Coordonné par : Anne Gillet (Cnam, Lise-CNRS, Paris, France), Diane-Gabrielle Tremblay (Téluq Université du Québec, Crises, Québec, Canada)
La pandémie actuelle interroge et met à mal les capacités de nos sociétés à faire face aux crises et à s’y adapter. Même si dans le monde du travail, la pratique de télétravail a récemment pour but de contribuer à limiter la propagation du virus et à limiter certains effets néfastes du Covid-19, ce qui est une dynamique vertueuse, il est cependant indispensable d’analyser les enjeux, les effets et les conditions des bénéfices du télétravail, notamment au prisme des inégalités qui s’y développent.
Analyser le télétravail au prisme des inégalités permet de montrer l’existence d’un système complexe d’inégalités croisant plusieurs facteurs influençant les conditions et la réalisation du travail, dont les conditions de vie personnelles et familiales, les risques pour la santé.
Le télétravail est une modalité d’organisation du travail ayant déjà fait l’objet de plusieurs recherches au fil des dernières décennies (Vandercammen, 1994 ; Pichault & Grosjean, 1998 ; Cefrio, 2001 ; Walgrave, 2010 ; Taskin &Tremblay, 2010 ; Tremblay & Elmustapha, 2010), mais le sujet est revenu à l’ordre du jour suite à la pandémie (Tremblay, 2020).
À partir du printemps 2020 avec le confinement dans de nombreux pays et pour des raisons sanitaires, le télétravail s’est fortement répandu dans certaines organisations dont les activités et les emplois le permettaient. La gestion politique, sanitaire et économique de la pandémie Covid-19 rebat les cartes de l’organisation du travail et apporte très régulièrement des consignes à suivre en matière de télétravail. Situation inédite pendant le confinement, le télétravail a perduré depuis, apportant à nos modes d’organisation du travail une profonde transformation, avec, selon les pays, les organisations (entreprises, services publics, etc.), les secteurs d’activités et les emplois, de fortes disparités et des situations contrastées.
- 1 Source Drees, Institut pour la recherche en santé publique, septembre 2020.
Dans l’Union européenne par exemple, plus d’un tiers des personnes télétravaillait en septembre 2020, du fait de la pandémie, ce taux étant par exemple de 37% en France. En France pendant le confinement de début 2020, près de 60% des personnes ayant un emploi ont télétravaillé – soit de façon exclusive (21,2%) soit en complément de l’activité à l’extérieur (36,8%) 1, contre 7% avant le confinement. Autre exemple au Canada, le pourcentage a évolué d’environ 15% avant la pandémie à 40 % entre avril et juin 2020, pour ensuite redescendre à 27 % en août 2020 (Statistique Canada, 2020). D’autres pays (en voie de développement, par exemple) ont moins utilisé le télétravail, car nombre de personnes n’ont pas d’emploi formel et travaillent dans l’économie informelle, souvent à l’extérieur, dans la rue ou d’autres lieux semblables.
De nombreuses questions se posent aujourd'hui autour de cette modalité de travail qui s’est énormément développée. Un état des lieux peut commencer à être posé et des analyses faites sur ces pratiques de télétravail, sur leurs conditions d’exercice, leurs effets et leurs évolutions. Le télétravail a parfois été mis en place récemment et rapidement sans aucune expérience préalable, sans toujours de cadre légal bien défini au départ.
Les pratiques de télétravail ont des effets majeurs sur l’organisation collective et individuelle du travail, sur la vie personnelle, sur la mobilité, sur l’usage des lieux et des espaces de travail, mais aussi sur l’organisation des temps sociaux. Elles bouleversent profondément nos habitudes collectives et individuelles, nos conditions de vie, interrogent le travail et le « hors-travail » ainsi que leur articulation. Le télétravail modifie les frontières et les interactions entre les espaces professionnel et domestique et questionne notamment nos modes de vie et l’articulation de nos temps sociaux.
La pandémie de Covid-19 a modifié les enjeux antérieurs des pratiques de télétravail et apporté de nouveaux enjeux sanitaires à ces pratiques. Si « rester chez soi » est finalement devenu à ce jour une forme de privilège, dont une part seulement des travailleurs peut bénéficier, leur permettant de se protéger de la maladie, ce contexte pandémique anxiogène a une influence sur les vécus des situations de télétravail dont il faut tenir compte, notamment avec des risques au travail comme celui de l’isolement. Les risques au travail représentent un point important à analyser (Alis et al., 2010 ; Thébaud-Mony et al., 2015 ; Gillet, 2020), y compris donc dans le cadre des pratiques de télétravail. Les risques liés au télétravail ne doivent pas être sous-estimés, afin de vivre mieux et de faciliter le développement de cette modalité de travail de façon positive et sécuritaire.
