La notion d’académie fait l’objet de trop peu de travaux sociologiques. Quand c’est le cas, deux directions peuvent être identifiées dans les productions existantes : soit le registre académique sert à qualifier un champ social construit, avec ses habitus, ses agents, au sein duquel il s’agit de comprendre les dynamiques sociales singulières, les conflits et enjeux de pouvoir. On pense, par exemple, aux travaux de Pierre Bourdieu sur les situations universitaires et l’homo academicus (Bourdieu, 1984). Soit la notion d’académie – et surtout d’académisme – sert à formuler une critique sociologique interne à l’égard de travaux considérés trop proches de la norme d’un courant théorique, ou encore faussement divergents.
Considérant que la notion d’académie – et non d’académisme – contient d’autres perspectives heuristiques, le présent dossier s’inscrit dans un cadre de libre pensée analytique déterminée par des exigences épistémologiques (Berthelot, 2001) et mobilisée à des fins de connaissance sociologique, tout en étant ouvert à la dialogique. Soit une posture dans laquelle certains philosophes voient justement une « université naissante » (Ferry, 2018), dans l’esprit de la « première académie de Platon » (Goulet, 1994). Même mythiques, ces références nous semblent aujourd’hui pouvoir être porteuses et fructueuses pour la compréhension sociologique des liens complexes du champ particulier qu’est le travail social, au sens large, avec l’enseignement supérieur et la recherche contemporaine, en France comme à l’étranger.
Si les académies recouvrent historiquement des formes multiples, hétérogènes, contradictoires, distribuées entre des pôles normatifs ou émancipateurs, leurs caractéristiques singulières en font des lieux de pensée et d’action dotés d’une indépendance relative. Pour saisir de quoi l’académie est le nom, dans de nombreux pays, on peut encore suggérer toute une série d’usages entraînant deux grands ensembles d’effets : des effets de pouvoir et des effets de garanties. La question comporte donc un double fond où toute académie est une prise de pouvoir dans le champ des connaissances et du savoir, nécessairement inscrite dans des rapports sociaux de garanties.
- 1 Une académie fait autorité, comme en France où il en existe différentes, accompagnées de toutes sor (...)
L’académie est ainsi une institution sociale (avec parfois un A majuscule), lieu de fabrication et d’imposition d’une norme de pensée et/ou d’action généralement considérée en interne et en externe comme supérieure 1. L’académie est donc traversée par des enjeux et jeux de pouvoir souvent feutrés et invisibilisés pour l’extérieur bien que très durs pour les cercles concernés de supposés ou d’autoproclamés sachants. D’où sans doute l’impression que certains, dans diverses écoles de pensée, cultiveraient une sorte d’« académisme radical » pour assurer leur domination sur tout un champ (ainsi Pierre Bourdieu selon Didier Lapeyronie, 2004) et de façon antinomique avec la démocratie.
Du côté des effets de garanties, l’académie n’est jamais pleinement autonome, puisque l’État peut être considéré comme le garant des garants. Elle constituerait cependant un espace patrimonial, travaillant sur et pour le long terme (archives, récits historiques, manifestations de tous genres…). De ce fait, elle incarnerait une volonté partagée de penser ensemble un problème de qualité, dans un espace protégé et non sur commande étatique au risque des fâcheuses conséquences normatives. Elle serait une protection précieuse du nécessaire travail théorique (concepts, règles preuves…) qui garantirait la passion critique et tout ce qui pourrait décloisonner l’existant disciplinaire et sectoriel. Elle organiserait parfois et surtout elle légitimerait et tirerait profit des controverses, permettant ainsi plus de réfutabilité dans les analyses. Elle opèrerait également sur le mode de la réassurance pour la liberté et le risque de la pensée comme dans la production de connaissances, ce qui peut être bien utile dans le domaine social, aujourd’hui confronté à l’étouffoir gestionnaire. C’est pourquoi, si elle porte et protège effectivement toutes ces fonctions, on pourrait dire, avec Robert Castel (2001), qu’elle garantirait aux acteurs tout un ensemble hétérogène mais précieux de conditions minimales de possibilité. Mais pas plus.
Fort de cette problématisation, certaines analyses sociologiques ont abordé l’enjeu des rapports entre formations en travail social – organisées en France dans un cadre encore massivement associatif – et universités, en suggérant même d’y voir une forme d’« adversité historique » doublée d’une « complicité adverse » (Chauvière & Gaillard, 2020). D’autres, souhaitant un usage renforcé des savoirs académiques en sciences sociales par les travailleurs sociaux, ont soutenu la nécessité, en l’espèce, d’une « indiscipline épistémologique » (Dartiguenave, 2020). Il s’agirait donc, dans ce dossier, d’interroger plus largement et de manière comparative à l’international si possible, ce que pourrait être l’hypothèse de l’académie pour le travail social, au sens large, mais aussi pour l’université, dans le champ qui leur est commun et ce qu’elle impliquerait.
