1Au cours des dernières décennies, le transport routier en Europe a connu de nombreuses transformations : déréglementation du marché, introduction de nouvelles technologies et de normes environnementales et professionnalisation du métier (Hilal, 2006). Les recherches ont montré que ces changements ont eu des effets sur les conditions de travail des chauffeur·ses, qui sont de plus en plus confronté·es à la « tyrannie de l’horloge » (Snyder, 2019), à une perte d’autonomie (Desfontaines, 2005 ; Brodersen, 2015), au dumping social (Hilal, 2006 ; Thörnquist, 2019) et à une intensification du travail (Kogan, 2016). D’autres études ont mis en évidence la diversité des formes de mobilisation des transporteur·ses et chauffeur·ses face à la libéralisation du marché (Hilal, 2006 ; Ocqueteau & Thoenig, 1997) ou les conséquences de la disparition de certains rituels : apéritifs et repas partagés dans les relais routiers, repas d’entreprise, bals, etc. (Lefebvre, 1996 ; Fouquet, 1999). D’autres encore ont examiné l’érosion du prestige attaché à cette profession auprès des autres fonctions ouvrières (Perrin-Joly, 2015) et ses conséquences sur le sentiment d’appartenance à ce groupe professionnel (Mairot, 1988 ; Courty, 1993).
2Ces changements concernent aussi la Suisse où le transport routier de marchandises – et plus particulièrement le trafic de transit – occupe une place centrale, en raison de sa position sur l’axe Nord-Sud de l’Europe (Pini, 1993). La politique suisse des transports routiers se caractérise d’ailleurs par l’intégration partielle des réformes européennes et par quelques mesures spécifiques. Par exemple, en 1994, l’« initiative des Alpes », lancée par les mouvements écologistes, est acceptée en votation populaire, ce qui entraîne la ratification d’un article constitutionnel qui fixe une limite de 650 000 passages de camions par an à travers les Alpes. En 2001 est entérinée une redevance poids lourds liée aux prestations (RPLP), calculée en fonction de la distance parcourue, du poids total du véhicule et du niveau des émissions polluantes. En parallèle, la non-adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE) à la suite d’un référendum en 1992, conduit celle-ci à conclure avec l’Union européenne (UE) un Accord sur les transports terrestres (ATT) qui entre en vigueur le 1er juin 2002. Cet accord permet l’ouverture réciproque des marchés du transport par route et l’harmonisation des normes et des conditions d’admission à la circulation routière. Finalement, la Suisse introduit une licence obligatoire pour les transporteur·ses en 2002, promulgue l’interdiction des transports intérieurs effectués par des véhicules étrangers (petit cabotage) en 2005 et met en place des formations obligatoires pour les chauffeur·ses en 2014.
3Bien que ces transformations aient un impact conséquent sur les sociétés de transport et les chauffeur·ses poids lourd en Suisse, les études sur le sujet sont inexistantes. Cet article vise en partie à remédier à ce vide académique. Plus concrètement, il vise d’une part à comprendre comment l’Association suisse des transports routiers (Astag) (qui représente les transporteur·ses, donc les patron·nes) et l’association Les Routiers Suisses (qui représente les camionneur·ses, donc les employé·es) ont réagi à ces changements. D’autre part, cette contribution s’intéresse aux conséquences des mobilisations engendrées par ces restructurations sur les relations professionnelles dans la branche qui ont transformé la « communauté de travail » des transporteur·ses et chauffeur·ses poids lourd en véritable « communauté de métier » (Segrestin, 2012). À notre sens, l’émergence de cette communauté de métier trouve ses principaux points d’appui dans le concept d’économie morale, qui est le principal fil conducteur théorique de cet article.
