- 1 Cet article utilise des normes d’écriture inclusive, notamment le point médian. Les livreurs sont (...)
1L’essor du « capitalisme de plateforme » (Srnicek, 2018 ; Abdelnour & Bernard, 2018) se situe dans la continuité des transformations contemporaines du monde du travail, tout en exacerbant certains de ses traits (Dujarier, 2023) : digitalisation organisationnelle, retour des services domestiques, contournement des réglementations sectorielles et du travail, externalisation et flexibilisation de l’emploi, etc. Ce modèle économique génère un ensemble d’obstacles aux mobilisations (précarisation, atomisation et rotation de la main-d’œuvre, management algorithmique opaque, absence de cadre syndical) qui tendent à les rendre « improbables » (Collovald & Mathieu, 2009). Néanmoins, on a pu observer, depuis le mitan des années 2010, l’émergence d’une dynamique de conflictualité dans le secteur « ubérisé » de la livraison de repas au sein de divers pays européens (Dufresne, 2020 ; Lebas, 2019 ; Nizzoli, 2022 ; Tassinari & Maccarrone, 2020 ; Woodcock & Cant, 2022). Sur le terrain belge que nous étudions, on constate que ces luttes empruntent de manière privilégiée au registre moral. Le travail de plateforme y est ainsi dénoncé comme une forme d’« esclavage numérique » auquel les livreurs1, unis en collectifs autonomes, s’opposent au nom de leur « dignité » – faisant ainsi écho aux luttes contre l’« esclavage moderne » des salariés de la propreté, confrontés à la précarité du travail et de l’emploi (Denis, 2009). Sans prétendre à la singularité d’un trait en réalité présent au sein de nombreux mouvements, cet article questionne la dimension morale comme ressource des luttes étudiées. Le concept d’« économie morale », emprunté à Thompson (1971), qui désigne un ensemble de normes et d’obligations appliqué aux rapports économiques par un groupe social dominé, offre ainsi un cadre pour analyser les dynamiques de mobilisation des livreurs en venant articuler, au lieu de les opposer, dimensions économique et morale. D’autre part, une approche du mouvement sous l’angle interactionniste d’une « croisade morale » (Becker, 1985), autrement dit un projet de régulation normative porté par une minorité agissante, permet de rendre compte des modalités d’organisation collective au sein de celui-ci.
2Sur une base empirique, cet article se propose d’étudier les mobilisations de livreurs à la lumière des évolutions du modèle des plateformes, lequel bouleverse leur conception de l’économie morale. Puis, en les analysant, dans un second temps, comme des croisades morales, il interroge les logiques d’organisation autonome des collectifs militants étudiés.
3Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique menée dans la région de Bruxelles entre 2019 et 2021, et regroupant une vingtaine d’entretiens. L’échantillon est principalement composé de militants issus de deux collectifs de livreurs : le Collectif des coursier·e·s (CdC) et Coursiers en lutte (CeL), mais comprend également des représentants des deux grandes organisations syndicales belges – la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) et la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) – ayant mené des actions à destination de ces travailleurs. L’entrée sur le terrain a été réalisée grâce à des contacts existants ou via les réseaux sociaux, puis par effet boule de neige.
4Cette partie se propose d’analyser les dynamiques de mobilisation de livreurs de plateforme à Bruxelles, de 2017 à nos jours, à la lumière de l’économie morale du groupe. Ce concept, conçu dans le cadre d’une étude des révoltes frumentaires du xviiie siècle, désigne « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées occupées par les diverses parties de la communauté » (Thompson, 1971, p. 188). Afin d’analyser l’« éthique de la subsistance » des paysans d’Asie du Sud-Est sous la colonisation, James C. Scott (1976) a décliné la notion dans le sens d’une « définition pratique de l’exploitation », permettant de faire la distinction entre le « tolérable » et l’« intolérable » et s’appuyant sur un « désir de sécurité » et un « droit à la subsistance ». Selon ces approches, les actions collectives (et les résistances) peuvent être interprétées comme des réponses à la violation de ces principes, avec pour intention de dépasser une « vision spasmodique » et réductrice des luttes sociales fondée sur le déterminisme économique (Thompson, 1971).