Ce Dossier s'attachera à analyser les pratiques et le vécu du télétravail, ainsi que les inégalités (professionnelles, sociales et de genre, de santé) que le télétravail dévoile et/ou développe. Dans quelle mesure se développent des inégalités du fait du développement des pratiques de télétravail, dans ce contexte de pandémie ?
Ce Dossier pourra traiter de la notion d’inégalité et de celles qui en sont proches, telles que, par exemple : différence vs semblable, inéquité vs équité, injustice vs justice, en lien avec le télétravail.
Plusieurs auteurs ont analysé les inégalités à partir de la question de différences pouvant exister entre les individus, soulignant que les différences deviennent des inégalités quand elles se traduisent par un accès inégal entre ces individus différents, en raison de leur différence, à certaines ressources rares et valorisées (Bonnevitz, 2004 ; Chauvel et al., 2007 ; Galland & Lemel, 2018). Les inégalités ont aussi une dimension subjective (Dubet, 2003).
Les analyses sociologiques sur les inégalités s’attachent à repérer et expliquer les différentes formes d’inégalités, à analyser les personnes et groupes concernés et leurs caractéristiques, à étudier le cumul possible de certaines inégalités, ou encore à analyser comment les systèmes sociaux peuvent (ou non, selon les cas) entretenir voire aggraver ces inégalités et comment y remédier (Zamora, 2019). Plusieurs travaux ont porté sur divers types d’inégalités, comme par exemple les inégalités liées au genre (Maruani, 1998 ; Laufer et al., 2003), à l’âge et à la santé (Leclerc et al., 2000 ; Volkoff & Thébaud-Mony, 2000) ou encore au logement (Bugeja, Lambert, 2020). À une époque où les inégalités s’aggravent dans le monde, leurs analyses portées par un travail sociologique revêtent une importance encore plus forte et en même temps plus complexe.
Dans ce Dossier portant sur le télétravail, les inégalités peuvent se décliner tout d’abord selon le droit et les modalités d’accès au télétravail. Elles peuvent concerner les contenus de travail, les conditions professionnelles d’emploi et de travail, les conditions de vie familiale et personnelle – à travers le logement, l’accès au territoire et à la mobilité. Elles peuvent porter sur le genre, ou encore sur les risques de santé (mentale, physique).
L’interrogation se pose sur de nouveaux agencements et/ou registres d’inégalités apparaissant du fait du télétravail. Du fait du télétravail, l’analyse des inégalités peut révéler d’autres aspects de nos sociétés connaissant actuellement d’importants chamboulements, notamment dans le travail, son organisation, son management, ses interactions sociales, ses rapports au « collectif » et à la famille. Ainsi, la question suivante doit être analysée : de quelles inégalités le télétravail est-il facteur ? S’agit-il de nouvelles formes d’inégalités, de l’accroissement ou de la réduction d’inégalités déjà observées par ailleurs dans le travail ? Ce Dossier pourrait permettre d’illustrer en quoi le télétravail permet de renouveler certaines analyses des inégalités. En particulier, le télétravail permet d’analyser autrement les inégalités qui lient les diverses interfaces entre le travail et le hors-travail (accès aux ressources professionnelles, relations aux autres, accès et gestions du temps et de l’espace, santé).
Les articles analyseront les inégalités développées par le télétravail. Parmi elles, nous pouvons retrouver les formes d’inégalités suivantes.
Il s’agit ici d’appréhender la diversité des formes d’avancée des politiques publiques, des dynamiques syndicales et professionnelles, participant à l’accès au droit, au cadre et au développement du télétravail. Il s’agit d’identifier quels métiers et secteurs professionnels peuvent bénéficier de cette modalité de travail, en particulier dans le contexte de pandémie et à quelles conditions. En quoi cela structure de nouvelles formes d’inégalités dans nos sociétés, d’ordre sanitaire, social et économique ?
Les pays ont des degrés divers de mise en place du télétravail et d’adoption de règlementation spécifique. Selon les pays, le télétravail fait l’objet, ou pas, d’une politique, cadrante et facilitatrice de la mise en place des modalités de ces pratiques de travail et de leur accompagnement (CAS, 2009). Les mesures se distinguent selon les secteurs privés et les services publics, selon les types d’organisation et les secteurs de la fonction publique. De plus, l’avancée des relations et des négociations entre employeurs et représentants du personnel sur le télétravail peut être inégale (Miné, 2020).
