« Je ne suis pas loin de penser que la vertu principale du travail scientifique d’objectivation consiste en ce qu’il permet, à condition, bien sûr, qu’on sache en analyser le produit, d’objectiver l’objectivation. »
Pierre Bourdieu, Homo academicus (1984, p. 18)
- 1 Texte entièrement réécrit et augmenté à partir d’une conférence donnée avec Marie Berbain (Pays Lo (...)
- 2 Le programme MEMOVIV a fait suite à une recherche audiovisuelle opérée au début de la décennie 201 (...)
1Le recueil de témoignages dont il est question ici1, ce que nous appellerons également, de manière plus métaphorique, une « collecte de mémoires », a été réalisé en Val d’Aubois (Cher) dans le cadre d’un programme intitulé VIVAMEMORI (Valorisation du patrimoine immatériel et matériel industriel en Région Centre-Val de Loire). Ce programme, qui a pris la forme d’un Appel à projets de recherche d’intérêt régional (APR-IR), a été initié par les Universités d’Orléans et de Tours. Bénéficiant du soutien de nombreux partenaires dont la Région Centre-Val de Loire et la DRAC Centre-Val de Loire, il a été porté par Florence Abrioux (CRJP), avec l’aide de Céline Assegond (CETU ETIcS puis CRPJ). C’est à cette dernière que je dois ma présence dans le projet VIVAMEMORI. À plusieurs reprises, dans le milieu des années 2010, nous nous étions rencontrés à Vierzon (Cher), ville dont je suis originaire. Elle y participait à l’époque au pilotage d’un premier recueil filmé autour du thème de la mémoire du travail, MEMOVIV2. Ce projet m’intéressait d’autant plus qu’il faisait écho à mes propres recherches sur la mémoire ouvrière métallurgique vierzonnaise (Aucher, 1996 ; 2013).
2Le programme VIVAMEMORI a débuté officiellement en 2018. Prolongé jusqu’en 2023 en raison notamment de l’épidémie de COVID-19, il avait deux objectifs. Le premier visait la production de trois recueils audiovisuels sur la mémoire vivante industrielle. Outre celui du Val d’Aubois, deux autres ont également été réalisés, l’un à Argenton-sur-Creuse (Indre), l’autre à Vierzon dans le prolongement de MEMOVIV, recueils sur lesquels, en revanche, je ne suis pas intervenu. Le second objectif devait permettre un travail de réflexion autour de la notion de médiation.
- 3 Le CIAP La Tuilerie a été créé en 2017 suite à la labellisation « Villes et Pays d’art et d’histoi (...)
- 4 Les vidéos sont visibles au sein de la collection « Mémoire vivante industrielle ». URL : https:// (...)
3Organisée en lien étroit avec le Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine (CIAP) « La Tuilerie » de La Guerche-sur-l’Aubois3, la collecte du Val d’Aubois s’est centrée sur deux secteurs industriels particulièrement représentatifs de l’histoire socio-économique locale : la tuilerie-briqueterie et la cartonnerie-imprimerie. Concrètement, cette collecte a permis la production de vingt entretiens sociologiques (seize individuels et quatre collectifs) et de trois reportages in situ. Sur ces vingt-trois vidéos, j’ai personnellement participé à la conception de vingt d’entre elles, dont quatre avec Céline Assegond et une avec Alexandre Palezis (CETU ETIcS). Les entretiens sociologiques ont une durée approximative comprise entre quarante-cinq minutes et deux heures trente. L’ensemble du corpus, reportages compris, représente environ vingt-huit heures d’enregistrement. Cinq vidéos ont été produites à partir d’extraits d’interviews : deux films documentaires (l’un a été utilisé dans le cadre d’une exposition temporaire du CIAP, l’autre pour une restitution publique) et trois supports à visée pédagogique. La plupart de ces vidéos ont été montées par Hélène Chazal (CETU ETIcS), dans une moindre mesure par Céline, avant d’être mises en ligne en accès libre sur la vidéothèque de l’enseignement supérieur et de la recherche, Canal-U4. Peu avant les premiers entretiens, j’ai commencé à rédiger un carnet de terrain en vue d’une publication, laquelle a pris la forme d’un ouvrage paru fin 2022 sous le titre Mémoire ouvrière en Val d’Aubois (Aucher, 2022). Durant toute la durée de la collecte, j’ai en outre procédé à un travail de recherches bibliographique et documentaire (publications universitaires, archives, presse, etc.).
4Cet article est moins le récit d’un recueil de témoignages filmés que celui, au sens bourdieusien (Bourdieu, 1984 ; 2001), de l’objectivation d’une objectivation. En privilégiant une perspective inductive et réflexive, il vise à analyser les conditions concrètes de possibilité d’une collecte de mémoires et les enjeux épistémologiques qui en résultent. Derrière la mise au jour des opérations d’encodage, il cherche à montrer la part aléatoire inhérente à toute saisie de type mnésique. Ce faisant, l’article permet aussi de s’intéresser à un territoire rural situé dans le département du Cher, peu étudié jusque-là par le monde académique et dont l’histoire porte en elle la trace d’un important passé industriel.
