- 1 Un son sature lorsque le niveau du signal audio excède la puissance d’un équipement d’amplificatio (...)
- 2 Dans le cadre musical, la répétition est un temps dédié, soit à la composition de nouveaux morceau (...)
- 3 Le médiator est une fine lamelle en plastique de forme triangulaire utilisée pour gratter les cord (...)
- 4 Les prénoms des musiciens ont été modifiés pour préserver leur anonymat, de même que le nom du gro (...)
1Au sein d’un petit village et au fond du jardin soigneusement entretenu d’une grande maison, se situe un local de répétition de musique richement orné d’illustrations subversives : images de véhicules de police calcinés et affiches de mouvements s’opposant au système militaire et à l’économie capitaliste sont placardées aux murs. Franchissant la porte d’entrée, arrivent peu à peu quatre adultes âgés de 24 à 52 ans. Chacun se présente aux autres vêtu d’un T-shirt à l’effigie de son groupe punk préféré et muni d’une caisse transportant un instrument de musique ; deux portent une guitare, un autre des cymbales de batterie ainsi que des baguettes, et le dernier, une basse. L’un d’eux apporte également un pack de bières qu’il positionne au milieu du local. Chacun salue les autres puis va se servir une bière tout en relatant les joies et les « galères » de la semaine. Ces quelques minutes de convivialité achevées, les guitaristes et le bassiste branchent leurs instruments à leurs amplificateurs et les programment en tournant les boutons pour obtenir la saturation1 souhaitée. Le batteur installe les cymbales sur les pieds de la batterie que lui a prêtée le guitariste puis prend place derrière elle. Le chanteur répète2 un discours introductif politiquement marqué dans son micro : « Ne laissez pas les élites prendre le contrôle de votre âme et de votre pensée, boycottez la politique et son système mafieux, résistance ! ». C’est le signal pour chacun que la répétition va débuter. Les médiators3 des guitaristes et bassistes sont placés au-dessus des cordes, les baguettes du batteur sont « armées », prêtes à venir « frapper » les toms. Chaque musicien, muni de son instrument, est déterminé à faire sonner la « résistance ». Ils jouent, comme lors des semaines précédentes, les chansons d’une liste affichée sur le mur dans l’ordre prévu. L’un des guitaristes chante des paroles dénonçant les injustices du monde avec une voie criée qui résonne sur les affiches placardées. Le bassiste intensifie sa présence corporelle : il remue frénétiquement la tête de bas en haut, l’amplitude des mouvements de son bras augmente pour venir gratter les cordes de sa basse, son buste se synchronise avec les mouvements de sa tête. Simultanément, les guitaristes suivent le même schéma, puis vient le tour du batteur de frapper toms et cymbales plus fortement tout en remuant la tête. Un groupe de punk hardcore répète. Il s’appelle Our Rage et ses membres les « Our Rageux ». Le Bassiste se prénomme Dam’s, le batteur Lars, le chanteur-guitariste Jo4 et l’autre guitariste, c’est moi.
- 5 La culture punk s’oppose aux dominations sociales et culturelles, au capitalisme et à l’individual (...)
2Je réalise un travail doctoral portant sur la scène punk Bourguignonne-Franc-Comtoise. Mouvement musical né en Angleterre en 1976-1977, le punk arrive en France à la fin des années 1970 et se développe dans les années 1980, porté par le groupe de rock alternatif Bérurier noir. Le punk fait partie des musiques underground se définissant par une dimension subversive et s’opposant aux cultures musicales mainstream, celles émanant de l’industrie culturelle marchande (Robène & Serre, 2016). Nihiliste à ses débuts, la culture punk se caractérise, dès son arrivée en France, par son engagement politique, celui-ci se traduisant par un refus de l’ordre social, politique, culturel et économique institué (rejet des hiérarchies et des dominations sociales, rejet de l’économie capitaliste) (Tuaillon Demésy, 2023). Cette culture est traversée par différentes esthétiques. Parallèlement au développement du punk en France, le punk hardcore émerge aux États-Unis, au début des années 1980, en réaction à un versant du punk massivement récupéré par l’industrie musicale et la société marchande (Mueller, 2019). Ce courant revendique un retour au punk originel et à ses valeurs5. La principale préoccupation politique du punk hardcore est d’offrir une alternative à ce qui est perçu comme la norme et la culture dominante (Butz & Winkler, 2023, p. 14). L’approche mobilisée ici s’intéresse à la manière dont les membres de la scène punk, et plus spécifiquement ceux du groupe Our Rage, perçoivent et caractérisent ces dominations. En affirmant et en montrant leur rupture avec les formes de domination sociale et culturelle, les acteurs de cette culture contribuent à les définir (Hannerz, 2016). Les significations recueillies permettent alors de comprendre les alternatives édifiées de manière collective. Le retour à un mode de fonctionnement consistant à faire les choses par soi-même (le Do it yourself ou DIY) permet de s’affranchir des structures étatiques et capitalistes (Le Roulley, 2016). Ici, cette rupture politique s’exprime également dans la musicalité. Les morceaux sont plus courts que ceux du punk de la fin des années 1970, tout comme le son est davantage saturé et le tempo plus rapide. Ces caractéristiques définissant le punk hardcore le rendent « plus furieux, plus intense et plus abrasif » (Pearson, 2023, p. 192).
- 6 La scène punk hardcore est en grande majorité masculine, les femmes sont, à part quelques exceptio (...)
