1La télévision reste-t-elle un « mauvais objet de la sociologie de la culture » (Pasquier, 2003) mais aussi de la sociologie des classes populaires ? C’est ce que l’on peut déduire du peu de travaux portant sur le rapport populaire à ce média de masse. La consommation de la télévision constitue un aspect des classes populaires délaissé par les sociologues. L’ouvrage d’Olivier Masclet prend à bras-le-corps cet objet méprisé avec une enquête originale analysant la place de la télévision dans la vie quotidienne d’un ensemble de familles des classes populaires. L’auteur part du constat paradoxal du peu de travaux existant sur la télévision et sur les pratiques télévisuelles, alors que le visionnage de la télévision occupe encore le temps libre de la majeure partie des habitant·es de la France : selon l’enquête Pratiques culturelles 2018, 78 % la regardent tous les jours et passent en moyenne 3 heures 42 minutes devant le petit écran, même si le visionnage de la télévision décline chez les plus jeunes (58 % des moins de 24 ans regardent la télévision tous les jours contre 78 % en 2008). Et parmi les 79 % d’ouvrier·es et employé·es qui la regardent tous les jours, 37 % le font plus de 20 heures par semaine. Les plus gros consommateur·rices de télévision se recrutent, en effet, chez celles et ceux disposant de peu de ressources culturelles et économiques, chez les moins diplômé·es et les plus précaires économiquement. La télévision est ainsi omniprésente dans les foyers populaires, allumée en bruit de fond, accompagnant le rythme des activités quotidiennes.
2Le poste de télévision constitue un point d’entrée original dans les vies quotidiennes en milieu populaire et permet d’explorer de manière inédite et détaillée les rapports au monde et les styles de vie des classes populaires, et de discuter de manière concrète des recompositions de ces catégories, de leur rapport à la culture, à l’école et à leur destin social.
3Olivier Masclet regrette que les analyses sociologiques à propos de la télévision en milieu populaire se limitent à souligner leur capacité de résistance face à ce média, en transposant les analyses de Richard Hoggart (1970) sur les relations de la classe ouvrière anglaise à la culture de masse. Mais les transformations et recompositions des classes populaires appellent à interroger ce « paradigme hoggartien » : le temps pris par la télévision a augmenté chez ces groupes sociaux en raison de la moindre place prise par le travail dans la vie des ouvriers et des employés. L’ouvrage propose alors de prendre au sérieux, sans la relativiser ni l’ignorer, le poids de la télévision dans la vie quotidienne des classes populaires pour examiner pratiquement les effets socialisateurs de la culture de masse sur ces dernières. La télévision ne donne pas seulement lieu à des usages « nonchalants » ou distants, elle suscite aussi l’investissement personnel des téléspectateur·ices populaires. Ce que parfois le mépris culturel empêche également de voir en niant à la télévision « le pouvoir de nourrir l’intériorité » (p. 18).
4Dans une première partie, Olivier Masclet revient sur les analyses sociologiques de la réception de la télévision et, d’abord, dans un premier chapitre sur les évolutions de sa place en milieu populaire. Les quelques enquêtes sur le rapport populaire au petit écran montrent que la télévision est devenue un loisir populaire au cours des années 1970 et 1980, s’ancrant au sein des foyers, tenant compagnie face à l’ennui ou aux tâches domestiques. Inscrite dans les modes de fonctionnement familiaux, la télévision révèle les inégalités au sein du foyer à travers l’accès à la télécommande ou la maîtrise des programmes, comme le montre l’enquête pionnière de David Morley (1986) dans l’Angleterre des années 1980. Ce modèle est remis en question, selon Olivier Masclet, par les transformations subies par les couples de milieu populaire : les femmes sont de moins en moins inactives, les hommes davantage au chômage, tou·tes connaissent des emplois précaires et des horaires atypiques qui dérégulent le temps domestique (Lesnard, 2009). Si les classes populaires ont vu leur temps libre augmenter, leurs emplois du temps se sont déréglés. Face à l’effritement de la culture ouvrière traditionnelle, bricolage et jardinage sont délaissés, la télévision reste alors l’occupation principale du temps libre des catégories populaires. L’analyse du rapport à la télévision permet ainsi d’appréhender les conséquences de la précarisation de l’emploi sur les modes de vie populaire. Elle permet aussi de tester l’hypothèse de l’individualisation et de l’extraversion des classes populaires : la télévision est aussi un vecteur de transmissions de normes, de modèles, de styles de vie auxquelles une partie des enquêté·es cherchent à se conformer. Le visionnage solitaire, en hausse, de la télévision peut alors refléter à la fois l’isolement de certains membres des classes populaires et leur volonté d’extraversion. La télévision et ses usages révèlent ainsi les écarts entre les membres des classes populaires, la polarisation entre celles et ceux les plus proches des classes moyennes, et celles et ceux en voie de décrochage, relevant du salariat d’exécution précarisé.
