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2024
Épreuves, morale, émotions : une nouvelle cartographie pour l’analyse des relations professionnelles ?

« Pour l’honneur des travailleurs » : les Gilets jaunes face au mépris de classe

For the Honor of Workers” : the Gilets Jaunes face class contempt
Por el honor de los trabajadores”: los Gilets Jaunes se enfrentan al desprecio de clase
Clara Lucas

Résumés

Les paroles de l’hymne du mouvement des Gilets jaunes de 2018 en France en font une lutte « pour l’honneur des travailleurs ». En prenant l’honneur des travailleur·ses par son défaut, le mépris, cet article s’interroge, à partir d’une enquête qualitative, sur la manière dont les émotions contribuent à produire la stratification sociale et la conscience de sa place dans celle-ci, conscience qui, en fonction des contextes, peut également être à la source de stratégies d’adaptation, de résistance et d’engagement dans l’action collective. La focale mise sur les sentiments moraux, qui coordonnent, dans le temps ordinaire, puis dans l’action collective, une agency politique, permet ainsi d’appréhender comment, pour ces travailleur·ses subalternes, s’agencent logiques structurelles et subjectives dans le rapport à l’engagement protestataire.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Le mouvement des Gilets jaunes (du nom des gilets de signalisation routière jaunes portés par les (...)

1La contestation au travail connaît une recrudescence depuis la fin des années 1990 quoique sous des formes diffuses (grèves courtes et localisées, actions sans arrêt de travail) et fluides (entre négociation et conflit, résistances individuelles et action collective) (Béroud et al., 2008). Ces recompositions appellent à une analyse compréhensive des pratiques des agent·es en lutte pour reconstituer la manière dont s’entremêle, dans leurs perceptions, le poids des contraintes économiques, politiques et organisationnelles afin de penser les liens entre la forme prise par les luttes, leur ancrage dans les rapports sociaux spécifiques à l’entreprise, leur signification du point de vue des acteur·ices mobilisé·es et les propriétés singulières de ces dernier·ères (Giraud, 2009). Parce qu’il s’organise, à la fin de l’année 2018, en dehors de l’entreprise et de ses cadres politiques1, le mouvement des Gilets jaunes constitue un cas particulièrement intéressant pour interroger à nouveaux frais l’articulation ambivalente entre expérience au travail et action protestataire. Relié par un continuum aux luttes professionnelles, malgré son caractère extraprofessionnel (Gourgues & Quijoux, 2018), le mouvement des Gilets jaunes opère un contournement de la négociation collective, perçue comme une impasse, les revendications professionnelles n’étant plus adressées à l’entreprise mais directement à l’État et dans l’espace public (Gaborit, 2023).

2Avec une surreprésentation des artisans, employés des services publics, chauffeurs et ouvriers industriels qualifiés chez les hommes, et des employées du secteur du care (aides-soignantes, femmes de ménages, agentes hospitalières, auxiliaires de vie) pour les femmes (Collectif, 2019), les Gilets jaunes (GJ) se rapprochent des « métiers modestes » (Hughes, 1996) qui effectuent un travail subalterne. Leurs revendications portent sur la digne rétribution du travail, mais également sur la condition « d’esclave » faite au salarié (Fillieule, Hayat & Monchatre, 2020). Participant à la formulation de ces revendications, en l’absence des structures spécialisées (partis, syndicats), la « politisation des conditions d’existence » (Bernard de Raymond & Bordiec, 2020) repose sur le partage d’expériences retraduites en termes d’injustices. Le chant « On est là », devenu l’un des hymnes du mouvement, en faisant de « l’honneur des travailleurs » la condition d’un monde meilleur, invite à creuser plus avant, comme le proposait Samuel Hayat (2018), l’intrication entre enjeux économiques et moraux qui est à la source de cette mobilisation. Le sentiment de l’honneur se constitue en réaction à l’offense (Bourdieu, 2015). En pointant la focale sur les émotions ayant trait à des expériences dévalorisantes au travail, cet article propose de s’intéresser aux offenses vécues par ces travailleur·ses et à leur rôle dans l’engagement politique.