3Dans le cadre de ma recherche, j’ai choisi d’intégrer un groupe de musique punk, car cette étude de cas ethnographique me permet d’accéder aux interactions à l’origine des normes corporelles du musicien punk, objet de mes travaux. J’ai ainsi appris, par l’intermédiaire d’un réseau social, qu’Our Rage, groupe s’identifiant au punk hardcore sur sa page de présentation, cherchait un nouveau guitariste pour remplacer le leur, qui les avait quittés : « Le groupe Our Rage est en quête de son nouveau guitariste6, laissez-nous un message si vous êtes intéressés ». Ce groupe cumulait deux années d’existence et avait à son actif sept morceaux ainsi que deux concerts. J’ai choisi de répondre à cette annonce dans la mesure où Our Rage était le seul groupe punk régional, parmi ceux que j’avais identifiés à ce moment-là, qui avait une place de guitariste à offrir. De plus, les expériences vécues par le groupe démontraient le sérieux de leur projet musical et leur volonté de se produire en concert. Les accompagner m’offrait un « billet d’entrée » pour accéder aux coulisses de la scène punk, à d’autres lieux de concerts et à différentes communautés locales. J’ai ainsi pu réaliser soixante observations participantes dans le cadre des répétitions. Celles-ci sont réparties de manière hebdomadaire, les samedis après-midi, et ont débuté en février 2022. En parallèle et de manière plus exceptionnelle, j’ai mené sept observations participantes lors de concerts d’Our Rage dans différents lieux underground de la région et lors de fêtes municipales croisées avec d’autres, menées en dehors du groupe, en tant que membre du public, lors des concerts punks régionaux ainsi qu’avec une soixantaine d’entretiens réalisés en parallèle avec d’autres musiciens de la scène, des spectateurs et des organisateurs de concerts. Lors de ma première rencontre avec les Our Rageux, je me suis présenté à eux comme chercheur ethnographe travaillant sur la scène punk régionale, avant de leur présenter les traits caractéristiques d’une observation participante. Mon passé de guitariste au sein de plusieurs groupes de metal et les techniques que j’avais pu travailler dans ce genre de musique saturée apparaissaient a priori comme un atout pour enquêter sur une scène voisine. Toutefois, elles se sont révélées insuffisantes pour répondre aux attentes des musiciens rencontrés. Au-delà de simplement faire sonner mes cordes, les membres du groupe ont sollicité de ma part l’expression d’émotions dépassant ces techniques de jeu et impliquant d’autres manières de se mouvoir avec l’instrument. Si l’importance de ces affects dans le cadre d’une activité musicale revendiquée comme résolument subversive par les Our Rageux m’était au départ invisible, la mise à l’épreuve de mon corps de guitariste m’a progressivement amené à la reconnaître. En m’appuyant sur les travaux de Julien Bernard (2015), qui propose de considérer que l’émotion est ce qui est labellisé comme tel par les acteurs d’une communauté, ces observations m’ont permis, au fil des discours, d’appréhender le geste du musicien d’Our Rage non plus exclusivement comme un geste technique instrumental, mais également comme un acte de démonstration émotionnelle.
4Ainsi, le questionnement que je souhaite soulever ici est le suivant : comment les musiciens d’Our Rage m’ont-ils mis à l’épreuve des affects de la communauté punk hardcore dans le cadre de la pratique musicale ? Ce premier questionnement mène à un second, cette fois-ci plus général : comment les musiciens s’approprient-ils la culture corporelle du punk hardcore ? J’exposerai tout d’abord le contexte de l’audition, première étape de mon engagement ethnographique ; je montrerai la manière dont les musiciens m’ont présenté leurs attentes émotionnelles et les moyens mobilisés pour m’emparer de nouvelles techniques de jeu afin d’y répondre. Je me livrerai ensuite à une analyse des différentes fonctions sociales jouées par les émotions dans la culture punk hardcore régionale pour comprendre la relation de confiance que ce travail m’a permis de faire naître avec les Our Rageux.
- 7 Les Dr. Martens ainsi que les Vans sont des marques de chaussures qui font partie du style vestime (...)
- 8 Du nom du musicien à l’initiative de cette forme caractéristique de guitare électrique, qui sera r (...)
5Après quelques messages échangés avec Lars, qui s’occupe de la communication du groupe, on me propose une audition. Celle-ci est programmée pour durer deux heures et destinée à évaluer mes facultés à contribuer au projet musical du groupe. Avant de me rendre à cette audition, j’envisage de troquer mes vêtements habituels contre une tenue conforme à la représentation que je me fais du style vestimentaire du hardcoreux : T-shirt de groupe de punk hardcore, chaussettes hautes, Dr. Martens ou Vans7, casquette, short noir. À défaut d’être en possession de cette tenue, qui me permettrait de façonner mon apparence « punk hardcoreuse », je m’habille tout en noir. L’audition a lieu un samedi après-midi de janvier. Le local se situe en zone rurale, à vingt minutes de la ville la plus proche. Arrivé sur place, je découvre un portail sécurisé, que Lars vient m’ouvrir pour que je puisse accéder au lieu de la répétition. Il me souhaite la bienvenue et m’informe que nous nous trouvons dans la résidence du chanteur-guitariste, Jo, encore à son travail de paysagiste. Je repère, en dépassant l’ouverture du portail, un jardin entretenu avec soin et des parterres de fleurs entourant une grande bâtisse. Nous continuons notre chemin, traversons la cour et j’entrevois une dépendance qui jouxte la maison et que le propriétaire des lieux a aménagée pour y accueillir les répétitions du groupe. Je pousse la porte et aperçois Dam’s, le bassiste, répétant les morceaux avec une distorsion ravageuse, à un volume sonore très élevé. Envahi par une musique aussi puissante qu’assourdissante, je peine à distinguer la suite des explications de Lars. Simultanément, je découvre un local décoré par diverses illustrations. On peut y distinguer des affiches du mouvement « Que maudite soit la guerre ! », des images de dépouilles de militaires morts au combat, d’enfants en situation de grande famine, des articles de journaux relatant l’effet catastrophique des décisions prises par les grandes puissances mondiales sur les populations des pays pauvres, etc. Avant que les membres du groupe n’évaluent mon aptitude à les rejoindre, nous avons un premier temps d’échange destiné à poursuivre les conversations amorcées lors des premières correspondances avec Lars. Jo, désormais rentré du travail, regarde ma guitare, acquise sept ans auparavant, du temps où je jouais dans des groupes de metal : « C’est la guitare du guitariste d’Agnostic Front, l’un de mes groupes préférés. On va bien s’entendre ! ». De fabrication reconnue dans le milieu, la couleur noire de l’instrument, mais aussi sa forme Les Paul8 et ses micros doubles actifs, réputés pour délivrer un son extrêmement puissant, lui rappellent les guitares utilisées par les groupes de punk hardcore de l’underground new yorkais.
