1Le mariage d’amour s’est développé depuis le xviiie siècle et généralisé dans la seconde moitié du xxe siècle en se fondant sur l’idéal romantique d’un sentiment capable de transgresser les barrières sociales ou morales. Cette liberté est illustrée dans les contes de fées qui unissent la jeune bergère à un prince charmant ou, plus récemment, dans la littérature et les médias populaires qui consacrent, par exemple, les relations d’une jeune infirmière avec le chef de service de la clinique ou encore d’un migrant sans papier avec une cadre dynamique. Évaluer le réalisme de ces amours hors-normes soulève plusieurs interrogations. De qui tombe-t-on amoureux : d’un Alter ego ou d’une personne en tout point différente ? Où tombe-t-on amoureux : au coin de la rue ou au bout du monde ? Sommes-nous plus libres qu’avant de nous unir comme bon nous semble ? Plusieurs tendances récentes semblent militer en ce sens. D’une part, les processus d’industrialisation, de modernisation et de sécularisation ont assoupli les frontières de la stratification sociale en assurant une mobilité sociale et géographique croissante ainsi que l’affirmation d’une culture commune via les « médias de masse ». D’autre part, le moindre contrôle familial sur la formation des couples et sur la sexualité ont conduit à une plus grande liberté de choix amoureux parmi les générations récentes. Enfin, plus récemment, les nouvelles technologies de communication et les réseaux sociaux fournissent la promesse d’un recrutement de conjoints au-delà des barrières géographiques et sociales. Dans ce contexte, les couples contemporains seraient-ils effectivement plus « mixtes » que les unions d’hier ?
2Pour répondre à ces questions, les sociologues se sont principalement concentrés sur l’étude du mariage. Cette union concernait en effet la majeure partie de la population des pays occidentaux au xxe siècle et est généralement bien documentée dans les registres statistiques nationaux. Ils ont fondé un concept, l’homogamie, qui permet d’apprécier la ressemblance sociale des époux, et ils ont développé des outils d’analyse quantitative qui permettent de la mesurer, facilitant ainsi les comparaisons internationales et temporelles. Si l’homogamie permet de décrire les modalités de rencontre des conjoints, elle a également acquis, au même titre que la mobilité sociale, un statut de variable de diagnostic de la société qui permettrait d’en évaluer la plus ou moins grande mixité sociale. Sommes-nous dans une société plus ouverte qu’auparavant ? Ou bien les liens conjugaux se reconfigurent-ils en fonction de nouvelles règles sociales du comportement amoureux ?
3L’ethnologie utilise le concept d’endogamie/exogamie pour décrire, dans les sociétés communautaires, les règles gouvernant l’alliance matrimoniale et imposant généralement de sortir de son groupe familial ou tribal pour s’unir. Pour les sociétés de grande taille et organisées en classes sociales, la sociologie a dû forger de nouveaux outils pour tenter d’établir une appartenance à des groupes sociaux dont les pourtours sont plus difficiles à délimiter. La « proximité » sociale remplace l’appartenance au même groupe. Celle-ci peut être appréciée en fonction de plusieurs dimensions (géographiques, sociales, culturelles, religieuses, politiques ou en termes d’âge).
4Les travaux empiriques entrepris dès les années 1950 par Alain Girard en France, montrent que les époux présentent de nombreuses proximités entre eux. Ils appartiennent notamment au même groupe social plus souvent que ne le permettrait le hasard : le mariage est homogame. Les travaux empiriques ont surtout insisté sur les faibles écarts de distance entre lieux de résidence des conjoints, mais aussi sur leur proximité en termes de catégories socioprofessionnelle ou de niveau de diplôme (Girard, 1964 ; Bozon & Héran, 2006).
5Aux États-Unis, c’est surtout l’homogamie en termes de références socio-culturelles (race et religion notamment) qui est étudiée en raison de l’histoire migratoire et esclavagiste de ce pays et des inégalités raciales qui y persistent. La plupart des études démontrent en effet la faible mixité sociale des couples (Lichter & Qian, 2004). En France, les travaux se sont plus intéressés à la mixité inter-ethnique considérée comme l’union entre un immigré et un natif. Elle repose donc sur des critères objectifs de pays de naissance et de nationalité, même si elle est parfois interprétée comme une « homogamie culturelle », par opposition à une homogamie sociale fondée sur l’origine sociale. En 2018, 15 % des mariages enregistrés par l’Insee étaient mixtes. Les personnes étrangères se marient plus souvent avec des Français.es qu’avec des personnes de leur nationalité ou d’une autre nationalité (Safi, 2008).