3Appliquée à la sociologie des mouvements sociaux (Goodwin, Jasper & Polletta, 2001), l’étude des émotions (Hochschild, 2017) fournit une clé de compréhension des processus de mobilisation des individus et de la fabrique du groupe militant (Lefranc & Sommier, 2009). L’articulation avec la sociologie de la domination (Bourdieu, 1997, 2015 ; Scott, 2019) permet de réinscrire l’émergence des émotions dans la stratification sociale (en fonction des différentiels dans les propriétés sociales, des trajectoires et des cadres de l’interaction). Plus précisément, en mobilisant la notion de sentiments moraux (Smith, 2021), de type judicatoire (Boudon, 2004), l’objectif est de montrer comment l’expérience de la subalternité professionnelle a façonné, chez les Gilets jaunes, la construction de jugements sur soi, sur les autres et sur le monde qui ont orienté, en retour, leur rapport au politique.

4Les données mobilisées dans cet article sont issues d’une enquête qualitative débutée en septembre 2021 dans le cadre d’un travail de thèse en science politique, et consacrée aux ressorts émotionnels de l’action collective populaire. Dans le cadre de cette recherche, nous avons conduit une campagne d’entretiens en Nouvelle Aquitaine avec des personnes ayant participé, sur le temps long (plus de 3 ans) au mouvement des Gilets jaunes. Ces entretiens ont été menés essentiellement dans une perspective biographique afin de reconstituer, au sein des trajectoires, les processus de subjectivation politique. Le corpus ici mobilisé est constitué de 21 entretiens : 8 femmes et 13 hommes ayant en moyenne 45 ans (avec des âges allant de 21 à 83 ans). Afin d’appréhender le groupe dans son « économie émotionnelle » (Lefranc & Sommier, 2009), une ethnographie multi-site a été conduite auprès de deux « collectifs » encore actifs dans la région durant la période post-Covid. L’enquête ethnographique a permis l’observation de différentes actions militantes et la participation à des moments d’organisation et de coordination (assemblées générales, réunions) du mouvement ainsi qu’à des temps informels (discussions sur le rond-point, café pré ou post-actions, repas et événements festifs). La collecte et l’analyse d’un ensemble de productions de la mobilisation, matérielles (artefacts, objets, usage de l’art) et discursives (chansons, objets, tracts, égoscripts) complète cette enquête qualitative.

5La première partie vise, à la suite des travaux réalisés sur le mépris de classe (Renahy & Sorignet, 2021), à rendre compte des différentes formes de mépris au travail et de leurs effets en fonction des positions respectives des agent·es dans l’espace social. La deuxième partie porte sur les logiques de contestation mobilisables, en l’absence de ressources collectives, dans ce contexte hiérarchisé et hiérarchisant. La troisième partie replace ces expériences sur les sites de la mobilisation, où la valorisation de compétences socialement dépréciées fait émerger une reconnaissance et une fierté collectives, sentiments qui permettent de recouvrer une forme d’amour de soi, en dépit de la stigmatisation publique qui touche le mouvement.

Les Gilets jaunes au travail : le mépris des subalternes

6Omniprésent dans les expériences professionnelles des GJ, mis en avant pour expliquer l’émergence du mouvement (Dubet, 2019 ; Rosanvallon, 2021), le mépris n’est cependant pas appréhendé par la littérature dans ses modalités, ses manifestations et ses effets ordinaires. Pour ce faire, le concept de mépris de classe, entendu comme affirmation de la grandeur de sa condition par dénégation de la valeur des plus dominé·es que soi (Renahy & Sorignet, 2021), apparaît particulièrement opérant. Le mépris de classe est inhérent aux sociétés de classe, à la fois conséquence de leur structure hiérarchisante et condition de leur fonctionnement (Grignon, 2021). Si les relations entre supérieur·es et subordonnée·es sont propices à son émergence, la distance matérielle et sociale qui sépare ces deux groupes détermine la forme qu’il prend. Dans le cas où cette distance est réduite, comme dans les relations entre chef·es d’équipe et employé·es, le mépris peut prendre la forme de l’agressivité.

