Françoise Lorcerie (dir.), Éducation et diversité. Les Fondamentaux de l’action (Presses universitaires de Rennes, 2021)
Françoise Lorcerie (dir.) (2021), Éducation et diversité. Les Fondamentaux de l’action, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 384 p.
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1Le contexte de publication de l’ouvrage Éducation et diversité, dans un début d’année 2021 marqué par de vifs débats sur le concept de race en sciences sociales, donne une actualité singulière à ce livre préparé depuis près de cinq ans. Prolongeant un thème récurrent des recherches de Françoise Lorcerie, autrice de travaux pionniers sur les processus d’ethnicisation à l’École et sur la laïcité en France, cette entreprise collective rassemble 32 contributeurs, réunis dans le cadre du Réseau international Éducation et diversité (RIED). Les 22 chapitres en font un volume particulièrement dense, témoignant d’une grande diversité d’approches empiriques et méthodologiques (études qualitatives et quantitatives), d’ancrages disciplinaires des auteurs (sociologie, sciences du langage, ethnologie, science politique, anthropologie, psychologie sociale et sciences de l’éducation) et de cas d’études (Suisse romande, France, Belgique francophone et Québec).
2Cette variété appréciable crée inévitablement de l’hétérogénéité dans les questionnements. Il ne s’agit donc pas ici de les restituer de façon exhaustive, mais de rendre compte de ce qui lie ces contributions. Toutes donnent à voir, à travers différents prismes, la manière dont se vit la « diversité » en contexte éducatif et ce qu’elle produit sur les différentes catégories d’acteurs de l’École (élèves, parents et enseignants).
La « diversité » comme catégorie politique qui cache plus qu’elle ne démontre
3L’introduction retrace l’évolution du vocabulaire utilisé pour dénommer les groupes aux statuts sociaux subalternes, récemment arrivés dans les espaces nationaux, en replaçant ces variations sémantiques dans les luttes politico-administratives relatives aux dynamiques migratoires post-coloniales. Dans les années 2000, l’usage du vocable « diversité » marque une nouvelle étape dans ces discours publics implicitement fondés sur une distinction insiders/outsiders : « dans sa valeur objective, [le mot] désigne la part transnationale visible de la communauté nationale, et dans sa valeur intersubjective, l’inégalité des statuts symboliques entre natifs et non-natifs » (Lorcerie, p. 13). Si la catégorie « diversité » se définit avant tout par ses usages, ceux-ci apparaissent éminemment ambivalents. Elle a certes participé à ouvrir un « droit à la voix » (p. 14) aux personnes issues de l’immigration et à leurs descendants, voire à dénoncer certains rapports inégalitaires. Néanmoins, elle participe également à euphémiser les situations discriminatoires et à couvrir les rapports de domination à l’œuvre. Malgré des connotations voulues positives, le terme dénote un distinguo mal dissimulé entre communauté civique et communauté ethnique, source de discriminations et de racisme. Le succès du vocable tient aussi probablement au fait qu’il n’implique pas de corrélat groupal : parler de « diversité » apparaît donc conciliable avec une aversion pour la reconnaissance de communautés.
- 1 Les dimensions genrées et socio-économiques sont parfois prises en compte dans les contributions, m (...)
4Bien que le titre de l’ouvrage ne l’indique pas, la « diversité » dans l’École est donc ici circonscrite à la « diversité ethno-culturelle » (p. 29) ou « ethno-religieuse » (p. 73), en particulier celle issue de l’immigration, notamment maghrébine. Dans une approche plus proprement intersectionnelle, les contributions auraient pu donner davantage de visibilité au genre et à la « diversité sociale », en analysant l’impact de l’appartenance de classe sur les phénomènes observés – si la question raciale est évidemment une composante de la question sociale, celle-ci ne s’y résume pas1. Une autre facette de la « diversité » en milieu scolaire pourrait faire l’objet d’analyses, tant elle fonctionne effectivement comme un élément statutaire pour les élèves : celle de la dimension réussite vs échec scolaire. Cette entrée par la seule dimension ethnique peut néanmoins se justifier puisque, dans l’usage le plus courant du terme « diversité » dans les discours publics, elle désigne effectivement les populations vues comme allochtones. . Or, comme le précise avec fermeté le propos introductif, la « diversité » n’est pas ici envisagée comme concept analytique, mais bien comme catégorie politique.