4Les travaux d’E. P. Thompson (1971, 1999, 2012) ont montré l’existence d’une économie morale propre aux communautés rurales et urbaines de l’Angleterre du xviiie siècle, et dans laquelle les relations entre les élites et le peuple sont réglées par des normes et des obligations qui définissent la production, la distribution et le prix du pain et garantissent ainsi la subsistance de ses membres. L’auteur avait souligné que les émeutes de la faim, survenues en cette période, se fondaient sur une notion de légitimé reposant sur « la croyance qu’ils [les émeutiers] défendaient des droits et des usages traditionnels et qu’ils étaient soutenus par un large consensus de leur communauté » (Thompson, 1971, p. 78). L’émeute constitue ainsi une réponse collective à une crise qui mine les principes de l’économie morale au fondement d’une communauté, notamment le droit exclusif à disposer des ressources, la formalisation d’un « juste » prix des biens permettant de satisfaire les besoins, l’application de sanctions envers les transgresseurs de ces lois et la défense d’un intérêt commun (Thompson, 1991, p. 263). L’économie morale relève ici du registre des obligations et des normes communautaires (Carrier, 2018, p. 23). Cette perspective avait été complétée par J. C. Scott (1976) qui, selon D. Fassin (2009, p. 1249-1250), avait procédé à un double élargissement de la notion d’économie morale en s’intéressant d’une part aux résistances quotidiennes (plutôt qu’aux émeutes) des paysans en Birmanie et au Vietnam, d’autre part, aux valeurs (plutôt qu’aux normes et obligations) mises en œuvre dans une telle économie, montrant notamment à quel point celles-ci s’organisaient autour d’une « éthique de subsistance ».
5Les principes d’une communauté et l’appréciation de ses membres sur ce qui est tolérable ou pas, juste ou injuste, bénéfique ou néfaste, etc., sont donc deux dimensions constitutives de l’économie morale et renvoient à des principes de justice distributive qui permettent de résoudre des conflits de répartition d’un ensemble de biens, par exemple en matière de rémunération (Moulin, 2022). Selon A. R. Hochschild (1981, p. 46-49), une distribution égalitaire ou différenciatrice des ressources peut ainsi être justifiée à travers quatre normes particulières de justice : le droit accordé en fonction d’un statut, la reconnaissance d’un besoin, le résultat en fonction des accomplissements (par exemple, la productivité) et le mérite qui s’établit en fonction de l’investissement des membres de la communauté de travail.
6Dans cette perspective, nous rendons compte, dans ce qui suit, de l’économie morale de la « communauté de travail » composée des transporteur·ses et chauffeur·ses poids lourd en Suisse, et de son évolution en « communauté de métier ». La « communauté de travail » définit un groupe de pairs partageant des conditions de vie et de travail, des compétences et des intérêts communs, et doté d’une identité, de règles et de valeurs communes faisant émerger un sentiment de solidarité et de protection face aux « menaces extérieures » (Segrestin, 2012, p. 107). La « communauté de métier » est en revanche une forme spécifique de « communauté de travail » qui s’articule autour de la protection du métier via le lobbying politique, les actions de rue et des activités variées pour défendre ses intérêts, définir les règles d’accès au métier et renforcer l’identité professionnelle (ibid., 2012). Notre approche implique ainsi d’appréhender l’économie morale à la fois à travers les mobilisations collectives de cette « communauté de métier » en réaction aux transformations du marché, et les discours qui appuient ces mobilisations et qui se construisent sur des principes et des normes de justice.
7Cet article repose sur une approche sociohistorique (Noiriel, 2006) qui s’intéresse à la genèse de la communauté des transporteur·ses et des chauffeur·ses poids lourd à travers l’analyse de sources d’archives (Isräel, 2014), en l’occurrence d’articles de presse (articles, éditoriaux, prises de position et interviews) parus dans les revues Transport Routier et Swiss Camion. La première est éditée par l’Astag, la fédération patronale du secteur, depuis 1944. Elle affiche un tirage de 8 000 exemplaires et une fréquence de publication qui a varié au fil du temps entre 6 et 23 numéros par année. La seconde, diffusée par Les Routiers Suisses, existe depuis 1960 sous forme d’un bulletin à parution irrégulière, puis d’une revue à tirage régulier à partir de 1982. Elle compte aujourd’hui un tirage de 19 312 exemplaires et paraît 11 fois par an.
8Le dépouillement des articles a été organisé à partir de notre problématique, préalablement définie et affinée lors d’entretiens exploratoires avec deux représentants de l’Astag et des Routiers Suisses. Ces entretiens ont permis d’identifier les trois transformations qui, selon nos interlocuteurs, ont joué un rôle majeur dans les dynamiques sectorielles, à savoir : les pressions à la déréglementation du marché à partir de 1993, l’introduction d’un nouveau régime de taxation basé sur la RPLP en 2001 et l’instauration de nouvelles normes d’accès à la profession en 2005. Ces entretiens ont aussi fait une place aux évolutions internes des deux associations de branche (histoire, membres, fonctionnement, etc.) et à leurs relations (coopération, négociations, etc.). C’est sur cette base que nous avons sélectionné les articles de presse parus entre janvier 1993, année de l’ouverture des négociations entre la Suisse et l’UE qui aboutira à la conclusion de l’ATT entre la Suisse et l’UE, et mars 2022, date de l’examen des archives. La sélection des articles s’est d’abord faite sur la base des titres et des sommaires. Au total, 308 articles ont été retenus pour analyse et ont été regroupés, comme l’indique le tableau infra, en quatre catégories.