5Dans un deuxième chapitre, Olivier Masclet expose trois raisons du faible nombre d’enquêtes sur le rapport populaire à la télévision, à l’exception notable de l’enquête pionnière de Dominique Pasquier (1999) sur la réception d’Hélène et les garçons et du travail ethnographique de Vincent Goulet (2015) : tout d’abord le primat donné pendant longtemps aux analyses de contenu dans les études des médias, déjà pointé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1963). Ensuite, les études de réception qui se développent dans le sillage des Cultural Studies sont selon lui bien souvent indifférentes aux différences sociales. Enfin, il met en cause ce qu’il nomme le « paradigme hoggartien de l’attention oblique » (p. 55) qui conduit à refuser toute analyse des effets des médias pour mettre en avant les capacités de résistance aux messages médiatiques des classes populaires. L’enquête d’Olivier Masclet invite à sortir des invocations de l’attention oblique ou de la consommation nonchalante pour analyser concrètement comment la réception de la télévision s’ancre dans les parcours biographiques des membres des classes populaires et pour appréhender les effets de l’omniprésence de la télévision. Pour cela, il s’inspire de l’enquête Tableaux de familles, menée par Bernard Lahire (1995), pour réaliser un ensemble de portraits des manières de « faire avec » la télévision. Il choisit le ménage comme unité d’observation pour appréhender les pratiques télévisuelles à l’aune des configurations familiales populaires. Chaque portrait restitue les contextes de consommation du petit écran, les modes de sélection des programmes mais aussi l’ordre moral domestique au sein des familles et le rapport au temps libre. Ces pratiques sont par ailleurs reliées aux trajectoires des enquêté·es sur le modèle de Claude Polliak et Gérard Mauger dans Histoires de lecteurs (Mauger et al., 2010). Le peu d’enquêtes sur la réception de la télévision s’explique par l’illégitimité de l’objet et par la difficulté de ces recherches ayant trait à l’intime. Face à l’impossibilité de réaliser une enquête par ethnographie dans un cadre domestique privé, Olivier Masclet a privilégié la technique de l’entretien misant sur la proximité, le temps long et la répétition des rencontres. Ses enquêté·es habitent tou·tes la même ville et ont été rencontré·es par l’école, l’engagement associatif ou les réseaux amicaux, composant un ensemble de huit ménages, ayant pour point commun d’appartenir aux catégories populaires (avec des conjoint·es appartenant aux catégories ouvriers, employés ou inactifs) et ayant des enfants scolarisés à l’école primaire.
6Dans un troisième chapitre, Olivier Masclet dresse le bilan du rapport à la télévision en milieu populaire. Il constate tout d’abord l’omniprésence de celle-ci dans les modes de vie populaire, « à la fois plus présente et plus réduite à sa fonction de compagnie » (p. 71), celle-ci n’est plus la « reine du foyer » mais un « invité permanent », « sorte d’accompagnatrice sonore de la vie familiale » (p. 74). La télévision reste fortement associée au moment des repas et accompagne en bruit de fond les tâches domestiques, ainsi que le travail parental. La quasi-totalité des ménages enquêtés ont plusieurs téléviseurs, pas forcément récents ou coûteux, installés dans de nombreuses pièces (salon, chambre, chambre des enfants…) Elle constitue une source de détente et d’évasion les week-ends, offrant des moments de complicité familiale et suspendant les tensions scolaires. L’enquête nuance l’idée d’une division traditionnelle des rôles domestiques, montrant comment la dérégulation des rythmes de travail désorganise la vie familiale, pour les hommes comme pour les femmes. L’auteur constate une atténuation des différences genrées dans les pratiques télévisuelles : les femmes ont davantage la main sur la télécommande, pouvant accéder à un monde propre par le biais de certaines fictions, y trouvant aussi des ressources face au travail domestique et parental. Les rapports à la télévision reflètent les inégalités entre les différentes fractions des catégories populaires, entre les moins diplômé·es et les plus éloigné·es du travail stable et celles et ceux avec davantage de ressources économiques et culturelles. Les pratiques télévisuelles apparaissent ainsi polarisées, la télévision est particulièrement présente comme bruit de fond chez les femmes inactives ou à temps partiel, tandis que le temps face au petit écran diminue pour celles et ceux dont l’emploi du temps est structuré par le travail. Ces variations se retrouvent dans les rapports à la scolarité : les chaînes commerciales, TF1 et M6, sont les plus regardées par les plus démuni·es scolairement. Selon les rapports à l’école des familles, la télévision est installée dans la chambre des enfants ou interdite à certaines heures, elle est parfois allumée pendant les devoirs pour faciliter le travail parental, elle peut être valorisée comme occupation de temps libre ou, au contraire, voir son usage contrôlé et limité. La télévision révèle aussi les conflits intérieurs suscités par la scolarité des enfants en milieu populaire, marqués par la distance à l’école, les aspirations déçues et les mauvais souvenirs scolaires.