- 9 Il s’agit d’un câble permettant de relier un instrument à un amplificateur de son.
- 10 Boutons équipant les amplificateurs et permettant d’ajuster les paramètres du son de l’instrument.
- 11 Un tom est un petit tambour qui fait partie des éléments d’une batterie.
6Ce moment d’échange précédant l’audition est résolument court. Visiblement, mon jeu de guitariste les intéresse davantage. Je branche ainsi le câble Jack9 de ma guitare à mon amplificateur pour commencer à m’échauffer en répétant les morceaux que le groupe m’a demandé d’apprendre. Les premières notes jouées sonnent le début de la mise à l’épreuve de ma technique instrumentale au prisme du regard expert des enquêtés. Peu après avoir fait sonner mes premières notes, et alors que l’échauffement commence à peine, les musiciens sanctionnent mon son d’amplificateur. Dam’s me confie ses réticences à l’égard de celui-ci : « Franchement, je n’aime pas ton son, il fait trop rock, on va voir ce qu’on peut faire ». Jo m’informe que ce son est incompatible avec l’identité punk hardcoreuse du groupe. En revanche, le sien est valorisé au sein d’Our Rage. Sa distorsion « extrême » se rapproche de celle exhibée par les groupes de punk hardcore new yorkais. L’évocation des sonorités produites par le musicien est systématiquement précédée de l’adjectif possessif. Lorsqu’il s’agit des miennes, ils y font référence par l’expression « ton son », tandis qu’ils disent « mon son » lorsqu’ils se réfèrent aux leurs. Cette dénomination visant à attribuer les caractéristiques sonores au musicien traduit l’usage identitaire qu’ils en font. Ils se sont ainsi approchés de mon amplificateur pour modifier « mon son », en tournant les potards10, et le faire correspondre au leur. Ils n’y sont pas parvenus et m’ont alors demandé d’acheter une pédale de distorsion, outil permettant d’ajouter des effets de saturation au son produit par l’amplificateur semblable à celle de Jo. La normalisation de mon son de guitare opérée par les musiciens révèle l’impérative nécessité pour eux de jouer avec un type de saturation spécifique au punk hardcore. Nous reprenons ensuite nos instruments et poursuivons l’échauffement. Ce temps est conçu, dans le groupe, comme un temps individuel permettant à chacun de se préparer avant le jeu collectif. Sans se concerter, les musiciens interprètent séparément des parties différentes des morceaux du groupe. Je choisis de jouer celles sur lesquelles j’éprouve le plus de difficultés. Les autres musiciens m’observent, puis cessent de jouer pour m’informer qu’ils les exécutent beaucoup plus rapidement. Lars me fait remarquer que Jo double les allers-retours au médiator par rapport à moi. Il m’informe également que l’ancien guitariste savait jouer avec une vitesse impressionnante. Pour interpréter à un tel tempo les morceaux du groupe, je dois sortir de ma zone de confort technique et concentrer toute mon attention sur la dextérité nécessaire à leur exécution sans impair. Mes « années metal », révolues depuis la fin de mon adolescence, ne m’avaient pas préparé à jouer cette rythmique inhabituelle à un tel tempo. J’interprète avec le groupe la suite de son répertoire. Tout en concentration, je tente de m’ajuster à la vitesse de jeu imposée par le batteur. Bien qu’ayant répété les morceaux en amont à l’audition des heures durant, j’y parviens difficilement et non sans erreurs. À mesure que nous jouons, un ensemble de mouvements effectués par les autres musiciens m’apparaît, que je n’avais pas perçu lors des premières minutes de jeu collectif. Le batteur augmente progressivement l’amplitude de ses attaques en tendant les bras au-dessus de la tête avant de venir frapper puissamment et le plus rapidement possible les toms11 avec ses baguettes. Jo et Dam’s grattent simultanément leurs cordes en réalisant, eux aussi, de plus grands mouvements, amorcés depuis le coude et non plus uniquement le poignet. Ils se déplacent d’un pas sûr dans le local tout en réalisant des sauts. Chacun remue frénétiquement la tête de bas en haut. C’est lors des breaks, moments perçus comme les plus intenses du morceau, que l’amplitude de ces mouvements est la plus élevée. Que ce soit pour le batteur, le bassiste ou le guitariste, le geste de la tête s’accompagne d’un mouvement vif du buste en avant. Au sein de cette effervescence collective, focalisant mon attention sur mes mains afin d’éviter les fausses notes, j’oublie le reste de mon corps qui, quant à lui, demeure immobile. Cette passivité peut également s’expliquer pour d’autres raisons. D’abord, je ne possédais à ce moment-là aucunement les capacités de dissociation et de coordination qui m’auraient permis d’engager, en plus de mes mains, d’autres parties de mon corps dans mon jeu. De plus, n’en ayant jamais fait usage dans le cadre de ma pratique musicale passée, ces gestes m’étaient étrangers. Cette immobilité corporelle, contrastant avec l’implication physique des autres musiciens, les a rapidement fait réagir. Si je pensais être parvenu à me rapprocher des exigences de vitesse du groupe, à l’issue de ce temps de jeu collectif, Dam’s, le bassiste, m’informe des progrès que je dois encore réaliser : « Il faut que tu attaques plus, pour l’instant ce n’est pas assez, ça se ressent ». Je dois augmenter la force avec laquelle je gratte les cordes de ma guitare. Jo, qui était d’accord avec Dam’s, complète en m’invitant à « relâcher mon poignet », « [à] ne pas rester sur le manche mais [à] faire de plus grands gestes ». Les Our Rageux contrôlent également ces mouvements entre eux. Dam’s reprend Jo sur son immobilité lors de l’interprétation d’une reprise d’un célèbre groupe punk : « Tu fais quoi Jo ? T’en as marre ? Allez, bouge un peu ! ». La mise à l’épreuve de ma motricité de musicien à travers le regard expert des Our Rageux a ainsi révélé un ensemble d’usages corporels valorisés au sein du groupe de musique. Si, au début de notre rencontre, le contrôle social de mes mouvements s’opérait par des invectives et des sanctions verbales, plus avant dans l’enquête, celui-ci a pu prendre d’autres formes. Il s’exerçait, simultanément à l’interprétation musicale, à travers des regards furtifs, des haussements de sourcils, des sourires en coin stigmatisant mon comportement. Il se teintait parfois d’ironie, les musiciens répondant à ma passivité manifeste ainsi : « Tu es un vrai punk toi ! ».