C’est une approche opportune mais difficile car, mal comprise en général, l’idée d’académie a mauvaise presse, notamment dans les domaines où la pratique, voire la pragmatique, semblent devoir l’emporter sur tout autre fondement. Cependant, elle permettrait d’aborder aujourd’hui comme hier les conditions d’un espace protégé, possiblement cognitif, pratique autant que matériel, tant pour tout travail social que pour l’université, dans leurs relations et malgré leurs différences.
Pour le travail social, la question est d’autant plus pertinente mais risquée qu’il s’est le plus souvent construit sur la base d’une défiance ancienne, instinctive mais aussi collective, à l’égard des institutions primaires de socialisation (école, justice, santé, travail…) et de leurs académies respectives. Elle apparaît aujourd’hui pour plusieurs raisons : le travail social historique s’écarte visiblement de l’idée de métier et de praxis pour glisser vers l’utilité, l’adaptation et l’employabilité, où l’expertise et les recommandations de bonnes pratiques remplacent le besoin d’académie ; dans ces conditions, différents acteurs cherchent légitimement comment sauvegarder la possibilité d’un progrès des connaissances, entre doctrines introuvables du côté du mandat et pratiques cliniques décriées pour insubordination chronique et résistance aux évaluations.
C’est pourquoi on peut se demander à quelles conditions cette éventuelle académie pour le travail social pourrait constituer un ensemble cognitif, institutionnel et politique cohérent de références protectrices et même de garanties incontournables pour ce qu’il est et son génie face à la question sociale. Peut-on la croire capable de légitimer, dans les limites qu’elle s’impose, ce « travail du lien social singulier » visant l’émergence d’une condition humaine et le constituant comme un objet digne de recherches pour la compréhension de la complexité de l’ensemble de la vie sociale et des souffrances qui s’y découvrent ? Ce travail social étant à la fois connaissance, praxis et approche clinique, peut-on imaginer qu’elle soit en capacité de l’aider à se consolider et à s’armer comme contrepoint au nouveau paradigme néolibéral, gestionnaire et financier ?
Au demeurant, c’est aussi le cas à l’université quand, oubliant son universalité historique et malgré un académisme ranci survivant dans certaines disciplines (par exemple lettres, droit, médecine…), elle se laisse surdéterminer par les exigences en aval de l’emploi et de la performance (évaluations à la clé). Est-ce que l’université (et ce qui la constitue encore en France, en Europe et ailleurs) peut encore incarner, à tout le moins contribuer avec d’autres et sous certaines conditions, à l’émergence d’une nouvelle académie pour elle-même comme pour le travail social en collaboration ? L’université est-elle encore capable, au vu de ce qu’elle a été et de ce qu’elle est devenue, en France et ailleurs, de réveiller et de soutenir le retour de l’académie par notamment les garanties qu’elle offrirait (libertés académiques, indépendance de la connaissance, respect pour la théorie, libre problématisation, protection des auteurs…) sans céder ni au scientisme, ni à la facilité normative et au pouvoir d’exiger des résultats attendus ?
On peut se demander, en effet, si aujourd’hui l’université, dans nos différents pays, est en mesure de garantir l’indépendance de la connaissance, vu les intérêts qui sont en jeu en son sein (lutte des places, concurrence pour les carrières, économie du livre…), mais aussi de sa connivence de plus en plus patente avec l’idéologie ambiante (culte du résultat, production de connaissances obéissant aux règles d’une productivité aveugle et pléthorique, soumission à des thématiques de recherche devant servir les intérêts économiques, réduction des collectifs de chercheurs à une cohabitation d’individualités qui s’ignorent la plupart du temps au sein d’un même unité de recherche, etc.). Dans quelle mesure l’université est-elle aujourd’hui en capacité de garantir la visée scientifique dans la production des connaissances quand c’est l’instrumentalisation du savoir qui prédomine ? Un renforcement de l’académisation peut-il réveiller une université trop polarisée par ses performances dans la compétition internationale comme seul moteur de son développement ?
C’est pourquoi, s’agissant des universités comme du travail social, l’indiscipline ne s’appliquerait pas seulement, même si c’est essentiel, aux savoirs gestionnaires. Elle concernerait aussi et d’abord la constitution et le statut comparé des différentes connaissances nécessaires ainsi que leur répartition par discipline dont nous héritons et dont Gaston Bachelard (1938) rappelait qu’elle demande en permanence à être interrogée sous peine de reconduire un « savoir endormi ». Dans un domaine comme dans l’autre, quel bilan retenir pour les pays qui se sont engagés, récemment ou de plus longue date, dans une telle voie ?
Coordonnateurs : Richard Gaillard, Jean-Yves Dartiguenave et Michel Chauvière.
Le présent dossier rassemblera entre 8 à 10 articles, partant si possible de situations nationales et internationales diversifiées, sélectionnés parmi les propositions reçues. Les articles ne doivent pas dépasser 35 000 caractères et sont à adresser, au plus tard le 5 avril 2021 aux trois coordonnateurs du dossier : richard.gaillard@univ-angers.fr ; jean- yves.dartiguenave@univ-rennes2.fr ; mchauviere91@gmail.com