5L’économie morale peut alors fournir un cadre d’analyse des mobilisations des livreurs, permettant d’articuler des causes matérielles objectives (comme la baisse des tarifs par les plateformes) à des attentes normatives subjectives exprimées par le groupe vis-à-vis de la relation d’emploi, et portant sur des normes d’échange (i.e. le « juste prix » des livraisons) et sur un équilibre des obligations et des droits. Leurs remises en question par des décisions unilatérales des plateformes ont généré un sentiment d’indignation chez certains coursiers, qui leur a permis de surmonter les obstacles à l’action collective. Même si Thompson et Scott avaient appuyé leurs analyses sur des communautés paysannes féodales et coloniales, des recherches ultérieures ont démontré la pertinence du concept d’économie morale pour étudier les conflits du travail contemporains, en particulier au sein de systèmes paternalistes (Li & Cheng, 2013) avec lesquels l’économie de la livraison plateformisée partage certains traits. Les promesses d’autonomie et de rentabilité immédiate mises en avant par les plateformes pour attirer la main-d’œuvre (Brugière, 2019) peuvent ainsi faire figure de « contrat moral » (moral arrangement) fondé sur des normes de réciprocité (Li & Cheng, 2013, p. 37), conclu de manière formelle et individuelle. Cette conception théorique du « partenariat » liant travailleur et plateforme, bien que battue en brèche dans la pratique par le contrôle algorithmique et la baisse des rémunérations, constitue alors une référence pour l’économie morale du groupe, dans laquelle les collectifs vont puiser leurs revendications, comme l’illustrent les deux sous-parties suivantes.
6Le Collectif des coursier·e·s (CdC) est issu d’un groupe Facebook, créé en 2015 dans le but de réunir des livreurs autour de l’échange de conseils pratiques et d’une passion commune pour le cyclisme. Ces jeunes hommes, pour la plupart blancs, étudiants et/ou issus des classes moyennes, voire supérieures, ont alors également pour point commun de travailler pour la plateforme pionnière belge Take Eat Easy (TEE), qui s’est mise à opérer dès 2013 dans le secteur. Cette start-up est parvenue, dans un premier temps, à fidéliser des livreurs en se réappropriant les codes de la « culture coursiers », auxquels ils s’identifient et qui associe travail et activité sportive. Mais, au début de l’année 2016, la plateforme met soudainement une stratégie d’expansion fondée sur des recrutements massifs et la mise en concurrence des livreurs pour l’accès aux créneaux horaires. Cette décision marque une rupture brutale avec le management communautaire et participatif des débuts et motive la création du CdC en mars 2016, afin de négocier avec la direction de TEE dans le cadre de rencontres qu’elle organisait régulièrement avec les livreurs. Toutefois, la faillite surprise de la plateforme belge en juillet 2016, prend de cours le collectif, qui reste sans réaction.
7À l’instar de nombreux livreurs, ses membres ont alors migré vers Deliveroo, une plateforme britannique installée depuis 2015 en Belgique et dont la culture d’entreprise s’inspire également de la pratique cycliste (organisation de soirées ou de courses cyclistes, récompenses des performances individuelles inspirées du tour de France) afin de fidéliser les livreurs. La remise en cause du cadre et des règles de travail pour accroître la profitabilité de la plateforme donne lieu, à Bruxelles, entre 2017 et 2018, à une série de luttes animées par le CdC (Dufresne, Leterme & Vandewattyne, 2018). La délocalisation du service clientèle de Deliveroo en juillet 2017, qui a impliqué le licenciement d’une dizaine d’employés familiers des livreurs et augurait d’une dégradation du dialogue avec la plateforme, initie le début d’une conflictualité ouverte : une manifestation est organisée par le collectif avec le soutien actif de la Centrale nationale des employés (CNE) de la CSC.
- 2 Créée en 1998 pour répondre aux besoins des artistes, la Société Mutuelle pour Artistes (Smart) es (...)
