Adrie S. Kusserow, American individualisms. Child rearing and social class in three neighborhoods (Palgrave Macmillan, 2004)
Adrie S. Kusserow (2004), American individualisms. Child rearing and social class in three neighborhoods, New York, Palgrave Macmillan, 220 p.
Texte intégral
- 1 La question de l’influence de la race et du genre est renvoyée à des enquêtes ultérieures.
1Avec cet ouvrage sur les « individualismes » aux États-Unis, Adrie S. Kusserow lance le défi de « déshomogénéiser » ce que l’on a coutume de regrouper sous le terme générique d’individualisme et qui constitue le symbole américain par excellence (« America’s most commonsensical grand symbol », p. XII). Son objectif est évoqué dès le départ : étudier comment le « modèle culturel » de l’individualisme (p. 25) est approprié de manière différenciée par les parents et les enseignants en fonction de leurs origines sociales1, de la représentation qu’ils ont du « moi » (the self) de l’enfant et comment cela contribue in fine à modeler leurs pratiques éducatives. Son étude s’appuie sur une série d’entretiens (une soixantaine avec des parents) et d’observations (dans les classes de trois écoles maternelles) au sein de trois quartiers new-yorkais sélectionnés pour la diversité sociale de leurs populations : un quartier très favorisé de Manhattan, qu’elle habite également au cours de l’enquête, et deux quartiers populaires, mais socialement contrastés, du Queens.
- 2 Parmi la série de définitions de l’individualisme qu’elle tire de la littérature, A. S. Kusserow ne (...)
2L’un des principaux apports du livre est de discerner trois styles d’individualisme2 qui prédominent dans les trois quartiers étudiés (chapitre 3, 4 et 5) : un « individualisme doux » (soft individualism) dans le quartier favorisé de Parkside, un « individualisme dur combatif » (hard projective individualism) dans le quartier de classes populaires stabilisées de Kelley et un « individualisme dur défensif » (hard defensive individualism) dans le quartier de classes populaires précaires de Queenston. Le terme de style est préféré à celui de type d’individualisme afin d’éviter une rigidité catégorielle (p. 175). Tout au long de l’ouvrage, elle s’attache à mettre en relation ces styles d’individualisme avec les conditions sociales d’existence des familles, en s’appuyant sur la théorie bourdieusienne de l’habitus, et avec les pratiques éducatives différenciées observées lors de son terrain. Ainsi, alors que dans le quartier populaire « tourmenté » (tough) de Queenston, les adultes se préoccupent d’endurcir leurs enfants en mettant en œuvre un « individualisme dur défensif » pour les rendre résistants face aux difficultés de la vie qui les attend, dans le quartier très favorisé de Parkside il s’agit plutôt, en pratiquant un « individualisme doux », de tout faire pour encourager l’ouverture au monde par le langage et l’épanouissement (blooming) des enfants, afin qu’ils prennent la place (dominante) qui leur reviendrait dans le monde social. Dans le quartier de Kelley, habité par des classes populaires stabilisées possédant des revenus un peu supérieurs, il s’agit davantage, par un « individualisme dur combatif », de les amener à « viser le sommet et y rester » (p. 70), sous entendu de l’échelle sociale, en leur faisant adopter un comportement compétitif et agressif.
3Parmi les résultats les plus intéressants de l’ouvrage, outre la mise en lumière de ces trois styles d’individualisme, on peut souligner les développements portant sur les différences dans les relations d’autorité et de pouvoir entre adultes et enfants au sein des différents quartiers. À Parkside, Adrie S. Kusserow étudie – d’autant plus près qu’elle y habite et reconnaît adhérer à ce type de pratiques – la manière dont, à cette extrémité du continuum, les adultes (parents comme enseignant∙es) adhèrent à une conception égalitariste des relations entre adultes et enfants et cherchent à atténuer dans leurs pratiques la domination d’âge, l’objectif étant de laisser le « moi profond » (true self) de l’enfant, selon la conception naturaliste qu’ils en ont, se développer librement et pleinement, sans faire peser sur lui les contraintes et les restrictions que des injonctions parentales pourraient constituer. Elle montre que des considérations morales entrent également en compte puisqu’il s’agit aussi de respecter ce qu’ils considèrent comme les droits inaliénables des enfants. Par ailleurs, leur « moi » est considéré comme délicat et fragile, des ordres trop fermes ou des injonctions parentales non contrôlées pouvant l’abîmer ou en amoindrir la singularité et l’authenticité. Par comparaison, dans le Queens, le « moi » des enfants est considéré comme devant être endurci et devant être habitué aux relations hiérarchiques inhérentes à la société dans laquelle ils vivent et vivront. Parents et enseignant∙es ne cherchent donc pas à euphémiser les rapports de domination existant entre adultes et enfants et n’hésitent pas à leur donner des ordres et à les ramener à leur position d’infériorité, considérant que c’est bénéfique pour eux dans la mesure où cela les habitue et les adapte à la dureté du monde social.
