« Comme le disait Pierre Laborie, "l’événement" ne peut pas être réduit au "fait", il est "ce qui est arrivé à ce qui est arrivé", "ce qui advient à ce qui est advenu". Sa représentation agit sur le réel ».
Jean-Clément Martin, Les Échos de la terreur, Paris, Éditions Agora, 2019 [Belin, 2018], p. 48.
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À rebours des approches traitant du changement conjoncturel ou des ruptures brutales de contexte 1, cet appel à contributions vise à mettre en question la catégorie même de conjoncture. Il s’agira ici de dénaturaliser la notion de « conjoncture » et de s’intéresser à ses usages multiples et concurrents, savants, politiques, médiatiques, d’une période à l’autre 2 et à la place qu’y occupent les politiques sociales.
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La « conjoncture » latino-américaine est un objet emblématique en renouvellement permanent : elle fait l’objet de discours et de représentations mais également de pratiques de différents ordres, notamment de mise en forme et de justification, d’où procèdent l’élaboration et l’imposition d’agendas politiques et/ou moraux ; il s’agit aussi de pratiques de gestion, d’organisation et de technologies du « social », là aussi variées et concurrentielles. Ainsi, cette région du monde est passée, dans un court laps de temps, du statut emblématique de « laboratoire de politiques sociales » (Lautier, 2012) pour nombre d’institutions internationales comme pour certains milieux intellectuels et politiques européens, à celui de zone d’expérimentation de formes d’autoritarisme, de banalisation du recours à la répression et de « nécropolitique » 3 (Mbembe, 2006). En outre, elle peut être considérée comme un laboratoire du capitalisme contemporain et du néo-libéralisme mondialisé (Brown et al., 2019 ; Dardot & Laval, 2009, 2013) 4. De fait, le décalage entre les représentations dominantes des années 2000 – le continent de la baisse de la pauvreté, de la réduction des inégalités et de la consolidation de la démocratie – et celles, qui s’imposent depuis le milieu de la décennie 2010, qui montrent et/ou dénoncent l’émergence et le renforcement de gouvernements autoritaires, répressifs et anti-démocratiques mettant en place des politiques d’austérité est frappant, notamment en Amérique centrale, au Brésil et au Chili.
Il paraît, à la fois, pertinent de questionner la cristallisation de ces représentations réifiantes et dichotomiques, leurs effets, comme leur traduction en pratiques. Qui les produisent ou les promeuvent, quelles grammaires de justification les soutiennent, quels sont les groupes susceptibles d’en tirer des bénéfices matériels et symboliques ? Par ailleurs et de manière plus fondamentale, nous souhaitons adopter ici une approche processuelle et interactionniste pour mieux analyser comment ces mêmes représentations – souvent produites par des acteurs externes – se réagencent avec les pratiques des acteurs internes qui contribuent à construire les conjonctures.
Les différentes « conjonctures » nationales latino-américaines ne seront donc pas considérées ici comme des « données » objectives, fondées essentiellement sur l’analyse des dynamiques socio-économiques et de leurs enjeux, comme peuvent le faire nombre de travaux récents. Tout au contraire, nous adopterons une perspective constructiviste qui suppose d’interroger cette catégorie et en particulier ses usages politiques dont l’enjeu est l’imposition de son sens et de sa portée. La mise en récit des récents conflits politiques et sociaux a une efficace propre, ce qui suppose d’identifier et de situer les différents acteurs qui y sont parties prenantes, de même que les usages politiques de versions ambivalentes du récit des trajectoires nationales constituent une dimension fondamentale de leur construction. Par ailleurs, les évolutions (ou pas) des rapports de force existants entre les différents groupes sociaux contribuent, en retour, à faire évoluer la mise en intrigue des « conjonctures », leurs usages et leurs trajectoires propres. En résumé, la « conjoncture » n’est pas un donné mais un construit sociopolitique par une nébuleuse concurrentielle d’acteurs, sociaux, économiques, politiques qui cherchent à imposer leur définition de la situation, pour reprendre la notion classique de William I. Thomas et Florian Znaniecki (1919). Selon la définition qui parvient à s’imposer – et il s’agit de comprendre comment plus que pourquoi – la trajectoire des politiques publiques, ici sociales, s’en trouve infléchie, reconfigurée ou, au contraire, consolidée.
