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50 questions de sociologie – 4. Comment s’aimer ?

Florence Maillochon
Référence(s) :

Maillochon Florence, 4. Comment s’aimer ?, in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 53.

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Mots-clés :

couple, amour, mariage, sexualité
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Texte intégral

1Comme la plupart des sentiments, l’amour – et en particulier l’Amour – constitue un point aveugle de la sociologie, qui s’est peu consacrée à son étude. Les rares sociologues qui se sont risqués sur ce terrain délicat ont fait preuve d’un appareil étrangement peu critique. Dans Le Choc amoureux (1979), Francesco Alberoni décrit, comme un universel, le moment où on tombe amoureux (l’innamorento), un temps de suspension, une période jubilatoire de « révolution » débordant l’individu. Dans le post-scriptum à La Domination masculine (1998), Pierre Bourdieu évoque quant à lui, « l’amour fou », comme le dernier bastion d’espoir, une « trêve miraculeuse où la domination est dominée ». L’amour est dans les deux cas traité comme un idéal plus qu’un fait social, un modèle qui se rapproche plus de l’Agapè (amour pur) que d’autres formes de l’amour comme l’eros ou la philia, pour reprendre les oppositions de la tradition philosophique réhabilitées par Luc Boltanski en 1990 dans L’Amour et la Justice comme compétences.

2Pourquoi l’amour devrait-il échapper à l’analyse critique que la sociologie prête à tout objet ? Qu’y-a-t-il à redouter d’une déconstruction des sentiments et d’une mise en évidence de leur caractère social ? Un renoncement à l’idéal de l’amour romantique qui s’impose en Occident ? Un renoncement à la certitude que les amoureux.ses ont d’être seul.e.s au monde et au-dessus des lois sociales et des contingences matérielles ? On peut s’interroger, en comparaison, sur ce qu’il serait advenu de la connaissance du travail si la sociologie s’était limitée à l’analyse de son idéal comme lieu d’accomplissement de soi, sans observer également son organisation concrète et la diversité des formes d’asservissement qu’il impose aussi.

3Nous sommes peut-être les enfants de couples mythiques, Héloïse et Abelard, Roméo et Juliette, qui se sont aimés au mépris des contraintes sociales. Mais ils en sont morts. Au lieu de se focaliser sur le destin exemplaire, et funeste, de celles et ceux qui pensaient pouvoir vivre en dehors des normes sociales, il semble plus pertinent d’explorer concrètement comment les couples s’aiment avec, ou contre, les normes sociales, et comment ils contribuent à les faire évoluer, en survivant. En considérant l’amour comme tout autre objet de recherche, on peut étudier, d’une part, ce qu’il fait aux individus et à la société et, d’autre part, ce que les institutions sociales, mais aussi les rapports sociaux, lui font. L’amour devient alors un opérateur pour réinterroger les questions fondamentales de la sociologie concernant le fondement des inégalités, notamment entre sexes et origines sociales.

L’amour au cœur des transformations des institutions matrimoniales et conjugales

4Pour comprendre l’amour aujourd’hui, il faut saisir l’évolution de son rapport au mariage, mais aussi plus généralement aux normes de conjugalité et de sexualité qui lui sont associées. L’amour courtois qui sert d’ancêtre à l’amour Romantique était un amour idéal, vraisemblablement platonique, et adultère. Il s’est construit, à l’époque médiévale, en opposition au mariage. Mais, depuis sa création en 1793, le mariage civil, convention par laquelle deux individus s’engagent sous l’autorité de la loi, à vivre ensemble, nourrir et élever les enfants qui peuvent naître de leur union, s’est progressivement mû en « mariage d’amour », dans lequel les familles interviennent moins directement. Désormais l’institution matrimoniale ne peut se penser sans amour, même si celui-ci ne se limite toujours pas à celle-là. En même temps que le mariage d’amour s’impose, le mariage est devenu paradoxalement moins nécessaire pour vivre totalement son amour. Actuellement, l’amour s’exprime publiquement et légitimement dans d’autres formes de couples plus ou moins institutionnalisés (concubinage, Pacs, union libre). Si le mariage n’est plus un rite de passage à l’âge adulte des individus, il constitue cependant un passage pour le couple, qui semble en tirer reconnaissance et respectabilité, une preuve d’amour supplémentaire (Maillochon, 2016). Dans ce contexte, la hausse relative du nombre de divorces peut s’interpréter comme la manifestation du renforcement de l’étiage amoureux de l’institution, plus que la destruction de celle-ci.

5Que ce soit dans le cadre du mariage ou en dehors, l’amour semble désormais mû par une valeur essentielle – l’authenticité du sentiment (Bozon, 2016) – qui interroge les frontières du couple et notamment les normes héritées du mariage, sur lesquelles il repose généralement : hétéronormativité, exclusivité, cohabitation et sexualité. La loi du 17 mai 2013 signe l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Elle permet enfin de reconnaître la légitimité, notamment juridique, des couples homosexuels, même si elle n’autorise pas encore les mêmes droits en termes de filiation (Théry, 2016). Elle signe donc davantage l’avènement du mariage d’amour (pour toutes et tous) qu’une véritable égalité, suivant les orientations sexuelles, du traitement matrimonial. L’amour interroge également le quotidien de la relation et ce qui en constitue généralement l’unité temporelle et physique : la cohabitation. On peut s’aimer dans des formes conjugales non-cohabitantes, la séparation des domiciles et l’éloignement géographique permettant d’éviter l’érosion de la passion que les multiples « petits agacements » de la vie commune peuvent engendrer. C’est enfin au nom de l’amour et de son intensité qu’est aussi remise en question la norme d’exclusivité conjugale. En opposition aux conventions juridiques du mariage, ou aux normes bourgeoises fermant les yeux sur l’adultère tant qu’il ne porte pas atteinte à l’intégrité apparente de la cellule familiale, les « polyamoureux.ses » revendiquent la possibilité de vivre en parallèle, ou en communauté, plusieurs relations amoureuses, authentiques, sincères et non hiérarchiques.

6L’érosion massive du mariage – instrument majeur de régulation de la sexualité et de la filiation – et l’évolution des mœurs ont également reconfiguré le lien entre amour et sexualité. Les femmes partagent désormais avec les hommes la possibilité d’assouvir une sexualité en dehors du cadre matrimonial. L’initiation sexuelle se fait pour tous et toutes avant le mariage, sauf pour les personnes pratiquant intensément une religion. Cependant, même débarrassée de contraintes matrimoniales ou familiales, la sexualité des femmes peine à s’affranchir des logiques conjugales et sentimentales. Elles se déclarent plus souvent amoureuses de leur partenaire sexuel et en comptent généralement moins au cours de leur vie que les hommes. La possibilité d’une sexualité sans affect reste un attribut masculin, les femmes ayant plus de difficultés à dissocier, ou à avouer, une sexualité sans amour. En revanche, la possibilité de vivre un amour platonique ou un couple abstinent est de plus en plus énoncée. Les personnes qui se revendiquent « asexuelles » interrogent l’injonction sociale à la sexualité et à la reproduction, sans pour autant renoncer à l’amour, au couple, au mariage. Les changements de modes de vie, l’accroissement des mobilités géographiques ainsi que les nouvelles possibilités de communication numérique servent aussi de relais à l’invention de nouvelles pratiques sexuelles au sein des couples, amoureux ou non : échanges de sextos, sextapes, pratiques masturbatoires à distance. L’amour permet de mettre à distance la sexualité du couple, soit en y renonçant totalement ou ponctuellement, soit en la pratiquant sous de nouvelles formes, non présentielles.

Il n’y a pas d’amour, que des preuves (sociales) d’amour

7Dégagé de cadres institutionnels qui, selon les points de vue, l’étayaient ou l’étouffaient, l’amour n’est toujours pas libéré de toute contrainte sociale. Les normes religieuses, culturelles ou familiales ont certainement perdu de leur pouvoir sur le gouvernement des pratiques individuelles, mais de nouveaux entrepreneurs de morale comme les médias et les réseaux sociaux ont pris le relais dans un contexte d’exacerbation de la réussite individuelle et de la publicisation de soi. Aux rituels « traditionnels » de déclaration de son amour, font place des rituels « personnalisés » qui maintiennent, voire produisent l’amour. L’emploi de l’oxymore « rituel personnalisé » dévoile l’injonction contradictoire qui pèse sur les individus : suivre un script établi, tout en innovant ; faire comme les autres en étant original ; accepter la tendance générale tout en préservant sa singularité. C’est ainsi, par exemple, que la « demande en mariage » a évolué : le rite de passage obligatoire au début du xxe siècle entre le prétendant et les parents de sa future épouse a progressivement disparu ; dans les années 2000, il a été remplacé par la construction d’un événement conjugal où le prétendant met en scène son amour pour sa future femme en lui demandant sa main, dans un cadre romantique. C’est ainsi que la Saint-Valentin, bien que massivement critiquée pour son caractère commercial, est aussi largement fêtée avec des attentions singulières, censées assurer la reconnaissance de l’autre et du prix qu’on lui accorde ; les anniversaires de la rencontre, ou de tout moment spécifique au couple, font également partie des événements à célébrer ; l’échange de cadeaux lui-même est jugé indispensable à la construction du lien amoureux (Bozon, 2016). Hier comme aujourd’hui, on peut dire qu’il n’y a pas d’amour, mais seulement des preuves d’amour, dont les formes ont évolué vers une célébration de l’historiographie conjugale.

L’amour révélateur et producteur de rapports sociaux

8Contrairement à la passion dont on reconnaît le caractère potentiellement destructif, l’amour est généralement auréolé de valeurs positives. Reprenant le mythe de Pygmalion, François de Singly développe l’idée que le couple amoureux fournit un espace de réalisation de soi, conformément aux normes sociales d’accomplissement personnel. Les séries de statistiques de l’Insee sur les revenus, le logement et l’équipement des ménages montrent que les personnes mariées ont des niveaux de vie supérieurs à celles qui vivent seules et qu’elles résistent mieux aux difficultés conjoncturelles. Le couple protège, mais il exclut aussi. Tous les individus n’ont pas les mêmes chances de vivre cette expérience au cours de leur vie. Les hommes ayant un faible capital culturel et/ou économique par exemple sont le plus souvent exclus du marché amoureux, aussi bien en face à face qu’en ligne (Bergström, 2019) ; les femmes le deviennent en vieillissant.

9Si le bilan globalement positif de l’amour conjugal semble acquis, le partage de ses bénéfices est moins clair. Les hommes et les femmes n’en tirent pas nécessairement les mêmes avantages. À propos de l’inégalité des carrières, le « plafond de verre », dénoncé par les sociologues du travail, fait désormais partie des objets d’indignation largement relayés, y compris des politiques. Depuis 50 ans, les sociologues de la famille ont aussi montré que cette inégalité salariale se construisait également, en amont, dans le couple, mais cette réalité peine encore à être reconnue. Les femmes, qui ont le droit de travailler sans l’accord de leur mari depuis seulement 1965, sont toujours moins souvent en poste lorsqu’elles sont en couple, et le cas échéant, dans des emplois plus précaires que leur conjoint. Alors que les carrières des hommes sont généralement stimulées lorsqu’ils vivent en couple, celles des femmes sont le plus souvent ralenties, quand elles ne sont pas stoppées, avec l’élargissement progressif de la famille. Si cet éloignement de la vie active peut être interprété positivement comme un montage conjugal, optimal du point de vue économique, ou comme une voie de traverse, assurant aux femmes une meilleure qualité de vie en échappant à la dureté du système capitaliste, il est surprenant de constater que ce rapport ne change pas alors que les femmes sont désormais plus diplômées que les hommes.

10L’inégal accès à la vie professionnelle se nourrit de l’inégal partage du travail domestique au sein du couple. Les femmes assurent encore l’essentiel des tâches liées à l’entretien du ménage, de la cuisine, de l’éducation et des soins apportées aux enfants. L’équipement des ménages, la délégation à des services à la personne de même que les discours médiatiques sur les « nouveaux pères » ne modifient qu’à la marge cette inégalité fondamentale. Si le déséquilibre est moins fort, ce n’est pas que les hommes aident beaucoup plus, mais que certaines femmes décident d’en faire moins, comme le montrent les enquêtes Emploi du temps de l’Insee. Dans les années 1980, Monique Haicault (1984) a développé la notion de « charge mentale » des femmes, c’est-à-dire le travail de programmation et de suivi de l’espace domestique qui occupe l’esprit des femmes en permanence, y compris lors de leurs activités professionnelles. Cette charge mentale est le plus souvent associée à la vie familiale, mais elle concerne aussi le « travail conjugal ». Sonia Dayan-Herzbrun (1982), comme Irène Jonas (2006), montrent que ce sont aussi les femmes qui œuvrent le plus pour l’écologie du couple et qui sont les gardiennes de l’amour qui l’anime.

11Que dire enfin quand « l’amour fait mal » pour reprendre l’expression d’Eva Illouz (2012), non pas seulement parce qu’il est fugace et qu’il n’est pas à la hauteur des attentes individuelles et sociales, mais aussi quand, au sein du couple, il contraint, harcèle, blesse, viole, tue (Jaspard, 2011). La question n’est pas de savoir pourquoi des situations ouvertement inacceptables se produisent malgré l’amour, mais de démonter au contraire comme Christine Delphy (2009), comment l’amour permet de les justifier. C’est au nom de l’amour que certains hommes tuent leur femme ou leur compagne (ou ex-compagne). C’est au nom de l’amour qu’ils frappent, puis regrettent et promettent de ne plus jamais recommencer. C’est au nom de l’amour que certaines femmes acceptent de telles situations, voire en endossent la responsabilité, tout en pensant pouvoir changer leur partenaire. L’amour n’est-il pas censé permettre l’impossible ? Fondée sur l’idéal d’insoumission aux règles sociales, la mythologie de l’amour romantique rend surtout aveugle aux rapports sociaux qu’elle contribue ainsi à enraciner. Dans une société où l’idéal d’égalité est au moins aussi fort que l’idéal de l’amour romantique, le bilan mitigé que la sociologie porte sur l’amour devrait permettre non pas de renoncer à l’un pour assurer l’autre, mais d’informer pour permettre collectivement, l’avènement de formes d’amour plus respectueuses de l’égalité des individus, de tous et toutes.

12Voir aussi les questions : 4 Qui se ressemble s’assemble ? 13 Quelle égalité des sexes ?

Chaque trimestre, retrouvez une de ces 50 questions de sociologie ici, dans cette rubrique du site de la revue Sociologie !...

Et pour découvrir les 49 autres, le livre est en vente en libraire et sur le site des Presses universitaires de France :

https://www.puf.com/​content/​50_questions_de_sociologie

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Bibliographie

Bergström Marie, 2019, Les Nouvelles Lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, Paris, La Découverte.

Bozon Michel, 2016, Pratique de l’Amour, Paris, Payot & Rivages.

Dayan-Herzbrun Sonia, 1982, « Production du sentiment amoureux et travail des femmes », Cahiers internationaux de Sociologie, no 72, p. 113-130.

Delphy Christine, 2009 [1998], L’Ennemi principal. Tome 1 et Tome 2, Paris, Syllepses.

Giraud Christophe, 2017, L’Amour réaliste. La Nouvelle Expérience amoureuse des jeunes femmes, Paris, Armand Colin.

Haicault Monique, 1984, « La gestion ordinaire de la vie en deux », Sociologie du Travail, vol. 26, no 3, p. 268-277.

Illouz Eva, 2012, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil.

Jaspard Maryse, 2011, Les Violences contre les femmes, Paris, La Découverte.

Jonas Irène, 2006, « Le nouveau travail féminin dans “l’entreprise-couple” », Cahiers du Genre, no 41, p. 181-196.

Maillochon Florence, 2016, La Passion du mariage, Paris, Puf.

Théry Irène, 2016, Mariage et filiation pour tous. Une métamorphose inachevée, Paris, Seuil.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Florence Maillochon, « 50 questions de sociologie – 4. Comment s’aimer ?  », Sociologie [En ligne], 50 questions de sociologie, mis en ligne le 05 janvier 2022, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9907

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Auteur

Florence Maillochon

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