8Malgré l’échec de cette première mobilisation, le mouvement reprend à l’automne 2017 en réponse à la décision unilatérale de Deliveroo de rompre la convention la liant depuis mai 2016 à SMart2, qui permettait à de nombreux coursiers de bénéficier d’un contrat salarié. La remobilisation du collectif – soutenue à nouveau par la CNE ainsi que par la CSC-Transcom – s’accompagne alors d’un effort de structuration avec la désignation de porte-parole, en charge des contacts avec les médias, et de représentants, chargés de mener les éventuelles négociations avec la direction locale de la plateforme. Aux dires des enquêtés, les livreurs mobilisés sont notamment recrutés parmi les travailleurs les plus actifs et dépendants vis-à-vis de la plateforme : « en tout cas, on avait tous les travailleurs à temps plein, les réguliers, les gens qui étaient aussi connus de Deliveroo » (D., ex-livreur étudiant et membre fondateur du CdC). Ce noyau dur, unifié autour d’une « culture coursiers », s’est alors particulièrement investi dans le mouvement, en réponse à la menace de déclassement professionnel et social (Bouffartigue, 2008 ; Collovald & Mathieu, 2009) couvée par la nouvelle politique de Deliveroo. À la suite d’une assemblée générale, réunie fin novembre 2017, le CdC se prononce en faveur de la liberté de choix du statut entre salarié SMart et indépendant ainsi que de la création d’un espace de négociation, et contre les désactivations arbitraires des comptes. Ces revendications s’ajoutent aux demandes d’application d’un minimum horaire garanti et du gel des recrutements, formulées dès l’été en opposition à la nouvelle politique tarifaire de paiement intégral à la tâche. L’économie morale des livreurs en lutte se dessine ainsi comme la synthèse entre le désir de sécurité matérielle et de reconnaissance sociale des travailleurs face à la menace d’une précarisation accrue du groupe, et le rejet d’un management autoritaire qui contredit la promesse de liberté et d’émancipation vis-à-vis des contraintes salariales au cœur du discours de Deliveroo. La plateforme est ainsi rebaptisée « Slaveroo » et accusée de « terrorisme économique » sur les tracts et les pancartes du CdC, qui visent à casser son image de marque positive selon une stratégie de médiatisation comparable à celle employée par les salarié·es précaires de la restauration rapide (Bouffartigue, 2008). Le mouvement se poursuit jusque fin janvier 2018 à travers diverses modalités : manifestations, grèves des livraisons, distribution de repas à des personnes sans domicile fixe, blocages de restaurant (Dufresne, 2020) et surtout occupation pendant deux jours (24-26 janvier 2018) du siège bruxellois de Deliveroo. Si cette lutte collective rencontre un certain succès, mobilisant jusqu’à une centaine de livreurs et occupant l’espace médiatique, elle ne parvient pas à faire reculer la plateforme. Exemplaire à ce titre, elle représente jusqu’à présent l’acmé des mobilisations de livreurs en Belgique, dotant le groupe d’une visibilité sociale et politique et d’un répertoire d’action collective.
9Après avoir participé à un projet de fédération des syndicats de livreurs à l’échelle internationale en 2019 (Dufresne & Demeester, 2020), la dynamique collective s’essoufflera peu à peu avec la crise sanitaire et le retrait progressif des leaders historiques. Le collectif se limite dès lors à des actions ponctuelles, entrecoupant des périodes de veille ou d’absence. Il constitue cependant aujourd’hui le principal animateur de la « Maison des livreurs », lieu d’accueil qui a ouvert ses portes en novembre 2022 dans un squat autogéré d’Ixelles.
- 3 Pour « Jeunes, organisés et combatifs », ex-Jeunesses ouvrières chrétiennes.
10Coursiers en lutte (CeL) est un collectif créé au début de l’année 2021, en plein contexte de crise sanitaire, qui se démarque du CdC. Contrairement à ce dernier, CeL est le produit d’une démarche d’organisation externe au groupe professionnel s’inspirant du modèle de grassroot organizing fondé sur la formation et l’accompagnement de militants de base selon une logique ascendante d’empowerement (Kesselman & Sauviat, 2017). En effet, dans le cadre d’une campagne lancée par les JOC3 de Bruxelles contre la précarité et le racisme, une équipe de trois jeunes salarié·es a décidé de cibler la population des livreurs, dont les transformations récentes symbolisent ces thématiques, selon une démarche proche de celle du collectif bolognais RUB (Nizzoli, 2022). Dans une dynamique également observée dans le domaine du transport de personnes (Brugière, 2019), le virage pris en 2017 par Deliveroo – suivies par ses concurrentes – vers un modèle low cost – alors combattu par le CdC – a contribué à dégrader les conditions économiques et de travail des livreurs et à transformer la composition sociale du secteur. L’imposition aux livreurs du statut de travailleur indépendant s’est en effet rapidement traduite par la diffusion massive du contrat « P2P » (peer-to-peer), instauré en janvier 2017 par la loi « De Croo » sur les plateformes collaboratives, qui permet de bénéficier d’une fiscalité très avantageuse (prélèvement de 10 % des revenus depuis 2020, après une période de défiscalisation totale) dans une limite de revenus d’environ 6 000 € annuels, et une grande simplicité d’enregistrement, comparable au statut d’autoentrepreneur en France (Gatti, 2019). Ce statut constitue ainsi un instrument de contournement du droit du travail, facilitant certaines pratiques illégales (location de comptes, non-déclaration ou cumul des revenus avec des indemnités chômage) qui contribuent notamment à accélérer la croissance des effectifs des travailleurs racisés, notamment des migrants – pour certains sans papiers –, marginalisés sur le marché du travail et désormais majoritaires dans la livraison.
11En dépit de la position centrale occupée par les militants des JOC dans le collectif, qui réunit également un « noyau dur » d’une dizaine de coursiers en activité, CeL se veut être un porte-parole représentatif et légitime des travailleurs du secteur et, pour ce faire, a établi une liste de revendications en collaboration avec des livreurs rencontrés dans le cadre d’une enquête de terrain. Leurs demandes économiques reprennent celles déjà défendues par le CdC tout en les étoffant (paiement des temps d’attente, meilleure couverture assurancielle). Elles reflètent une « éthique de la subsistance » (Scott, 1976) dans un contexte de précarisation lié à l’affaiblissement des rémunérations. Outre la volonté d’obtenir des revenus décents, les revendications puisent plus explicitement dans un registre moral en formulant des exigences de « restauration de la dignité » et de « fin de la hagra » qui s’articulent avec la composition ethno-raciale et la marginalisation sociale caractérisant désormais le groupe des livreurs. Le premier terme, présent dans d’autres luttes d’ouvriers immigrés, peut s’interpréter comme un rejet universaliste de l’exploitation (Gay, 2020) ; le second terme, emprunté à l’arabe dialectal, dénonce une oppression vécue en s’appuyant sur une identité minoritaire commune. Au-delà des origines maghrébines des trois permanents de la JOC, son usage symbolise la volonté de CeL de s’adresser aux livreurs racisés et d’intégrer la dimension du racisme et des discriminations comme enjeu central du marché du travail plateformisé.
12En plus de se faire le relais des inquiétudes des livreurs envers des traitements perçus comme discriminatoires (évaluations par les clients, déconnexions préventives sans justification), le collectif souhaite aborder de front la question du recours massif à la main-d’œuvre migrante – notamment en situation irrégulière – et à celle issue d’une immigration plus ancienne. Il s’est ainsi prononcé, dans un communiqué d’octobre 2021, au sujet des contrôles effectués dans le cadre de la réforme du statut P2P, contre la « criminalisation des travailleur·ses sans-papiers ». Du fait de l’évolution du profil des livreurs, les actions publiques de CeL, principalement situées sur les réseaux sociaux et les médias, s’orientent ainsi sensiblement vers une critique de l’action régulatrice de l’État (blocage des comptes P2P, contrôles policiers, non-régularisation des livreurs sans papiers). En dépit d’une période de faible conflictualité, le collectif est parvenu à réunir une quinzaine de livreurs, le 20 mai 2021, pour manifester dans les rues de Bruxelles, à vélo et en scooter, afin de revendiquer auprès des autorités économiques (SPF Finances) un « droit à travailler dignement », désormais au cœur de l’économie morale du groupe. Si l’expérience de CeL ne semble pas devoir survivre à la fin de la campagne des JOC, à l’origine de sa fondation, le collectif a néanmoins réussi à concrétiser son projet de création d’un lieu d’accueil avec l’ouverture de la Maison des livreurs fin 2022, à la faveur d’un rapprochement avec le CdC.
- 4 Pour « Solidaires, unitaires, démocratiques ».
13Collectifs autonomes sans affiliation syndicale formelle et non reconnus par les plateformes, le CdC et CeL se sont principalement tournés, à l’image d’autres mobilisations de travailleurs précaires (Abdelnour et al., 2009), vers une stratégie de médiatisation orientée en direction de l’opinion et des autorités publiques (Nizzoli, 2022) pour obtenir l’accès des livreurs à davantage de droits et de protections. Au-delà d’un choix instrumental et contraint, l’action militante des collectifs gagne à être appréhendée sous l’angle de « croisades morales » menées en vertu d’une « mission sacrée » (Becker, 1985). À l’instar des syndicalistes de SUD4 en lutte contre le néolibéralisme (Denis, 2003), les enquêtés s’apparentent à des entrepreneurs de morale engagés en faveur d’une réforme urgente du capitalisme de plateforme dérégulé, au nom d’enjeux sociétaux dépassant de simples intérêts corporatistes et en lien avec la menace d’extension de ce modèle d’exploitation.
14Malgré de nombreuses revendications communes, l’objectif de la croisade a partiellement été redéfini entre les deux collectifs, notamment en réponse aux évolutions rapides du secteur. Pour le CdC, celle-ci porte sur la défense du salariat dans la livraison, contre un modèle d’« ubérisation » qui menacerait à une échelle large les droits des travailleur·ses. En dépit de son soutien au libre choix de statut, qui apparaît comme un compromis pour intégrer les livreurs indépendants dans la lutte, le collectif se prononce, en tête du tract pour la manifestation du 24 novembre 2017, en faveur de la requalification salariale du groupe : « Les coursiers devraient être salariés de Deliveroo ». Cette position est principalement défendue par le noyau dur du collectif, qui tente de « créer dans le long terme [vis-à-vis de cet enjeu] une conscience parmi les coursiers pour aller plus loin » (K., ex-livreur étudiant et membre actif du CdC), alors que ces derniers peuvent se montrer réticents envers cette revendication de peur de perdre leur emploi. La demande de requalification salariale, introduite en 2018 par les leaders du collectif auprès de la Commission administrative de règlement de la relation de travail, revêt à ce titre une dimension d’exemplarité.
15À la suite de la généralisation des contrats peer-to-peer (P2P), la revendication du salariat n’est plus au centre des préoccupations de CeL, parce qu’elle ne fait pas consensus parmi les livreurs et qu’elle est difficilement applicable aux travailleurs sans papiers qui louent leur compte. La croisade morale menée par le collectif est structurée autour de la lutte contre la précarité et les discriminations raciales. Le rôle de community organizers, occupé par les salarié·es des JOC, constitue une variante de la posture d’entrepreneurs de normes, qui prend dans leur cas la forme d’un travail pédagogique : « on est dans la phase de l’éducation du noyau, puis de l’élargissement du noyau [pour mener] les premières actions » (M., ex-livreur étudiant et permanent JOC-CeL). Ces militants, qui, n’étant pas livreurs, n’ont pas d’intérêts professionnels directs à défendre, ne souhaitent par ailleurs pas définir à leur place le contenu des revendications des livreurs, mais les aider à le formaliser, quitte à soumettre à leur validation des propositions inspirées d’expériences syndicales étrangères (Espagne, Angleterre). Cette démarche explique notamment leur choix de défendre la liberté de statut :
Si on parle de 40 % de personnes sans papiers […] leur revendication politique, ce serait la régularisation ou bien ce serait de rendre la demande d’asile beaucoup plus courte. C’est pas la question du salariat. Et lorsque tu proposes le salariat, ça peut fermer des portes. (N., permanente JOC-CeL)
16L’activité militante de CeL dépasse ainsi un cadre purement syndical en assumant une visée de « transformation politique » qui explique notamment pourquoi ce collectif s’est adressé principalement aux instances étatiques.
17Howard Becker (1985) livre peu d’indications sur les propriétés sociales des entrepreneurs de morale, tout en rapprochant leur posture d’une attitude propre aux classes dominantes. Conformément aux analyses des inégalités socioculturelles en termes de politisation (Gaxie, 1978), on constate que les membres actifs des collectifs présentent des profils sociaux plus élevés que la moyenne des livreurs rencontrés. Au sein du groupe dirigeant du CdC, les pluriactifs, étudiants et artistes ayant accompli des études supérieures et initiés au militantisme sont surreprésentés par rapport aux livreurs à temps plein, moins diplômés et d’origines sociales plus modestes. Les permanents de CeL, bien que racisés et d’origine sociale plus modeste, sont néanmoins, de par leur parcours d’études et d’engagement, dotés en capital culturel et militant, à la différence des livreurs qui les ont rejoints. Mais en dépit de leur relative hétérogénéité sociale, les collectifs se fédèrent autour d’une identité professionnelle commune reposant, par exemple, au sein du CdC, sur une « culture coursiers » menacée par le tournant low cost des plateformes. Le collectif n’est toutefois pas parvenu à mobiliser autour de cette base identitaire l’ensemble du groupe professionnel, du fait de sa segmentation socio-ethnique (Tassinari & Maccarrone, 2020 ; Nizzoli, 2022). Les nouveaux entrants, issus de milieux populaires et racisés, n’ont peu ou pas pris une part active au mouvement, en dépit de leurs témoignages de solidarité :
Donc on était la communauté vélo et donc ça, c’était vraiment autre chose, on n’avait même pas l’impression de faire le même métier, ils étaient à moto, c’était justement ce public que maintenant il y a chez Deliveroo qui est déjà beaucoup plus mixte au niveau ethnique avec plein de Noirs, d’Arabes, où c’est vraiment assez différent quand même, mais eux comprenaient notre combat, on faisait au final la même tâche et donc on s’entendait très bien avec eux. » (D., ex-livreur étudiant et membre fondateur du CdC)
18Les organizers de CeL considèrent de leur côté que la « culture vélo », associée aux jeunes (hommes) des classes moyennes et supérieures, est désormais éloignée des réalités matérielles et sociales de la majorité des livreurs de plateforme, du fait notamment de la généralisation de l’usage du scooter ou du vélo électrique. Ils privilégient ainsi un cadrage fondé sur la dénonciation des discriminations systémiques subies par des livreurs majoritairement racisés. Les salarié·es-militant·es des JOC, d’origine maghrébine, y trouvent par ailleurs un critère de légitimation de leur fonction de porte-parole du groupe.
19Afin de mener leurs croisades morales, le CdC et CeL se sont construits, en marge des organisations syndicales, comme des supports de mise en relation et de mobilisation adaptés à une main-d’œuvre précarisée, instable et dispersée. À cet égard, l’activité sur les réseaux sociaux a constitué un canal fondamental pour s’adresser à un public connecté, du fait de sa jeunesse et de ses usages professionnels. À travers l’animation de leurs pages Facebook respectives, qui leur permet de diffuser l’actualité des plateformes et d’annoncer leurs prises de position et appels à mobilisation, les deux collectifs ont développé leur visibilité en ligne auprès des livreurs et d’autres publics. Celle-ci peut apparaître limitée (800 abonnés à la page Facebook de CeL, contre 2 300 pour le CdC en janvier 2023) mais demeure néanmoins notable compte tenu de la taille du groupe professionnel. Les réseaux sociaux font office de « lieux de rencontre virtuels » stratégiques pour surmonter l’individualisation du groupe professionnel (Tassinari & Maccarrone, 2020), et s’avèrent cruciaux pour coordonner les actions collectives et pour maintenir une veille de type stratégique le reste du temps – à l’instar du groupe privé WhatsApp du CdC. La présence et l’action sur le terrain sont cependant conçues par les enquêtés comme des moyens privilégiés pour acquérir de l’influence auprès des livreurs comme des publics extérieurs. Hors des temps forts de mobilisation, les collectifs se concentrent sur des actions de sensibilisation des livreurs par le biais de tractages et d’échanges informels sur le terrain, et depuis peu via l’ouverture d’un lieu de repos et d’assistance.
20Les collectifs de livreurs doivent, de plus, s’adapter à l’instabilité structurelle générée par des politiques managériales fondées sur la réduction des coûts par la mise en concurrence de la main-d’œuvre à travers des modifications successives des conditions d’emploi. Les collectifs évoluent donc dans un environnement dont l’incertitude est renforcée par le renouvellement de leurs effectifs résultant du turn-over élevé dans le secteur (Jan, 2022), et se structurent autour d’un projet de mobilisation du groupe professionnel. Ces deux traits distinctifs renvoient au modèle organisationnel de l’« adhocratie » (Mintzberg, 1982), qui se caractérise également par une faible division du travail au niveau horizontal et vertical. Les fondateurs des collectifs étudiés n’ont en effet pas souhaité – comme on a pu l’observer dans d’autres luttes de travailleurs précaires (Abdelnour et al., 2009) – instituer de hiérarchie formelle, au-delà de la désignation de porte-parole, de manière provisoire pour le CdC dans le cadre du mouvement contre Deliveroo, et de manière plus pérenne pour CeL, afin de représenter le collectif devant la presse et éventuellement auprès des plateformes. Ce faible niveau de formalisation s’étend même aux frontières des collectifs, comme le résume Martin Willems, permanent de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) proche du CdC depuis 2017 :
le Collectif des coursiers, je dirais qui est un collectif qui est très, très, très lâche et informel puisque, en fait, il n’y a aucune formalisation du fait d’en être membre […]. Enfin, par exemple, il y a une page Facebook et on sait combien de personnes ont visité la page Facebook, mais tu peux pas dire qu’une personne qui a visité la page Facebook est un membre.
21Dans ce contexte marqué par l’incertitude, la croisade morale joue un rôle structurant pour les collectifs, ce qui les rapproche du modèle de la « structure missionnaire » (Mintzberg, 1982), elle aussi peu différenciée et hiérarchisée. L’idéologie commune y constitue le principal instrument de coordination du travail, comme on peut l’observer plus particulièrement chez CeL où les permanents se rassemblent autour de valeurs antiracistes et anticapitalistes acquises au cours de leurs expériences militantes à l’extrême gauche ; ce positionnement « puriste » s’avère d’ailleurs comparable à celui observé chez les soutiens « gauchistes » aux luttes des sans-papiers en France (Siméant, 1994). In fine, les collectifs étudiés peuvent ainsi se caractériser comme des « adhocraties missionnaires » construites pour organiser les luttes des livreurs contre les formes d’exploitation générées par le capitalisme de plateforme.
22Du point de vue du champ syndical, les collectifs étudiés se sont construits en marge des grandes centrales. Le CdC demeure ainsi, depuis sa création, un collectif autonome, tandis que CeL fait figure d’électron libre au sein du Mouvement ouvrier chrétien. Ce dernier ne s’appuie pas ou très peu sur la confédération syndicale – la CSC – qui en fait partie pour mener ses activités, en dépit du soutien apporté par deux de ses centrales au CdC. À l’image des « entrepreneurs de morale » s’opposant à l’action routinière des professionnels de l’application des normes (Becker, 1985), les collectifs justifient leur autonomie en pointant l’immobilisme des grandes organisations syndicales déconnectées des réalités du terrain. Prégnante au sein des mouvements de livreurs dans d’autres pays européens (Jan, 2022 ; Nizzoli, 2022), cette distance critique envers la bureaucratie syndicale s’observait déjà dans des luttes de précaires des années 2000 (Abdelnour et al., 2009). Un ancien membre du CdC, impliqué dans les mobilisations de 2017, soulignait les réticences (initiales) des syndicats à soutenir les luttes de livreurs perçus comme de « faux indépendants », du fait d’une hostilité répandue – qu’il qualifie de « technophobe » et de « luddiste » – envers l’économie de plateforme. Plus avant, une permanente des CeL déplore l’incapacité des centrales professionnelles à représenter les intérêts de travailleur·ses, non seulement non salarié·es mais plus encore sans papiers, du fait de leur posture institutionnelle légaliste.
