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Myrtille Picaud, Mettre la ville en musique, Paris-Berlin (Presses universitaires de Vincennes, 2021)

Michaël Spanu
Référence(s) :

Myrtille Picaud (2021), Mettre la ville en musique (Paris-Berlin), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 304 p.

Texte intégral

1Malgré les nombreuses tentatives de virtualisation des concerts en contexte pandémique, la musique continue d’être valorisée pour sa dimension collective, présentielle et spectaculaire. En ce sens, elle reste profondément inscrite dans nos espaces de vie, notamment urbains, à travers des lieux concrets (salles de concerts, cafés concerts, discothèques, etc.). C’est à cette intrication entre la ville et les espaces musicaux que Myrtille Picaud a dédié sa thèse de sociologie, soutenue en 2017 à l’Ehess sous la direction de Gisèle Sapiro. Ce travail s’intéresse à deux villes souvent comparées, notamment dans le milieu des musiques classiques et électroniques : Paris et Berlin. La comparaison repose sur une cartographie des espaces musicaux de chaque ville, une série d’observations ethnographiques et d’entretiens avec des professionnels, positionnant l’ouvrage à la croisée de la géographie, de l’urbanisme, des sciences politiques et de la sociologie des champs professionnels et de la culture. Il faut saluer une telle démarche, non seulement pour l’ampleur de la tâche, mais aussi parce que trop de travaux sur le sujet restent ancrés dans un seul territoire.

2Le premier chapitre décrit la taille, l’emplacement et l’ancienneté des lieux de musique dans chacune des villes. On note ainsi que les salles les plus grandes sont souvent parmi les plus anciennes et se situent dans les quartiers plutôt aisés, tandis que les salles plus petites et à faible durée de vie trouvent refuge dans les quartiers moins bien dotés et considérés comme périphériques. Ces différences s’articulent avec des esthétiques, des régimes de visibilité et des formes de sociabilité spécifiques. Schématiquement pour les salles de concert, on a, d’un côté (par exemple l’ouest berlinois), les salles monumentales, conçues par des architectes de renom, diffusant des musiques légitimes sur un mode plutôt assis et, d’un autre côté (par exemple le nord-est parisien), les bars mettant à disposition leur cave pour les concerts, ces derniers étant invisibles depuis la rue et liés à la consommation d’alcool. L’auteure approfondit sa démonstration en s’intéressant particulièrement au renouvellement du champ des musiques électroniques à Paris, suite à la popularisation d’un modèle de sortie « berlinisé » (sélection musicale plus exigeante, afters à partir de 7 heures du matin, etc.). Elle compare le modèle à la fois généraliste et sélectif (avec carré VIP) des discothèques situées sur les Champs-Élysées à celui plus chic et communautaire de celles situées à Bastille. Malgré les efforts pour proposer des expériences musicales nocturnes originales, chacun des modèles épouse en quelque sorte l’identité de son quartier : un mélange de luxe ostentatoire et de tourisme pour le premier, une gentrification « cool » pour le second.

3Néanmoins, l’espace urbain ne constitue pas seulement un réceptacle des activités musicales, il est également affecté par elles. À Berlin, cela se manifeste par les controverses autour de la gentrification, un terme qu’utilisent souvent les professionnels pour se plaindre des pressions exercées sur leur activité. Ils insistent par exemple sur la présence envahissante des touristes qui altère à leurs yeux l’authenticité de la fête berlinoise. De ce fait, nombre d’entre eux emploient des stratégies de dissimulation afin de conserver un entre-soi, sans toutefois pouvoir réellement freiner la massification de la demande dont de nombreux clubs profitent par ailleurs. À l’inverse, à Paris, la gentrification n’est pas un véritable enjeu, si ce n’est en écho à Berlin, avec le renouveau des fêtes électroniques dans les environnements post-industriels en lisière de Paris. Ces fêtes utilisent, contrairement à Berlin, l’argument de la mixité sociale afin de justifier leur implantation dans des quartiers défavorisés, dont l’activité musicale préexistante est rarement reconnue. Cette analyse de l’impact matériel et symbolique des activités musicales sur l’espace urbain constitue l’un des points forts du livre et permet des comparaisons avec d’autres cas emblématiques dans le monde, comme Montréal ou Austin, mais aussi les métropoles des suds dont les réalités peuvent être recoupées partiellement.

4Les pouvoirs publics sont des acteurs-clés de ces processus, pas seulement parce qu’ils octroient permis et licence, mais aussi parce qu’ils interviennent directement de manière active. Berlin a officiellement mis en avant ses clubs et sa culture électronique pour favoriser le tourisme. Ce marketing territorial a aussi permis une plus grande collaboration entre projets immobiliers commerciaux et professionnels de la musique, au grand dam de certains activistes qui ont vu leurs projets devenir l’alibi de la gentrification (et non pas le moteur, comme l’affirment certains partisans de la thèse de la « classe créative »). En d’autres termes, la musique est une variable d’ajustement pour le marché de l’immobilier qui dispose de son propre agenda et d’appuis institutionnels conséquents, comme l’illustrent également les projets parisiens d’urbanisme transitoire. Toutefois, dans la capitale française, ce sont surtout les établissements publics musicaux qui nous informent sur les dynamiques urbaines. L’auteure développe les projets récents de la Philharmonie de Paris (dix-neuvième arrondissement, musiques symphoniques) et de La Place (premier arrondissement, hip hop) qui témoignent tous deux de la logique de mixité sociale déjà mentionnée, à travers la décentralisation partielle des musiques historiquement perçues comme légitimes et la centralisation de musiques dont la légitimité est contestée, le tout au service du projet du Grand Paris.

