynamiques de pouvoir intersectionnelles dans les sociétés postcoloniales.
7Le livre d’Alizée Delpierre : Servir les riches : les domestiques chez les grandes fortunes, s’inscrit de façon magistrale dans la continuité de ces travaux pionniers. Il explore la relation entre les ultra-riches d’aujourd’hui et leurs domestiques. À la suite du numéro « Au service des riches », publié dans les Actes de la recherche en sciences sociales (Cousin & Lambert, 2020), Delpierre met en lumière les mécanismes de reproduction sociale qui se manifestent dans le travail domestique auprès des riches, en soulignant les inégalités persistantes et les dynamiques de domination qui structurent ces relations.
8Sur le sujet, on ne saurait passer sous silence les études pionnières des sociologues Monique Pinçon-Charlot et feu Michel Pinçon. Ces derniers ont révélé avec un sens aigu du détail comment la bourgeoisie française a développé tout un arsenal de stratégies pour se barricader du reste du monde. Les domestiques ne sont pas seulement là pour faire briller l’argenterie, mais aussi et surtout pour garantir que la pyramide sociale reste bien en place. Leurs travaux (voir, notamment, Pinçon & Pinçon-Charlot, 1989, 2016, 2009) nous montrent comment ces gardiens modernes de la vie de château contribuent à préserver le mode de vie et le prestige de classe de leurs employeurs.
9Alizée Delpierre actualise ces analyses dans un contexte où la fortune des riches s’est considérablement accrue au cours de la dernière décennie, en particulier des trois dernières années (Chancel, Piketty et al., 2022). Ce ne sont pas seulement les montants de cette fortune qui changent par leur amplitude, mais aussi le profil de ses détenteurs. En plus des bourgeois et des héritiers traditionnels, cette classe inclut au xxie siècle les working richs, selon l’expression du sociologue Olivier Godechot (2007). Ces individus, tels que les traders de la finance, les entrepreneurs de start-up et les propriétaires de firmes de luxe, ont amassé, tout en étant bien souvent héritiers au départ, des richesses considérables grâce à l’essor du capitalisme financier. Pour servir ces riches, qu’ils travaillent ou qu’ils jouissent de leur temps libre, une large gamme de métiers et d’activités professionnelles existe : majordome, gouvernante, femme de ménage, femme de chambre, valet, cuisinier, nounou, chauffeur, jardinier, etc.
10Le travail d’immersion ethnographique de Delpierre comme nounou pour un couple vivant entre la France et la Chine nous éclaire sur les nombreuses tâches que ces domestiques accomplissent. Si l’emploi et la gestion de ces domestiques représentent, pour les riches, un signe distinctif de classe, Delpierre montre qu’ils permettent aux riches de se libérer des contraintes matérielles et des obligations familiales. Ces professionnels s’affairent ainsi à faciliter et organiser la vie hors travail de leurs employeurs : ils s’occupent de leurs enfants, les conduisent à leurs rendez-vous mondains, leur préparent des repas équilibrés ou gèrent leur image à la suite de scandales financiers de toutes sortes. La sociologue montre ainsi avec finesse la division du travail qui organise les tâches des domestiques, souvent modulée en fonction de leurs assignations socio-raciales.
11Le travail ethnographique que présente Alizée Delpierre offre un terrain d’analyse fertile permettant de reconsidérer les dynamiques de domination. Si l’autrice affirme avec justesse que la relation de domesticité constitue intrinsèquement un rapport de domination façonné par les dynamiques sociales qui la structurent, elle met en exergue la complexité des rapports de domination à travers les interactions quotidiennes entre les riches et leurs domestiques au sein du foyer.
12La domesticité, bien qu’elle soit essentiellement un rapport salarial asymétrique, se distingue, premièrement, par une particularité notable : malgré des disparités considérables en termes de capital économique, culturel et symbolique, les rapports sociaux qui en résultent se déploient dans une promiscuité physique étroite, ancrée dans la sphère privée du domicile. Alizée Delpierre souligne alors d’emblée une contradiction apparente : les ultra-riches tolèrent, à leur domicile, la présence quotidienne de domestiques issus des classes populaires et souvent de l’immigration. Cette tolérance semble contredire en effet l’un des mécanismes de reproduction sociale des élites souvent mis en lumière en sociologie, soit la ségrégation spatiale avec les autres classes sociales. Cette perspective a trouvé des échos chez Bourdieu (1984), Wacquant (1993) ou encore Pinçon et Pinçon-Charlot (2012), qui ont montré comment les riches, isolés dans des espaces exclusifs et protégés, évitent les logements sociaux, privatisent leurs environnements et choisissent minutieusement les établissements scolaires de leurs enfants de manière à maintenir une distance de classe. Leur regroupement dans des enclaves fermées leur permet de préserver leur entre-soi, évitant ainsi une « contamination » sociale (Bourdieu, 1984). Pourtant, la proximité avec les domestiques est au contraire perçue, aux yeux des riches, comme cohérente et bénéfique, tant pour eux que pour leurs domestiques, légitimant ainsi un ordre social où chacun trouve sa place. Comment interpréter cette apparente contradiction ?
13En sociologie, la domination se définie comme une subordination abstraite et systémique, échappant aux dimensions personnelles des relations humaines. La domination revêt « une série de subordinations impersonnelles à des contraintes systémiques, telles que celles du type capital-travail » (Martuccelli, 2004). Dans les relations de domesticité, la proximité intime ne signifie pas forcément une égalité sociale ; au contraire, elle tend à personnaliser les rapports de domination, servant ainsi à maintenir et à justifier l’ordre établi. Les dynamiques de pouvoir, loin de s’atténuer dans l’espace domestique, y trouvent une expression exacerbée. Il s’agit d’une « domination rapprochée », tel que formulé par Dominique Memmi (2016), qui se matérialise, notamment, par un contrôle rigoureux de l’espace et du temps des domestiques. Ceux-ci sont contraints à des horaires prolongés, à la résidence sur place ou à proximité, et à une disponibilité quasi constante, réduisant drastiquement leur temps de repos et de loisirs. La configuration d’une dynamique de personnalisation révèle donc une dimension insidieuse de la domination, où la proximité physique et l’intimité spatiale n’abolissent pas les hiérarchies, mais les réaffirment et les intensifient.
14Delpierre souligne une autre particularité du rapport de domination tel qu’étudié au sein de la relation de domesticité : les dominés expriment des sentiments ambivalents envers leur situation. Malgré les conditions de travail difficiles, les domestiques « acceptent de jouer le jeu de l’ordre social » car les avantages économiques et symboliques qu’ils retirent de cette relation rendent leur exploitation « supportable » : un salaire relativement élevé, le prestige de côtoyer les plus riches et divers avantages sous forme de cadeaux (voitures, voyages, etc.), entre autres. Ces conditions « dorées » laissent également miroiter des possibilités d’ascension sociale. Pour Delpierre, ce sont ces intérêts qui expliquent en partie pourquoi les « rapports de domination tiennent » malgré tout. Autrement dit, ces avantages atténuent, aux yeux des dominés, leurs conditions de subordination. Cependant, c’est la relation d’interdépendance qui permet de perpétuer et maintenir la domination, souligne la sociologue. Les rétributions matérielles (salaires élevés, logements, cadeaux coûteux) sont présentées comme des « dons », créant ainsi chez les domestiques une dette symbolique perpétuelle qu’ils ne peuvent jamais vraiment solder. Cette situation d’endettement symbolique contribue à alimenter l’exploitation, car elle lie les domestiques à leurs employeurs à travers des attentes de loyauté et de dévouement sans fin. Selon Delpierre, il s’agit d’une « exploitation dorée » dans le cadre de laquelle les compensations matérielles et symboliques masquent la réalité de la domination.
15De plus, bien que les domestiques puissent ressentir un certain niveau de satisfaction et de fierté dans leur travail, cette satisfaction est obtenue au prix de leur épuisement et d’un engagement moral ou émotionnel intense envers leurs employeurs. L’analyse, dans la continuité des travaux d’Arlie Hochschild, met en lumière l’exploitation émotionnelle inhérente au travail domestique. Les travailleuses domestiques investissent une partie d’elles-mêmes, souvent au détriment de leurs propres besoins et bien-être, ce qui peut les pousser à quitter leur emploi. Pour éviter ces départs, les riches doivent trouver comment fidéliser leurs domestiques en entretenant chez eux un sentiment de dette perpétuelle. Delpierre montre ainsi que les relations de domination ne s’imposent pas seulement « du haut » et de manière unilatérale, mais s’organisent aussi dans les interactions personnelles et affectives, nécessitant de la part des dominants un travail constant pour les maintenir et, ce faisant, conserver leurs privilèges de classe.
16Les dynamiques de personnalisation et d’exploitation dorée, telles qu’elles se manifestent dans la relation de domesticité, sont emblématiques de transformations sociologiques plus vastes. Ces dynamiques s’observent non seulement au sein des nouvelles formes d’emploi liées à l’essor du capitalisme financier et « ubérisé », qui promettent en apparence des conditions de travail plus séduisantes (flexibilité, autonomie, etc.), mais nous renseignent également sur des changements qui s’opèrent au niveau des mécanismes de consentement à la domination. Comment s’effectue de nos jours, au-delà des rétributions matérielles, l’adhésion des dominés ? Cette question, au cœur de toute sociologie de la domination, mérite d’être actualisée.
17Il est pertinent, ici, de convoquer les travaux de Boltanski et Chiapello (1999) sur « l’esprit du capitalisme », défini comme « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (p. 42). Selon eux, les contraintes et contradictions du capitalisme ont toujours été surmontées par l’élaboration d’un répertoire de justifications idéologiques qui permettent aux individus de consentir à leur domination et de participer à la reproduction du système économique. Ces justifications varient historiquement selon la nature et les besoins du capitalisme.
18Les auteurs ont analysé comment les critiques de la rigidité et de l’aliénation dans le régime fordiste avaient été transformées en moteurs d’une nouvelle forme de capitalisme valorisant la flexibilité, l’initiative et la créativité. L’idéologie méritocratique, largement promue et diffusée par la classe possédante, soutient cette transformation en fournissant une justification morale au maintien d’un système qui évalue et récompense les individus selon leurs performances et leurs contributions perçues. Les inégalités économiques sont ainsi justifiées, voire naturalisées, comme le reflet des différences individuelles en termes de compétence et de mérite. Cela rend d’autant plus opaques les sources, les responsables et les bénéficiaires de la domination.
19La méritocratie au travail, qui affirme que le succès et la richesse résultent du talent et des efforts individuels, incite à un surinvestissement personnel, à la performance et à la maximisation de l’effort individuel, voire à un dévouement à la tâche (Girardot, 2011 ; Markovits, 2019). Par ce biais, la méritocratie masque les dynamiques de pouvoir et les structures de domination en valorisant l’illusion d’une égalité des chances et en occultant les inégalités systémiques qui perpétuent les privilèges de la classe dominante.
20Les dynamiques de personnalisation et d’exploitation dorée, telles qu’observées au sein du rapport de domesticité, prolongent et renforcent l’idéologie méritocratique. Elles illustrent comment des conditions de travail attrayantes et des promesses d’ascension sociale peuvent masquer une réalité de domination et de subordination, en renouvelant les moyens par lesquels le capitalisme assure sa perpétuation.
21L’idéal méritocratique contribue également à entretenir le mythe d’une certaine proximité sociale dans les rapports de classe, malgré l’évidence des rapports de subordination au travail et des écarts de revenus. La relation inégalitaire entre patrons et salariés est, en apparence, atténuée par « le sentiment, réel ou fantasmé, d’une appartenance sociale commune » (Pinçon & Rendu, 1985). Dans le cadre d’un rapport de domesticité, cette dynamique de personnalisation, avec ses affects ambivalents, est particulièrement efficace pour masquer la relation de domination, allant jusqu’à euphémiser les violences et mauvais traitements infligés par les employeurs. Les patrons « s’attachent à leurs domestiques » et ces derniers ont le « sentiment de faire partie de la famille, d’être indispensables à leur vie ». Cette personnalisation crée une illusion de proximité et de reconnaissance, qui rend moins visible la réalité des inégalités et des abus. La relation de travail est ainsi parée d’une pseudo-familiarité, masquant les structures de pouvoir sous-jacentes et les inégalités persistantes.
- 1 Terme qui désigne une addiction comportementale au travail susceptible de représenter un risque po (...)
22Bien qu’elles ne s’appliquent pas uniformément à tous les milieux, ces dynamiques s’étendent à d’autres contextes, notamment au sein des professions libérales. Mes recherches, menées en collaboration avec d’autres chercheurs, auprès de femmes se définissant comme workaholic1 (voir notamment Namian, Kirouac et al., 2022 ; Negura, Plante & Namian, 2023), révèlent par exemple que le « surtravail » (l’investissement personnel excessif en temps et en énergie au travail) est devenu un marqueur de distinction dans une société qui encourage chacun à se comporter comme un entrepreneur de soi, malgré les inégalités structurelles. Les travailleuses qui s’identifient comme workaholic ou « accros au travail » ressentent le besoin, voire la nécessité, de travailler de longues heures et de minimiser autant que possible les périodes de repos et d’interruption, ce qui rappelle le travail domestique au service des riches, tel que décrit par Delpierre. Ces travailleuses déploient également un effort émotionnel intense pour surmonter ou dissimuler les contraintes physiologiques ou psychologiques subies (fatigue, épuisement, problèmes de santé mentale, etc.).
23En somme, s’il comporte des particularités, le travail domestique chez les riches devrait aussi être envisagé comme un idéal-type révélateur de transformations sociologiques plus globales au sein des mécanismes d’inscription subjective de la domination. Cette perspective permet d’explorer, au-delà du travail domestique, la manière dont les exigences de surinvestissement personnel deviennent aujourd’hui des vecteurs de maintien des inégalités, renforcés par des idéaux méritocratiques.
24Cela dit, il faut aller au-delà de ce seul constat voulant que la domination se maintient par le biais de l’intériorisation d’une idéologie dominante (Martuccelli, 2004). Pour comprendre comment s’opère le consentement à la domination, il faut aussi pouvoir observer la manière dont les résistances au pouvoir se déploient au quotidien au sein des interactions. James C. Scott, dans ses travaux sur La domination et les “arts de la résistance” (Scott, 1985) décrit comment les subalternes déploient des stratégies discrètes et quotidiennes pour contester la domination, évitant les conflits ouverts ou les rébellions explicites. Ces tactiques de résistance rappellent celles des domestiques explorées par Delpierre. Les domestiques résistent parfois discrètement aux pressions de leurs employeurs et, dans une certaine mesure, aux conditions de leur travail. Ils peuvent le faire de diverses manières subtiles, par exemple « en ralentissant la cadence, en inversant l’ordre des tâches prescrit, en se déguisant avec les vêtements de leur patronne en son absence, en se moquant des convives ». Ces formes de résistance remettent en question l’idée selon laquelle les dominés sont uniquement victimes d’une « fausse conscience ». Comme le souligne Delpierre, à l’instar de Scott, les domestiques ne sont pas naïfs et savent naviguer habilement au sein du système établi. Sans justifier leur position comme juste ou légitime, ils ou elles trouvent des avantages à éviter toute insubordination directe. Ces formes de résistance, bien que modestes, révèlent une capacité d’action et de subversion au sein même de la relation de domination. Elles montrent que, malgré les contraintes imposées par leur position subordonnée, les domestiques trouvent des moyens de réaffirmer leur autonomie, dans les marges de leur quotidien.
25En sociologie, historiquement, la notion de domination a été centrale dans la compréhension des rapports et des conflits sociaux. Au fur et à mesure du déclin de la prédominance des analyses marxistes, différentes interprétations ont permis de mettre en relief la complexification des sources de la domination et des résistances qui en découlent, en premier lieu les analyses féministes matérialistes, intersectionelles et post-coloniales.
26Tout en accordant un certain rôle explicatif à la classe, force est d’admettre que cette dernière a progressivement été détachée du concept de domination (Guibet Lafaye, 2014), souvent reléguée au second plan. Pourtant, la compréhension de la domination, notamment dans le contexte des grandes disparités de richesse, ne peut faire l’impasse sur les enjeux de classe. Ainsi, la sociologie a développé un ensemble d’outils conceptuels pour montrer comment les classes possédantes utilisent divers mécanismes pour maintenir et renforcer leur position sociale dominante.
27La classe sociale ne surdétermine pas tout – et Delpierre l’illustre bien en montrant la consubstantialité des rapports sociaux de sexe, de genre et de race. Cependant, le contexte socio-historique actuel, qui rend compte de la captation croissante des richesses par une minorité de personnes, invite à considérer comment la classe sociale demeure l’une des sources importantes de domination. La concentration extrême de la richesse, aujourd’hui, place de plus en plus d’individus en situation de dépendance et de servitude, et ce d’autant plus chez les personnes les plus précaires, confrontées à des sources d’oppression multiples.
28Si la domination est un processus partiel plutôt qu’hégémonique, négliger de considérer les rapports de classe peut conduire à une compréhension partielle. La notion de classe sociale devrait ainsi servir de point d’appui – et non d’aboutissement – à une interprétation contemporaine de la domination, tout en considérant que « la seule prise en compte des inégalités ne peut rendre compte structurellement de la domination dans nos sociétés, même lorsqu’elles font système » (Martuccelli, 2001, p. 62). Cette interprétation en appelle, aujourd’hui, comme le fait l’étude de Delpierre, à une compréhension fine des situations et des expériences tant diverses que concomitantes de la domination.