Tableau 1. Corpus des articles analysés par thème et par revue
|
Transport Routier |
Swiss Camion |
Total |
Déréglementation du marché |
25 |
42 |
67 |
Nouveau régime de taxation |
66 |
40 |
106 |
Nouvelles normes d’accès à la profession |
18 |
48 |
66 |
Fonctionnement et relations Astag – Les Routiers Suisses |
25 |
44 |
69 |
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308 |
9Le transport routier suisse est un secteur économique non négligeable (voir encadré infra). La progressive construction de la « communauté de métier » des transporteur·ses et des chauffeur·ses est l’œuvre des deux associations professionnelles déjà évoquées. Les Routiers Suisses est une association fondée en 1957 dans le but de développer la camaraderie et l’entraide entre chauffeur·ses, de procurer de meilleures conditions de travail, de soutenir ses membres et de les tenir au courant des évolutions du secteur. L’Association suisse des transports routiers (Astag) a, pour sa part, été fondée en 1979, afin de promouvoir les intérêts des sociétés de transport et relever le niveau du métier par l’entremise de la formation professionnelle.
Le transport routier en Suisse
En 2021, 4 656 établissements actifs dans le secteur du transport routier de fret sont recensés en Suisse. Ceux-ci sont répartis en 4 364 entreprises et représentent 37 360 emplois en équivalent temps plein (ETP). Plus des trois quarts d’entre elles (3 635 unités, soit environ 83,3 % du total) sont des microentreprises (1 à 9 ETP), qui absorbent 23,1 % de l’emploi total de la branche (environ 8 631 ETP) ; 719 unités sont des petites et moyennes entreprises (10 et 249 ETP) (16,5 % du total) qui absorbent 24 041 ETP, soit 64,3 % de l’emploi total de la branche et 10 (0,2 %) sont des grandes entreprises (plus de 249 ETP) (4 688 ETP, soit 12,6 % du total) (Office fédéral de la statistique, 2023). Les Routiers Suisses et l’Astag sont les deux seules associations professionnelles représentatives du secteur. La première représente les chauffeur·ses (y compris les indépendant·es) depuis 1996, et compte 15 000 membres regroupés dans 35 sections disséminées sur le territoire national. La seconde, qui représente les employeurs, compte environ 4 000 membres et 700 partenaires répartis en 18 sections.
- 1 Neuhaus E., Voici comment tout a commencé, Swiss Camion, 2006, no 10, p. 2-4.
- 2 Neuhaus E., La fin d’une époque, Swiss Camion, 2006, no 11, p. 6-8.
10Les objectifs des deux associations sont poursuivis à travers plusieurs moyens. Les Routiers Suisses développent par exemple des dispositifs d’entraide (protection juridique de circulation, caisse de décès et invalidité1, rabais divers, etc.) dès la fin des années 1960. Une Commission de formation professionnelle est fondée en 1959 afin de former les membres, tandis qu’une Commission de circulation est créée en 1975 dans le but de résoudre, avec les autorités compétentes, les problèmes liés au trafic et aux infrastructures2. Outre le journal Swiss Camion, Les Routiers Suisses éditent annuellement le Guide des relais routiers, qui présente les restaurants agréés par l’association qui répondent aux besoins des chauffeur·ses. Ces relais sont, comme l’indique Brodersen (2015), des lieux de sociabilité où se forge l’identité des routier·ères à travers la reconnaissance de conditions de travail communes et le partage de la « passion du métier ». L’association organise aussi des courses « gymkhana » ou des voyages qui contribuent à forger cette identité et à renforcer le collectif.
11L’Astag accorde quant à elle beaucoup d’importance au lobbying auprès des autorités politiques. Comme nous le verrons plus loin, l’association s’engage corps et âme contre l’introduction de la loi sur la RPLP et contre les renchérissements successifs de cette taxe après son introduction en 2001. Cet activisme politique se combine avec l’édition de la revue Transport Routier, la création d’un site internet et l’envoi d’une newsletter à la fin des années 1990. Des examens d’accès à la profession pour les transporteur·ses, des cours de formation continue pour les chauffeur·ses et des contrats d’assurance sont aussi proposés aux membres.