7Bien que son importance dans le groupe me soit ainsi apparue, le sens de cette gestuelle partagée par les musiciens m’échappait. Je les ai alors interrogés à ce sujet. L’amplitude des mouvements mise en œuvre pour venir frapper les surfaces percussives de l’instrument, et qui, par synesthésie avec le son saturé de leur musique, leur procure un défoulement intense, est essentielle pour incarner ce qu’ils nomment une « intention punk ». Les Our Rageux la définissent comme une manière d’exprimer le discours de colère, de révolte et d’indignation porté par le groupe. L’ensemble de ces mouvements fait alors figure de règles d’expression émotionnelle (Hochschild, 2017) qui constituent un répertoire gestuel, une grammaire partagée, assurant la communication d’émotions entre membres du groupe et en direction du public. À ces règles s’ajoutent la musique, la manière dont celle-ci est paramétrée, le type de saturation, les rythmes et la vitesse à laquelle sont joués les morceaux. En effet, pour les Our Rageux, la musique produite doit être en cohérence avec le contenu du message porté par le groupe, comme l’illustrent les propos de Jo : « La colère de nos paroles doit se retrouver dans notre musique ». Ces émotions sont organisées selon un ensemble de règles de sentiment constituant autant d’attentes émotionnelles partagées au sein d’un groupe social (Hochschild, 2017). Celles cultivées par les Our Rageux sont repérables dans les paroles des morceaux et leurs titres. Parmi les thématiques qui appellent une démonstration de colère figurent le système militaro-industriel, la société marchande capitaliste, les conditions de travail des ouvriers et les inégalités sociales.
8La mise à l’épreuve de mon corps dans le cadre de l’intégration de ce groupe m’a permis de repérer le système de relations que les musiciens avaient élaboré entre leurs propres gestes et leurs émotions. Le corps importe alors autant que les paroles et la musicalité punk qu’il produit. S’emparer de la grammaire émotionnelle du groupe, c’est à la fois s’emparer d’une technique musicale et d’une manière de se comporter avec l’instrument. Christian Bromberger (2020) mobilise le concept de style de jeu pour caractériser l’ensemble des écarts par rapport aux normes et règles constitutives d’une pratique sportive. Ce style de jeu pourrait également être musical lorsqu’il s’agit, pour le musicien, de s’écarter des normes inhérentes à la pratique instrumentale afin de faire sonner son instrument à sa manière. La mise en scène de ces émotions caractérise en partie le style de jeu punk hardcore. Par l’apprentissage et le partage de celui-ci, les musiciens répètent l’expression de leurs émotions de colère, d’énervement et d’indignation au sein du local. Dans ce contexte particulier, ma passivité physique manifeste constitue une forme de déviance émotionnelle (Hochschild, 2017). Loin de participer à l’évocation des émotions que les musiciens expriment, ma passivité fait de moi un musicien « à côté » des autres, diluant le message du groupe.
9Si, au début de mon enquête, je n’étais pas en mesure d’incarner les émotions que les Our Rageux cherchent à véhiculer, les travailler pour les mettre en scène conformément à leurs attentes est progressivement devenu un enjeu central de mon intégration au sein du groupe. Arlie Hochschild (2017) a façonné le concept de travail émotionnel pour analyser la manière dont les individus ajustent leurs émotions en fonction de leur environnement professionnel. Elle en distingue deux types : le jeu en surface, qui consiste à mettre en scène une émotion sans chercher à la ressentir intimement, et le jeu en profondeur (Hochschild, 2017, p. 59), qui implique de ressentir réellement l’émotion. Travailler mes émotions consistait d’abord pour moi, plus qu’à essayer de les ressentir, à les « jouer en surface » en m’emparant des règles d’expression et de sentiments repérées et analysées en amont chez les Our Rageux.
- 12 Le riff est une partie d’un morceau qui se répète.
- 13 Les cordes sont jouées à vide lorsque l’accord joué, habituellement le mi, ne nécessite pas le pos (...)