- 3 Adrie S. Kusserow s’appuie notamment ici sur les travaux faisant désormais référence d’Arlie Russel (...)
- 4 On peut voir dans ce résultat une illustration fine et convaincante des processus socialisateurs am (...)
4Le matériau ethnographique issu des observations dans les écoles (chapitres 6 et 7) est particulièrement riche et finement analysé, en particulier les développements sur ce qu’Adrie S. Kusserow appelle « saving face », que l’on peut traduire par « faire bonne figure ». Elle montre de manière convaincante comment l’attitude des enseignantes – et plus largement des parents – vis-à-vis des enfants est très différente entre l’école de Parkside et celles du Queens. Dans la première, les enseignantes font en permanence un véritable travail émotionnel3 pour « faire bonne figure » face aux enfants, adoptant une attitude douce, enveloppante et invariablement positive – leur apportant du soutien moral si nécessaire en les prenant sur leurs genoux, en leur faisant un câlin, soulignant l’originalité de leurs travaux, ne formulant jamais d’ordres directs, mais tournant toujours les formulations de manière à suggérer la réponse aux enfants. Par comparaison, les enseignantes des écoles du Queens ont une attitude plus directe et « spontanée », au sens où elles ne se soucient pas de faire bonne figure devant les enfants et n’hésitent pas à afficher leur agacement, leur ennui, leur énervement voire à se moquer gentiment (teasing) des enfants4.
5Au-delà de ces résultats stimulants, il convient toutefois de souligner plusieurs limites de l’ouvrage. Elles reposent, d’une part, sur l’aspect problématique des matériaux récoltés en entretien. La grille d’entretien – présente, semble-t-il in extenso, en annexe – ne comporte aucune question portant sur la trajectoire sociale des parents – leurs niveaux d’études, leurs trajectoires professionnelles, celles de leurs propres parents. Cela semble problématique pour un ouvrage comportant le terme de « classe sociale » en titre et se revendiquant en partie du travail de Pierre Bourdieu. Si ces données ont pu être récoltées par ailleurs, l’analyse faite des matériaux ne fait intervenir à aucun moment, sauf dans des moments descriptifs très généraux (par exemple, p. 87), ni les trajectoires des parents ni leur appartenance à une fraction de classe particulière. Cela tend à homogénéiser et à réifier les trois classes identifiées (upper-middle class, upper et lower working-class) qui sont de plus largement associées aux quartiers enquêtés, et à laisser de côté la diversité des origines sociales et des trajectoires des différentes familles.
6En outre, l’auteure traite bien plus des représentations et des discours tenus par les parents et les enseignant∙es que des pratiques socialisatrices effectives, comme le laisse voir sa grille d’entretien et plus largement les extraits sur lesquels s’appuie son analyse, alors même qu’elle affirmait s’intéresser aux « pratiques » de l’individualisme (p. 8) dans une perspective de socialisation (« This book is primarily about class differences in socialization of individualism », p. V). Par exemple, l’analyse qui est faite de l’intimité (privacy) des enfants (notamment p. 43-45) nous en apprend plus sur les variations sociales de la manière de se représenter ce qu’est l’intimité et son utilité pour les enfants (avec des questions comme « pensez-vous qu’il est important que votre enfant ait de l’intimité ? ») que sur les pratiques effectives des familles et des enfants. Si les matériaux issus des observations faites en classe n’ont pas ce défaut, l’analyse des entretiens constitue ainsi davantage une étude des représentations que les Américains de trois quartiers de New York ont de l’individualisme et de leur rapport avec le monde social qu’une véritable étude de la socialisation de leurs enfants aux conceptions particulières de l’individualisme qu’Adrie S. Kusserow identifie.
- 5 Elle ne parle par exemple que peu des questions d’indépendance et d’autonomie enfantine ou de tout (...)