12Grâce à ces activités, les deux associations se développent rapidement en créant des sections dans toute la Suisse et en professionnalisant leurs structures, ce qui leur a notamment permis de se positionner face aux quatre transformations majeures qu’a connues le secteur entre 1990 et 2000.
- 3 Le montant du tarif a continué de progresser au fil du temps. Depuis le 1er janvier 2017, il est c (...)
- 4 La loi du 20 mars 2009 sur les entreprises de transport par route (LEnTR) et l’ordonnance du 2 sep (...)
- 5 Cette directive, adoptée par Parlement européen et le parlement du Conseil du 15 juillet 2003, a é (...)
13Premièrement, l’introduction de la RPLP met fin au régime fiscal forfaitaire en place depuis 1985, ce qui induit une augmentation des frais fixes des transporteur·ses3. Deuxièmement, dans le cadre de l’ATT, une partie du marché des transports se trouve libéralisée à travers la suppression, en 2005, des entraves au « grand cabotage », c’est-à-dire à tout transport de marchandises pour le compte d’autrui entre deux États tiers, effectué par un véhicule immatriculé en Suisse ou en Europe. Les transports effectués avec départ et arrivée à l’intérieur de la Suisse (« petit cabotage ») sont en revanche interdits. Troisièmement, toute entreprise qui effectue des transports internationaux est tenue, à partir de 2002, de posséder une licence, tandis que dans le cadre des transports intérieurs cette obligation4 ne prend acte qu’en 2004. L’octroi des licences repose sur le passage d’un examen écrit, ainsi que sur une preuve d’honorabilité et de capacité financière et professionnelle que doivent fournir les transporteur·ses. Quatrièmement, l’Ordonnance réglant l’admission des chauffeur·ses (OACP), adoptée par la Suisse en 2017, intègre les dispositions de la Directive de l’UE 2003/59/CE concernant la certification d’aptitudes professionnelles nécessaires à l’exercice de la profession5. Ainsi, depuis 2014, en complément au permis de conduire poids lourd, un examen comprenant des parties théoriques et pratiques doit être passé pour obtenir le certificat de capacités nécessaire à exercer la profession de chauffeur·se poids lourd. Ces dernier·ères doivent aussi suivre une formation continue à raison de 5 jours par an sur 5 ans pour un total de 35 heures de cours.
- 6 Neuhaus E., L’association en péril, Swiss Camion, 2007, no 2, p. 6-9.
- 7 Votation populaire du 20 février 1994 (Argumentaire), Transport Routier, 1994, no 1, Annexe, 1994.
- 8 Comité exécutif RS, Bonne année et n’oubliez pas d’aller voter !, Swiss Camion, 1993, no 5, p. 3.
- 9 Neuhaus E., Chauffeurs et patrons : même combat, Swiss Camion, 1998, no 3, p. 5.
- 10 En Suisse, un référendum facultatif aboutit lorsque les citoyens récoltent au moins 50 000 signatu (...)
14Confrontés à ces changements, l’Astag et Les Routiers Suisses renforcent leur collaboration6. Tandis que la première dénonce la hausse des coûts engendrée par la RPLP et le risque de suppressions d’emploi et d’érosion de la capacité concurrentielle des entreprises suisses7, la seconde relaie largement ces arguments par le biais de son journal8. Après le passage en votation populaire de la loi sur la RPLP en 1994, l’Astag lance un référendum à l’encontre de celle-ci. Avec pour mot d’ordre « chauffeurs et patrons : même combat9 », Les Routiers Suisses participent à la campagne référendaire. Au total, 190 000 signatures sont récoltées et déposées à la Chancellerie fédérale dans le cadre d’une action organisée par l’Astag et Les Routiers Suisses devant le Palais fédéral à Berne10.
- 11 Amstutz A., Perception de la RPLP. Pourquoi tant de frais ?, Question déposée au Conseil national (...)
- 12 Par exemple, Amstutz A. (2010), Arrêté du Tribunal administratif fédéral sur la RPLP. Incidences p (...)
- 13 Steiner H.-P., RPLP 2005 : « exorbitant », Swiss Camion, 2004, no 6, p. 6 ; Piras D., RPLP à la ha (...)
- 14 Steiner H.-P., « Une chance non exploitée ? », 2006, Swiss Camion, nos 7-8, p. 2-3.