10Pour mettre en scène mes émotions conformément aux attentes du groupe, il a été nécessaire que je m’entraîne intensivement et développe mes qualités techniques, ma vitesse d’exécution, mon explosivité, mon endurance et ma coordination. Je devais d’abord augmenter le tempo, la fréquence à laquelle le médiator touche les cordes, tout en faisant partir le geste du coude afin de réaliser des mouvements plus amples. J’ai dû, pour cela, augmenter ma vitesse d’exécution ainsi que la dextérité de mes doigts. Pour ce faire, je me suis tourné vers Jo qui m’a suggéré de suivre l’entraînement qu’il avait lui-même mis en œuvre pour développer ces qualités. Le guitariste a développé ses techniques de manière autodidacte, sans prendre de cours dans des écoles de musique. Seuls ses amis l’ont aidé en lui montrant des riffs12 que Jo répétait inlassablement sur le son des vinyles de ses groupes préférés jusqu’à parvenir à la fréquence souhaitée. J’ai alors suivi ses conseils et me suis entraîné au quotidien, une heure par jour, en jouant les morceaux d’Our Rage et des groupes de hardcore new yorkais tout en les écoutant sur Internet. M’entraîner seul en répétant les différentes techniques m’a permis, en l’espace de quelques semaines, d’interpréter les créations du groupe de manière plus rapide sans pour autant atteindre la vitesse de jeu de Jo. Confronté à mes limites physiques, j’ai dû faire en sorte qu’elles ne diminuent pas mes chances d’être accepté dans le groupe. Devant faire le deuil d’une gestuelle « punk hardcoreuse » qui m’était encore inaccessible, j’ai tenté de dissimuler cette incapacité aux musiciens. Par exemple, sur certains riffs, tandis que Jo gratte les cordes uniquement sur le trajet « aller » de la main, je les joue en « allers-retours » : ma main parcourt alors la moitié du trajet parcouru par celle de Jo sur une même période. Si elle fait illusion, cette manière de jouer les cordes déroge toutefois aux normes techniques du groupe. En reprenant les travaux d’Erving Goffman à propos des usages sociaux des handicaps (1973), on pourrait qualifier cette facilitation technique d’attribut stigmatisant au milieu de musiciens qui entretiennent un culte de la vitesse. Pour limiter ce stigmate, je conserve la même amplitude gestuelle que Jo afin d’atténuer les différences perceptibles entre mon jeu et le sien. Néanmoins, bien que je puisse faire illusion par moments, mes limites corporelles finissent par contraindre mon rôle au sein du groupe. Dans certains cas, mon incapacité à interpréter le riff me conduit à m’effacer temporairement de l’unisson collective en jouant des parties d’accompagnement. En outre, jouer plus rapidement les morceaux génère des douleurs physiques que j’ai dû domestiquer. L’augmentation de la fréquence de déplacement des doigts sur le manche implique un accroissement des frottements avec les cordes en acier pouvant engendrer brûlures et crampes. Cette source de douleur a pu être maîtrisée grâce à la mise en place de deux stratégies : la première consistait à décaler l’index sur la corde pour ne pas appuyer continuellement sur le même point ; la seconde, à relâcher le poignet en le détachant du manche pour le soulager lorsque les cordes étaient jouées à vide13.
11Cette grammaire émotionnelle n’est, pour les Our Rageux, jamais acquise non plus. Ces derniers s’engagent dans un processus continu de dépassement de leurs propres limites physiques visant à améliorer davantage leur style de jeu émotionnel. Les propos de Jo, recueillis plus tard dans mon enquête, l’illustrent parfaitement : « Je n’arrive pas à accélérer, j’essaie d’aller plus vite répétition après répétition mais là je n’y arrive pas, je crois qu’on atteint nos limites ». Pour dépasser cet obstacle, Jo utilise un appareil de musculation des fléchisseurs. Celui-ci se présente sous la forme de quatre pistons, dont chacun est sous-tendu par un ressort induisant une résistance à la poussée des doigts. Lars, quant à lui, s’entraîne quotidiennement sur une batterie électronique pour jouer plus rapidement. L’entraînement est même un signe d’engagement dans le projet musical du groupe. Lorsqu’un membre peinant à exécuter un riff au tempo imparti renonce à s’exercer pour dépasser cette difficulté, il se confronte bien souvent aux reproches des autres musiciens. Contribuer à l’œuvre collective passe ainsi par un apprentissage corporel permettant l’incarnation et le partage d’émotions privilégiées dans le groupe.
12Redécouvrir mon corps de guitariste pour apprendre à « jouer » le style émotionnel du groupe a durablement modifié ma relation aux enquêtés. Suivant le conseil dispensé par Howard Becker aux jeunes chercheurs (Becker, 2002), rappelant que ce sont des faits sociaux qui constituent nos difficultés de terrain, il s’agissait pour moi d’éclairer, après y avoir été confronté, le rôle des émotions au sein du groupe Our Rage et, plus largement, au sein de la scène punk locale. D’abord, il convient de préciser que ces émotions, valorisées au sein du groupe, ne sont pas performées de la même manière selon les contextes de jeu. Lors des répétitions dédiées à la composition, les musiciens jouent bien souvent de manière statique en se concentrant sur l’apprentissage de nouveaux riffs. Le tempo est, dans ce cas-là, souvent ralenti pour tenir compte de la fatigue des musiciens accumulée lors de la semaine de travail. Cette grammaire émotionnelle s’intensifie lors des ultimes répétitions qui précèdent un concert. Les musiciens répètent alors leurs gammes de déplacement, leurs sauts, l’amplitude de leurs attaques, pour être capables de les concilier à une interprétation des morceaux sans écueils. Cette colère est ainsi travaillée en coulisses et dans l’intimité du groupe pour être mise en scène lorsque celui-ci fera face à un public extérieur. Les musiciens en font alors un élément central de présentation d’Our Rage. En raison de mon statut d’outsider au moment de notre rencontre, ces émotions ont été exprimées par les musiciens lors de l’audition, un temps qui n’est nullement dédié à la préparation d’un concert, aucun n’étant encore programmé. Par ailleurs, les vidéos promotionnelles diffusées sur les réseaux sociaux d’Our Rage sont sélectionnées selon leur efficacité à retransmettre l’intensité émotionnelle communiquée par le groupe. Les musiciens savent que, sur la scène underground, elles sont valorisées par les gérants de lieux alternatif, et que leur mise en scène augmente ainsi les chances de se produire. Leur mise en œuvre est donc aussi une réponse stratégique aux attentes de la scène sur laquelle les musiciens évoluent.