23Ce conflit de valeurs n’a cependant pas conduit à geler irrémédiablement les relations entre collectifs et syndicats, comme l’illustre le rapprochement du CdC avec certaines centrales de la CSC lors du mouvement de 2017-2018. Le succès du collectif dans son projet de mobilisation est, de fait, redevable aux relations de coopération que certains de ses membres ont su tisser de manière précoce – et parfois intense – avec des syndicalistes. En guise d’illustration, mentionnons qu’un des leaders du CdC à cette époque avait signé la postface de l’ouvrage que Martin Willems (2021), permanent CSC, avait consacré à la lutte menée par les coursiers. C’est à travers ces liens que le collectif a pu bénéficier du soutien et de l’aide logistique du syndicat chrétien : accès à du matériel syndical, des lieux de réunion, des conseils en matière d’organisation ou de droit du travail, ainsi que des contacts dans les médias. Du côté syndical, cette modalité d’action, qui correspond selon François Pichault (2020) au « modèle de l’extension par le biais de l’action organisée », est mobilisée par quelques permanents engagés dans une entreprise de morale interne à leur organisation pour intervenir syndicalement auprès des travailleur·ses autonomes, comme cela a été le cas de Martin Willems. Cet enquêté a fortement œuvré en 2019 à la création d’United Freelancers, un service spécialisé de la CSC permettant de syndiquer les non-salarié·es. Le lancement de cette nouvelle structure transversale aux centrales professionnelles marque une progression vers le « modèle de l’extension par l’offre de services » (ibid.), offrant un cadre plus classique de syndicalisation aux travailleur·ses de plateforme, de manière comparable aux initiatives de la Federazione Italiana Lavoratori Trasporti (FILT) de la Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL) en Italie (Nizzoli, 2022).
24Le rapprochement entre collectifs et syndicats s’apparente ainsi à une rencontre entre des entreprises de morale convergentes. Plutôt qu’à une assimilation, ce processus donne lieu à un redéploiement partiel des croisades défendues par les collectifs en direction des organisations syndicales, comme l’illustre cette remarque de M., permanent JOC-CeL : « Et l’enjeu, c’est d’écouter les drivers sur leurs revendications […]. Et de pousser le syndicat par la base à prendre les revendications des drivers… ». Cette stratégie d’influence se heurte néanmoins à des résistances institutionnelles, comme le déplore K., un membre actif du CdC, face au manque d’investissement des syndicats dans l’organisation des coursiers hors des temps de mobilisation, résultant probablement du faible nombre d’affiliés parmi les livreurs. La convergence entre collectifs et syndicats demeure ainsi fragile, car dépendante de relations personnelles menacées par des engagements à durée limitée du fait de la nature transitoire de l’activité de coursier.
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25La « morale » s’avère une porte d’entrée fructueuse pour rendre compte des mobilisations des livreurs de plateforme bruxellois, mises en œuvre en dépit de nombreux obstacles structurels. Le concept d’économie morale permet de dépasser l’opposition théorique entre dimensions matérielle ou politique et dimension morale – sinon émotionnelle – des luttes pour caractériser cette dernière comme ressource pour l’action collective au sein d’un groupe faiblement doté en moyens économiques, sociaux, politiques et syndicaux. Les actions collectives sont organisées en réaction à la rupture du compromis social implicite qui permettait de tolérer l’exploitation, qu’elles mettent ainsi à jour et dont elles se réapproprient les principes de justice sous-jacents pour mobiliser et construire le groupe. La notion de croisade morale donne l’opportunité d’analyser plus précisément les stratégies d’action des collectifs de livreurs, situées en marge du champ syndical – faute d’un cadre institué de négociation avec les plateformes –, mais occupant la scène publique pour attirer l’attention médiatique – à travers la production d’images et d’événements marquants – dans le but d’obtenir des réformes ou d’infléchir l’action des autorités. Ce concept dynamique éclaire également les logiques d’organisation – digitalisée, flexible, horizontale et missionnaire – mises en œuvre par ces groupes militants, de manière originale mais aussi dans la continuité des mobilisations antérieures de travailleur·ses précaires, pour favoriser la mobilisation dans un contexte d’atomisation et d’incertitude. L’aide apportée aux luttes par des entrepreneurs de morale institutionnels a néanmoins conduit à tisser des liens entre collectifs et syndicats, qui demeurent précaires du fait de leur caractère informel et de leur personnalisation. A contrario, la présomption de salariat introduite en 2022 par la nouvelle loi belge5, et par la directive européenne de 20246, laisse présager une stabilisation des conditions d’emploi qui pourrait favoriser un processus d’institutionnalisation syndicale au sein de l’économie de plateforme.