6L’origine de ces ressemblances sociales trouve plusieurs justifications sociologiques qui se complètent plus qu’elles ne s’opposent. L’explication écologique de l’homogamie insiste sur la présélection que les différents cadres de vie opèrent sur les lieux de rencontre possibles et a fortiori sur les caractéristiques des partenaires qui s’y trouvent (Kalmijn & Flap, 2001). Une autre explication de l’homogamie insiste sur la structuration des goûts sociaux et la force d’habitus de classes qui rendent désirables ce que les individus ont progressivement appris à aimer au cours de leur socialisation, mais aussi ceux et celles qui partagent les mêmes préférences et les mêmes codes qu’eux (Bozon & Héran, 2006). L’homogamie serait en quelques sortes une déclinaison, dans le domaine de l’amour et des sentiments, de l’amor fati décrit par Pierre Bourdieu (1979).
7Avec pour toile de fond les transformations majeures qui se sont produites depuis l’après-guerre, tant dans le domaine économique qu’affectif, la sociologie s’intéresse de près à l’évolution de l’homogamie. Sommes-nous plus ou moins homogames aujourd’hui que par le passé ?
8Les travaux empiriques apportent des réponses nuancées en fonction du type d’homogamie envisagé. Aucune tendance globale commune à tous les pays ne peut être établie. En termes d’âge des partenaires par exemple, on constate une nette augmentation de l’homogamie au fil du temps, et ce dans de nombreux pays (Mignot, 2010). Cette tendance reflète l’ascension sociale des femmes au cours du xxe siècle, grâce à leur accès élargi aux études et au marché du travail, et la diffusion d’un idéal d’égalité entre les sexes. Pour autant, l’hétérogamie en la matière n’a pas disparu : dans la quasi-totalité des sociétés connues, les femmes tendent à être plus jeunes que leurs conjoints dans les couples hétérosexuels (Mignot, 2010). C’est le cas en France où environ deux tiers des couples hétérosexuels sont caractérisés par un écart d’âge en faveur de l’homme, en moyenne de 2,3 ans (source : enquête Épic, Ined-Insee, 2013-2014). L’écart d’âge entre les sexes – manifestation de l’inégalité de genre – n’est donc pas mis en cause.
9Les États-Unis enregistrent une homogamie ethnoraciale très forte – bien plus marquée que celle qui concerne l’éducation ou la religion par exemple – mais qui baisse tout au long du xxe siècle (Rosenfeld, 2008). Comme le confirment de nombreuses études, cette homogamie concerne tout particulièrement les personnes afro-américaines dont l’intermariage avec d’autres groupes, comme les personnes blanches, est bien plus faible que pour d’autres minorités. Dans le domaine de l’amour comme dans d’autres, on peut donc parler d’une forme de discrimination des personnes noires, résultant à la fois de la ségrégation sociale et du racisme dont la formation des couples n’est pas exempte.
10C’est l’homogamie sociale qui intéresse le plus les sociologues du couple et les travaux à ce sujet sont pléthoriques. L’hypothèse majoritaire d’une baisse de l’homogamie est intrinsèquement liée à la question de la stratification sociale et prise dans un débat sur la moyennisation de la société, voire la disparition des classes sociales. Des variations importantes s’observent cependant entre pays et régions selon des spécificités locales, mais aussi les enquêtes, les indicateurs et les méthodes mobilisés. Dans de nombreux pays européens, la tendance générale est celle d’une baisse. C’est le cas en France, comme le montre Milan Bouchet-Valat (2014) en s’intéressant à l’évolution historique de l’homogamie selon le diplôme, la classe sociale (mesurée par la profession) et l’origine sociale (mesurée par la profession du père). Ces trois formes d’homogamie ont toutes baissé en France, d’entre 30 % et 50 %, depuis la fin des années 1960, avec une exception notable : les personnes diplômées des grandes écoles sont plus homogames aujourd’hui qu’hier, du point de vue du diplôme, signe d’un certain repli des élites. De même, comme le montrent aussi les travaux sur d’autres pays, l’homogamie restent plus forte aux extrêmes de l’échelle sociale, soulignant de nouveaux les enjeux de ségrégation et d’exclusion qui caractérisent toujours les rencontres amoureuses.