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- 8 Voir à ce propos également : Vidal Dominique, « L’élection de Jaïr Bolsonarao au Brésil, ou comment (...)
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Cette approche est d’autant plus pertinente dans le contexte du débat politico-médiatique sur le rôle, souvent dramatisé au regard des acquis des travaux en sociologie de la communication ou en sociologie électorale, des fake news 5 et, conséquemment, sur le rôle des supports rapides de diffusion de l’information comme les « réseaux sociaux », supposés exercer, aux yeux de nombreux commentateurs et analystes, un effet mobilisateur ou, au contraire, démobilisateur sur les gouverné.e.s, leur participation à la légitimation ou la délégitimation, voire, à terme, le démantèlement des institutions politiques 6. À titre d’exemple, la reprise du processus de déforestation rapide du bassin amazonien s’est transformée en enjeu politique au Brésil, depuis la divulgation des données cartographiques récentes, ayant conduit au limogeage du directeur de l’INPE par le Président Jaïr Bolsonaro 7. L’issue des élections présidentielles brésiliennes qui a mené au pouvoir le Président actuel Jaïr Bolsonaro, avec 55,13% des votes, contre 44,87% des votes exprimés en faveur du candidat du Parti des travailleurs, Fernando Haddad, à la place de l’ancien Président du Parti des travailleurs Luiz Inácio Lula da Silva, incriminé et incarcéré pour des supposés faits de corruptions en avril 2018 afin de le rendre inéligible et libéré en novembre 2019, a été elle-même le produit de ce type de pratiques 8. Inculpé dans le cadre de l’enquête Lava Jato (Lavage express) pour de supposés faits de corruption avec l’entreprise Pétrobras, Luiz Inácio Lula da Silva a été libéré suite au jugement par le Tribunal suprême fédéral (6 contre 5 voix) qui a considéré que la présomption d’innocence n’a pas été respectée pour quelqu’un pas encore jugé. Cette évolution fait notamment suite aux fuites de l’échange de messages entre le procureur et le juge Moro, en juin 2019 9. Outre la « fabrique de l’opinion », le démantèlement de certains services publics et la politisation du système judiciaire, sinon la corruption flagrante de certains de ses membres et la remise en question de la séparation des pouvoirs, il est possible d’étendre l’horizon historique et de s’interroger sur la remise en question de pans entiers de l’histoire sud-américaine récente, comme aussi bien en Argentine, au Brésil et au Chili, les manières de situer les crimes commis à l’époque des dictatures militaires récentes, voire de positionner ses acteurs et/ou les procès qui leur ont été faits (ou pas) 10.
La production des conjonctures nationales sera donc analysée comme un champ de forces, opposant et/ou associant (il existe des phénomènes d’associés-rivaux) acteurs sociaux, économiques et politiques, nationaux et internationaux et dont le poids respectif et la temporalité des actions est l’objet de controverses. L’on peut ainsi aussi bien songer aux institutions internationales qui imposent leurs normes de « bonne gouvernance » à l’échelle mondiale, ou encore aux entreprises multinationales dont l’intervention sur les territoires nationaux peut plus ou moins être agencée par les gouvernements nationaux et/ou locaux comme aux figures locales, leaders politiques, mafieux, religieux qui peuvent, selon leurs répertoires d’action et leurs ressources, construire un cadre national d’expérience (Goffman, 1991) avec lequel les acteurs locaux sont amenés à composer, le spectre allant de la reprise pure et simple à la subversion en passant par l’adhésion de façade. Les « conjonctures » seront donc ici approchées comme des boîtes noires qu’il convient d’ouvrir à l’aide des concepts de la sociologie générale comme de la sociologie politique.