- 14 La fosse est l’espace situé immédiatement devant la scène et dans lequel les spectateurs dansent.
13Par ailleurs, cette gestuelle émotionnelle ne constitue jamais une performance isolée. Elle naît systématiquement du système d’interrelations qui se crée dans l’interprétation des morceaux pour finalement aboutir à une forme de « jeu en miroir ». C’est uniquement lorsqu’un musicien prend l’initiative de décupler sa présence physique que les autres en font de même. S’il n’est pas suivi, le premier musicien reviendra à une posture plus sobre. Ainsi, l’accélération du batteur provoque invariablement celle du jeu des autres musiciens. Et à l’augmentation de la force avec laquelle le batteur frappe toms et cymbales, guitaristes et bassiste répondent par une attaque plus explosive. En concert, cet engagement émotionnel, loin d’habiter uniquement la scène, trouve un prolongement au sein de la fosse14. Les musiciens mettent en scène ces émotions pour les partager avec le public. Ils les décuplent systématiquement pour produire ce que Lars nomme « un emballement collectif ». Par exemple, les musiciens d’Our Rage, comme de nombreux autres artistes, disent interpréter systématiquement leurs morceaux avec un tempo plus élevé en présence d’un public. Lorsque l’engagement émotionnel est plus intense sur scène, les danses dans la fosse, apparaissant comme la grammaire émotionnelle des spectateurs, s’accélèrent. En retour, l’entrain du public conduit également à une accélération du jeu des musiciens. Ainsi, loin d’être donné à l’avance, le style émotionnel d’Our Rage se joue et se déjoue en fonction des différents contextes d’interaction au sein desquels l’activité musicale prend place.
14Cette grammaire émotionnelle est ainsi vouée, au départ, à être travaillée pour venir agrémenter une performance musicale. Entendue comme un évènement unique qui se produit devant des spectateurs, celle-ci a pour ambition de susciter chez eux une expérience nouvelle (Carpigo & Diasio, 2018). De fait, il semble que les émotions exprimées par les Our Rageux se situent dans le registre de la mise en scène et n’aient pas pour vocation première d’être ressenties. Leur expression dépend du contexte de jeu dans lequel elles s’inscrivent et traduit le passage de l’activité musicale à la performance.
- 15 Espace autogéré dans lequel des concerts sont organisés.
15Au cœur de la performance musicale, cette grammaire apprise dans le groupe vise ainsi à affecter les autres, le public, les organisateurs, les musiciens. Les affects émergent d’un processus relationnel et se rapportent à des thèmes partagés par les individus (Massumi, 2015). Les échanges entre musiciens et spectateurs se tissent autour des paroles des morceaux. Quand le titre « Soldat malgré lui » évoque la convocation de jeunes militaires pour combattre au front, « Sale journée » se réfère aux conséquences quotidiennes du régime capitaliste sur les musiciens. Cette posture critique trouve écho dans l’esthétique des lieux de concert. Les affiches placardées contre les murs, à l’instar de celles ornant le local de répétition, ont pour fonction d’exposer les injustices sociales ou les formes de domination, objets d’indignation et de révolte au sein de la communauté. Aux Tanneries15, sont visibles des affiches du mouvement antispéciste, des drapeaux revendiquant l’accueil des réfugiés, d’autres fustigeant le fonctionnement du système bancaire. Ces affiches et les paroles des morceaux peuvent ainsi être désignées comme des technologies émotionnelles qui permettent de faire naître des émotions partagées entre les membres d’un groupe lors de rites, fêtes ou cérémonies (Granger, 2014). La musique saturée peut également intégrer cette catégorie. Yanis, un spectateur régulier des concerts punk hardcore, évoque ce que lui procurent ces sonorités : « Cette colère, tu la ressens aussi dans le son saturé qui te donne envie de bouger partout, de te défouler ». Les affects des musiciens et des spectateurs sont ainsi encadrés dans le temps et l’espace du concert. Si cette grammaire émotionnelle est travaillée pour être mise en scène, les affects partagés collectivement semblent, par moments, réellement ressentis. Cette transition vers l’expérience affective profonde s’illustre à travers la mobilisation du regard pour exprimer la colère. Rarement convoqué, celui-ci est notable dans les moments d’effervescence les plus intenses. Toutefois, bien que cette performance émotionnelle soit centrale, des sourires peuvent aussi apparaître. Ils traduisent l’enthousiasme de vivre collectivement ce moment musical festif au sein duquel cette colère prend place.
- 16 Cet article de la Constitution donne le droit au Premier ministre de faire adopter un texte de loi (...)
16Le passage de la mise en scène émotionnelle aux affects collectivement partagés révèle le sens politique de l’engagement corporel de musiciens et de spectateurs punk hardcoreux cherchant à s’affranchir des structures culturelles, économiques et sociales qu’ils perçoivent comme dominantes (Butz & Winkler, 2023). Massumi replace l’affect au centre de l’analyse idéologique. Pour qu’une idéologie dominante perdure, elle doit obtenir le consentement des classes dominées. Pour cet auteur, le moyen le plus efficace d’y parvenir est d’agir sur leurs affects : « le pouvoir s’accroche à l’individu par le biais des affects et obtient de lui un consentement illusoire au rôle qui lui est assigné » (Massumi, 2015 , p. 75). Un ensemble d’affects majoritairement partagés dans les sociétés occidentales conduit ainsi les acteurs à agir conformément aux finalités capitalistes et étatiques dominantes. Dans le concert punk hardcore, les affects sont mobilisés, à l’inverse, comme une forme de résistance à l’idéologie dominante. La mise en scène, en concert et en répétition, d’émotions répétées des heures durant en amont, vise à contester et incarner la rupture avec l’évidence d’une organisation économique capitaliste, d’une présence armée ou d’une gouvernance verticale. À l’issue de l’interprétation d’un morceau fustigeant la crise démocratique en France ainsi que l’usage récent et répété de l’article 49.3 de la Constitution16, Dam’s s’indigne : « On devrait être content d’aller voter mais de toute façon ça ne sert à rien, ils nous prennent vraiment pour des cons ». Tirant profit de l’expérience musicale, les affects qu’il exprime à travers elle participent ainsi à la déconstruction collective d’une réalité sociale instituée. Elle est une manière de s’affranchir d’un contrôle social vécu au quotidien par les musiciens et les spectateurs.
