1Dans l’avalanche de livres et d’articles déclenchée par le mouvement des Gilets jaunes, on peut déjà distinguer différentes strates. Il y a d’abord les articles de journalistes qui ont foisonné comme rarement pendant le mouvement et se sont taris depuis. Il y a ensuite les articles de circonstance, rédigés par des chercheurs et universitaires qui se sont positionnés dans le débat politique national à partir de leurs connaissances antérieures (Bourmeau et al., 2019 ; Confavreux et al., 2019 ; Noiriel, 2019) – cette veine s’est, elle aussi, raréfiée avec le recul de la mobilisation. Il y a aussi les livres de témoignage autobiographique de première main, comme ceux de Priscilla Ludosky (2019) ou Maxime Nicolle (2020), apparus après l’apogée du mouvement. Il y a les enquêtes de terrain au long cours, ces monographies locales de scientifiques ou de militants qui commencent à surnager, deux ans après le début du soulèvement (Challier, 2019 ; Collectif du rond-point de Saint-Avold, 2020), dont je me suis efforcé de faire partie (Ravelli, 2020a, b). Et il y a, enfin, les livres qui cherchent à dessiner l’orientation politique générale des Gilets jaunes, à faire surgir quelques pistes importantes dans l’écheveau des interprétations possibles. C’est le cas du livre de Laurent Jeanpierre, In Girum, dont le sous-titre Les leçons politiques des ronds-points montre bien le projet de « renversement de l’attitude scientifique habituelle » : « plutôt que d’éclairer le mouvement, il propose au contraire de se laisser ébranler par lui » (p. 13).
2Ouvrage d’un « historien de l’immédiat » sans être le « produit d’une enquête systématique, scientifique ou militante, même s’il emprunte à ces deux registres et souhaite les confronter » (p. 12), In Girum cherche à « se projeter à plus grande échelle », en se distanciant des nombreux témoignages, portraits ou scènes qui risquent « d’entretenir le lieu commun d’une contestation éclatée, voire incohérente » (p. 12). Cet objectif est atteint, puisqu’il s’agit d’un des livres les plus éclairants sur le sujet – même si l’absence de sources directes et d’immersion sur les ronds-points et les manifestations conduit à des interprétations contestables et maintient des zones d’ombres qui restent à éclairer.
3Partant de l’idée que la « critique radicale et généralisée de toutes les formes de représentation et de délégation » est « l’un des traits principaux du mouvement des gilets jaunes » (p. 14), le livre commence par souligner ce qui bouscule les catégories politiques habituelles et permet des soutiens diamétralement opposés, de l’extrême gauche à l’Action française en passant par le prince de Bourbon. Un premier chapitre (La destitution de la gauche et du « mouvement social » ?) conduit à remettre en cause « le présupposé d’une unité idéologique des mouvements sociaux », qui « témoigne en réalité de la domination de la contestation organisée, structurée par des appareils, avec parfois ses intellectuels organiques, dans les protestations contemporaines » (p. 35). L’un des aspects soulignés par l’auteur est l’efficacité du mouvement, dont la liste des concessions obtenues du gouvernement est conséquente : prime d’activité, suppression de la hausse de la CSG pour les retraites inférieures à 2000 euros, prime de fin année, assouplissement du contrôle technique, gel des tarifs du gaz et de l’électricité, suppression de la hausse de la fiscalité sur le carburant.
- 1 Ce point est contestable, d’autant que l’orientation politique du mouvement a eu tendance à évoluer (...)
4Le deuxième chapitre (Les vecteurs d’une lutte) rappelle que le mouvement, « interclassiste et intergénérationnel » (p. 77), s’est nourri de problèmes de mobilité géographique, des bas salaires, de l’endettementet que les réseaux sociaux, quoique essentiels, ne permettent pas à eux seuls d’expliquer la mobilisation. Cependant, dans le cas des Gilets jaunes, les « enquêtes de paternité » (p. 59) sont difficiles à conduire, même si elles sont nécessaires car, en politique comme ailleurs, il n’y a pas de « génération spontanée » (p. 60) : les Gilets jaunes, malgré leur créativité, n’ont pas inventé les manifestations sauvages et les blocages de carrefour. L’un des obstacles à l’analyse est l’absence de système classique de délégation, qui est déconcertant : à la place de porte-parole officiels, on assiste à une « prolifération des subjectivités charismatiques à la légitimité fragile et à l’ascendant éphémère » (p. 66), plus marquée à droite et à l’extrême-droite selon l’auteur1. Il y aurait au moins quatre tendances distinctes au sein du mouvement : un courant négociateur (par exemple celui de Jacline Mouraud) ; un courant pour une autre forme de représentation (Évolution citoyenne, Alliance jaune) ; un courant de représentation autonome incarné par les assemblées locales et les assemblées des assemblées ; un rejet complet de toute représentation politique.