7D’autre part, l’usage que la chercheure fait du terme d’individualisme n’est pas sans poser question. En effet, si elle dresse un large panorama des définitions que l’on a pu en donner, elle ne prend jamais vraiment position et ne délimite pas les contours de son propre usage de la notion. Délaissant en partie certains éléments avancés en introduction, elle associe souvent « individualisme » et « expression de soi », en particulier l’expression des sentiments et des désirs enfantins – ce à quoi elle consacre une partie conséquente de l’ouvrage – en laissant de côté d’autres dimensions qu’elle regroupe pourtant sous ce terme5. En somme, si les apports de son enquête sont incontestables, il manque au lecteur une justification théorique de son choix de se centrer sur cette dimension plutôt que sur d’autres, justification qui aurait donné plus de force à la démonstration.
8Pour finir, on regrette qu’à la pertinente question, soulevée en conclusion, de l’avantage comparatif que l’individualisme doux conférerait aux enfants de classes supérieures, Adrie S. Kusserow ne propose qu’une réponse semblant peu convaincante. Elle avance que le « soft individualism » serait bénéfique aux enfants au sens où les pratiques éducatives en accord avec ce modèle culturel les amèneraient à mieux connaître leurs propres émotions et être en empathie avec celles des autres, y compris celles des plus pauvres (« If a Parkside child leans out of a taxi cab and sees a homeless woman dragging her bags along Park Avenue, a belief in her inherent goodness may be more apt to make him wish that woman had a bed for the night. », p. 186). C’est donc à une véritable apologie de l’individualisme doux qu’Adrie S. Kusserow se livre dans sa conclusion, négligeant au passage de répondre à la question soulevée au départ de la place de ces formes différenciées d’individualismes dans les mécanismes de reproduction des inégalités sociales (p. 19).
9Pour résumer, cet ouvrage contribue indéniablement à poser une pierre sur laquelle les études s’intéressant empiriquement à ce que recouvre la notion d’individualisme peuvent s’appuyer. On regrette seulement que ne soit pas décortiqué de manière critique et plus avant la notion d’individualisme et que l’enquête ne saisisse que partiellement les processus socialisateurs concrets se déroulant au sein des familles.
Notes
1 La question de l’influence de la race et du genre est renvoyée à des enquêtes ultérieures.
2 Parmi la série de définitions de l’individualisme qu’elle tire de la littérature, A. S. Kusserow ne se rattache pas précisément à l’une d’entre elles et emploie ce terme pour désigner un large spectre non exhaustif de concepts, « ranging from self-reliance to assertiveness to personal self-expression to hardihood, stamina, intellectual independence, a unique core of feeling, or a preference for being alone » (p. 169). Elle précise toutefois qu’elle s’intéresse dans son travail de terrain aux variations des représentations du « self » de l’enfant et aux différentes « pratiques » de l’individualisme, qui regroupent à la fois des pratiques centrées sur l’individu (« any verbal or nonverbal encouragement of the child’s independence, individuality, uniqueness, privacy, personal expressiveness, personal rights, self-assertiveness, self-reliance, and self-confidence ») et des pratiques sociocentriques (« any verbal or nonverbal encouragement of an identification of the child’s self with her social role, the group, group activity, cooperation, empathy, conformity, or knowing one’s place in a hierarchy ») dans trois grands domaines : les émotions et les sentiments ; la créativité, l’art et les jeux ; la discipline, les règles et la morale (p. 8-9).
3 Adrie S. Kusserow s’appuie notamment ici sur les travaux faisant désormais référence d’Arlie Russell Hochschild, en particulier « Emotion Work, Feeling Rules, and Social Structure », American Journal of Sociology, 1979, vol. 85, no 3, p. 551‑575.
4 On peut voir dans ce résultat une illustration fine et convaincante des processus socialisateurs amenant à l’intériorisation par les enfants de ce qu’Annette Lareau avait appelé un an plus tôt « sense of entitlement » et « sense of constraint ». Voir Annette Lareau, Unequal Childhoods: Class, Race, and Family Life, Berkeley, University of California Press, 2011.
5 Elle ne parle par exemple que peu des questions d’indépendance et d’autonomie enfantine ou de tout ce qu’elle regroupe sous le concept de pratiques sociocentriques (identification des enfants à un rôle social, à un groupe, coopération…).
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Référence électronique
Laure Sève, « Adrie S. Kusserow, American individualisms. Child rearing and social class in three neighborhoods (Palgrave Macmillan, 2004) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2022, mis en ligne le 10 mai 2022, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9958
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