5Localisé dans la frange orientale de la région Centre-Val de Loire, au sud-est du département du Cher, soit à environ une heure de sa préfecture (Bourges), le Val d’Aubois est contigu au département de la Nièvre, Nevers constituant d’ailleurs le principal pôle d’emploi. Ce territoire, qui tire son nom d’un cours d’eau affluent de la Loire, appartient à la Vallée de Germigny. Administrativement, il dépend du Pays Loire Val d’Aubois, structure juridique de droit public de type syndicat mixte ouvert regroupant quatre communautés de communes, soit quarante-neuf communes dont la plus importante, La Guerche-sur-l’Aubois, totalisait en 2021, selon l’INSEE, 3 162 habitants contre 2 930 pour Sancoins, 1 430 pour Nérondes et 1 308 pour Jouet-sur-l’Aubois.
6Paysage de bocages, de forêts, de rivières et d’étangs, caractérisé par l’élevage, en particulier bovin, et par la polyculture, le Val d’Aubois est aussi une terre largement façonnée par l’industrie (Vaslin, 1996 ; Mauret-Cribellier, Léon, 2005 ; Jamet, 2009). Outre le bois et l’eau, il possède en effet deux autres ressources qui ont joué un rôle déterminant pour son développement manufacturier : le minerai de fer et l’argile. Même si, après la Seconde Guerre mondiale, le territoire a perdu en dynamisme sur un plan industriel (Longuet, 1991, p. 149), il compte encore quatre tuileries-briqueteries mécaniques qui emploient une main-d’œuvre ouvrière majoritairement masculine, plus ou moins qualifiée, composée de nombreux immigrés (Polonais, Italiens, Portugais, etc.). À cela, il convient d’ajouter une myriade d’unités de production, plus ou moins pourvoyeuses d’emplois, associées aux secteurs de la chaux, du bois, de la confection, de la métallurgie, de la cartonnerie, de l’imprimerie, etc. Nombre de ces établissements ont aujourd’hui disparu. Des quatre manufactures de terre cuite, seule subsiste celle de Grossouvre (Figure 1) qui appartient actuellement à un fonds d’investissement texan et emploie une quarantaine de salariés, intérimaires compris.
Figure 1. Vue aérienne de la tuilerie de Grossouvre, décennie 1990
Crédits photo : © Paul-Henry Sironneau
- 5 « Chapitrage » (terme technique de montage filmique) : découper, séquencer le document audiovisuel (...)
C’est dans ce territoire marqué dans tous ses aspects par la culture ouvrière que fut enregistrée la majorité des vidéos (21 sur 23). Les quatre premières ont été tournées le 4 avril 2019. Environ trois semaines plus tard, Céline Assegond et Alexandre Palezis m’annoncèrent leur décision de se concentrer dorénavant sur les collectes d’Argenton-sur-Creuse et de Vierzon. Entre mai 2019 et mars 2020, je me suis donc chargé seul de l’enregistrement des entretiens. Comme chacun sait, les deux années qui suivirent furent socialement très perturbées du fait de la crise sanitaire. Durant cette période, je me chargeai avec Hélène Chazal de l’administration des demandes d’autorisation de diffusion auprès des enquêtés, du chapitrage5 des vidéos ou encore de la conception de l’un des deux films documentaires. En 2022, nous procédâmes, Céline et moi, aux deux derniers enregistrements, le premier prit la forme d’un entretien collectif, le second d’un reportage aux établissements de Grossouvre. Le 15 novembre de cette même année, trois restitutions – deux scolaires et une publique – furent organisées à La Tuilerie accueillant une centaine de participants. La publication officielle de mon journal de recherche intervint ce jour-là. Chacun des enquêtés en reçut un exemplaire, ceux qui firent le déplacement lors de la restitution publique (soit environ un tiers des enquêtés) l’obtinrent directement en main propre.
Encadré 1. Corpus de recherche
En tout, vingt-cinq personnes ont participé au recueil de témoignages filmés : dix-sept hommes et huit femmes. Quasiment toutes ces personnes sont nées entre les années 1930 et les années 1950. La plus âgée, Jacqueline Richard, avait 84 ans au moment de l’enregistrement ; les deux plus jeunes, une quarantaine d’années. Une grande partie des interviewés sont originaires du Val d’Aubois ou d’une commune située à proximité. Trois sont arrivés en France après leur naissance. Les vidéos se rapportant au secteur de la terre cuite concernent quasi exclusivement la tuilerie de Grossouvre, celles qui se réfèrent au secteur de l’imprimerie-cartonnerie portent principalement sur les établissements Raffestin. Remarquons à propos de cette entreprise qu’elle était localisée à Jouet-sur-l’Aubois, qu’elle compta plusieurs centaines d’employés dans les années 1970-1980, jusqu’à « 499 exactement » selon un des enquêtés (Jacques Fournier), et qu’elle ferma définitivement ses portes en 2010. Arlindo Rodrigues, ancien chauffeur-livreur puis manutentionnaire, fut parmi les derniers licenciés. En termes de secteur d’activité, quatorze enquêtés ont travaillé dans le secteur de la tuilerie-briqueterie, cinq dans celui de l’imprimerie-cartonnerie, quatre dans aucun de ces deux secteurs. Seuls Marie-Louise Prévost et L.a ont été salariés dans les deux, la première comme ouvrière à la cartonnerie Ture (La Guerche-sur-l’Aubois) puis à la tuilerie de Grossouvre, le second comme manœuvre à La Guerche-sur-l’Aubois, d’abord à la cartonnerie Leguay puis à la Tuilerie du Vernet. Dans le corpus, il n’y a que Nadine Arnaud qui n’ait jamais exercé d’activité professionnelle. Elle était présente lors de l’entretien collectif organisé avec Jacques, son mari, et Francis Rolland. Tous les trois sont originaires de la région bordelaise. Les deux hommes, qui se sont connus à l’Assistance publique, ont d’abord été employés dans des fermes avant de s’orienter vers l’industrie de la terre cuite. Ils travailleront notamment à Canéjan (Gironde) où ils feront la rencontre d’un contremaître qui, lorsque l’usine fermera en 1969, les fera venir comme ouvriers à la fabrique de Grossouvre où lui-même venait d’être recruté. Comme Jacques et Francis, une très grande majorité des enquêtés a occupé un poste d’ouvrier durant une période plus ou moins longue de leur vie professionnelle. Les autres ont exercé, les deux plus jeunes exercent encore, d’autres fonctions : chef de fabrication, responsable du service clientèle, secrétaire-comptable, etc. Pour sa part, comme avant lui son père qui en fut également le propriétaire pendant dix ans, Paul-Henry Sironneau a été le directeur de la tuilerie de Grossouvre de 1994 et 2016, année de son départ en retraite. De son côté, Hubert Vigier n’est autre que le descendant des anciens dirigeants et propriétaires de la tuilerie éponyme présente à Sancoins jusque dans les années 1960.
a. L. est le seul des vingt-cinq interviewés à ne pas avoir souhaité, pour des raisons personnelles, que son entretien soit rendu public.
7Opérer un retour réflexif sur un recueil de témoignages filmés comme celui mené en Val d’Aubois nécessite d’avoir à l’esprit que ce même recueil procède d’une méta-mémorisation. Autrement dit, pour reprendre une expression utilisée par Gérard Namer, qu’il est une « mémoire de mémoire » (Namer, 1987, p. 67).
- 6 Grèves qu’Émile Zola lui-même, comme le rappelle Jean-Yves Andrieux, avait suivies avec beaucoup d (...)
8En conclusion de leur article consacré à la mémoire des métallurgistes retraités de Givors, Yves Lequin et Jean Métral appelaient à s’interroger sur « l’existence même d’une mémoire collective, et de ses relations avec les mémoires individuelles » (Lequin & Métral, 1980, p. 162). Par différenciation avec la théorie de la mémoire développée au siècle dernier par l’inventeur du concept de « mémoire collective », Maurice Halbwachs (1925 ; 1950), deux éléments de définition prévalent ici sur un plan épistémologique. D’abord la mémoire individuelle se différencie de la mémoire sociale ou collective au sens où la première est une faculté mentale de représentation du passé propre à un individu souverain, et la seconde s’apparente à une métaphore, une figure rhétorique, une image en somme désignant un objet social transcendant. Ainsi envisagé, seule la mémoire individuelle est à proprement parler observable sur un plan empirique. Ensuite, la mémoire individuelle participe à alimenter la mémoire sociale et vice-versa. Ce phénomène est très bien documenté par l’historienne italienne Luisa Passerini dans son étude sur la mémoire ouvrière du fascisme (Passerini, 1984). Dans le présent corpus filmique, il est observable par exemple lorsque Pierre Dumay, ouvrier à la tuilerie de Grossouvre entre 1949 et 1950, rend compte spontanément de l’absence de syndicat dans l’usine après qu’une question portant sur l’ambiance au travail lui a été posée. L’ancien tuilier, comme on va le voir dans l’extrait suivant, ne se contente pas d’acquiescer lorsque je lui demande si « les gens s’entendaient bien », il précise qu’« il n’y avait pas de syndicat », c’est-à-dire en creux qu’il n’y avait pas de conflits sociaux. Pour cela, il s’appuie sur son propre vécu. Mais, pour donner plus de poids encore à cette absence, il fait également référence à un élément de connaissance de la mémoire des luttes locales qui lui a été transmis par un guide conférencier, celui des grandes grèves métallurgiques de Fourchambault et de Torteron6, permettant à son tour la transmission ou le maintien mnémonique de l’élément.
Transcription littérale de l’interview de Pierre Dumay :
Auteur : L’ambiance à l’intérieur de l’usine était comment ?
Pierre Dumay : Le ?
Auteur : L’ambiance ? Les gens s’entendaient bien ? Se… Ça se passait comment ?
Pierre Dumay : Ah oui… Ah vous savez… Je le dis parfois… Il n’y avait pas de syndicat, on ne parlait pas de syndicat… D’ailleurs, y a eu un jour un monsieur des guides de Bourges qui était venu faire l’histoire de la tuilerie à Grossouvre, il avait fait une visite du bourg, et il l’a dit, il l’avait souligné qu’il n’y avait pas les mouvements syndicaux qui existaient par exemple dans les usines comme à Torteron ou d’ailleurs…
Céline Assegond : La métallurgie…
Pierre Dumay : …La métallurgie… Il n’y avait pas, on ne parlait pas de… Pourtant, les conditions de travail étaient abominables. […]
9Épistémologiquement, une collecte de mémoires constitue donc un troisième objet, différent de la mémoire sociale et de la mémoire individuelle, ce que, en d’autres lieu et temps, j’ai nommé la « mémoire du collectif » (Aucher, 2013). Cet objet est un artefact de la mémoire sociale, identifiable à un processus socialement situé et à une méta-mémoire. Formulé différemment, il s’apparente sur le plan mnésique à un simple aperçu, très largement déformé par les conditions mêmes de son effectuation, de la mémoire sociale dont sont porteuses les personnes enquêtées.
10La mémoire du collectif qui se donne à saisir ici témoigne notamment de la permanence d’une certaine tradition paternaliste, de l’importance des savoirs acquis « sur le tas » et des effets contrastés de la modernisation. Dans le dernier tiers du xxe siècle, on a assisté au développement de la société de consommation, sensiblement plus tardif en Vallée de Germigny qu’à Vierzon où j’ai mené mes recherches sur la mémoire ouvrière métallurgiste. Le chômage de masse s’est développé également. Ces deux évolutions n’ont pas été sans conséquences sur les sociabilités usinières et villageoises, l’éclatement de bien des collectifs ouvriers traditionnels matérialise, chez la plupart des interviewés, en particulier les plus anciens, une nette rupture de mémoire.
11Si la part aléatoire est le propre de toute formalisation sociologique, il va sans dire que sa mise au jour constitue un des principaux attendus de la « science de la science » (Bourdieu, 2001). Cette part advient généralement par défaut, obligeant le sociologue à faire avec. Selon les situations, elle peut alors être pour lui une source d’inconvénients (biais méthodologiques, incompréhensions, conflits, etc.) dont il devra s’accommoder au mieux ou, à l’inverse, un support à partir duquel il lui sera possible de tirer un certain nombre de bénéfices (complément d’information, opportunité de rencontre, gratification personnelle, etc.). Plus rarement, celle-ci peut également être partie prenante du dispositif d’enquête. C’est le cas lorsqu’il s’agit de concevoir la production de connaissances en donnant une place à d’autres savoirs articulés au savoir scientifique. Pour éclairer la part aléatoire à l’œuvre dans la collecte Val d’Aubois, intéressons-nous maintenant aux modalités concrètes qui ont concouru à la réalisation de cette collecte. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’en ai identifié quatre qui, ici, ont joué un rôle essentiel. Avant d’aborder les conditions de constitution de l’échantillon, celles de l’enregistrement et la situation de témoignage, commençons par nous interroger sur le choix de la démarche mobilisée.
12Le programme VIVAMEMORI, on s’en souvient, relève d’un Appel à projets de recherche d’intérêt régional. Le cahier des charges qui régissait en 2018 la procédure précisait – c’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui – que, pour être éligible, le projet devait s’inscrire « de manière avérée dans au moins un des sujets “en articulation avec les politiques régionales” », ce qui ne fut pas très difficile puisqu’en toute logique, parmi les sujets en question, l’un portait sur la connaissance et la valorisation du patrimoine (a-)matériel régional. Je peux cependant imaginer que les personnes qui examinèrent le dossier durent également être sensibles au fait que VIVAMEMORI, comme MEMOVIV avant lui, avait pour ambition de participer de la même démarche multi-partenariale et collaborative que celle prônée par les autorités régionales.
- 7 L’association patrimoniale Aubois de terres et de feux a été créée en 1998. Très bien implantée au (...)
13De ce point de vue, l’objectif de la réunion organisée le 13 février 2019 au CIAP La Tuilerie par Florence Abrioux et Céline Assegond avec les principaux acteurs locaux du patrimoine, dont l’association Aubois de terres et de feux (ATF)7, était on ne peut plus clair : « structurer la recherche sur le territoire du Val d’Aubois ». Concrètement, il y fut décidé de nous intéresser prioritairement aux secteurs de la tuilerie-briqueterie et de la cartonnerie (je me suis en fait rendu compte assez rapidement que, dans ce territoire, sur un plan manufacturier, l’activité de la cartonnerie était très liée à celle de l’imprimerie, voire indissociable, ce qui m’a amené dans la suite du projet, comme dans cet article, à privilégier la double appellation « cartonnerie-imprimerie »). Il fut par ailleurs acté que les entretiens sociologiques seraient réalisés principalement, mais pas exclusivement, auprès d’anciens ouvriers et qu’ils porteraient sur les conditions d’existence dans et en dehors de l’usine.
14Le choix d’inscrire le recueil dans une démarche collaborative, le respect de cet attendu par les trois chercheurs ayant eu à le gérer (Céline Assegond, Alexandre Palezis et moi-même), la place occupée par l’association patrimoniale ATF dans l’espace local ainsi que la forte implication de plusieurs de ses membres, en particulier de sa secrétaire, Geneviève Cagnard, sont autant d’éléments qui expliquent l’importance du rôle joué par l’association au moment de l’élaboration de l’échantillon. La structure de la collecte (Figure 2) permet de s’en rendre compte aisément. À la lecture de celle-ci, on voit en effet que l’échantillon d’enquête se concentre sur un nombre très limité d’« informateurs privilégiés ». En outre, on peut remarquer que les deux tiers des entretiens et reportages ont été directement ou indirectement réalisés par l’intermédiaire d’ATF.
Figure 2. Schéma de la structure de la collecte Val d’Aubois
Réalisation : Tarek Nasser (CEDETE – Université d’Orléans), 2024
Sans conteste, la proportion d’entretiens enregistrés grâce à l’association Aubois de terres et de feux constitue ici un des principaux biais sociologiques du recueil de témoignages. Ceci étant dit, sans le travail prescriptif opéré par cet « allié » (Beaud, Weber, 2010 [1997], p. 105-107), quel aurait été le nombre d’entretiens réalisés dans le temps imparti ? Ce nombre aurait probablement été bien inférieur à celui de la vingtaine menés, d’autant plus que, comme nous allons le voir dans la partie suivante, j’ai été confronté à un problème majeur.