- 15 Keller H., En force contre une nouvelle augmentation RPLP, Transport Routier, 2007, no 6, p. 40-41
- 16 Astag, « Rivista dedicata all’anniversario. 40 anni : 1979-2019 », Transport Routier, 2019, no 12 (...)
- 17 Studer R., Le 10 mars dernier, le comité a déposé l’initiative populaire « Pour un financement équ (...)
15Malgré l’échec du référendum et la ratification de la loi en 1998, le combat contre la RPLP ne s’arrête pas là. Plusieurs interventions parlementaires de député·es membres de l’Astag viennent dénoncer les coûts de perception de la RPLP11 ainsi que la hausse des tarifs12. En 2006, Les Routiers Suisses lancent, pour leur part, une pétition adressée au gouvernement helvète en faveur du renoncement à la hausse des taux de la RPLP à partir 200813. Un rassemblement réunissant 200 camions et des centaines de chauffeur·ses et transporteur·ses est d’autre part organisé devant le Palais fédéral, pour la remise d’une pétition qui collecte cette fois-ci 152 000 signatures14. En 2008, l’Astag dépose par ailleurs un recours contre cette hausse tarifaire auprès du Tribunal fédéral, arguant que celle-ci contrevient aux buts poursuivis par la loi (couverture des coûts d’infrastructure non pris en charge et coûts externes15). Quatre mille cinq cents recours seront ainsi envoyés cette même année à la Direction générale des douanes16, mais ceux-ci seront invalidés par une sentence du Tribunal fédéral. Finalement, en 2014, l’Astag et d’autres associations lancent l’initiative « Pour un financement équitable des transports » exigeant que les recettes issues de la fiscalité routière soient effectivement affectées à la couverture des coûts routiers et que chaque augmentation des taxes et redevances soit soumise à un référendum facultatif17. Cette initiative a été rejetée par le peuple en juin 2016.
- 18 Neuhaus E., Exercice réussi, Swiss Camion, 2002, no 11, p. 6-7.
16Hormis ces thèmes politiques, les deux associations collaborent pour la mise en œuvre des normes européennes en matière d’accès à la profession. Dès 2002, Les Routiers Suisses obtiennent les autorisations de l’Office fédéral des transports pour organiser les examens en vue de l’obtention de la licence de transport18. Depuis, ils sont en charge des contenus pédagogiques pour la partie francophone du pays, tandis que l’Astag les organise dans les parties germanophone et italophone. Concernant les cours OACP, certains transporteur·ses organisent ces formations en interne, et les deux associations disposent de programmes propres.
- 19 Piras D., Une première étape, Swiss Camion, 2005, no 4, p. 6.
- 20 Créé en 2004 à la suite de la fusion de la Fédération suisse des travailleurs de la métallurgie et (...)
- 21 Giroud B., Un vrai et fort partenaire social, Transport Routier, 2005, no 52, p. 15.
17Par ailleurs, toujours dès 2002, les deux associations entament des négociations pour fixer des minima sociaux dans le secteur. En 2005, une Convention nationale est signée, qui entre en vigueur l’année suivante. Cette convention vise à éliminer les lacunes en matière de décompte de salaires et de non-paiement des heures supplémentaires, et introduit une cinquième semaine de vacances en fonction de l’ancienneté19. De plus, cet accord permet d’évincer du secteur le syndicat interprofessionnel UNIA20, considéré comme trop combatif et non représentatif de la communauté des routiers21.
18En définitive, cette étroite collaboration entre l’Astag et Les Routiers Suisses marque l’évolution d’une « communauté de travail » vers une véritable « communauté de métier » dans le transport routier (Segrestin, 2012). Si auparavant chacune de ces associations œuvrait selon ses propres modalités, les transformations qui touchent le transport routier au cours des années 1990 et 2000 ont incité les deux collectifs à agir conjointement sur le plan politique pour défendre les intérêts du secteur, à définir ensemble les tâches de formation et à mettre en œuvre un véritable partenariat social prenant la forme d’un « corporatisme » (Segrestin, 1985, p. 51).
19La construction et les logiques d’action de cette « communauté de métier » face aux transformations du marché (la RPLP, les dispositifs de l’ATT et les normes d’accès à la profession – licences et cours OACP), peuvent ainsi être appréhendées à travers la notion d’économie morale avec ses principes et normes sous-jacentes.