7Après cette première partie générale, l’auteur déroule les huit portraits des différents ménages rencontrés pour l’enquête, allant de ceux avec le moins de ressources à ceux les plus dotés. Ces portraits nous font entrer dans l’intimité des milieux populaires et permettent finalement de renouveler les conclusions du Monde privé des ouvriers (Schwartz, 1990). Il est difficile de rendre compte de manière synthétique de ces portraits très riches qui dressent un portrait exhaustif des modes de vie populaires. La description du rapport à la télévision offre enfin un regard inédit sur les styles éducatifs populaires, sur le mélange d’autonomie et de contrainte dans l’éducation des enfants, sur la relation à l’école et à la culture légitime.
8Nous revenons ici sur trois dimensions particulièrement intéressantes du rapport populaire à la télévision qui ressortent de ces portraits. La télévision sert de fenêtre sur le monde pour une partie des enquêté·es qui lui prête même une fonction éducative ou pédagogique, opposant son visionnage à la lecture qui isole. Les ménages populaires plébiscitent les chaînes commerciales, les programmes à la plus forte audience, qui suscitent les « conversations télé » (Boullier, 1988) qui sont alors une source d’intégration à l’expérience collective. Une partie des émissions permettent de participer à la marche du monde en se tenant informé, l’actualité est peu consommée en tant que telle, mais suivre BFM ou des émissions de reportages permet de participer aux sociabilités, aux conversations, soit concrètement dans le milieu professionnel, soit virtuellement en suivant les débats d’actualité. Les enquêté·es regardent principalement ces chaînes pour rentrer dans la norme, faire comme tout le monde, visionnant les films à grand succès pour « voir ce que c’est ».
9Une autre dimension très intéressante de l’ouvrage met en évidence comment la télévision, et en particulier la fiction, est un support d’évasion et de confort affectif (en particulier pour les femmes rencontrées), en continuité avec les conclusions de Janice Radway (1984) sur les lectrices de roman à l’eau de rose ou de Ien Ang (1985) sur les spectatrices de la série Dallas. La fiction et la projection dans certains personnages de série, comme Cristina Yang de Grey’s anatomy, femme forte et indépendante qui privilégie sa carrière, vient compenser pour certaines enquêtées des blessures narcissiques liées à leur trajectoire sociale.
10Enfin, la télévision est utilisée pour une partie des enquêté-es, en particulier les femmes, comme source de socialisation ou d’information sur les normes dominantes en matière de style de vie, de décoration intérieure (D&co) ou d’habillement, ou d’éducation des enfants (Supernanny). Les normes et dispositions mises en avant par ces émissions servent alors de modèles. Ces programmes sont regardés par des téléspectatrices en quête de conseils, d'idées, de règles à appliquer (surtout pour celles les plus stables). Les plus précaires, ou les plus éloignées de l’école, évitent cependant ces émissions pour ne pas être confrontées à des normes impossibles à atteindre ou à l’illégitimité de leur propre goût. La télévision continue alors à jouer un rôle d’imposition symbolique des goûts et styles de vie dominants.
11Cet ouvrage permet d’explorer de manière inédite et approfondie le rapport populaire à la télévision. Il appelle d’autres enquêtes pour prolonger certaines de ses conclusions. En effet, en raison du mode de recrutement, la population d’enquêté·es ne reflète pas complètement la composition des classes populaires, avec peu de descendant·es d’immigré·es ou d’enquêté·es racisé·es. Des enquêtes futures pourraient aussi se centrer sur les plus jeunes pour appréhender les transformations du rapport à la télévision et son éventuel délaissement pour d’autres supports (la dernière enquête Pratiques culturelles de 2018 montre ainsi une baisse significative du visionnage quotidien de la télévision chez les moins de 24 ans). Par ailleurs, les portraits très détaillés peuvent parfois laisser sur leur faim car ils s’interrompent abruptement sans conclusion en résumant les traits saillants. Enfin sur le plan formel, on déplore certaines coquilles, et des erreurs bibliographiques, de nombreuses références citées n’étant pas répertoriées dans la bibliographie finale. Malgré ces quelques limites, le livre d’Olivier Masclet offre un éclairage essentiel sur les styles de vie populaires et constitue une contribution essentielle la sociologie des classes populaires et à la sociologie de la télévision.