L’injustice. […] C’était par les chefs […]. C’était de la façon qu’ils te demandaient les choses. C’est les tons, c’est l’intonation de la voix qui, comment il le demandait, oui. Par contre c’était beaucoup d’injustice. (Corinne, agente de service hospitalière, CAP agent de propreté et d’hygiène, 60 ans)

7Ce mépris d’agressivité se manifeste par un ton impératif, autoritaire et familier. En fait, le mépris est d’autant plus visible que son auteur·ice se trouve dans une proximité, voire une promiscuité avec l’objet du mépris, et qu’il·elle craint la confusion des genres (Pudal, 2021, p. 288). En ce sens, le mépris d’agressivité est d’autant plus virulent qu’il intervient à l’échelle intraprofessionnelle. Sophie, après avoir enchaîné « les petits boulots », obtient le diplôme d’aide-soignant·e en 2013, alors qu’elle a 31 ans. « Le premier stage, moi j’ai failli arrêter direct. On [les aides-soignantes titulaires] m’a dit que j’étais une merde, que j’arriverais jamais à rien ». De manière similaire au cas des infirmières diplômées qui essayaient de gêner toute progression des aides-soignantes et infirmières auxiliaires (Hughes, McGill & Deutscher, 1958), ce mépris sert alors des stratégies d’ascension sociale entre sous-groupes professionnels mis en concurrence. La période de formation apparaît particulièrement propice à cette dynamique, car elle s’inscrit dans une configuration « établis-marginaux » (Elias & Scotson, 1997) avec un groupe ancré localement, doté d’une identité collective et d’un pouvoir de cohésion, qui, moins par des différences de caractéristiques objectives que par des logiques discursives, comme le gossip, parvient à se constituer comme supérieur au groupe nouvellement arrivé et atomisé qui, de son côté, tend alors à se vivre comme inférieur. Pour réaffirmer leur distance d’avec leurs subordonné·es, les catégories intermédiaires de la hiérarchie professionnelle en charge de la direction du travail subalterne peuvent ainsi se réapproprier la sociodicée des dominants (Renahy & Sorignet, 2021).

  • 2 Pierre Rosanvallon (2021) fait du mépris d’indifférence l’une des deux modalités principales (avec (...)

8La structure fortement polarisée de l’hôpital fait également intervenir une autre forme de mépris, le mépris d’indifférence2, davantage susceptible d’émerger dans des situations d’éloignement social. « Nous, en tant qu’aides-soignants, on n’est rien du tout. Y’a des fois des chirurgiens, des médecins qui nous regardent même pas, qui nous disent pas bonjour parce qu’on est que des aides-soignants. On sert à rien » (Sophie, aide-soignante, DEAS, 40 ans). Mobilisant la figure du chirurgien, au sommet de la pyramide hiérarchique, comme exemplaire du médecin indifférent, cette expérience de mépris se produit à un double niveau, discursif et corporel. Discursif, d’abord, car qu’il soit tacite, conscient ou inconscient, le mépris de classe apparaît d’abord dans « le manquement ostentatoire ou imperceptible aux conventions qui règlent les interactions ordinaires (“dire bonjour” ou “merci”) ou extraordinaires » (Mauger, 2021, p. 299-300). Corporel ensuite, car, comme l’analyse Nicolas Spire (2021) dans le cadre de son enquête menée en tant qu’expert de santé au travail, l’ignorance est de nature physique. Cette invisibilisation est l’expression corporelle d’un ethos professionnel et, plus largement, d’un ethos de classe, d’une assurance, qui peut s’autoriser l’indifférence ou l’ignorance manifeste à l’égard de celui·elle qui n’est qu’un·e dominé·e. Pour le praticien, cette attitude perçue comme méprisante peut s’ignorer comme telle, à l’instar de ces dominant·es qui, littéralement, « ne voient pas » les dominé·es qu’ils croisent chaque jour, lesquels se sentent alors « invisibles » (Mauger, 2021, p. 299). Parfois, plus que les paroles, ce sont les gestes, les mouvements et les regards qui vont signaler les sentiments de supériorité et d’infériorité (Haroche, 2000, p. 17).