17Du partage de ces émotions naît un sentiment communautaire. Pour Jo, le concert est un moment lors duquel « on peut être en colère ensemble ». Au-delà du groupe, les acteurs de la scène punk locale, rencontrés à l’occasion d’entretiens, évoquent eux aussi le sentiment d’une proximité immédiate pendant le concert, lorsque ces émotions sont partagées. Jérémy, un étudiant de 22 ans, assiste très régulièrement à des concerts de groupes punks : « Dans des concerts punks, quand tout le monde se défoule et crie, on a cette fierté d’être tous ensemble ». Le partage d’émotions renforce la cohésion sociale entre les acteurs (Van Kleef & Fischer, 2016). Pour ma part, je ressens cette proximité avec les musiciens en répétition et encore davantage en concert, lorsque l’effervescence est la plus intense. Plus j’augmente l’amplitude de mon attaque, plus j’accentue ma vitesse de jeu, plus je frotte les cordes avec force et plus les Our Rageux semblent me reconnaître comme l’un des leurs. Pour Jo, je suis devenu punk hardcoreux à l’issue d’un morceau lors duquel j’avais particulièrement investi cette gestuelle émotionnelle : « Tu te punkifies, t’es une vraie brute, t’es un Our rageux maintenant ! ». La culture punk hardcore peut alors être appréhendée comme une communauté émotionnelle, un ensemble d’individus partageant les mêmes émotions ainsi que les mêmes modalités d’expression de ces émotions (Rosenwein, 2012). Ces gestes émotionnels, hérités d’autres groupes de punk hardcore, deviennent des signes d’appartenance à cette culture. Pour Jo, ce processus d’acculturation a débuté pendant ses premières expériences musicales dans d’anciens groupes locaux. Il a ensuite reproduit ce style de jeu à partir de son imaginaire du punk hardcore new yorkais, forgé à l’occasion de concerts des groupes fondateurs sur la scène régionale. Au sein de la culture punk hardcore, cet engagement émotionnel permet ainsi l’émergence d’un sentiment communautaire face à l’ordre institué.
18Après avoir été confronté au caractère central des émotions dans l’expérience musicale des Our Rageux, travailler les miennes en surface avait pour finalité de faire accepter ma présence aux musiciens. Cette démarche prenait bien souvent les traits d’un « cynisme méthodologique » (Olivier de Sardan, 2000, p. 428) consistant à simuler, avec les enquêtés, une proximité parfois illusoire. Travailler mes émotions devenait alors une manière de participer au jeu collectif, de mettre en scène mon adhésion au rejet de l’ordre institué tel que l’appréhendent les membres du groupe et, en retour, de manifester mon appartenance au punk hardcore tout en cultivant une certaine distance avec cette culture. Cette mise en scène émotionnelle n’a pas toujours été sans difficultés. Mon itinéraire social au sein d’un milieu favorisé m’avait habitué à un contrôle rigoureux de mes émotions, qui plus est, celles qui manifestent la colère en présence d’inconnus. Comme le rappelle Julien Bernard, « les émotions sont, comme les goûts, déterminées par la position, l’itinéraire social et, surtout, la récurrence de l’expérience de situations typiques entraînant des émotions tout aussi typiques » (Bernard, 2015, p. 7). Ici, l’activité musicale, à plus forte raison dans le cadre de la performance scénique, implique de prendre le contre-pied de cet habitus affectif, en exprimant des émotions mises sous silence dans l’espace public jusqu’alors. Je peine, toutefois, à mettre en œuvre l’ensemble de cette grammaire émotionnelle. Chanter avec une voix criée dans le micro m’est impossible. Les gestes que je parviens le plus facilement à mettre en œuvre sont ceux qui se confondent avec les techniques de jeu. Augmenter l’amplitude du poignet peut ainsi être interprété comme une manière de gratter ses cordes et non comme une forme d’expression émotionnelle. La voix criée en revanche ne laisse que peu de place à cette ambiguïté. Bien que j’aie cultivé cette distance au début de l’enquête, la frontière avec le jeu profond s’est révélée mince. Le passage des émotions mises en scène aux affects collectivement partagés m’a parfois conduit à ressentir ces émotions. Cela se produisait exclusivement en concert, lorsque je m’engageais avec intensité dans le jeu musical et que le public dansait. Au sein de l’effervescence collective, gratter les cordes de ma guitare avec une amplitude supérieure pour mettre en scène la colère du groupe à l’égard du capitalisme, m’a progressivement amené à la ressentir. M’engager dans ces affects consistait, de la même manière, à participer à la déconstruction idéologique s’édifiant collectivement. Les émotions performées lors de ces moments punks m’ont ainsi conduit à politiser certaines thématiques qui me laissaient particulièrement indifférent avant mon enquête. L’oppression exercée par les grandes puissances mondiales sur les pays pauvres, le système économique capitaliste ou les politiques de militarisation sont devenus pour moi tout aussi révoltants que pour les enquêtés. Si participer à ces affects collectifs renforçait, comme pour les autres musiciens, mon sentiment d’appartenance à la communauté punk locale, celui-ci s’accompagnait souvent d’un sentiment d’imposture. En effet, résister à une idéologie dominante en performant ces émotions me renvoyait, en retour, à ma propre position sociale. Musiciens et spectateurs vivaient le concert et ce type d’affects comme une manière de s’affranchir de conditions sociales propres à leur quotidien. Le titre « Sale journée » dénonce des formes de dominations sociales rendues signifiantes pour eux par leurs expériences professionnelles passées. Jo relate fréquemment les relations entretenues avec sa hiérarchie lorsqu’il travaillait comme agent municipal. Elles l’ont poussé à changer d’emploi et à travailler à son compte. À l’inverse, en performant ces émotions, je dénonce des situations que je n’ai jamais vécues. Je prends part à des affects que je ne devrais pas ressentir. Ce sentiment d’imposture n’est pas présent dans le local de répétition. Dans l’intimité du groupe, chacun des membres est conscient de ces différences sociales. En revanche, il émerge en concert, lorsque ma présence sur scène, aux côtés des autres Our Rageux, me fait apparaître aux yeux du public comme l’un des leurs.