20Le discours tenu par ces deux associations lors de la mobilisation contre l’introduction de la RPLP révèle un attachement au principe premier d’égalité et à la norme du besoin. À leurs yeux, la RPLP menace en effet la survie de la communauté, dans la mesure où elle rend plus difficile l’exercice de la profession en raison des coûts jugés excessifs par les transporteur·ses. Lors de la manifestation organisée dans le cadre du référendum contre la RPLP, le président de l’Astag s’adresse comme suit aux participant·es qui occupent la Place fédérale :
- 22 Kartnaller E., Le combat est engagé, Swiss Camion, 1998, no 2, p. 2.
Par votre participation, vous démontrez à la Suisse entière, et surtout à la majorité des politiciens fédéraux, que les professionnels de la route forment une grande famille, qui, lorsqu’un danger menace son existence, n’en devient que plus forte22.
- 23 Les Routiers Suisses, Qu’avez-vous entrepris dans la lutte contre la RPLP et comment voyez-vous le (...)
21Dans le même esprit, un chauffeur interrogé sur ce thème affirme : « En tant que chauffeur, je suis nécessairement opposé à la RPLP. C’est pour moi une véritable question de survie !23 »
- 24 Transport Routier, Votation populaire du 20 février 1994, Argumentaire, Swiss Camion, 1994, no 1, (...)
22La RPLP est donc considérée comme une menace pour la survie de la branche et son retrait se justifie en raison du principe premier de l’égalité et de la norme du besoin. La communauté des routiers et des transporteur·ses dénonce en effet une fiscalité de la route parmi les plus élevées d’Europe et l’érosion de la capacité concurrentielle des transporteur·ses suisses vis-à-vis d’autres pays européens. Cette redevance est donc vue comme une mesure « discriminante » dans le jeu de la concurrence. Aux yeux de la communauté, la RPLP nuit non seulement au secteur du transport, mais aussi à toute l’économie suisse24.
- 25 Ibid. p. 2.
- 26 Kartnaller E., Le trafic lourd considéré comme une vache à lait ! [Interview avec Adrian Amstutz], (...)
23Le refus de la RPLP est donc basé, selon les deux associations, sur la nécessité de garantir une sorte d’égalité de traitement par rapport à la situation en vigueur dans d’autres pays, mais aussi de poursuivre l’intérêt de la communauté et de la population en évitant que cette taxe ne vienne renchérir les prix à la consommation. De ce fait, la lutte contre la RPLP est aussi présentée comme une lutte pour l’intérêt commun. Cette égalité de traitement est également revendiquée vis-à-vis d’autres secteurs de l’économie nationale qui, selon la communauté des routiers, ne subissent pas la même « razzia d’État25 », un argument avancé à chaque hausse de la RPLP, puisque les représentant·es de la communauté comparent le transport routier à une « vache à lait26 ».
- 27 Llamera C., Voici nos suggestions pour combattre le cabotage, Swiss Camion, 2019, no 5 [consulté e (...)
- 28 Kirchhofer A., Interdiction du cabotage. Conséquences fatales en cas d’assouplissement, Transport (...)
24Avec la libéralisation du grand cabotage en Europe, en 2005, et la crise économique de 2008, de plus en plus de transporteur·ses étranger·ères et suisses recourent à cette pratique illégale – qui consiste, nous le rappelons, à transporter de marchandises entre deux États membres de l’UE ou entre la Suisse et un État membre de l’UE par un véhicule immatriculé dans un troisième État – à travers la sous-traitance. L’économie morale de la communauté des routiers s’exprime par conséquent aussi à travers la défense de la clause anti-cabotage contenue dans l’ATT. D’ailleurs, Les Routiers Suisses définissent cette pratique comme un « fléau qui menace [leurs] emplois27 ». Dans ce cadre, son interdiction en Suisse est une forme de protection du marché intérieur qui est considérée comme « vitale » par la communauté de métier, car elle permet de préserver le secteur de la concurrence étrangère et d’éviter que le dumping social ne sévisse en Suisse. Ce dispositif est donc âprement défendu par les deux associations au nom du principe de différenciation, de la norme de justice touchant au droit à disposer des ressources (des contrats de prestation) et de la norme du besoin (de marges et d’un salaire dignes). Selon eux, l’abandon de cette clause induirait la fin du transport routier en Suisse, car les prestations seraient alors assurées par des chauffeur·ses étranger·ères à « bon marché28 ».
- 29 En 2019, le revenu brut annuel (médiane) d’un·e chauffeur·se poids lourd à plein temps est de 70 0 (...)