9Si le principal motif de mécontentement des infirmières portait sur des questions de reconnaissance (Hughes, McGill & Deutscher, 1958), ceux-ci se posent d’autant plus pour leurs subordonné·es dans la hiérarchie paramédicale, exécutant·es du dirty work (Hughes, 1996) et surreprésenté·es au sein des GJ. Cependant, si le mépris vise toujours à l’affirmation et au maintien de la stratification sociale dont il est le produit, une nuance majeure apparaît entre mépris d’agressivité et mépris d’indifférence. Stratégie à demi-consciente, le mépris d’agressivité peut maintenir les frontières sociales dans la réalité en incitant à la démission ou au retrait vers des établissements moins prestigieux. Mais alors que Corinne dit être traitée « comme un chien » par sa cheffe de service, elle reste, bien que par la voie du blâme, l’objet d’une considération. Le mépris d’indifférence, dont l’objet même est de ne pas en être l’objet, correspond à l’absence complète de reconnaissance. Dans ce dernier cas, le mépris tend à être plus effectif, à déterminer l’appréciation que l’on porte sur soi, à devenir mépris de soi. « Ce qu’il y a de pire, c’est de passer inaperçu : ainsi, ne pas saluer quelqu’un, c’est le traiter comme une chose, un animal ou une femme » observait Bourdieu (2015, p. 25) dans ses études d’ethnologie kabyle. À cet égard, Sophie en vient à dire à son sujet : « Je suis transparente, je ne suis rien ». Agit ici la symbolique, coercition qui ne s’institue que dans la mesure où le·a dominé·e partage avec le·a dominant·e les schèmes de perception qu’il utilise et met en œuvre pour se percevoir et s’apprécier (Bourdieu, 1997, p. 204) et qui, caractérisée par la honte de soi et des siens, tend à engendrer des dispositions à l’autodénigrement, à l’autocensure et à l’auto-exclusion (Mauger, 2006). L’intériorisation du regard méprisant assure ainsi, en interne, l’adhésion à la structure hiérarchisée des rapports sociaux.

Face au mépris de classe au travail : distance avec les organisations professionnelles et résistances individuelles

  • 3 Une part majoritaire des GJ n’a jamais eu de contact avec les syndicats (Le Lann, 2018). Le mouvem (...)

10Le mépris, en mettant brutalement à jour les rapports de domination, peut néanmoins venir constituer une forme de rupture par rapport au cours normal des choses (Renahy & Sorignet, 2021). Alors que la violence symbolique revient à accepter tacitement la domination, en la reconnaissant comme légitime, le mépris peut susciter l’indignation, la colère et, dans certains cas, déclencher différentes stratégies de résistance (Mauger, 2021). En l’occurrence, la distance avec les organisations professionnelles3 pousse à recourir, en l’absence de ressources pour lutter collectivement sur le lieu de travail, à des formes d’opposition individuelles au mépris, qui oscillent entre évitement et riposte.