5Une fois posé ce cadrage de l’objet, la première partie décrit, dans une perspective diachronique, les encadrements normatifs institués dans les quatre systèmes scolaires étudiés. Si ces démocraties libérales ont en commun de prétendre œuvrer à la correction des inégalités, les réponses en termes d’action publique s’avèrent sensiblement différentes. Le Québec a développé une doctrine du respect des particularismes ayant relativement bien résisté aux alternances politiques, qui trouve sa traduction scolaire dans une « éducation interculturelle » (M. Mc Andrew et G. Audet). La Suisse (T. Ogay) et la Belgique (J.-L. Wolfs) sont elles aussi accoutumées à gérer une « diversité » interne, dont témoigne leur pluralité linguistique, et mettent en œuvre, non sans difficultés, des politiques répondant aux défis posés par la « diversité » issue des migrations transnationales. À l’inverse, la République française s’est construite sur le mythe d’une France unitaire, dans laquelle les appartenances particularistes menaceraient la cohésion nationale : une doctrine scolaire du silence sur le pluralisme des identités s’y est imposée, emblématiquement illustrée par l’évolution du contenu politique de la notion de laïcité (F. Lorcerie).
Une approche critique des fonctionnements scolaires
6Dans une deuxième partie, des processus sociaux associés à la « diversité » sont décrits en adoptant différentes échelles d’analyse. Jean-luc Primon, faisant la synthèse de données quantitatives sur les parcours scolaires, donne à voir un système français ethniquement inégal, qui opère une différenciation selon différentes zones d’origines migratoires, non réductible aux différences de propriétés sociales et éducatives des familles. Cette différenciation, bien que « contrastée » (p. 110) (par exemple en fonction du degré d’enseignement considéré et du genre de l’élève), procède notamment de la dégradation des conditions de scolarisation dans les établissements ségrégués. Parmi les processus créateurs d’inégalités, l’ouvrage porte ainsi une attention particulière à la ségrégation scolaire, « indice macrosociologique majeur de la discrimination systémique » (F. Lorcerie, p. 19). Le cas belge montre que, loin d’être un simple reflet de la ségrégation urbaine, cette ségrégation est endogène au système scolaire et résulte de ses fonctionnements propres : hiérarchisation de l’offre scolaire à l’intérieur des établissements, existence d’un quasi-marché scolaire et d’un cadre privé (P. Devlesshouwer et J. Danhier).
7Un phénomène de matching (couplage et renforcement mutuel) se produit entre, d’un côté, ce mécanisme structurellement producteur de différences et, de l’autre, des processus cognitifs aboutissant à des catégorisations négatives différenciatrices (M. Verhoeven et F. Dubois Shaik). Ainsi, des processus microsociologiques aux effets discriminatoires sur les publics scolaires minoritaires sont également étudiés, en particulier les phénomènes de catégorisations ethniques émanant des professionnels et leurs effets sur les protagonistes de la relation pédagogique. En étudiant dans cette perspective les représentations ethnicisées des enseignants sur les élèves, G. Bozec dresse une typologie des différentes attitudes enseignantes face à la diversité religieuse. Toutes se rejoignent cependant sur la construction de l’islam comme « figure multiforme d’altérité » (p. 158), d’une part, parce qu’il est envisagé comme incarnant le dogmatisme et le conformisme de groupe, contrastant avec une École censée valoriser l’autonomie individuelle et l’émancipation, d’autre part, puisque l’islam est perçu par les enseignants comme opposé à ce qu’ils affirment constituer une valeur centrale de l’école, l’égalité des sexes.
8Échouant dans son mandat de correction des inégalités, l’École apparaît en définitive non seulement comme une instance de leur reproduction (et de leur renforcement), mais bien comme un espace de production de ces inégalités.
La dimension intersubjective de la construction des « identités » en contexte de « diversité »
9La plus-value centrale de l’ouvrage réside dans son ambition de « compléter la prise en compte de [ces] inégalités objectives, qui est usuelle dans les évaluations des systèmes scolaires, par celle des inégalités intersubjectives » (p. 17). Le concept de misrecognition, issu de la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, est pour cela utilement employé. Dans un contexte où les publics de l’École utilisent des identifications qui peuvent mettre en difficulté les enseignants, A. Heine et L. Licata montrent que le sentiment de discrimination des élèves augmente leur niveau d’identification au groupe d’origine – analyses qu’il conviendrait de compléter par une enquête sur ce que produisent réellement ces affiliations culturelles sur les trajectoires scolaires. D’autres contributions se lisent comme un appel à dénaturaliser les revendications d’identité. Le parti-pris majeur des contributeurs s’affiche clairement : le processus de construction identitaire ne se saisit que dans son contexte d’interaction, comme le résultat d’un jeu de positionnement des uns vis-à-vis des autres. Dans une perspective goffmanienne, A. Kerivel s’intéresse aux recours (ou non) au religieux dans la relation adolescents-animateurs, qu’elle explique par une quête de reconnaissance mais surtout par la revendication d’« identités en miroir », où celles-ci sont mobilisées « en réaction aux identités des autres » (p. 168). Quant à M. Mohamed, il porte attention aux enjeux symboliques, relationnels et situationnels des catégorisations raciales dont les parents et élèves d’un collège ségrégué sont auteurs, mettant en exergue des usages fluides et pluriels de la race, tantôt reliants (communalisation), tantôt déliants (« racialisation de la revanche sociale » p. 188). De même, selon P. Périer, la posture de « retrait » relatif vis-à-vis de l’École de certains parents issus de l’immigration, malgré la valeur qu’ils accordent à la scolarité, résulte de logiques dissonantes dans les relations entre familles et personnels, qui alimentent une méfiance mutuelle.