11Sans aucun doute, la formation des couples a profondément évolué depuis les années 1950. Les enjeux de patrimoine et de transmission familiale sont moindres, les jeunes sont plus libres de choisir leur partenaire et les attentes vis-à-vis du conjoint et de la conjugalité ont changé. Le couple est aujourd’hui envisagé de prime abord comme un lieu d’épanouissement, de complicité et de soutien mutuel. Doit-on pour autant conclure à un affaiblissement des logiques sociales dans la formation des unions ? La baisse de l’homogamie, telle qu’observée dans certains pays, traduit-elle une société plus ouverte ? On peut trouver des objections tant théoriques que méthodologiques à cette idée.
12D’abord, la thèse selon laquelle les transformations récentes, comme la diffusion de l’amour romantique et la liberté du choix amoureux, produiraient une baisse de l’homogamie repose sur une conception particulière des relations sociales. C’est considérer l’amour comme étranger aux rapports sociaux, alors que de nombreuses études sociologiques ont montré, au contraire, à quel point les jugements amoureux et sexuels sont, comme d’autres jugements de goûts, socialement situés (Bozon & Héran, 2006). Plus généralement, c’est considérer les structures sociales comme un élément extérieur aux individus – telles des obstacles au libre arbitre – alors qu’elles participent en réalité à produire le sujet : c’est la socialisation des femmes et des hommes qui rend les couples homogames, bien plus que les contraintes imposées de l’extérieur. Même « libre », le choix du conjoint est social.
13Enfin, le développement d’internet et les infinies possibilités de rencontre qu’il permettrait en théorie (Lin & Lundquist, 2013) ne semble pas avoir aboli les contraintes sociales pesant sur les contextes de rencontre. En France par exemple, les couples qui se sont rencontrés par ce moyen sont également soumis aux règles de l’homogamie sociale. En termes d’origine sociale, ils ne se distinguent pas des couples engagés dans d’autres circonstances. Ils sont toutefois un peu moins similaires en matière d’éducation que les unions engagées pendant les études et un peu moins similaires d’un point de vue professionnel que celles nées sur un lieu de travail (Bergström, 2016).
14La baisse tendancielle de l’homogamie sociale pose aussi la question de ce que l’on mesure. Face aux transformations observées, tout sociologue doit se demander ce qu’est le changement : sont-ce les relations sociales qui se modifient ou les outils pour les étudier ? En 2012 par exemple, l’usage de la téléphonie mobile était un bon indicateur des différences sociales en France : 71 % des cadres avaient alors utilisé l’internet mobile contre 42 % des ouvriers (source : enquête TIC, Insee, 2012). Aujourd’hui, ces différences ont été largement absorbées, mais personne ne dirait que ce sont les clivages sociaux qui ont disparu : c’est l’indicateur qui ne les capte plus. Cette question de la pertinence des outils de mesure se pose aujourd’hui pour l’homogamie. Depuis le milieu du xxe siècle, le niveau d’éducation s’est considérablement élevé et les métiers se sont largement transformés. Les évolutions de l’homogamie, observées sur la même période, témoignent-elles d’une transformation profonde de la société – une vraie ouverture sociale – ou bien d’un changement des indicateurs, devenus moins révélateurs de la structure sociale ? Pour le savoir, les sociologues doivent trouver de nouveaux instruments pour savoir si ceux qui se ressemblent s’assemblent toujours autant. Ils doivent, en outre, s’interroger sur la pertinence de fonder la mesure de l’homogamie sur les unions matrimoniales alors que dans un grand nombre de pays, dont la France, celles-ci sont de plus en plus en concurrence avec d’autres formes relationnelles plus ou moins institutionnalisées (Pacs, union libre, couple non cohabitant). Alors que la réalité conjugale ne saurait se limiter au mariage ou à la cohabitation, peu de travaux empiriques se penchent pourtant sur la similitude des partenaires de relations diversifiées. Les travaux pionniers en la matière montrent toutefois que dans ce domaine encore, la foudre ne s’abat pas au hasard et que les relations, même éphémères, demeurent modelées par des contraintes liées au genre et aux classes sociales.
15Voir aussi les questions : 12 Existe-t-il des barrières entre les milieux sociaux ?, 13 Quelle égalité des sexes ?, 14 Existe-t-il des frontières ethno-raciales ?, 15 Classe, race, genre… comment les rapports sociaux s’imbriquent-ils ?, 28 L’ascenseur social est-il en panne ?
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