11L’évitement est le moyen le plus sûr de prévenir le danger (perdre la face) en esquivant les rencontres où le mépris risque de se manifester (Goffman, 2018, p. 18). « Moi je disais plus bonjour aux médecins, aux internes à la fin, ça sert à rien », confiera Sophie au cours de l’entretien, manifestant ainsi son renoncement à rechercher la reconnaissance qui lui avait été refusée. Interrompant les contacts avec les agent·es du mépris, c’est auprès de la patientèle qu’elle dit trouver le sentiment de son utilité sociale. La réaction de Sophie participe davantage d’une posture défensive, qui vise à « rationaliser et minimiser les atteintes à la dignité » (Beaumont, 2021, p. 199) et qui s’inscrit dans un Eigensinn : « [l’] ensemble des pratiques de désengagement conflictuel qui ne relèvent ni de la soumission à la domination ni de la résistance ouverte » (Lüdtke, 1996, p. 91). Il s’agit, par-là, de « détourner du temps et de l’espace pour soi-même » (Lüdtke, 1991, p. 74). Dans sa modalité la plus radicale, l’évitement passe par la démission. Nicolas, titulaire d’un CAP charpentier-couvreur, raconte cette scène datant d’une vingtaine d’années. Après l’abandon de poste de son directeur, dont il devait par conséquent assurer la fonction tout en conservant un salaire de « caissier amélioré », il décide d’intervenir dans une réunion de direction pour exiger une évolution de (sa) situation. Confronté au mépris de condescendance qui, sous les traits d’une certaine sollicitude, rabaisse l’interlocuteur par sa tonalité paternaliste (Rosanvallon, 2021), il y annonce publiquement sa démission :

Ils m’ont accueilli, ils m’ont dit : « […] Donc, on est d’accord pour vous faire passer directeur de magasin. Cependant, dans l’entreprise, nous avons pour politique d’avoir des directeurs avec un âge minimum de 30 ans. Donc, dès que vous aurez 30 ans, vous serez directeur de facto ». Et je les ai regardés, j’avais 20 ans, je leur ai dit : « Ah ! Vous croyez que vous allez m’enculer encore 10 ans ? ». J’ai posé les clés, j’ai dit « écoutez, c’est bien, moi j’arrête, au revoir ». J’ai posé les clés, je me suis barré. Le magasin est resté fermé pendant je crois 6 ou 9 mois ». (Nicolas, GJ, titulaire d’un CAP charpentier-couvreur, 32 ans)

12Très coûteuse, car elle affecte directement les conditions matérielles d’existence, la démission apparaît néanmoins particulièrement rémunératrice sur le plan symbolique lorsqu’elle s’incarne dans le face-à-face entre dominant·es et dominé·es. Elle entraîne un sentiment de respect de soi-même dans la mesure où elle met au jour une partie du caractère de la personne, qui jusqu’alors avait été masquée (Scott, 2019, p. 359).

13Plus communément, dans ce qui constitue l’infrapolitique des groupes subalternes (ibid., 2019), la résistance pratique se déguise. Néanmoins, le mépris qui provient d’un·e supérieur·e, lui·elle-même maillon d’une chaîne hiérarchique, autorise l’opposition frontale. Il en est ainsi lors de cette interaction que relate Serge, ouvrier polyvalent, avec son contremaître :

J’ai même eu une fois un contremaître qui m’a dit : « t’es là pour obéir ». Alors je lui ai dit : - Non ! je suis pas là pour obéir. - Comment ça ? - Ah nan, là je suis là pour travailler. - C’est pareil. - Ah nan, c’est pas pareil. Je suis là pour fournir un travail contre rémunération, certes, mais je suis pas à l’Armée, faut pas trop… si je trouve que ce que tu me dis est con et stupide, je te dirai : « c’est con et stupide » et je ne le fais pas. Et on va discuter ça avec le patron qui tranchera. (Serge, ouvrier-polyvalent, CAP scieur, 62 ans)

14Les situations qui impliquent l’employeur, plus à même d’entraîner des sanctions tant économiques (se faire licencier) que symboliques (se faire « remettre à sa place »), invitent, pour se protéger de celles-ci, à l’euphémisation du message (ibid., p. 271). Marguerite, 40 ans, aujourd’hui accompagnante d’élèves en situation de handicap, en donne deux exemples. Lors d’un entretien d’embauche pour travailler dans une association, elle rit face à son futur employeur qui insiste sur son déficit de titres scolaires (elle est titulaire d’un BEP-CAP vente action marchande). « Mon directeur me dit : “d’habitude, les gens que je prends, ils ont un bac +3 tu vois, pendant l’entretien. Et donc là, bah tu rigoles, tu vois, moi je, j’en ai ri, et je me suis pas laissée démonter ». Tourner en dérision la remarque permet de signifier une relative imperméabilité face à la disqualification sociale que légitime la qualification scolaire. Dans un contexte différent, alors qu’elle est employée en restauration, la musique militante se présente pour elle comme un moyen de faire valoir une inscription politique contestataire radicale sans recourir à la confrontation explicite. « Après, là où je travaillais, quand je faisais des prépas, j’écoutais des chants de la Commune. Et mon patron m’appelait la CGT. Et moi j’lui disais : Ah, Confédération nationale du travail (CNT) !!. Et voilà. Je l’ai quand même un peu fait chier ». Quoiqu’il ne se réduise pas à cela, l’infrapolitique des groupes subalternes fournit le socle culturel et structurel d’une l’action politique plus visible (ibid., p. 319).