5Dans le troisième chapitre (Une relocalisation de la politique) Laurent Jeanpierre se demande si les Gilets jaunes ne seraient par une résurgence d’un répertoire d’action local antérieur à l’essor de la grève comme outil de lutte central depuis la moitié du xixe siècle, étudié par Charles Tilly (p. 115). Pour souligner l’importance de la « vie collective concrète », qui lui semble bien plus profonde qu’une « nouvelle agora », une série d’auteurs sont convoqués, d’Eyal Weizman, sur l’architecture urbaine des ronds-points comme condition de mobilisation, à Murray Bookchin, le théoricien du municipalisme libertaire, en passant par les réflexions littéraires de Marielle Macé sur les cabanes et la thèse de Margot Verdier sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le poids théorique explicite de cette relocalisation fait pourtant l’objet de réserves, qu’il s’agisse de la structure par assemblées, souvent rejetée, ou encore de la tentation municipaliste, qui reste frileuse – « chez la plupart des protagonistes, la question des politiques municipales semble inexistante. » (p. 126).
6C’est pourtant dans la longue fresque historique des expériences d’auto-organisation, collectivement qualifiées d’« utopies communalistes » malgré leurs disparités – Rojava kurde, mairies de Catalogne et Andalousie, communes russes de la fin du xixe siècle, expériences communalistes indiennes du Kerala et même Kibboutz de Palestine… – que le quatrième et dernier chapitre choisit d’insérer le mouvement des Gilets jaunes. Le lecteur pourra ressentir ici la projection des intérêts politiques de l’auteur, plus que des Gilets jaunes, et s’interroger sur la solidité de ce rattachement généalogique. Mais l’idée conclusive d’une lutte des ronds-points contre « l’abstraction politique » – définie comme « indépendance des formes de rassemblement, du langage et des procédures de délibération par rapport aux relations effectives et la vie matérielle quotidienne » et comme le « codage de l’expérience par les catégories de l’idéologie » (p. 161) – reste attirante et assez convaincante. Le mouvement des Gilets jaunes n’est, de fait, pas tenté par l’excès théorique et puise sa force dans le mouvement concret des ronds-points.
7Le livre s’ouvre et se referme sous les auspices de Guy Debord et de l’expression latine – qu’on dit souvent forgée par Virgile – servant de titre au film-manifeste de 1978 contre la société du spectacle : le célèbre palindrome In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni, « Nous tournons en rond dans la nuit et sommes consommés par le feu ». Que faut-il en comprendre ? Qui sont donc ces papillons dévorés par les flammes à force de tourner autour du brasier ? Les Gilets jaunes autour de leurs bidons ? Nous-mêmes ? L’allusion politique n’est pas creusée et on se demande ce qui peut bien rattacher, dans le fond, les Gilets jaunes à l’Internationale situationniste de Guy Debord, si le lien existe. La réponse n’est pas évidente, mais il semble que ce soit bien plutôt la fermeture des possibilités ouvertes par le mouvement, plutôt que le mouvement lui-même, qui nous livre aux supplices du bûcher – pas seulement les révoltés mais notre société entière. « Que restera-t-il, en définitive, des gilets jaunes ? Peut-être rien de massif, de recodable, d’instituant, juste une impulsion critique, une collection hétéroclite de vies bifurquées, de biographies bouleversées, une vaste formation à la désobéissance ». On retrouve ici l’hypothèse d’un mouvement fragmentaire et chaotique, pourtant critiquée. Du côté du pouvoir, il n’y aurait donc qu’un « nouvel arsenal » et du côté de la société civile, des partis et des syndicats, une « onde de choc peut-être déjà oubliée » (p. 186) ? « Si tel était le cas, nous tournerions en rond dans la nuit et serions consumés par le feu » (p. 186). Cette hypothèse, pessimiste, réduit ce bouleversement d’ampleur à un battement d’aile de papillon carbonisé, ce qui semble peu probable, étant donné l’ampleur de la mobilisation et les traces durables et multiples que laissent ce type de soulèvement dans les cœurs et les crânes de ceux qui y participent.
- 2 L’auteur souligne d’ailleurs juste après : « et pourtant, l’obsession du programme, du débouché, de (...)