19M’emparer du style de jeu émotionnel d’Our Rage et le jouer m’a permis de tisser une relation de confiance avec les Our Rageux. Celle-ci m’a permis d’accéder à l’intimité du groupe. Cette confiance, tissée dans la relation ethnographique, autorise les enquêtés à dévoiler d’autres émotions, plus intimes, qui permettent de mieux comprendre le sens que la pratique musicale du punk revêt pour eux. Le local punk underground devient les coulisses (Goffman, 1973) de leur scène sociale et professionnelle. Ils y relatent les coups durs de la journée, les rapports entretenus avec leurs supérieurs hiérarchiques, leur vie familiale, et donnent à voir des traits de fatigue, de colère, de joie lorsqu’ils quittent leur quotidien et pénètrent le local de répétition. C’est ce qu’illustrent les propos de Dam’s, lorsqu’il sort de son travail de garagiste et arrive au local : « ça fait du bien après cette journée de merde ! Je ne supporte plus de bosser pour certains clients ». Ainsi, le sens que la pratique musicale du punk a pour les membres du groupe prend naissance dans un contexte de vie qu’il convient de découvrir à ces occasions. De plus, la relation ethnographique ne se rompt pas lorsque les instruments se taisent. La vie d’un groupe de musique ne se résume pas à « faire » de la musique. L’intégrer, c’est aussi s’inscrire dans une histoire commune dépassant la performance et rythmée par des temps de convivialité autour d’une bière, de discussions stratégiques à propos de l’avenir d’Our Rage et de la programmation de ses futurs concerts. En dehors des temps musicaux, les émotions exprimées offrent un cadre favorable à l’apparition de comportements corporels transgressifs. Par exemple, les temps d’échanges autour d’un verre sont régulièrement l’occasion pour les musiciens de subvertir l’ordre corporel dominant en jouant avec les normes hygiéniques, notamment par le recours aux éructations. Comme l’a montré Mary Douglas (1998), lorsque la pureté représente une norme sociale, l’impureté mise en scène par cette exhalaison transgresse cette norme dominante et représente l’exécrable. Lorsque ces comportements survenaient, j’ai chaque fois réprimé mon dégoût et montré mon indifférence et parfois mon approbation à l’égard de ce geste, comme le faisaient les autres musiciens, pour témoigner de mon adhésion au système de valeurs du groupe, même en dehors du local. Ainsi, le travail émotionnel permet d’instaurer un cadre d’expérience (Goffman, 1991) au sein duquel diverses formes de subversion peuvent s’exprimer. Il permet aux musiciens d’agir en ma compagnie d’une manière qui serait, dans un autre espace social, stigmatisante (Beaud, 1996). En dehors du local, les soirées de concerts nous amènent à rencontrer d’autres musiciens ou à être confrontés ensemble à des modes d’organisation de concerts différents selon les lieux. Ces expériences sont partagées et inscrites dans l’intimité de la relation ethnographique. Les émotions éprouvées par chacun des musiciens sont divulguées « entre nous », dans les coulisses du groupe. S’emparer des affects de la communauté permet d’accéder à des émotions plus personnelles. Par exemple, les organisateurs de concerts ne proposant aucune rétribution quelle qu’en soit la forme (bière, défraiement, repas, etc.) détonent avec le système de valeurs du groupe basé sur l’horizontalité des relations. Les états émotionnels des musiciens indiquent alors leur désapprobation. Les propos de Dam’s, un soir de concert, permettent d’illustrer cela : « J’ai l’impression de me faire exploiter, je me fais déjà exploiter au travail, je n’ai pas envie de me faire exploiter dans la musique ». L’expression du flux émotionnel des musiciens confrontés à ces expériences permet alors de découvrir les valeurs structurantes de la communauté punk.
20Aux prémices de mon enquête au sein d’Our Rage, les musiciens m’ont confronté au rôle central des émotions au sein de leur pratique musicale. Travailler les miennes pour les mettre en scène conformément aux attentes des enquêtés était une condition nécessaire à mon intégration au sein du groupe de musique. La mise à l’épreuve de mes propres techniques de jeu, au prisme du regard expert des enquêtés, est progressivement devenue un révélateur du rôle central des affects au sein d’une performance musicale punk hardcore revendiquée, par les musiciens, comme subversive et transgressive de l’ordre institué. Ces émotions, travaillées en coulisses des heures durant, visent in fine, à produire des affects partagés avec le public, contribuant à la déconstruction de l’idéologie qu’ils perçoivent comme dominante. L’effervescence qui naît de ces moments collectifs renforce le lien communautaire, aussi le fait d’y prendre part m’a-t-il permis de tisser une relation de confiance avec les Our Rageux tout en me confrontant à des limites affectives plus personnelles. Pour reprendre l’expression chère à Jeanne Favret-Saada, en me laissant affecté par la communauté punk locale, j’ai pu accéder à une autre réalité de l’expérience musicale, celle-ci « non verbale » (Favret-Saada, 1990, p. 8). À travers l’implication corporelle et émotionnelle, une partie du sens de l’expérience musicale punk ne pouvant que difficilement se révéler dans les entretiens menés en parallèle, m’est ainsi apparue.