10Ainsi, le livre affirme avec force une approche délibérément anti-essentialiste et anti-réificatrice des concepts de race, de religion et d’ethnicité : s’ils gardent leur pertinence dans l’analyse puisqu’ils renvoient à des marqueurs vécus, ils se construisent dans l’intersubjection et semblent surtout constituer un répertoire de codes mobilisables de façon différenciée selon les enjeux propres à chaque situation d’interaction.
L’action sur les propriétés du travail scolaire pour agir contre la misrecognition
11La troisième partie de l’ouvrage, que l’on devine adressée à des formateurs d’enseignants, donne des pistes de travail pour éviter d’alimenter la misrecognition dans l’École. Elle s’avère ouvertement prescriptive : plusieurs contributeurs, notamment J. Larochelle-Audet, G. Zoïa, C. Borri-Anadon et M. Potvin, mettent explicitement en avant le bénéfice à tirer de l’articulation de la démarche de recherche et de la conception de dispositifs de formations.
12Quelques chapitres s’intéressent aux contenus scolaires, à certains dispositifs spécifiquement dédiés à la « diversité » (C. Mendonça Dias et C. Schiff sur l’accueil d’élèves allophones ; N. Auger sur le plurilinguisme) et aux programmes scolaires susceptibles d’introduire les élèves à la pluralité des croyances. Au-delà des nouveaux enseignements mis en place dans les quatre pays, les programmes d’histoire offrent eux aussi des opportunités de reconnaissance des identités plurielles, à défaut de la prescrire (N. Tutiaux-Guillon). Enfin, F. Lorcerie et S. Guimond proposent d’utiliser la conflictualité existant autour de la laïcité, sujette à une multiplicité de représentations, pour initier élèves et enseignants à une « éthique de la confrontation et de la diversité » et créer les conditions d’émergence d’une « compétence civile » (p. 366).
13Regrettant la quasi-absence, dans la formation actuelle des enseignants, de la question de la lutte contre les discriminations, supplantée par le discours sur les « valeurs de la République » (F. Dhume), l’ouvrage plaide en faveur d’une politique ambitieuse de formation des agents scolaires, susceptible de les initier aux enjeux des relations intergroupes en contexte de « diversité ». À partir des expériences menées dans ces quatre contextes, certains chapitres conseillent le recours à la psychologie sociale dans la formation (M. Sanchez-Mazas, A. Mechi et C. Buchs), d’autres préconisent une entrée par les situations vécues de racisme (M. Eckmann) ou encore l’activation de la dimension collective du travail enseignant par des formations d’établissement (C. Barras et A. Manço). Dans tous les cas, il s’agit de favoriser le passage d’une analyse dans laquelle les situations problématiques sont imputées à l’élève, sa famille et ses supposées spécificités culturelles, vers une attitude réflexive sur leurs savoir-faire professionnels et sur la dimension relationnelle des conflits survenant dans le cadre scolaire. À défaut d’avoir travaillé leurs propres biais moraux et culturels, les enseignants, souvent membres du groupe majoritaire, « prennent [ceux-ci] pour de la neutralité » (Lorcerie, p. 23) : de la conscientisation de ces biais dépend leur capacité à en contrôler les effets discriminatoires sur les publics minorisés.
14Notons que l’incitation de l’introduction à déconstruire la catégorie « diversité » (en l’envisageant comme catégorie politique et non analytique) semble avoir trouvé un inégal écho dans les contributions de cette fin d’ouvrage. Les sciences de l’éducation, très représentées parmi les auteurs de cette dernière partie, sont largement prescriptrices de pratiques et visent notamment à formuler des recommandations utiles à des professionnels. La tonalité normative qui en découle semble parfois entraver la prise de distance avec cette catégorie floue, au risque de réintroduire involontairement une part d’essentialisation dans le terme « diversité ».