8Mais pour mesurer rigoureusement la profondeur du changement, il faut utiliser des sondes plus précises que celle de l’analyse politique à partir de sources médiatiques, de commentaires et de témoignages – aussi bien décortiqués et mis en perspective soient-ils – pour entrer dans le vif des événements tels qu’ils ont été vécus de l’intérieur, à partir d’observations et de chiffres. Or, côtoyer les Gilets jaunes, être avec eux sur les barricades, cela permet de rectifier certaines interprétations d’In Girum et, en particulier, l’affirmation selon laquelle « le mouvement des Gilets jaunes a globalement laissé de côté les problématiques de la production et de l’organisation du travail » (p. 152). Un élément essentiel apparaîtrait notamment : la place du monde du travail, dont sont issus les Gilets jaunes, qu’il s’agisse d’artisans, d’ouvriers, de travailleurs précaires, de chômeurs ou de retraités, dont les revenus sont insuffisants pour vivre et qui ne sont pas seulement des « entravés de la mobilité, pour qui le rapport au futur s’est refermé » (p. 181) – même s’ils sont aussi cela. Les raisons de se révolter sont à trouver dans l’accumulation de colères que seule l’économie politique – celle des impôts, des revenus, des profits – peut éclairer dans le détail. Du tarif des transports chiliens à la taxe des communications téléphoniques au Liban, on retrouve cette économie politique comme étincelle et carburant de nombreux mouvements sociaux de ces dernières années, dont les Gilets jaunes ne sont pas séparables : ils sont pour la suppression des taxes, pour des hausses de salaires, des pensions et le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF). De ce point de vue, il semble contestable d’affirmer qu’« aucun consensus n’a été dégagé quant à la nature exacte des désirs des protestataires » (p. 30-31)2, car ces désirs de justice économique ont été exprimés haut et fort pendant plus d’un an et étaient au cœur des revendications quotidiennes des ronds-points, comme j’ai pu le confirmer personnellement, pendant des mois de présence parmi les Gilets jaunes du Loiret, suivis de séries d’entretiens biographiques longs (Ravelli, 2020a, b). Il ne s’agissait d’ailleurs pas de demandes générales exigées par des moyens abstraits, déconnectés des rapports de force locaux, mais du blocage des supermarchés, des raffineries, des grandes entreprises comme Amazon, des centres de services publics locaux démantelés, comme la Poste et l’hôpital, où travaillent de nombreuses femmes mobilisées, ainsi que de l’activation d’innombrables conflits avec les notables locaux et les employeurs, par exemple contre les licenciements qui touchaient certains Gilets jaunes, dans des secteurs transformés en déserts syndicaux. Toutes ses actions font partie intégrante du mouvement et doivent sortir de l’ombre. De même, obtenir gratuitement des biens de première nécessité en faisant pression sur la grande distribution, tout en demandant la suppression de l’injuste TVA sur ces mêmes produits, cela faisait partie, entre autres, des actions économiques quotidiennes des Gilets jaunes, qui ont élaboré une critique du monde de l’entreprise et de la fiscalité, allant de pair avec une contestation des bureaucraties syndicales, tout en restant ouverts aux nombreux travailleurs syndiqués qui structurent le mouvement localement. En d’autres termes, on peut regretter que le constat suivant n’ait pas été méthodiquement exploré : « les mobilisés étaient majoritairement des salariés dans l’impossibilité de se mettre en grève pour des raisons multiples » (p. 77).
9De fait, ce n’est pas seulement sur le registre symbolique de centaines de caddies de supermarchés brûlés sur des ronds-points en de grands feux de joie tournoyant pendant des nuits entières, que le cœur économique de notre société est contesté par les Gilets jaunes – même si ce feu-là ravive clairement la critique de la marchandise-spectacle selon Guy Debord. L’opération de base du mouvement – la paralysie de la circulation des camions sur les ronds-points pour exiger des suppressions de taxe et des hausses de salaire – a en elle-même des effets sur l’économie et mériterait de longues analyses. Comme le dit Laurent Jeanpierre au sujet des ronds-points, mais en passant seulement : « En bloquer l’accès ou la fluidité, comme sur les péages, c’est aussi ralentir l’appareil productif dans son ensemble, à l’instar de ce que visait le mouvement ouvrier en cas de grève. » (p. 88) Plus que les traces d’« utopies communalistes » qu’ils contiennent souvent malgré eux, ces multiples efforts pour renouveler la contestation des classes populaires ne font-ils pas partie de la vie concrète du mouvement des Gilets jaunes, qui se construit dans l’affrontement direct, encore non théorisé, d’une économie injuste et d’un État qui la protège, au risque des blessures et des peines de prison ? Ils contribuent en tout cas à étendre, sans doute durablement, les formes du conflit social, trop longtemps assagies.