Revue de l’Association internationale des sociologues de langue française, SociologieS publie des articles émanant de ses membres, d’auteur·rices en rapport avec des activités de l’AISLF, et plus généralement de sociologues du monde entier, principalement de langue française. Elle favorise le partage de la réflexion et l’ouverture à la diversité des courants théoriques et des perspectives méthodologiques, principalement à travers sa rubrique classique « Théories et recherches » et sa rubrique « Grands résumés » ; elle a l’ambition de faire le point sur des questions qui traversent la sociologie francophone à travers son autre rubrique importante, « Dossier ». Ouverte aux jeunes chercheur·ses grâce à sa rubrique « Premiers textes », aux expériences originales dans sa rubrique « Expériences de recherche », elle a aussi l’ambition de dynamiser l’espace scientifique francophone grâce à la traduction en français ou à la reproduction de textes anciens ou oubliés (rubrique « Découvertes/redécouvertes ») mais aussi en suscitant le débat sur des enjeux théoriques, méthodologiques ou institutionnels qui traversent la sociologie francophone (rubrique « Débat »).

La revue est publiée avec le soutien de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales et de la Maison des sciences de l’Homme Paris Nord. Elle est soutenue par CNRS Sciences humaines & sociales, 2023-2024.

Livraison automne 2024

Particulièrement riche, cette dernière livraison de l’année 2024 fait la part belle aux économies morales et aux modes de subjectivation accompagnant les mobilisations collectives et les situations de travail.

Elle se structure autour d’un Dossier « Épreuves, morale, émotions : une nouvelle cartographie pour l’analyse des relations professionnelles ? », coordonné par Jean-Michel Denis, Isil Erdinç et Jean Vandewattyne. Composé de six articles issus d’enquêtes menées dans des lieux de travail, des collectifs de travailleur·ses ou des organisations syndicales en Belgique, en Espagne, en France et en Suisse, le Dossier met au centre de la réflexion la place et le statut accordés aux dispositions affectives, émotionnelles et morales dans l’analyse du travail et des mobilisations professionnelles, ainsi que la façon dont les émotions et expériences morales individuelles et collectives peuvent structurer des répertoires d’action collective.Partant de l’étude des restructurations dans le secteur des transports en Suisse dans les années 1990 et 2000, l’article d’Aris Martinelli et Patrick Ischer analyse, par exemple,le rôle de « l’économie morale » dans les mobilisations des chauffeur·euses et des transporteur·ses routier·ères.Prenant appui sur une enquête menée auprès de plusieurs sociétés coopératives et participatives (Scop) de l’industrie, Anne-Catherine Wagner montre, quant à elle, les difficultés, mais aussi les sources de cohésion morale, rencontrées par des syndicalistes travaillant au sein de structures productives où chaque membre est censé occuper simultanément la position de salarié·e, de décideur·e et d’actionnaire. À partir d’une enquête ethnographique menée auprès des coursier·ères, de leurs collectifs et de deux grandes organisations syndicales belges dans la région de Bruxelles entre 2019 et 2021, Fabien Brugière et Jean Vandewattyne interrogent, de leur côté, les « entreprises morales » et les stratégies d’action des collectifs de livreur·ses, situées en marge des organisations syndicales, faute d’un cadre institué de négociation avec les plateformes. Partant de l’étude de la garde d’enfants à domicile exercée à Paris par des femmes immigrées originaires d’Afrique subsaharienne, Adrien P. Batiga analyse, quant à lui, la centralité d’une expérience morale marquée par un sentiment d’injustice et de discrimination ethno-racial doublé d’une sorte de mépris social. S’intéressant aux mobilisations des Gilets jaunes en France, l’article de Clara Lucas nous éclaire, de son côté, sur le « travail émotionnel » engagé par un collectif se situant en dehors des cadres syndicaux, et dont l’action vient recomposer l’expérience morale individuelle de ses membres.Enfin, le texte d’Estelle Fisson s’intéresse à la façon dont les personnes qui s’identifient comme lesbiennes vivent le stigmate associé à leur orientation sexuelle au sein de la Confédération générale du travail en France (CGT) et des Commissions ouvrières (CC.OO.) en Espagne à l’époque actuelle.