15En effet, si, me concernant, j’ai eu le souci de diversifier le profil des interviewés, et ce bien avant que Céline et Alexandre m’annoncent leur décision de se concentrer sur les collectes d’Argenton-sur-Creuse et de Vierzon, force est de reconnaître que sur ce point j’ai rencontré beaucoup de difficultés à entrer en contact avec des personnes qui, d’une part, acceptent d’être interviewées, de surcroît sous forme de vidéo, et, d’autre part, ne soient pas liées à ATF. Avec l’expérience acquise auprès des métallos vierzonnais, je savais qu’un nombre trop limité d’informateurs, qui plus est une trop grande homogénéité de leurs profils, réduirait d’autant la possibilité d’une exploration de certains thèmes de la mémoire. Un exemple, pour illustrer mon propos : il concerne celui de l’engagement.
16Bien des monographies historiques nous rappellent que d’importants mouvements de contestation – bûcherons, chaufourniers, métallurgistes, etc. – ont vu le jour dans la Vallée de Germigny de la fin du xviiiᵉ siècle au début du xxᵉ siècle (Pennetier, 1982 ; Pigenet, 1990 ; Pigenet 1993 ; Pauquet, 1998). Après la Seconde Guerre mondiale, si beaucoup d’usines, en raison notamment de la survivance d’une tradition paternalisite, n’ont pas connu de conflits collectifs (ce qui semble avoir été le cas dans le secteur tuilier eu égard aux témoignages recueillis), beaucoup d’autres, via un syndicat, ont été le foyer d’une politisation pratique. En toute connaissance de cause, je me suis employé à entrer en contact avec des militants ou anciens militants du Val d’Aubois. J’ai alors constaté que le réseau syndical et politique local traditionnellement associé au travail industriel – c’est-à-dire, pour s’en tenir aux deux composantes les plus marquantes ici, le PCF et la CGT – s’était très tôt refermé sur lui-même. Certes, le thème de l’engagement est abordé dans les interviews réalisées à Torteron avec les trois anciens salariés de la cartonnerie-imprimerie Raffestin et, de manière plus indirecte, dans le récit de Dominique Richard, en particulier lorsque celui-ci évoque son père, figure fortement conscientisée qui fut entre autres salarié une quinzaine d’années, de 1963 à 1987 aux Chantiers de l’Atlantique (Jouet-sur-l’Aubois). Mais, très clairement, il s’agit d’un aspect que j’aurais aimé renseigner davantage.
17Dans le même ordre d’idées, pour diversifier le profil des enquêtés, j’aurais également aimé pouvoir mobiliser la méthode de la « boule de neige », méthode privilégiée par Lequin et Métral (1980) qui consiste à s’appuyer sur un interviewé pour entrer en contact avec une autre personne de sa connaissance et ainsi de suite. Or, pour diverses raisons (refus, décès, manque d’informations complémentaires, faiblesse du bassin de population, etc.), la technique a été peu opérante. C’est néanmoins par ce biais que j’ai pu interviewer Ginetto Anzil, chef de fabrication à la tuilerie de Grossouvre entre 1969 et 1973, et, par ricochet, deux de ses ex-collègues, Guy Bérisset et Roger Luissi, le second étant également son beau-frère. Notons que le nom de l’ancien contremaître me fut communiqué par José Antonio, lui aussi salarié à Grossouvre au début de la décennie 1970, lors d’un entretien réalisé avec ce dernier en mai 2019. Si, ce jour-là, il ne fut pas en mesure de me fournir son numéro de téléphone ni même son adresse précise, il put néanmoins me donner quelques renseignements qui me permirent assez facilement, par recoupement, de localiser le logement de Ginetto Anzil à Sancoins dans lequel je me rendis au débotté un jour de juillet 2019. L’homme fut d’autant moins surpris de me voir que, comme il me le précisa, il connaissait « bien » Geneviève Cagnard d’ATF, que celle-ci lui avait non seulement déjà parlé de VIVAMEMORI mais également soumis l’idée d’être interviewé, ce à quoi, là encore selon ses dires, il lui avait répondu qu’il trouvait que le projet de collecte était « une très bonne idée » et qu’il était d’accord pour participer à un enregistrement.
18On le voit avec cet exemple, c’est comme si en Val d’Aubois, malgré mes efforts, malgré également les diverses stratégies déployées, je ne fus jamais vraiment parvenu à me déplacer en dehors d’un même réseau ou, ce qui revient au même, comme si le réseau en question n’avait jamais cessé de me reprendre. En considérant que, là encore, la place centrale occupée par l’association Aubois de terres et de feux au sein de ce territoire rural a joué un rôle important en ce sens, on peut cependant se demander dans quelle mesure cette difficulté ne rend pas compte aussi de la robustesse des sociabilités locales. Plus encore, dans quelle mesure cette même difficulté ne traduit-elle pas la permanence d’un lien constitutif du passé manufacturier que l’importance accordée à la valorisation du patrimoine industriel viendrait souligner en creux ? Rappelons que ce lien a été très largement façonné par le paternalisme.
19Le canal utilisé par un enquêteur pour entrer en contact avec un enquêté prédétermine un type de relation qui, à son tour, colore l’entretien sociologique d’une tonalité particulière, ce que certains chercheurs comme Daniel Bertaux (1980, p. 212) nomment l’« effet de canal ». Illimités sont en fait les facteurs favorisant ou, inversement, rendant compliquée, voire impossible, l’exploration des contenus de la mémoire sociale en situation d’interview. Le dispositif méthodologique mobilisé au cours des entretiens est l’un d’entre eux, et non des moindres.