- 2 La traduction scolaire de la lutte contre le « communautarisme » a été étudiée dès 2007 par Fabrice (...)
- 3 Vanille Laborde (2019), « Le religieux dans le répertoire d’action local de l’Éducation nationale. (...)
15Cet ouvrage collectif s’avère finalement un très riche état des lieux de la manière dont l’École s’accommode, tant bien que mal, de l’une des modalités majeures de changement des systèmes scolaires nationaux, induite par les mobilités transnationales. La « diversité » met à l’épreuve les institutions scolaires dans leur capacité à organiser une vie sociale exempte de discrimination et questionne in fine la compatibilité du modèle universaliste avec la visée d’égalité scolaire. En conclusion du livre, F. Lorcerie fait l’hypothèse d’une stabilisation de la doctrine de l’École française vers une conception inclusive de l’universalisme faisant une place à la « diversité », de manière certes plus discrète qu’au Québec. Selon elle, « la doctrine de “l’intégration” et de la “laïcité”, et plus largement des “valeurs de la République”, instable depuis plus de trois décennies, semble avoir débouché dernièrement sur une solution symbolique acceptable pour tous : l’intégration-inclusion antidiscriminatoire et la laïcité-fraternité […]. Le ministère de l’Éducation nationale [français], […] s’est désormais positionné sur les mêmes principes » (p. 91). Elle dépeint ainsi une doctrine scolaire plus ouverte à la pluralité que ne l’est le discours politique. En effet, l’attention portée aux acteurs scolaires de terrain montre que certains cherchent à se saisir avec pragmatisme des opportunités offertes par le cadre scolaire pour éduquer à la reconnaissance de la pluralité. Pour autant, les évolutions récentes des politiques scolaires tendent à nuancer cette hypothèse d’une stabilisation doctrinale : dans un contexte français marqué par une très forte politisation de ces enjeux dans le cadre scolaire, la frontière entre doctrine scolaire et discours politiques des représentants institutionnels semble de plus en plus poreuse. Cela est particulièrement frappant quand on s’intéresse à des thématiques faisant l’objet d’une forte attention médiatique et politique, pour lesquelles l’appareil administratif de l’Éducation nationale est mis au service de l’affichage d’une action publique volontariste. En témoigne l’enrôlement des acteurs scolaires dans la lutte contre le « communautarisme2 » ou encore la mise en œuvre récente d’un dispositif de signalement des « atteintes à la laïcité » dans l’Éducation nationale3. Dans ce dernier cas, l’étude des interactions entre acteurs agissant à différents échelons de l’École montre que la remontée d’informations (destinées à alimenter les discours politiques) éclipse en partie, dans les prescriptions hiérarchiques, la prise en considération des enjeux proprement pédagogiques. Bien qu’il s’agisse en partie d’une action publique symbolique visant à incarner une fermeté républicaine, cette politique relative auxdites « atteintes à la laïcité » a bien des effets sur les acteurs de l’École : elle renforce leurs représentations altérisantes des élèves musulmans, constitués en public « à risque », et prescrit d’intégrer à leurs missions traditionnelles des activités hétéronomes relatives à la dynamique sécuritaire qui entoure l’action publique sur l’islam (surveiller les comportements déviants vis-à-vis du cadre laïque, les signaler). L’inflexion politique apparaît dans ce cas indissociable d’une évolution doctrinale de l’appréhension scolaire de la « diversité ».
Notes
1 Les dimensions genrées et socio-économiques sont parfois prises en compte dans les contributions, mais généralement comme variables permettant d’expliquer des variations dans la manière dont l’attribution ethnique opère comme créatrice d’inégalités. Elles ne sont pas envisagées comme porteuses en elles-mêmes d’autres formes de « diversités ».
2 La traduction scolaire de la lutte contre le « communautarisme » a été étudiée dès 2007 par Fabrice Dhume (2007), Racisme, antisémitisme et « communautarisme » ? L’École à l’épreuve des faits, Paris, L’Harmattan). Depuis, la catégorie « communautarisme » s’est amplement imposée dans les discours publics des représentants institutionnels mais aussi dans la littérature grise de l’administration scolaire.
3 Vanille Laborde (2019), « Le religieux dans le répertoire d’action local de l’Éducation nationale. Les praticiens face aux prescriptions centrales », Sociologies pratiques, no 39, p. 31-43.
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Electronic reference
Vanille Laborde, « Françoise Lorcerie (dir.), Éducation et diversité. Les Fondamentaux de l’action (Presses universitaires de Rennes, 2021) », Sociologie [Online], Comptes rendus, 2021, Online since 07 February 2022, connection on 03 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9499
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