C’est aussi à travers les expériences morales ordinaires que le Grand résumé de l’ouvrage d’Alizée Delpierre, Servir les riches : les domestiques au service des grandes fortunes, propose de revisiter une domination de classe s’exerçant dans des situations associant une forte distance sociale et une forte promiscuité physique. L’étude des vécus des relations tissées entre domestiques et familles ultra-riches montre, comme le soulignent Morgane Kuehni et Dahlia Namian dans leurs discussions respectives, la spécificité d’une domination se perpétuant via l’attachement émotionnel et la personnalisation des relations de travail.

A contrario, le Grand résumé de l’ouvrage de Bernard Lahire, Structures fondamentales des sociétés humaines, prend le contre-pied de ces perspectives en renouant avec une ambition totalisante visant à repérer des invariants de la nature humaine contraignant, de façon universelle, les sociétés. Contre un geste relativiste qu’il associe aux approches constructivistes, Bernard Lahire entend dresser une liste de grands faits biologiques et sociaux apparaissant comme incontournables pour l’ensemble des membres de l’espèce humaine. L’ouvrage est doublement discuté par une sociologue, Monique Hirschhorn, qui insiste sur la relecture fondamentale de certains faits sociaux qu’un tel glissement peut impliquer (en se demandant par exemple, dans quelle mesure, les conditions de la reproduction humaine peuvent être mises en rapport de la relative universalité de la domination masculine ?) et les enjeux pédagogiques qui en découlent (introduction d’une pluridisciplinarité dans la formation notamment). Le philosophe, Mark Hunyadi, pointe, quant à lui, le caractère inabouti d’une critique nominaliste ne revisitant pas la lecture que la sociologie se fait du rapport supposément objectivant que l’individu entretient avec le monde.

Dans la Rubrique Recherches en actes, Laurent Aucher revient sur une expérience de recherche mobilisant des entretiens biographiques filmés. Il questionne à la fois les conditions sociales de possibilité d’une mémoire - individuelle, du collectif et sociale - en même temps que les enjeux méthodologiques et épistémologiques entourant la méthode biographique et l’utilisation du support filmique dans des enquêtes portant sur les transformations du travail et des conditions de vie des ouvriers. Son article montre comment cette méthode permet de documenter la question du travail usinier et de ses métamorphoses, au moment du tournant néolibéral des années 1980, mais aussi, la façon dont cette sollicitation de la mémoire remet paradoxalement les « choses en mouvement », lorsque, à la faveur de l’entretien, « la mémoire se réveille ».

La livraison est complétée par un article de Diogo Silva Corrêa dans la Rubrique Théories et Recherche. L’auteur y propose une réflexion sur une nouvelle « attitude pragmatique » qu’il qualifie autour de trois gestes : celui de l’inversion de la sociologie classique durkheimienne par lequel le social n’est plus une structure surplombante mais un réseau d’associations engagées par les acteurs ; celui de la critique que le sociologue ne s’arroge plus mais qui est déléguée aux acteurs ; celui des épreuves et situations d’indétermination permettant précisément au sociologue de mettre au jour ce que les acteurs enquêtés perçoivent et jugent essentiel à leur action.

La rubrique Premiers textes rassemble, enfin, deux articles. Dans le premier, Matthieu Demory examine les rapports que les individus entretiennent avec la culture numérique en partant des expériences réceptives en situation de médiation numérique. Àpartir d’une enquête qualitative associant entretiens avec des professionnel.les de la médiation numérique et observations, il identifie deux formes de résistance (la peur de se faire hacker et la crainte de faire des erreurs) témoignant d’expériences de défiance culturelle et d’autodéqualification. Le second texte, de Sacha Thiébaud, se penche quant à lui sur la façon dont l’entrée dans un groupe de punk s’accompagne d’une normalisation corporelle et émotionnelle qui permet tout à la fois de devenir membre tout en éprouvant la communauté du groupe.