20Sous l’influence d’ouvrages tels que La Culture du pauvre de Richard Hoggart (1970 [1957]), Les Enfants de Sanchez d’Oscar Lewis (1963 [1961]) ou Le Monde privé des ouvriers d’Olivier Schwartz (1990a), j’ai toujours privilégié dans mes propres travaux une approche culturelle. Ainsi, dans le cas spécifique d’entretiens formels en lien avec le monde ouvrier, il m’a toujours paru important de porter invariablement une attention aux éléments du vécu professionnel et extraprofessionnel. En toute logique, lorsque Céline Assegond me sollicita fin 2017 pour intégrer VIVAMEMORI, je lui fis part de mon souhait de procéder de la sorte en Val d’Aubois. J’avais en effet à l’esprit que les interviews réalisées à Vierzon dans le cadre du programme MEMOVIV concernaient principalement le travail (formation, trajectoire professionnelle, conditions de travail, relations hiérarchiques, action syndicale, etc.), plus secondairement la vie familiale et domestique. Céline, à l’époque : « Je n’y vois aucun inconvénient. » Les personnes qui participèrent à la réunion programmatique organisée au CIAP en février 2019 abondèrent dans le même sens. Tous les entretiens que j’ai (co-)réalisés pour le recueil furent donc l’occasion de s’intéresser de manière indifférenciée à la mémoire du travail et à celle de la vie à l’extérieur de l’usine. Pour dire les choses autrement, je me suis employé en situation d’entretien sociologique à collecter un peu tous azimuts ce que les personnes interviewées acceptaient d’évoquer lorsque l’occasion leur en était offerte.
21Si les vidéos enregistrées dans le cadre du recueil participent d’une plongée au cœur d’un monde industriel aujourd’hui disparu ou du moins très largement défait sur le plan socio-économique, il convient cependant de dissocier, dans le dispositif méthodologique, les entretiens menés en face à face de ceux qui l’ont été dans le cadre de ce que j’ai appelé précédemment les « reportages ». Les premiers se sont déroulés dans un lieu clos, en grande majorité au domicile des enquêtés. Ils ont été réalisés à l’aide d’un guide thématique, version augmentée de celui utilisé au moment de MEMOVIV, c’est-à-dire élargie à certains thèmes absents dans ce dernier comme la famille, l’argent, la consommation d’alcool, l’hygiène, les activités vivrières, les relations de voisinage, etc. Au début de chaque entretien semi-directif, la personne interviewée était invitée à rendre compte de son contexte de naissance (année, lieu, milieu social d’appartenance, etc.). Chez certains, la présentation inaugurale de soi s’est muée en véritable « récit de vie » (Bertaux, 1980 ; Peneff, 1990), comme par exemple avec Ginetto Anzil, déjà cité.
- 8 L’usine, qui employait plus de deux cents ouvriers à l’aube du xxᵉ siècle, ferma ses portes en 196 (...)
22Contrairement aux vingt entretiens opérés en face à face, les trois reportages ont quant à eux pris la forme d’une déambulation in situ, plus encore, dans le cas de deux d’entre eux, d’un « itinéraire » au sens défini par Jean-Yves Petiteau (Petiteau & Renoux, 2018). Avec une configuration de type mobile comme celle-ci, la situation d’échange s’en trouve profondément modifiée : le déplacement physique est en effet propice au surgissement d’éléments imprévus et, par voie de conséquence, à celui de la mémoire involontaire. Prenons pour exemple les deux entretiens menés avec Hubert Vigier, fils et petit-fils des propriétaires et directeurs de la tuilerie éponyme qui a fermé ses portes à Sancoins au début des années 1960. Si le premier entretien enregistré au domicile de celui-ci, situé à quelques encablures du centre urbain, épousa très largement les contours d’une monographie familiale et entrepreneuriale, le second, filmé juste après dans ce qu’il est coutume d’appeler localement le Bas-des-Ponts, c’est-à-dire l’ancien quartier d’implantation de la tuilerie Perrusson8, fut l’occasion de s’intéresser plus spécifiquement aux conditions concrètes d’existence au sein de ce quartier : distribution de l’espace local entre les familles ouvrières vivant dans le Bas-des-Ponts et les familles notables situées légèrement plus haut, en centre-bourg, dynamique de relations entre ces deux catégories sociales, rapport à l’hygiène, etc.
23À l’origine de plusieurs refus d’interview et de bien des désagréments techniques, la vidéo n’en constitue pas moins un précieux support de médiation et de diffusion des connaissances. Plus spécifiquement, elle peut jouer un rôle de transmission entre les générations, argument auquel bien des personnes interviewées – ou à qui on propose de l’être – sont généralement sensibles, surtout lorsque celles-ci ont des enfants et des petits-enfants, comme me l’a fait remarquer un jour Céline en marge d’un entretien. « Corps agissant, corps parlant », dixit Michel Verret au sujet de la mémoire vivante (Verret, 1984, p. 416). La vidéo est de surcroît un outil particulièrement utile pour la sociologie de la mémoire. Les gestes, les mimiques, les postures, au même titre que les silences ou les intonations, sont parfois aussi importants sinon plus que les mots. Si, dans le corpus, la traduction corporelle au sens maussien (Mauss, 1936) des éléments du passé est évidemment présente dans les situations paroxystiques, elle se déploie également lors de l’exploration de bon nombre de thèmes de la mémoire, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer – ce qui paraît éminemment logique compte tenu du profil général des enquêtés – les procédés de fabrication. Quand Marie-Louise Prévost, ancienne ouvrière, évoque par exemple son travail « en presse » à la tuilerie de Grossouvre, elle l’exprime autant par le verbal que par le non-verbal (Figure 3). Les mouvements du corps donnent à saisir une mémoire en actes, laissant entrevoir ici que le travail est le produit d’un long apprentissage qui nécessite bien des savoirs sur les outils, les objets, les matériaux ou matières engagés dans sa réussite, bien des connaissances intuitives, bien des dispositions physiques, pratiques et sensibles.