L’expérience du rond-point : entre réhabilitation collective et stigmatisation publique

15Les diverses expériences de mépris au travail, vécues comme autant d’atteintes à l’honneur social, constituent un moteur de l’engagement initial dans la mobilisation collective. Inscrite, par son horizontalité relative, dans une structuration à rebours de celle du monde professionnel, l’économie émotionnelle qui caractérise le mouvement des Gilets jaunes va s’avérer porteuse d’effets gratifiants sur les sentiments associés au « sens de la place » (Bernard, 2016), relatifs à l’évaluation sociale qu’un individu porte sur lui-même.

16Sur les ronds-points, où s’opère une « forme de mise en suspens des modes de classement ordinaires du monde social » (Bernard de Raymond & Bordiec, 2020) qui renverse la hiérarchie des savoirs et des diplômes (Hazard, 2020), ce sont des compétences souvent acquises dans le monde professionnel, notamment manuelles (savoir construire une cabane, tenir un garde-manger ou cuisiner), qui vont être constitutives du « capital jaune » (Bonin & Liochon, 2020). Parce qu’elles sont reconnues par les collectifs en action pour leur utilité à la cause, ces compétences habituellement dévalorisées ou invisibilisées, sont converties in situ en compétences militantes (Bendali et al, 2019). L’inscription dans la division du travail permet de réaffirmer « l’utilité sociale » (Hazard, 2020) de chacun·e et un amour-propre collectif qui renvoie, chez Hoggart, au « désir de ne compter que sur ses propres forces » (1970, p. 123). Selon Christelle, auxiliaire de vie, c’est la coprésence de « tous les corps des métiers et toutes les compétences » qui garantissait l’autonomie du mouvement, la possibilité de « s’organiser et se représenter soi-même ». Alors que les métiers des GJ sont dépréciés dans l’espace social, l’exercice du métier gilet jaune, mentionné dans un autre chant, proche du cri de guerre : « Gilets jaunes, quel est votre métier ? », est porteur d’une forme de fierté authentique (Tracy & Robins, 2007), qui repose sur l’acte de faire. Ce faire est gratifiant parce qu’à travers lui, l’individu œuvre pour une cause plus grande que soi.

  • 4 C’est ainsi que certaines de ces « familles » vont également intégrer des syndicalistes dans certa (...)