5Sans pour autant délaisser l’ancrage urbain, l’ouvrage s’intéresse ensuite au rôle d’intermédiaire des salles au sein du champ musical et, plus particulièrement, à leur impact sur la légitimité des répertoires qu’elles diffusent. Pour le dire en quelques mots, les salles de musiques classiques ont pour elles une forme de légitimité culturelle incarnée par l’écoute présentée comme « pure » – i.e. statique et entièrement dédiée à l’appréciation auditive de la musique interprétée – et un public issu des classes favorisées, tandis que les bars et autres lieux alternatifs renforcent l’entre-soi communautaire et les identités contre-culturelles des genres punk ou noise en se tenant loin des beaux quartiers et des circuits officiels, tout en pratiquant des prix accessibles à un public bohème sans le sou. Bien que la plupart des genres musicaux se déploient dans divers espaces, témoignant d’une certaine plasticité des cadres d’écoute, d’importantes hiérarchies subsistent. Par exemple, le rap est concentré dans des lieux soit petits et confidentiels, soit immenses et commerciaux, preuve du consensus fragile à propos de cette musique, tandis qu’une frange du rap échappe à cette dichotomie à travers le circuit des salles plutôt dédiées à la chanson française et au prix de certaines contorsions musicales.

6Au cœur de cette activité d’intermédiation, on trouve la figure du programmateur, qui oscille entre reconnaissance publique pour son flair ou son audace dans la direction artistique d’une salle, et son caractère occulte, fait de réseaux professionnels et de négociations invisibles du grand public. C’est un grand mérite de l’ouvrage que de s’intéresser à leur parcours, faisant ressortir comment les mieux dotés rechignent parfois à l’aborder pour ne pas entacher leur capacité supposément unique à accumuler du capital social et symbolique. Malgré une ambivalence entre vocations musicales et hasards de la vie dans les trajectoires de programmateurs, l’ouvrage rend compte de certaines constantes, notamment l’omniprésence des hommes dont la socialisation musicale précoce est davantage valorisée que celle des femmes, celles-ci étant reléguées au statut de « groupies ». Cette situation est renforcée à Paris, où les formations universitaires en gestion dominent dans les parcours, tandis qu’à Berlin l’importance des réseaux féministes, militants (de gauche) et la moindre institutionnalisation de l’activité de programmation permettent plus de flexibilité.

7Le chapitre « La programmation : entre production et réception » permet d’ausculter en détail la mécanique interne des lieux de musique. Qu’est-ce qu’une programmation ? Comment est-elle constituée ? Selon quels principes et enjeux ? Myrtille Picaud part de l’ambivalence fondamentale entre l’art et l’argent, c’est-à-dire entre les critères esthétiques et l’exigence de rentabilité qui s’impose aux événements musicaux, affaiblissant l’autonomie des professionnels de la programmation. En effet, les personnes chargées de la programmation font bien plus que dénicher des talents (elles ne le font d’ailleurs pas du tout dans certains cas) : ils et elles répondent plutôt à des sollicitations des agents, construisent l’image singulière de leur lieu ou entretiennent leur réseau professionnel. L’ouvrage esquisse le système de cliques, d’allégeance et de cooptation qui existe au sein de l’économie informelle des programmateurs, renforçant les logiques d’intégration horizontale d’un secteur de plus en plus marqué par la présence d’entreprises multinationales et l’homogénéisation des programmations. Ces facteurs plus formels se manifestent dans les relations commerciales avec les agences de booking, transformant certaines salles en espaces interchangeables ayant pour but de finaliser une consécration médiatique. En cela, nombre de salles ne constituent qu’un maillon supplémentaire dans la chaîne de valeur de l’industrie globalisée de la musique enregistrée, notamment dans les genres les plus populaires et dont les publics sont bien dotés économiquement.