Figure 3 : Captures d’écran de l’entretien en face-à-face mené avec Marie-Louise Prévost
Crédit photo : © Laurent Aucher (photo et montage)
24On ne saurait finir sans aborder ce qu’on peut appeler ici, en écho à des auteurs tels Howard Becker (1954) et Michael Pollak (1990), la « situation de témoignage » et l’influence de cette dernière dans l’exploration – ou non – de tel ou tel thème de la mémoire, de tel ou tel souvenir.
25Comme toute situation de témoignage à dimension publique (déposition judiciaire, interview dans un cadre journalistique, etc.), la situation d’entretien sociologique a valeur d’événement, surtout si l’interview est enregistrée, plus encore lorsque cet enregistrement, à l’instar de ce qui s’est passé avec VIVAMEMORI, mobilise l’outil audiovisuel et vise la constitution d’une archive scientifique. En pareille circonstance, l’enquêté livre son récit dans un cadre artificiel et théâtralisé, largement préétabli dans le cas présent par les codes du champ universitaire (bienséance, précision, etc.). Le chercheur y joue le rôle de celui qui suscite la parole essentiellement par des questions et qui reçoit des réponses dont il est le destinataire identifié. Parler de soi ne va donc pas forcément de soi. En d’autres termes, la situation d’entretien formel est généralement source de tensions chez la personne interviewée, tensions plus ou moins manifestes, plus ou moins conscientes. Évidemment, les troubles et angoisses ne sont pas le lot exclusif des seuls enquêtés, les chercheurs y sont également confrontés (Devereux, 1998 [1967]). Dans l’exemple suivant, qui concerne Jacqueline Richard, une perturbation intervint de manière criante durant l’enregistrement, faisant prendre à l’échange une tournure que je n’avais pas envisagée au départ mais qui, même si elle fut pour moi aussi quelque peu déstabilisante, ne se révéla pas moins fructueuse pour la collecte.
26Jacqueline est la mère de Dominique, c’est d’ailleurs au domicile vierzonnais de ce dernier que son interview s’est déroulée. Après avoir travaillé comme ouvrière à Jouet-sur-l’Aubois chez Raffestin de 1954 à 1965, elle a ensuite tenu un bistrot jusqu’en 1992 à Torteron, commune localisée à quelques kilomètres de Jouet, dans laquelle elle habite aujourd’hui encore. Durant l’enregistrement, Dominique Richard restera à distance de sa mère en l’écoutant sans intervenir jusqu’à ce que celle-ci, à un moment donné, ne finisse par manifester quelques signes de lassitude. Petit à petit, l’interview sera alors mise en tension. À plusieurs reprises, Dominique se portera au secours de sa mère en acquiesçant d’un signe de la tête ou en prenant la parole pour compléter son propos. Nous sommes à environ trois quarts d’heure d’enregistrement et mes dernières questions viennent de porter sur la figure du patron lorsque le basculement intervient. Je dis à Jacqueline : « Je vais regarder si j’ai d’autres questions », ce à quoi elle répond, dans un mouvement spontané en rupture avec l’idée de mise en scène de soi (Goffman, 1973 [1956]) : « Non y en a plus ». Cette réaction d’humeur, assimilable à du « baroque du biographique » (Schwartz, 1990b), peut être interprétée comme la marque d’une lassitude à l’encontre d’un exercice inhabituel pour mon interlocutrice, mais également intimidant et donc source d’angoisse que celle-ci avait accepté « dans le seul but de faire plaisir à [son] fils ». Suivra un bref échange au cours duquel Dominique interviendra pour m’expliquer que la création d’un syndicat CGT au sein de l’usine Raffestin, qu’il situe au début des années 1970, ne se fit pas sans difficultés. C’est à ce moment-là que je lui proposerai de nous rejoindre autour de la table. Dès lors l’entretien tournera autour du seul témoignage de cet homme né en 1955, de ses années de jeunesse à Torteron, entre usine et café ; Jacqueline, quant à elle, circonscrivant son intervention à quelques commentaires succincts.
- 9 Cet ensemble est aussi appelé La Cité Saint-Paul en référence à Paul Lavallée, fils du cofondateur (...)
27Alors même que l’accès à certaines informations peut se révéler facile dans un cadre informel, celui-ci peut rapidement devenir compliqué, voire carrément impossible, en situation d’échange formel, c’est ce que montre ce second exemple qui se réfère à l’entretien mené en 2019 avec Marie-France Serrier, aujourd’hui décédée, qui avait travaillé quatre ans comme comptable à mi-temps dans la scierie de son père à Grossouvre avant d’être embauchée en 1969 dans la tuilerie située à proximité, là encore comme comptable. À ce moment de l’échange, mes questions portent sur l’habitat ouvrier. J’en profite pour demander à l’intéressée de me décrire l’intérieur d’un des nombreux logements d’usine que comptait à l’époque le village, Marie-France Serrier ayant eu l’occasion d’en visiter un en venant réclamer un jour le règlement d’une facture pour son père. La scène décrite se passe au début des années 1970 au sein d’un ensemble de maisons ouvrières appelé Les Cités9. L’enquêtée y décrit l’intérieur d’un logement constitué de « deux immenses pièces, avec une cheminée », sans eau courante mais disposant de l’électricité. Tout de suite après ces premières précisions, elle semble se perdre quelques instants dans ses pensées. En toute logique, sa réaction attire mon attention. Je décide cependant de poursuivre en enchaînant sur une question où je lui demande si les toilettes étaient situées à l’extérieur, ce que me confirme Marie-France Serrier avant d’ajouter : « Oui, vous savez… Y a eu des…, des gens qui faisaient leur toilette… dans…, enfin qui faisaient leurs besoins dans…, dans les chambres… Pis ils demandaient des briques pour monter…, si vous voyez ce que je veux dire… ».