Le télétravail se développe distinctement en fonction des secteurs professionnels et des catégories d’emploi. Lors du confinement du printemps 2020 par exemple, certaines personnes étaient exclusivement en télétravail : plutôt des cadres, professionnels et employés qualifiés ; et moins les travailleurs des services ou des commerces. Alors que certains autres métiers et professionnels se sont trouvés placés « en première ligne » pour faire face et assurer services et production à la population (santé, sanitaire, alimentaire, transport, sécurité civile, logistique, une partie de l’enseignement).
L’organisation du télétravail (nombre de jours autorisés, horaires de travail, mixité du télétravail avec le présentiel) peut aussi varier. La mise en place du télétravail peut s’accompagner, ou pas, de cadrages par des mesures, dispositifs, infrastructures, supports professionnels et outils – information et formation, Charte du télétravail, règles de bonnes pratiques, etc. (DGAFP, 2016).
Le télétravail apporte des spécificités dans l’activité de travail. Il amène à repenser le travail et nécessite des transformations des pratiques et de nouveaux apprentissages professionnels. Il s’agit ici d’analyser les formes inégalitaires du développement concret du télétravail : organisation et contenus du travail, modalités de travail collectif – entre télétravailleurs et non télétravailleurs (télétravail mixte), management du travail et d’équipe, entre générations.
De nouvelles problématiques de régulation de la charge de travail peuvent se poser, du fait par exemple d’un temps effectif de travail accru, d’une intensification du travail demandé (volume, rapidité, délai d’exécution) en télétravail ou en mixité avec les journées en présentiel.
Les effets du télétravail peuvent être multiples et complexes au niveau des collectifs de travail. Travailler en équipe, à distance, avec une collaboration efficace et apaisée, en gardant les liens entre collègues (télétravailleurs et non-télétravailleurs) est un défi permanent. Dans les relations de travail, les moments informels de vie des collectifs et d’empathie sont mis à mal et ces situations risquent l’effilement des collectifs. En même temps, pendant le confinement, de nombreux travailleurs (dont des managers) ont eu la capacité de simplifier certains process de travail pour être plus agiles. L’usage de nouveaux outils numériques, collaboratifs (type teams, klaxoon, zoom, webinaires, etc.) a été largement accéléré. Dans quelle mesure et à quelles conditions certains collectifs de travail résistent, ou pas et se transforment du fait du télétravail ?
Dans certaines organisations, par exemple, une certaine autonomie peut être apportée en termes de contenu et d’organisation du travail, alors que dans d’autres organisations, le contrôle hiérarchique (ou par les pairs) ou la charge de travail s’accentuent. En quoi ces pratiques managériales construisent-elles des situations inégales et vécues parfois difficilement par les télétravailleurs ? Avec l’objectif de faire fonctionner les équipes, de piloter les projets et de maintenir les collectifs de travail (collègues télétravailleurs et non-télétravailleurs), comment font les managers ? Ont-ils les capacités, ou pas, de faire un management à distance positif (plus d’autonomie et de confiance accordée aux télétravailleurs, plus de temps d’échanges réguliers, d’écoute et de bienveillance, de tutorat et de temps d’échanges de pratiques entre collaborateurs, de droit à la déconnexion, etc.) ? Ou bien développent-ils plus de contrôle et d’intensification du travail ?
Des différences d’effets du télétravail ont été constatées selon les générations concernées, entre les plus jeunes actifs et les travailleurs plus âgés (Cahiers du Monde, juin 2020). Les impacts et les vécus du télétravail – en fonction aussi de l’ampleur de ces pratiques – semblent se distinguer chez les jeunes, notamment dans l’accès à la socialisation et aux apprentissages, à l’animation des réseaux professionnels et sociaux, mais aussi dans la relation hiérarchique (management inclusif et participatif) et dans l’usage élargi du numérique. Dans quelle mesure le télétravail a-t-il des effets contrastés selon les générations ?
Le télétravail peut aussi révéler des inégalités de genre et familiales. Il s’agit ici d’appréhender les effets inégalitaires sur le registre des temporalités (dans l’articulation et les équilibres entre travail et vie personnelle/familiale, dans les conditions de vie) et sur le registre de l’espace (confort de l’espace de travail, lieu d’habitation). Le télétravail se pratique-t-il et se vit-il différemment selon le genre et la situation familiale, notamment en ce qui concerne la conciliation des temps sociaux, vécus à travers les rythmes des journées et le partage des responsabilités familiales ? Dans quelle mesure les situations sont-elles inégales ? Avec un empiètement des activités professionnelles sur les activités familiales ou personnelles pouvant s’effectuer de façon multiple.