Ce dossier vise ainsi à saisir, à partir d’études de cas empiriquement documentés de première main, comment les « conjonctures » ainsi construites accouchent, sur le mode de la prophétie auto-réalisatrice, de formes de « gouvernementalité » spécifique qui mettent en jeu l’action publique et les reconfigurations de l’État. Par conséquent, les contributions de ce dossier s’efforceront de lier polity, politics et policies, dans des relations dont le sens n’est pas univoque (action, rétroaction, déphasages, etc.). Nous nous intéresserons plus particulièrement à la place des politiques sociales dans les différentes pratiques de production des conjonctures politiques et à leur relation avec le changement politique. En ce sens, notre hypothèse de travail est que loin d’en attribuer le privilège aux gouvernements dits libéraux et autoritaires, la production de la conjoncture politique, son sens et sa portée, sont des enjeux décisifs au sein de configurations institutionnelles variées et qui produisent des formes d’identification politique.
Au fond, le parti-pris de ce dossier est de privilégier, contre le discours politologique de la « rupture », les phénomènes de continuité des politiques publiques entre différents états des champs politiques nationaux, la rhétorique de la « conjoncture » venant justement masquer ces phénomènes d’inertie, aussi bien des relations entre les politics et les policies mais aussi du contenu des politiques sociales et, au-delà, des frontières du « public » et du « privé » qu’elles contribuent à tracer.
L’une des entrées de ce parti-pris méthodologique sera l’étude des usages que les États peuvent faire des mouvements sociaux, de leur instrumentalisation et éventuellement de leur répression, dans un cadre d’analyse où les États et leurs ressources aussi bien fiscales, policières que symboliques, peuvent contribuer de façon décisive à imposer la représentation des temporalités et des séquences de l’actualité politique comme de l’action publique, de ses scansions, de ses parties prenantes légitimes (et donc illégitimes), des modes légitimes (donc illégitimes) de revendications.
D’une façon générale, il semble que les États et les politiques publiques participent du brouillage croissant des frontières du « public » et du « privé », qu’il s’agisse de la privatisation pure et simple de services publics jusqu’à la solvabilisation sur fonds publics de marchés privés (comme celui de l’enseignement supérieur ou de la santé) en passant par l’introduction de logiques concurrentielles à l’intérieur même de la sphère publique. À cet égard, et si l’on ne prend que l’exemple du Brésil, la continuité des politiques publiques menées par les gouvernements pétistes puis « Bolsonariste » est frappante alors qu’elle est masquée par, justement, la construction socio-politique aussi bien nationale qu’internationale de la « conjoncture » économique et politique brésilienne. En effet, s’est imposée en Europe, par le biais d’acteurs politiques et médiatiques, prompts à célébrer les BRICS, ayant intérêt au plan national à magnifier la « rupture » incarnée par la gauche sud-américaine, une représentation de celle-ci selon laquelle elle aurait rompu avec les pratiques des dictatures militaires ou des gouvernements conservateurs consacrés par les bailleurs de fonds internationaux. Les enquêtes empiriques montrent que ce tableau doit être sévèrement nuancé. La rhétorique des gouvernements dits « de gauche » a changé, il y a bien eu un peu de redistribution du surcroît de richesses produites par la conjoncture macro-économique mondiale favorable mais, au fond, le brouillage des frontières entre sphère publique et sphère privée s’est intensifié, conformément aux vœux des acteurs géopolitiques dominants : États-Unis, FMI, Banque mondiale. Il n’est donc pas étonnant que le président Lula ait été porté aux nues par ces acteurs, la « figure luliste » à l’international étant elle-même une construction politico-médiatique qu’il conviendrait d’interroger. Le même Lula pouvait, en effet, être célébré par la gauche française comme un « modèle à suivre », par le président Barack Obama, devenu étrangement modeste, comme « l’homme politique le plus connu du monde » et déclarer que les banquiers ne s’étaient jamais autant enrichis sous sa présidence… C’est pourquoi seront privilégiées des études cherchant à révéler les ambiguïtés des différentes politiques publiques mises en œuvre au cours de la période des gouvernements dits « de gauche » au cours de la décennie passée (Singer & Loureiro, 2016 ; Destremau & Georges, 2017 ; Georges &Rizek, 2018 ; Georges & Tizziani, 2020, sous presse). De même, elles pourront prendre appui sur les analyses faisant état de la diversification des acteurs et de leurs inscriptions territoriales, dans une perspective multi-scalaire (Revel, 1996) transnationale et historique. Pour autant, ce type de privatisation de l’intérêt public est loin de constituer une particularité latino-américaine (Juven, Pierru & Vincent, 2019). La remise en question des institutions démocratiques, voire de l’État comme garant des libertés individuelles et collectives, peut être encore plus radicale ailleurs que sur ce continent. En dépit de points de départ différents, historiquement construits, les analyses proposées pourront faire apparaître l’existence de processus transnationaux, liées aux avancées de la « rationalité néolibérale » (Dardot & Laval, 2009, 2016, op.cit.), réenchâssés dans des modalités singulières d’ajustement selon les différents contextes latino-américains. Se posera donc, en dernière instance, la question de la circularité de ces pratiques et des formes de gouverner – et des groupes d’intérêts qui en sont à l’origine. Des institutions, telles que le Fond monétaire international ou la Banque mondiale, sont des acteurs au rayon d’action qui traverse les frontières nationales mais dont l’action crée des espaces où un certain nombre de pratiques qu’elles encouragent circulent, comme, par exemple des Conditional Cash Transfer Programs. Ainsi, la Bolsa família, le programme brésilien de transferts conditionnés, a été recommandé comme Best practice par la Banque mondiale en 1997 et a inspiré, outre le programme Mexicain Progresa Oportunidades du même genre, l’adoption de ce type de programme dans un pays dit « du Nord », le programme New Yorkais Opportunity NYC 11. L’adoption de ce type de pratiques peut donc constituer une conditionnalité, « forme d’activation » de la population en contrepartie de l’obtention de crédits de pays endettés, comme se constituer comme une pratique de référence « mondialisée » de la gestion des inégalités sociales croissantes au Nord comme au Sud. La discussion de leur portée analytique et politique, du point de vue de la construction des conjonctures nationales, constituera un point de dialogue possible entre les contributions attendues. L’objectif final pourra être l’élaboration d’une typologie des différents cas de figure latino-américains en termes de continuités structurelles et de rapports de classe (de sexe et de race) sous-jacentes, de (ré)ajustements des configurations d’acteurs et leur inscription territoriale et leur juxtaposition (ou non) avec des orientations politiques et des modalités de gestion du pouvoir politique. Seront, enfin, particulièrement attendues des contributions dont l’argumentation s’appuie sur des enquêtes empiriques de première main, combinant différentes méthodes de recherches et approches disciplinaires et associant descriptions fines et formes variées de théorisation.
En résumé, trois axes thématiques seront privilégiés : 1) (Re)construction des États sudaméricains aux frontières avec des acteurs transnationaux (institutionnels ou autres) ; 2) Programmes et politiques sociales au croisement de la formulation d’une demande sociale et du gouvernement de la pauvreté et 3) Mouvements sociaux au cœur de la transition démocratique.
Isabel GEORGES (sociologue, IRD, UMR 201 Développement et Sociétés)
Olivier GIRAUD (politiste, UMR Lise-Cnam-CNRS)
Ania TIZZIANI (sociologue, UNGS, Conicet, Argentine).
Les propositions d’articles, en français ou en anglais, devront présenter le projet d’article en environ 4.000 signes, espaces compris, soit environ 500 mots ou une page.
La proposition comprendra :
- Le titre : de 70 signes maximum (avec possibilité d’ajouter un sous-titre)
- Un résumé de l’article détaillant la question de recherche, le cadre théorique, le terrain et l'enquête empirique, les principaux résultats
- Quelques références bibliographiques (hors du décompte des signes)
Chaque proposition doit également inclure les noms et prénoms des auteur·e·s, leur statut et leur rattachement institutionnel, ainsi que l’adresse courriel de l’auteur·e correspondant·e.
Les propositions d’articles sont à envoyer pour le 5 janvier 2021 (réponse donnée jusqu’au 30 janvier 2021), aux organisateurs du dossier :
Isabel Georges : isabel.georges@ird.fr
Olivier Giraud : olivier.giraud@lecnam.net
Ania Tizziani : atizziani@campus.ungs.edu.ar
Les premières versions des articles sont attendues pour le 03/05/2021