28De toute évidence, l’évocation de cette scène semble l’avoir profondément dérangée, l’embarras et l’émotion sensibles dans les hésitations le matérialisent. Parmi les hypothèses qui peuvent l’expliquer, il est fortement probable que cette évocation ait fait émerger chez l’ex-comptable des émotions enfouies. En suivant cet axe d’observation, on peut par exemple imaginer que pour la jeune femme qu’elle était, issue « d’un milieu d’industriels », c’est-à-dire quelqu’un pour qui, socialement, la retenue devait être de mise, pour qui toute vulgarité devait être bannie, cette expérience fut profondément déstabilisante au point qu’elle en ressentit un profond dégoût à partir duquel elle développa peut-être un sentiment de culpabilité. Autre hypothèse : il est probable aussi que dans l’expérience rétrospective, induite – faut-il le rappeler – par une demande que j’avais moi-même formulée, Marie-Claude Serrier éprouva quelques difficultés à décrire ou même à nommer ce qui relève de l’intime, spécialement à susciter par son langage une telle image impudique et repoussante. Plus spécifiquement, on le voit avec cet exemple, la mémoire du collectif est constituée d’un certain nombre de thèmes dont l’exploration en entretien sociologique ne peut se faire, chez beaucoup d’interviewés lorsqu’ils y parviennent, qu’au prix d’une tension extrême entre le souci de vérité et celui de maintenir son récit dans des limites socialement acceptables. C’est particulièrement significatif lorsque ces contenus sont liés à des objets à forte connotation morale (l’argent, l’alcool, l’hygiène, la sexualité, etc.), lorsqu’ils s’articulent dans l’expérience éprouvée à un conflit ou à un drame, ou encore lorsqu’ils renvoient l’interviewé à un événement perçu comme honteux, culpabilisant, stigmatisant, etc.
29D’un point de vue thématique, le recueil de témoignages mené en Val d’Aubois durant la période 2018-2023 a permis de documenter très largement la question du travail usinier (conditions de travail, savoir-faire, sociabilités ouvrières, etc.) et de ses métamorphoses (modernisation de l’outil de production, transformation des procédés de fabrication, intellectualisation du travail d’exécution, etc.). Ces témoignages donnent à voir et à entendre en filigrane le processus de déformation de la classe ouvrière de l’industrie à l’œuvre depuis le tournant néolibéral des années 1980. Celles et ceux qui ont eu à en subir les conséquences ont connu la perte d’emploi, le chômage, la baisse de revenus et la déqualification. En outre, le recueil a aussi rendu possible l’exploration de quatre autres composantes essentielles de la vie ouvrière propres au groupe étudié pour la période concernée : la consommation d’alcool, la situation des femmes, celle des travailleurs issus de l’immigration et les conditions d’existence en dehors de l’usine.
30Comme toute formalisation sociologique, une collecte de mémoires n’est ni entièrement neutre, ni totalement exhaustive, autrement dit elle est soumise à l’aléatoire. Celle menée en Val d’Aubois n’échappe pas à cette réalité. Malgré les vingt-huit heures d’enregistrement et les vingt-cinq témoins interrogés, des pans entiers de l’histoire récente de ce territoire berrichon associés aux secteurs de la tuilerie-briqueterie et de la cartonnerie-imprimerie sont restés muets, soit parce qu’ils n’ont pas été abordés durant les entretiens sociologiques, pour diverses raisons, intentionnelles ou non (refus, déni, oubli, contrainte matérielle), soit parce que les personnes qui auraient pu le faire n’ont pas été interviewées. Le retour réflexif opéré ici permet bien plus encore de montrer que la part aléatoire est présente à tous les stades de la « science se faisant », pour parler comme Bourdieu (2001, p. 12), et que, selon les quatre aspects analysés, elle a eu un rôle facilitateur ou, inversement, inhibitif. À bien des égards, dans les cas de la dimension collaborative et des conditions d’enregistrement, elle a plutôt participé d’un déplacement. Dans celui de la constitution de l’échantillon, elle a plutôt pris la forme d’une neutralisation et celle d’une exacerbation pour celui de la relation d’échange.
31Une dernière remarque pour conclure : elle concerne ces quelques mots prononcés par Flore Thaillard en marge de la réunion organisée le 13 février 2019 dans les locaux du CIAP La Tuilerie (elle y travaillait à l’époque comme chargée d’accueil et d’animation) : « La mémoire se réveille. Les gens nous ramènent des pièces, des documents ». Ces mots mettent en miroir un des effets pour le moins paradoxaux d’une méta-mémorisation, celui de constituer une sorte de substrat possiblement propice à faire bouger les choses alors même qu’on s’est employé à les figer.