17Pour des groupes numériquement réduits, les sociabilités vont se cultiver sur le long terme, dans le cadre de « collectifs » qui se forment à partir de l’année 2019, souvent décrits par leurs membres comme une « famille ». Cette notion émerge alors comme une catégorie politique car, en plaçant la production du lien social au cœur du projet des ronds-points, elle ouvre aux associations et aux rassemblements4 (Hazard, 2020). Cette « famille » se rapproche de la « bande de potes » ou du « clan » (Coquard, 2019), un cadre intégrateur qui fournit une forme localisée de capital social. Dans les situations de domination qui, faute de ressources nécessaires, semblent exclure l’accès à la reconnaissance, des « clubs d’admiration mutuelle peuvent édicter des critères locaux d’excellence et accorder à chacun·e de ceux·elles qui s’y conforment la reconnaissance qu’ils·elles doivent réciproquement à tous·tes les autres » (Mauger, 2020, p. 114). Au sein des « collectifs » jaunes, cette admiration est en grande partie basée sur l’acuité et la durée de l’engagement, évaluées au regard de l’activité professionnelle qui devient progressivement connue des participants·es. Un enseignant à la retraite, qui se considère « plutôt favorisé », confie ainsi : « tu vois, lui avec la barbe, on l’appelle le père Noël. Il est ouvrier, dans les palettes. J’ai beaucoup d’admiration pour lui ». Si le rond-point est leur lieu de rassemblement principal, ces groupes peuvent également se retrouver en dehors de ce périmètre, dans des « quartiers généraux » aménagés au domicile d’un membre ou dans l’arrière-salle d’un commerce, mais aussi lors de vacances, au camping notamment. Ces réunions, qui ne sont pas nécessairement des moments d’action politique, vont néanmoins avoir des effets durables sur l’agency (capacités d’agir politique). Pour les travailleur·ses les plus intégré·es, le fait d’être gilet jaune va devenir une ressource remobilisable sur le lieu de travail. Christelle, auxiliaire de vie, ou Marie-Pierre, salariée dans une entreprise de soudure, disent ainsi faire usage de signes plus ou moins discrets de leur appartenance au mouvement (gilets jaunes sur le tableau de bord, boucles d’oreilles ou porte-clés en forme de gilet jaune) comme moyens de pression face à leur direction, pour l’obtention de congés, par exemple.

  • 5 Comme l’explique Bourdieu (2015, p. 42), « si l’offense ne porte pas en elle, nécessairement, le d (...)

18Cette acquisition d’une reconnaissance collective apparaît d’autant plus précieuse que le mouvement, qui jouissait d’abord du soutien de l’opinion publique et des médias, devient un objet de stigmatisation quand les revendications dépassent la problématique du pouvoir d’achat pour questionner le fonctionnement actuel de la démocratie représentative (Siroux, 2020). Les insultes de « ceux qui méprisent » (Coquard, 2019) sont particulièrement génératrices de ressentiment. Elles le sont particulièrement lorsqu’elles s’arriment à des interactions et portent sur ce qui est perçu comme inactivité, à l’instar du « va bosser ! » ou du « bande de faignants » adressés par des automobilistes circulant sur le rond-point. Yves, cuisinier à la retraite, exprime ainsi sur un ton mêlant tristesse et colère : « Traités de faignants, j’ai plus travaillé qu’eux ! ». L’exemple de Dominique, une auxiliaire de vie récemment licenciée, qui, revenant agitée du bord de la route, nous raconte qu’elle vient d’insulter avant de le courser un « un petit con d’étudiant qui [lui a] dit : allez bosser bande de faignants” » et qui, en retour, « n’était pas fier », montre que la riposte immédiate à l’offense offre une forme de réparation5. Mais dans tous les cas, les formes de colère que ces mots ne manquent pas de susciter suggèrent que « les effets de la mobilisation politique elle-même ont peine à contrebalancer complètement les effets de la dépendance inévitable de l’estime de soi à l’égard des signes de la valeur sociale que sont le statut professionnel et le salaire » (Bourdieu, 1979, p. 448).