8Malgré tout, nombre de lieux luttent pour un degré relatif d’autonomie, soit en faisant le choix du défrichage artistique et en renonçant au profit (surtout à Berlin), soit en gardant une petite part de production interne, une ligne esthétique qui fait la spécificité du lieu. Dans certains cas, cette autonomie est mise au service d’une programmation plus inclusive, afin de lutter contre les biais – plutôt genrés à Berlin, plutôt « ethniques » à Paris – des circuits hégémoniques, résultat de la prégnance des réseaux militants LGBTQ dans la capitale allemande et de l’histoire coloniale en France. Un autre facteur apparaît décisif dans l’organisation et l’autonomisation relative du secteur : la fabrique des publics. Au-delà des bénéfices économiques induits par une focalisation sur des publics de niche ou généralistes, cette fabrique renvoie à des enjeux démocratiques. D’un côté, il y a la question bien connue de l’accès à la culture par différents publics selon leur appartenance sociale (par exemple dans les grandes institutions parisiennes trop axées sur un public bourgeois, blanc et vieillissant) et, de l’autre, la lutte contre l’instrumentalisation de l’hétérogénéité des publics (par exemple dans les boîtes de nuit qui cherchent à attirer un public féminin et l’utilisent comme une « monnaie d’échange »). Entre les deux, on trouve les scènes de niche qui cultivent un esprit de cohésion nécessaire à leur survie, leur « authenticité » et leur reconnaissance, tout en luttant contre les excès de l’entre-soi.

9Enfin, le rôle des subventions est abordé comme un facteur qui produit tout autant qu’il explique les différences au sein des salles. Au-delà des hiérarchies bien connues et contestées entre art désintéressé et industrie culturelle, la distribution des subventions renvoie à des modes d’écoute davantage valorisés que d’autres, surtout assis versus dansant. Par exemple, en France, 90 % des subventions accordées par l’État sont destinées aux musiques dites savantes ou classique, avec l’Opéra de Paris comme figure de proue. Beaucoup de salles de musiques dites actuelles proposent, quant à elles, des activités au-delà de la musique, allant des conférences à des incubateurs de start-up (Gaîté Lyrique). À cela s’ajoutent des régimes fiscaux différenciés et contestés, notamment dans le milieu des salles de musiques électroniques berlinoises, le « spectacle vivant » étant moins assujetti à la TVA que les « boîtes de nuit ».

10Ces éléments paraissent tellement cruciaux qu’on aurait aimé les voir apparaître davantage et plus tôt dans l’analyse. Plus généralement, les aspects juridico-administratifs auraient peut-être mérité plus d’attention, notamment les mécanismes d’obtention et de renouvellement des licences et permis qui déterminent les contours des activités liées à la diffusion de musique dans les établissements recevant du public (ERP), mais aussi les taux de versement aux sociétés de droit d’auteur. D’autres aspects de la régulation de ces espaces restent également à interroger, par exemple la possibilité pour un bar-concert de transiger avec la présomption de salariat et d’organiser des spectacles dits amateurs ou encore le flou autour des showcases permettant à certaines salles de ne pas rémunérer les artistes au taux minimum légal. Par ailleurs, la période étudiée est profondément marquée par de nouveaux usages des technologies numériques, tant du côté de la production que de la réception, et bien qu’ils soient mentionnés ici ou là, on peut regretter qu’ils ne soient pas abordés de manière plus systématique. Au rang des critiques, ajoutons que la perspective bourdieusienne, tout aussi heuristique qu’elle soit, entrave parfois une compréhension plus immédiate de l’activité de programmation, par exemple en donnant la primauté de la démonstration aux parcours des programmateurs plutôt qu’à ce qu’ils font concrètement au quotidien.

11Cela étant, il s’agit d’un ouvrage foisonnant de données et réflexions originales, dont le style contraste fortement avec un autre ouvrage récent sur le sujet, Everyone Loves Live Music de Fabian Holt (2021). Ce dernier puise dans l’histoire mondiale des rassemblements culturels pour développer une théorie de l'institutionnalisation commerciale des performances musicales, théorie qu’il illustre à partir d’une poignée d’études de cas. À l’inverse, Myrtille Picaud offre un panorama géographiquement plus restreint et scientifiquement plus nuancé, puisqu’elle considère de grands ensembles de salles plutôt que les plus représentatives des évolutions récentes de la musique dite live. Avec son approche analytique et souvent critique, l’auteure s’éloigne également des travaux sur la notion de Music City qui célèbrent le pouvoir de régénération urbaine de la musique live. L’hétérogénéité des lieux étudiés est sans conteste la force de l’ouvrage, bien que cela interroge les limites de la notion de « salle de musique » et la place des productions/performances artistiques « originales ». Quid des pubs dansants ou ceux où se produisent des groupes de reprises, des bars avec jam session et des bars de karaoké ? Autant d'exemples qui témoignent d’une dimension plus banale de la musique. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage offre une contribution unique à la compréhension du champ de la musique live et son lien particulier avec l’espace urbain. Puisqu’il traite de questions qui se posent dans d’autres pays et fait écho à la controverse autour du caractère essentiel des lieux de musique en temps de pandémie, il serait très souhaitable que cet ouvrage fasse l’objet d’une traduction afin d’être accessible à un lectorat non francophone.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michaël Spanu, « Myrtille Picaud, Mettre la ville en musique, Paris-Berlin (Presses universitaires de Vincennes, 2021)  », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2022, mis en ligne le 10 mai 2022, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9976

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Auteur

Michaël Spanu

spanu.michael@gmail.com
Post-doctorant en sciences sociales et industries culturelles (Centro de investigación sobre América del Norte, CISAN ; programme postdoctoral de la Coordinación de Humanidades, Universidad Nacional Autónoma de México, UNAM)

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Droits d’auteur

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