- 30 Dont le nombre est passé de 3 248 en 2011 à 10 648 en 2019, ce qui représente une hausse de 13,8 % (...)
- 31 Reinhard F., Camionneurs de Roumanie. Exploitation ou opportunités ?, Transport Routier, 2019, nos(...)
25La clause anti-cabotage est aussi revendiquée au nom du droit à un « juste salaire », dans un secteur qui se caractérise déjà par un bas niveau de rémunérations29. En effet, les transporteur·ses et les routier·ères dénoncent la pression à la baisse exercée sur le niveau de salaires dans ce secteur, résultant de la possibilité, en Suisse, de faire appel à des chauffeur·ses étranger·ères30 à bas prix31.
- 32 Odermatt M. & D. Piras, Nous demandons à l’Astag de négocier une Convention collective nationale d (...)
- 33 FS, Salaires minimums dans les pays voisins. Pas de contre-mesure en Suisse, Transport Routier, 20 (...)
26Si le constat de la pression sur les salaires est partagé au sein de la « communauté de métier », les propositions pour résoudre ce problème divergent. Les Routiers Suisses estiment que la Convention nationale signée avec l’Astag n’est plus adaptée, car elle ne fixe pas de salaires minimums et elle laisse la liberté d’établir des salaires de référence (non obligatoires) au niveau régional ; or, ces derniers sont parfois très bas et très différents d’une région à l’autre. C’est pourquoi, depuis 2012, Les Routiers Suisses revendiquent une nouvelle Convention collective de travail obligatoire à l’échelle du pays, avec des salaires minimums32. À l’opposé, l’Astag défend la convention en vigueur, tout en sachant que les salaires de référence sont bas, ce qui ouvre la voie au recrutement d’une main-d’œuvre étrangère à bas prix et génère donc potentiellement un effet de dumping social. Cette position se justifie au nom de la défense du libre marché, qui est incompatible avec l’introduction des salaires minimums décrétés par l’État33. Dans cette perspective, la distribution inégale des salaires dans le secteur est compatible avec la norme du résultat qui fixe ces derniers selon les lois du marché en lieu et la place du droit revendiqué par Les Routiers Suisses.
27Au-delà de ces divergences, l’application différenciée du cabotage en Suisse et dans les pays de l’UE se justifie avant tout au nom de la défense d’un droit exclusif et d’un besoin vital pour la « communauté de métier ». Comme dans le cas de la RPLP, la communauté associe la défense de ses intérêts à l’intérêt commun. Dans un article paru dans Swiss Camion, on peut ainsi lire :
- 34 Piras D., Et le cabotage continue…, Swiss Camion. 2015, no 1, p. 2.
Le cabotage soustrait des taxes et des impôts à l’État, tout en faussant la concurrence : il est clair qu’avec un véhicule immatriculé à l’étranger, conduit par un chauffeur disposant d’un contrat de travail slovaque, on peut casser les prix des transports. […] Ces agissements nuisent à l’État qui perd des taxes sur les carburants, des impôts, la TVA et éventuellement la RPLP34.
- 35 PS, Cabotage en hausse en Suisse, Transport Routier, 2017, n° 5, p. 16-17 ; Amstutz A. (2017), Tol (...)
- 36 Piras D., Trucs louches, 2003, Swiss Camion, no 9, p. 2-3 ; Piras D., Cabotage facilité à Bâle, 20 (...)
- 37 Par exemple, Regazzi F, Cabotage. Mettre un terme à une situation discriminatoire pour les transpo (...)
28Aussi les entreprises pratiquant le cabotage menacent-elles non seulement la « communauté de métier », mais aussi l’intérêt des autorités et de l’économie dont le manque à gagner en termes de recettes fiscales est pointé du doigt par les deux associations. Les entreprises qui contreviennent à cette clause sont ainsi considérées comme des « transgresseurs » et sont régulièrement dénoncées par l’Astag35 et Les Routiers Suisses36 ; elles font par ailleurs l’objet d’interventions au Parlement suisse de la part de leurs représentants37.
29Les principes premiers et les normes de justice de l’économie morale peuvent finalement être mobilisés pour rendre compte de la professionnalisation de la branche, puisque la certification des compétences des transporteur·ses (licence) et des chauffeur·ses (cours OACP) contribue à renforcer l’identité des routier·ères suisses et à justifier un traitement différencié vis-à-vis de leurs homologues étrangers, accusés de ne pas respecter les règles du jeu. C’est ainsi que s’exprime le secrétaire général des Routiers Suisses dans un article paru juste avant l’introduction de la directive OACP :
- 38 Piras D., Des meilleures conditions, Swiss Camion, 2004, no 4, p. 2.