Conclusion

19Lorsqu’au début d’un mouvement social, écrit James Scott, « un slogan particulier semble être sur toutes les lèvres et paraît résumer l’humeur du moment, le pouvoir de ce slogan provient certainement du fait qu’il condense certains des sentiments les plus profondément ancrés dans le texte caché » (Scott, 2019, p. 383). Retraduire le mot d’ordre, « pour l’honneur des travailleurs », scandé par les Gilets jaunes, dans la configuration des sentiments moraux qui l’enserre permet de resituer le rôle du travail et des offenses faites aux travailleurs·ses dans les sources, les modalités et les effets de la mobilisation. L’analyse du mépris comme sentiment de la stratification permet d’abord de rendre compte de la confusion entre statut social et valeur morale dans les espaces hiérarchisants comme celui du travail. Les GJ sont, en grande partie, des travailleur·ses précaires, qui effectuent des « métiers modestes », et ont, à cet égard, été confronté·es à une diversité de formes de mépris dans le cadre professionnel. Si le mépris d’agressivité caractérise les situations de relative proximité sociale, c’est le mépris d’indifférence qui a les effets les plus performatifs sur le rapport à soi. L’éloignement des structures syndicales contraint les Gilets jaunes à des formes de résistance plus ou moins ouvertes – à l’instar de la riposte – ou dissimulées – par l’euphémisation – qui permettent, contextuellement, d’y faire face, même lorsqu’il s’agit de s’en extraire. La récurrence et la puissance de ces expériences sur les subjectivités offrent une clé pour comprendre dans quelle mesure la réhabilitation collective qui s’est produite sur les espaces de la mobilisation a pu être vecteur de l’intensité et de la durée de l’engagement. Dessinant une structure divergente de celle du monde travail, la mobilisation va stimuler, dans l’exercice d’un métier gilet jaune, une forme de fierté authentique. Au sein des « collectifs », se cultive, sur le temps long, une inscription dans un « nous » valorisé qui offre une reconnaissance collective, aiguise les capacités d’agir politique et permet d’affronter les injures renouvelées qui résultent de la stigmatisation publique qui touche la mobilisation.

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Bibliographie

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Notes

1 Le mouvement des Gilets jaunes (du nom des gilets de signalisation routière jaunes portés par les manifestant·es) émerge en France fin 2018. Majoritairement issu·es des classes populaires, ses participant·es vont développer des modes d’action singuliers et évolutifs (blocages des axes routiers, occupation continue des ronds-points, manifestations hebdomadaires sous la forme d’« actes »). Leurs revendications, qui s’inscrivent initialement contre l’augmentation du prix des carburants automobiles, issue de la hausse de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), vont progressivement s’élargir en direction de demandes sur le pouvoir d’achat et la justice sociale, ainsi que sur la représentation et la démocratie (Collectif, 2019). Le mouvement des Gilets jaunes a fait l’objet d’une abondante couverture médiatique de 2018 à 2019 et de diverses enquêtes en sciences sociales (pour une revue de la littérature sur les deux premières années du mouvement, voir Bendali & Rubert, 2020).

2 Pierre Rosanvallon (2021) fait du mépris d’indifférence l’une des deux modalités principales (avec le mépris de condescendance) du « mépris d’en haut ».

3 Une part majoritaire des GJ n’a jamais eu de contact avec les syndicats (Le Lann, 2018). Le mouvement vient ainsi montrer à ces derniers « toute l’étendue du monde du travail qu’ils n’organisent pas » (Béroud, 2022, p. 108). L’éloignement des GJ d’avec les structures syndicales est lié à la taille de leurs entreprises (très petites et petites et moyennes entreprises), à leurs secteurs d’activité (services marchands, hôtellerie et restauration, métiers du care) à leurs statuts professionnels (comme l’autoentrepreunariat ou les contrats atypiques) ainsi qu’à l’ancrage territorial du mouvement (territoires ruraux et périurbains). Cependant, un tiers des participant·es déclarent être ou avoir été membre d’une organisation professionnelle. Parmi ces personnes, la moitié s’oppose à la présence des syndicats dans le mouvement, ce qui reflète, dans ce cas-là, un espoir déçu dans la représentation syndicale (Gaborit, 2023).

4 C’est ainsi que certaines de ces « familles » vont également intégrer des syndicalistes dans certaines configurations locales, comme c’est le cas en Gironde.

5 Comme l’explique Bourdieu (2015, p. 42), « si l’offense ne porte pas en elle, nécessairement, le déshonneur, c’est qu’elle laisse la possibilité de la riposte, possibilité affirmée et reconnue par l’acte même d’offenser ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Clara Lucas, « « Pour l’honneur des travailleurs » : les Gilets jaunes face au mépris de classe »SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 28 octobre 2024, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologies/23868 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12q6x

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Auteur

Clara Lucas

Doctorante en science politique, Centre Émile Durkheim (CED), Sciences Po Bordeaux, France. Email : clara.lucas@scpobx.fr

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Droits d’auteur

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