Les inégalités de l’espace du télétravail sont dues au type de logement habité (type, superficie), à son organisation et à son usage. La possibilité d’avoir et d’organiser un espace de travail confortable (espace dédié ou pas, équipement individuel ou partagé) est une source d’inégalité. Cet espace peut faire l’objet de négociations (et de rapports de pouvoir ou conflictuels) au sein du couple et de la famille. Par ailleurs, l’accès au télétravail modifie récemment certaines pratiques immobilières (déménagements en zone péri-urbaine ou rurale), accentuant sans doute une forme d’inégalité dans l’accès à certains logements pour certains foyers.
Certaines inégalités se développent car certains risques de santé apparaissent ou s’accentuent dans le cadre du télétravail « au quotidien ». Il s’agit ici d’identifier les risques de santé du fait du télétravail et d’en appréhender les effets multiples et inégaux selon les situations.
D’un côté, le télétravail facilite la préservation de la santé dans un contexte de pandémie (du fait de la réduction des interactions sociales physiques à l’extérieur de son domicile). D’un autre côté, les vécus du télétravail – en particulier dans un contexte de confinement ou de forte ampleur de télétravail – peuvent s’accompagner de risques de santé mentale, voire physique. Les vécus individuels sont certes multiples et propres à chacun. Or, par exemple certains risques d’ordre psycho-social sont liés au sentiment d’isolement (social, de distanciation) dû à la restriction des interactions sociales ou à un risque accru de « mise à l’écart » du télétravailleur (par rapport à ses collègues). Aussi, certains risques sont présents du fait de la difficulté à faire une auto-régulation de son temps de travail (planification, repères) avec par exemple de la fatigue supplémentaire (due à la charge de travail), des phénomènes de stress.
Il existe aussi certains risques physiques (spécifiques, d’accidents) liés aux mouvements quotidiens dans son habitat devenu espace de travail, ou encore dus aux pathologies antérieures, aux postures physiques ou à la sédentarité actuelles. Par ailleurs, les télétravailleurs peuvent se trouver en situation inégale face aux mesures de protection de leur santé et de leur sécurité (dont l’employeur est responsable).
Le Dossier privilégie une problématisation sociologique. Il est attendu des auteur.e.s de s’appuyer sur des recherches empiriques, des corpus originaux, de faire se rencontrer une approche théorique solide avec leur(s) terrain(s) et leur analyse.
Afin de permettre des comparaisons entre pays, il est souhaité que chaque proposition de texte fasse un point sur les cadres politiques, nationaux, légaux existant (ou pas) de télétravail et sur les évolutions actuelles dans chaque pays concerné. Les auteur.e.s devront préciser le contexte du télétravail dans l’(les) organisation(s) et les filières professionnelles étudiée(s).
Le Dossier s'attachera à recueillir des situations issues de plusieurs pays où le télétravail est assez ou fortement développé (Allemagne, Belgique, Canada, France, Suisse…).
Coordination scientifique du dossier : Anne Gillet (Cnam, Lise CNRS, France) et Diane-Gabrielle Tremblay (Téluq, Crises, Canada).
Les propositions d’articles, rédigées en français, devront présenter le projet d’article en environ 4.000 signes espaces compris (1 page).
La proposition comprendra :
- le titre : 70 signes maximum (avec possibilité d’ajouter un sous-titre)
- un résumé de l’article détaillant la question de recherche, le cadre théorique, le terrain et l'enquête empirique, les principaux résultats
- quelques références bibliographiques (hors décompte des signes)
Chaque proposition doit également inclure les noms et prénoms des auteur·e·s, leur statut et leur rattachement institutionnel, ainsi que l’adresse courriel de l’auteur·e correspondant·e.
Les propositions d’articles sont à envoyer pour le 19 mars 2021 aux coordinatrices du dossier : anne.gillet@lecnam.net et diane-gabrielle.tremblay@teluq.ca
Les premières versions des articles sont attendues pour le 30 juin 2021.
Textes attendus entre 25 000 et 30 000 signes max.
Les articles définitifs sont attendus pour le 03 janvier 2022.
Envoi des propositions d'articles : 19 mars 2021
Réponse des coordinatrices : 06 avril 2021
Envoi de la première version de l’article : 30 juin 2021
Envoi de l’article définitif : 03 janvier 2022
Pour information sur la revue SociologieS : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologies/