Emilia Schijman, À qui appartient le droit ? Ethnographier une économie de pauvreté (LGDJ-Lextenso, 2019)
Emilia Schijman (2019), À qui appartient le droit ? Ethnographier une économie de pauvreté, Paris, LGDJ-Lextenso, 188 p.
Texte intégral
1Barrio Soldati est un quartier d’habitat social de la ville de Buenos Aires construit à la fin des années 1970 en accession à la propriété – comme c’est le cas de l’ensemble du logement social en Argentine. Trente ans après, pourtant, seulement 55 % des dix-sept mille habitant·es ont un titre de propriété : le reste dispose d’un statut d’occupation qui va des accédant·es aux squatteur·ses, en passant par des héritier·es ou autres parents de propriétaires ou d’accédant·es, des hébergé·es, des locataires et des locataires dont les locateurs ne possèdent pas de titre de propriété, voire dont les statuts de propriétaire ou d’accédant sont incertains ou contestés. L’occupation de ces logements n’est pas stable mais mouvante, dynamique, du fait de l’instabilité économique et familiale des habitant·es, et conflictuelle en raison des contestations et revendications contradictoires des droits d’occupation. Emilia Schijman retrace dans cet ouvrage passionnant les efforts déployés par ces habitant·es sans titre (des femmes notamment), qui constituent les fractions les plus fragiles du quartier, pour tenter de mieux établir leur occupation du logement. En mettant en évidence tout un « travail sur la légalité » déployé dans ce sens, l’auteure montre comment le droit est socialement encastré, ici en l’occurrence dans une « économie de pauvreté » qui se donne à voir au fil des pages. C’est une recherche résolument micro-analytique, posée à l’échelle des pratiques des acteurs, articulant trois démarches d’enquête : l’observation de la poste autogérée, qui permet à l’enquêtrice d’accéder aux relations de voisinage ; le suivi de vingt-huit femmes à partir d’entretiens ethnographiques et de l’observation de leurs manières d’habiter, leurs relations de voisinage et leurs démarches auprès des institutions ; la consultation des archives de l’Institut du logement pour saisir aussi bien les démarches entamées par les habitant·es pour stabiliser leur statut d’occupation que leur traitement par l’institution.
2Après une introduction où sont présentées la problématique (les manières dont les gens pensent et agissent à travers le droit dans une économie de pauvreté) et l’enquête, l’ouvrage se poursuit avec six chapitres et une conclusion, pour un total de 188 pages : ouvrage court donc, mais dense et fluide, qui articule de manière équilibrée les matériaux, les analyses et les références bibliographiques (en français, espagnol et anglais). La lecture est captivante. Par touches successives, on rentre dans ce monde d’une organisation propre : dans ses maintes transactions économiques et morales, de travail, de soin, de location, de paiement de charges ; dans les trajectoires et vécus de ses habitant·es, leurs liens familiaux, leurs relations de voisinage, de cohabitation, de résidence, de « parenté locative » ; dans l’histoire des logements au fil des occupations diverses ; dans les rapports entre les habitant·es et les institutions du gouvernement – l’Institut du logement, qui est l’ultime responsable de l’entretien du grand ensemble et de l’administration de l’occupation des logements, et des élu·es.
3Le premier chapitre porte sur les sollicitations des habitantes (surtout des femmes) envers ces institutions pour « gagner des droits » : un véritable « travail invisible » qui se déroule dans les tournées aux guichets, dont celui de la propre présidence de la République. La sollicitation par écrit de la présidence – une écriture collective dont l’auteure souligne les références au droit, au caractère subsidiaire de l’aide sociale et aux justifications du basculement de la misère à la délinquance comme une forme de « chantage préventif » – est considérée comme le dernier ressort pour éviter de tomber dans la marginalité lorsque le risque de désaffiliation devient imminent. Cette démarche d’exception, mais récurrente, dont l’issue est incertaine, perçue collectivement comme une tentative extrême, ouvre l’analyse, dans le chapitre suivant, aux relations qui font le quotidien, la normalité de ces ménages : une « économie de pauvreté » où « tout est susceptible d’acquérir une valeur et d’être mis en circulation », et particulièrement le logement dans un marché informel qui donne forme à l’éventail composite de statuts d’occupation et à des négociations et arrangements pour le paiement – en argent, à crédit ou en corvées – des charges communes.
4Dans cette « économie de pauvreté », tout le monde n’est pas sur un pied d’égalité. Emilia Schijman montre comment le quartier est socialement structuré, avec une fraction supérieure des propriétaires avec titre, économiquement plus stables, et une fraction basse des hébergé·es aux frontières de la misère. Quelques rôles centraux ou positions piliers s’en détachent : celle des intermédiaires, dont de nombreuses femmes – comme les factrices de la poste autogérée, qui font circuler les informations, mais aussi la cuisinière de la cantine, les administratrices, les chauffeuses de taxi, les tenantes des kiosques et de taxiphones, les vendeuses d’objets domestiques ; celle aussi des grand-mères touchant des revenus stables grâce aux retraites ou pensions et disposant d’un logement, qui ont bénéficié de conditions favorables dont les générations ultérieures ne bénéficient plus. Alors que les femmes sont au centre de l’ouvrage, la lecture donne envie d’en savoir plus sur la dimension genrée de cette organisation sociale : dans quelle mesure le « travail sur la légalité » est-il un travail féminin ? Comment cette prise en charge féminine, cette division sexuelle du travail, s’inscrit-elle dans l’économie de pauvreté de Barrio Soldati ? Ou ce n’est-ce qu’un effet de perspective, l’enquête s’étant focalisée sur des femmes ?
5Dans l’économie de pauvreté de Soldati, la dette occupe une place centrale. Le chapitre III lui est consacré. En effet, pour pouvoir faire face aux dépenses alors qu’on dispose de peu de moyens, tout le monde est endetté d’une manière ou d’une autre auprès des voisin·es ou des proches. La régulation de ces dettes implique des normes morales et la mobilisation de notions et d’outils juridiques, comme la signature de documents sui generis pour établir par écrit des engagements à payer, des crédits, des reçus de paiement, et créer de la confiance. Emilia Schijman montre comment ces dettes circulent et lient les gens, formant des « cercles de dette » qui engagent personnellement les habitant·es les un·es avec les autres. Dans ces cercles de dette se jouent les réputations, les places et in fine la possibilité de se maintenir au sein de cette économie de pauvreté pour éviter de tomber dans la misère. De ces réputations dépend par ailleurs l’issue des démarches auprès du syndic et de l’Institut du logement, par l’intermédiaire des assistantes sociales qui les connaissent.
6La parenté n’échappe pas aux logiques de la dette. Dans le chapitre IV, l’auteure montre comment le soutien familial peut s’épuiser à force des sollicitations répétées et des dettes non remboursées. Dans cette économie de pauvreté, héberger des proches est courant, mais ce n’est pas gratuit : les ménages constituent des « caisses communes » où chacun est censé apporter des ressources en argent ou en nature (logement, ménage, soin, etc.). Les économies domestiques sont inégalitaires et les tensions affleurent, amenant à des crises et à des ruptures. Les « parentés locatives » sont ainsi très instables, à l’image de l’instabilité économique des habitant·es. Elles se distinguent de la parenté telle qu’elle est définie juridiquement, avec l’énonciation objective des droits et obligations qui lui sont attachées (comme ce qui touche à l’héritage). Dans l’économie de pauvreté de Soldati, la parenté locative s’impose sur la parenté juridique, mais des conflits de normes éclatent, notamment lorsque des héritiers réclament des droits sur la propriété des logements à l’encontre des appropriations légitimées par les engagements de la parenté pratique.
7Les deux derniers chapitres, V et VI, reviennent sur les démarches des habitant·es auprès des institutions pour stabiliser leur situation d’occupation des logements dans le grand ensemble. Ils reposent sur l’observation croisée des archives des institutions et des pratiques des habitant·es. Le travail sur la légalité mené par les habitant·es se fait auprès de l’Institut du logement, d’élu·es voire des président·es de la République, mais pas auprès des tribunaux, desquels les habitant·es se méfient, associant les institutions de justice aux gens de pouvoir et craignant d’y être démuni·es ou même de se voir inculpé·es pour d’autres affaires. Le chapitre V souligne aussi les conflits qui peuvent exister entre différent·es habitant·es ou prétendant·es à habiter ou à posséder les appartements : les notions et outils mobilisés dans le travail sur la légalité (comme la référence à l’usucapion ou au paiement des charges par les hébergé·es ou locataires, ou à l’accomplissement du contrat d’accession par des accédant·es voulant louer l’appartement) diffèrent selon la position sociale des habitant·es et les ressources dont ils et elles disposent. La réputation au sein du voisinage, qui s’acquiert par le respect des paiements de dettes engagées localement, apparaît comme un élément essentiel pour obtenir des soutiens locaux et faire pencher en sa faveur les arbitrages institutionnels concernant l’occupation des logements.
8Le dernier chapitre se pose finalement la question du sens que revêt la propriété dans cette économie de pauvreté. Emilia Schijman revient sur les avatars d’une loi (la loi « Pierri » de 1993) visant à régulariser l’occupation des terres et des logements des pauvres en rendant plus flexible le principe juridique de l’usucapion, c’est-à-dire de la reconnaissance de l’acquisition par l’usage. Une campagne de régularisation s’est mise en œuvre à Soldati pendant l’enquête : or, moins de la moitié des habitant·es est entré dans le programme. Pourquoi le reste ne s’y est pas engagé ? L’auteure montre que ces habitant·es pauvres ont de fait moins intérêt à avoir un titre de propriété dans les règles du droit qu’une reconnaissance de leur légitimité pour « agir en maître sans contradiction » et ainsi posséder dans la pratique le logement. Et ceci pour différentes raisons. D’abord, parce que rentrer dans le programme de régularisation implique d’avoir déjà payé toutes ses dettes ou être capable de le faire rapidement – dont les impôts locaux que les propriétaires se doivent d’acquitter –, ce qui ne va nullement de soi au regard de la faible solvabilité des habitant·es. Ensuite, parce que le statut de propriétaire peut entrer en contradiction avec des aides sociales dont les habitant·es bénéficient. Enfin, et surtout, parce que le statut de propriétaire introduit un élément étranger à l’économie des relations personnelles, notamment de parenté pratique, dont l’occupation du logement fait partie. « La propriété pleine suppose un cadre familial et économique stable alors que les appartements sont un moyen d’échange à l’intérieur de relations économiques et affectives mouvantes », écrit l’auteure à la page 151.
9À qui appartient le droit ? repose sur une recherche fine des expériences du droit des habitant·es de ce grand ensemble d’habitat social de Buenos Aires. On rentre dans ce monde particulier et on comprend les ressorts du « travail sur la légalité » que l’auteure met en avant. Portant sur un terrain éloigné des lecteurs et lectrices de langue française, c’est un ouvrage qui vise un usage surtout comparatif : Soldati est étudié comme un cas d’« économie de pauvreté » donnant à voir l’encastrement social du droit, qui appelle à être mobilisé pour étudier d’autres économies de pauvreté, ou a fortiori d’autres formes d’encastrement social du droit. Il apporte aussi une ethnographie remarquable à un ensemble d’enquêtes de terrain menées à Buenos Aires par des chercheur·es argentin·es, certain·es inscrit·es aussi dans le champ sociologique français comme dans le cas d’Emilia Schijman (ainsi que de l’auteure de ces lignes), qui font de cette ville un laboratoire sociologique dont il reste encore à tirer tous les fruits des analyses comparatives ou localisées.
10Ceci nous amène à poser une question concernant le caractère localisé ou l’éventuelle autonomie de l’économie de pauvreté que l’auteure observe et examine à Soldati. Quelles sont ses limites, géographiques et sociales ? Autrement dit, cette économie de pauvreté est-elle commune avec les bidonvilles de l’agglomération, auxquels Emilia Schijman compare par moments son terrain d’enquête ? Et avec d’autres quartiers pauvres ou populaires de la ville ? Il se pose aussi la question de la définition de cette économie de pauvreté. L’auteure parle de « pauvres », très rarement de « classes populaires ». Le mot « pauvres » apparaît également dans l’ouvrage, en filigrane, comme la catégorie utilisée par les institutions pour désigner les enquêté·es en tant que publics cibles des politiques publiques, et c’est aussi la catégorie à travers laquelle les enquêté·es parlent d’eux et elles-mêmes. Si la notion de classe est peu mobilisée dans l’ouvrage, c’est certainement lié au fait que l’enquête se focalise sur les liens de voisinage et traite peu des relations des habitant·es de Soldati avec d’autres groupes sur d’autres scènes sociales – à l’exception des relations aux institutions publiques de logement et d’assistance. Par ailleurs, l’enquête ayant adopté une approche éminemment micro-analytique, la position sociale des enquêté·es se laisse apercevoir à travers leurs conditions de vie plus qu’elle n’est évaluée à l’aune de données sur la structure sociale ou urbaine locale à plus grande échelle.
11Or, si la pauvreté dans laquelle il s’agit d’observer l’encastrement social des expériences du droit n’est pas définie par ailleurs ou à l’avance, c’est qu’elle fait partie proprement de l’objet de la recherche. En effet, l’ouvrage peut être lu avant tout comme une ethnographie de la pauvreté, mise en évidence et analysée à partir des expériences, des usages, des rapports au droit et aux institutions. C’est d’ailleurs le sens de son sous-titre : « ethnographier une économie de pauvreté ». La pauvreté se révèle comme une condition qui modifie le rapport au droit et aux institutions de gouvernement et oblige à des efforts continuels, sans arrêt, sans répit, pour rester dans sa place, pour ne pas se voir expulsé – du logement, des relations de voisinage, des liens de parenté – et pour pouvoir stabiliser une position fragile qui peut se voir bousculée dans la misère à tout moment. La pauvreté est donc cette instabilité à laquelle le droit abstrait et impersonnel participe en se rendant toujours inatteignable pour ceux et celles qui ont peu de ressources, malgré leurs efforts continuels pour s’en rapprocher. Le droit n’est pas figé mais « vivant », dynamique, il est aussi foncièrement inégalitaire.
Pour citer cet article
Référence électronique
Eleonora Elguezabal, « Emilia Schijman, À qui appartient le droit ? Ethnographier une économie de pauvreté (LGDJ-Lextenso, 2019) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2021, mis en ligne le 07 février 2022, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9582
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