Ces cours [OACP] vont relever le niveau de formation et vont peut-être permettre d’opérer une certaine sélection. Il ne doit plus être possible de travailler avec des chauffeurs mal formés recrutés dans les pays où la main-d’œuvre est presque gratuite. La profession des chauffeurs se retrouverait ainsi réévaluée…38
- 39 Lehmann R., La formation : notre seule matière première, 1995, Swiss Camion, no 5, p. 1.
30Dans l’esprit de cette association, les nouvelles normes sur la formation contribuent non seulement à la valorisation matérielle et symbolique de la profession, mais permettent aussi de se différencier de la concurrence de la main-d’œuvre étrangère sur le marché intérieur. Cette différenciation se fait à travers la norme du mérite, car pour obtenir cette certification et, partant, jouir du statut de membre de la communauté de métier, il faut passer des examens et s’affirmer comme de « vrais professionnels et non pas des auxiliaires de la route39 ».
- 40 Studer R., Un certificat de plus. Transport Routier, 2009, no 3, p. 6-7.
- 41 Amstutz A., Switzerland’s next top chauffeur (ou top chauffeuse !), Transport Routier. 2012, no 6, (...)
- 42 Astag, Formation complémentaire : impérative à l’heure actuelle, Transport Routier. 2006, no 69, p (...)
- 43 Kartnaller E., Nouvelle appellation pour plus de respect ? Transport Routier, 2013, no 4, p. 4-5.
31Même si l’Astag pointe du doigt la hausse des coûts que représente l’organisation de ces cours40 et s’inquiète du risque d’une « sur-académisation » de la profession qui pourrait conduire à une « inflation » des formations considérées comme inadéquates par rapport aux tâches requises41, elle estime que « la formation complémentaire et par conséquent un apprentissage tout au long de la vie sont impératifs pour tous ceux qui doivent affronter la rude concurrence42 ». Parallèlement, elle estime que cette valorisation de la formation permet au transport routier d’« obtenir la reconnaissance de la population43 ».
32Ainsi, les deux associations accompagnent les transformations en matière de formation professionnelle. Elles considèrent que les nouvelles normes en la matière contribuent, d’une part, à améliorer l’image du secteur en distinguant les professionnels suisses des chauffeur·ses et des transporteur·ses étranger·ères ou de ceux et celles qui, en Suisse, ne veulent pas se conformer aux règles et, d’autre part, à récompenser les plus méritant·es. Cela permet en outre de justifier de meilleures conditions d’emploi et de travail par rapport aux standards européens.
33Cet article s’est interrogé sur les raisons de la formation d’une « communauté de métier » dans le transport routier suisse à la suite des transformations survenues au cours des années 1990 et 2000, mais aussi sur les leviers d’actions et les justifications fournies par cette communauté quant à ses prises de position. Notre étude montre que la genèse de cette communauté peut être lue à travers la notion d’économie morale, ainsi qu’à travers les principes premiers (égalité et différenciation) et les normes de justice (droit, besoin, mérite et résultat) sur lesquels elle s’appuie. Les transporteur·ses et les chauffeur·ses agissent pour pallier les effets des restructurations du marché en revendiquant des droits exclusifs (accès au marché intérieur, formation, contrats) ainsi qu’un « juste salaire » (à travers la protection de la clause anti-cabotage) ou une « juste taxe » (à travers la lutte contre l’introduction de la RPLP). Ces mobilisations sont motivées par la conviction que la poursuite de l’intérêt de la « communauté de métier » coïncide avec l’intérêt commun (de l’État ou de l’économie suisse) et qu’elle justifie l’adoption de mesures disciplinaires contre les « transgresseurs » des règles, par exemple, les chauffeur·ses et transporteur·ses étranger·ères et suisses qui ne respectent pas les règles anti-cabotage ou les normes concernant les licences.
34Malgré certaines divergences sur les modalités de justification des mobilisations au sein de la communauté, notamment en matière de ce que devrait être un « juste salaire », l’unité de la « communauté de métier » n’est pas menacée. La dynamique de sa construction montre ainsi l’importance et le rôle des principes moraux dans les relations professionnelles.