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AccueilNumérosN° 4, vol. 12DébatLe terrain comme site cognitif

Le terrain comme site cognitif

Une perspective wébérienne de l’articulation empirie et théorie
The field as a cognitive site. A Weberian perspective on empirical and theory articulations
Béatrice Hibou

Texte intégral

1La réflexion que je propose de développer à partir de mes recherches sur la Tunisie va au-delà d’une critique de la division du travail scientifique qui consacre des formes d’asymétrie entre « hommes de terrain » et « hommes de théorie », ou entre monographie et réflexions générales et comparatives. Elle interroge le statut épistémologique de l’empirie. Pour moi, le terrain n’est pas le lieu qui abriterait l’empirie, dont il faudrait définir les conditions d’accès, un lieu où se cacheraient des informations à collecter. C’est – ce qui est très différent – ce long moment qui, à partir de l’empirie, permet de construire une problématique. Dans les lignes qui suivent, en décalage par rapport aux écrits qui abordent le terrain comme un problème de méthode ou une question de philosophie des sciences, je le conceptualise comme une interaction permanente entre empirie et théorie, permettant de dépasser une tension fondamentale : celle entre des concepts « pauvres en contenu » (Weber, 1992, p. 159 et p. 378) et les sources qui ne sont pas là simplement pour donner des informations ; celle entre des problèmes généraux et la particularité de toute réalité concrète étudiée. Cette conception du terrain restitue un processus d’élaboration progressive et continue des problématisations et des conceptualisations. Si ces dernières ne prennent forme qu’à partir d’une réalité concrète historiquement circonscrite mettant en exergue la singularité de la situation ayant permis cette montée en généralité, elles peuvent dialoguer avec d’autres travaux sans pour autant chercher à élaborer une théorie générale impossible. Autrement dit, dans cette conception, théorie et empirie ne relèvent pas de temps séparés de l’analyse ; elles sont moins complémentaires qu’indissociables, et le terrain apparaît comme le lieu par excellence de leur interaction dans la critique et l’inconfort – y compris, ou à commencer par, la façon de faire de la recherche. C’est en ce sens que je désigne le terrain comme site cognitif, comme une situation à construire : orienter le regard, élaborer des questions et des énoncés sont des opérations intellectuelles indissociables de l’action de décrire ou d’interroger la réalité.

2On entrevoit mon inspiration : les travaux de Max Weber structurent ma compréhension de ce que doit être le travail de sciences sociales – quelles que soient les disciplines – entendues comme « sciences de la réalité ». En m’appuyant sur les lectures récentes de l’œuvre wébérienne qui perçoivent mieux la fécondité de sa méthodologie et de sa conceptualité, je voudrais mettre l’accent sur cette dimension fondamentale : Max Weber n’est pas un théoricien – un philosophe, comme l’avait lu Karl Jaspers, ou un penseur politique, comme l’avait compris Raymond Aron. Pour lui, les sciences sociales ne sont pas des constructions abstraites et, en ce sens, il distingue clairement l’empirie (absolument indispensable) de l’empirisme (qui tombe dans l’illusion d’une simple description du réel sans présupposés) (Grossein, 2016a, p. 1 et suiv.). La réalité sociale ne peut être appréhendée que par une élaboration intellectuelle qui en propose une compréhension dans un va-et-vient perpétuel entre empirie et construction de concepts. Cette inspiration wébérienne n’est pas non plus pour rien dans la compréhension du terrain comme enjeu épistémologique et politique. Elle alimente une réflexion plus fondamentale sur le métier de chercheur en sciences sociales.

Analyser la domination en Tunisie : l’apprentissage de ce qu’est un terrain

  • 1 Qui a principalement donné lieu à la publication de La Force de l’obéissance (Hibou, 2006).

3Pour exposer la façon dont je conçois la relation entre empirie et théorie et dont j’ai peu à peu conceptualisé le terrain comme site cognitif, je partirai de ma recherche sur la Tunisie1. Dans une démarche de sociologie historique du politique et d’économie politique wébérienne, j’ai pendant un temps (1995-1997) cru travailler sur l’insertion des dispositifs normatifs et des relations internationales (principalement européennes) dans le maintien d’un régime autoritaire, celui de la Tunisie des années 1990-2000. À la suite de mes travaux sur l’économie politique de la formation de l’État dans quelques pays d’Afrique sub-saharienne, mon incursion au Maghreb devait être rapide, pour continuer à aborder l’exercice du pouvoir à partir d’une conception non dépendantiste de la dépendance et des liens complexes et multiples entre régime politique et économie politique. Cependant, très rapidement, des faits matériels très concrets sont venus heurter ma ligne directrice de recherche : j’ai été victime, à Paris, de plusieurs cambriolages, d’abord dans mon bureau au CERI, puis dans mon bureau privé ; il ne s’agissait pas de cambriolages quelconques pourrais-je dire ; ces derniers étaient « signés », en laissant mon ordinateur allumé et la poignée de la porte remontée à l’envers… Ces incidents ont constitué un premier déclic. À la réflexion, mes enquêtes en Tunisie étaient très peu risquées : comme je n’ai jamais été une aventurière et que je n’ai jamais cherché à me poser en héroïne face à la police politique, je n’ai jamais abordé de front les véritables objets de mes interrogations intellectuelles. Pour poursuivre mes recherches, mes ruses ont essentiellement consisté à techniciser mes entretiens, c’est-à-dire à les centrer sur les spécificités techniques, par exemple du système bancaire, de la fiscalité, de certains dispositifs sociaux… Dans ces conditions, je n’étais pas en contact avec la violence. Sa découverte est advenue « ailleurs », concrètement à Paris. J’ai ainsi très rapidement compris une première chose : le moment du terrain s’étire dans le temps comme dans l’espace. Non seulement il n’est pas circonscrit à la descente physique « sur le terrain » (en l’occurrence en Tunisie), mais il n’est pas non plus réduit aux seuls mois passés sur place. Mais aussi une deuxième chose : les ruses de la recherche – conçues comme une stratégie de « survie », de construction de possibilité de la recherche à partir d’espaces pensés comme moins hostiles – obligent certes à réélaborer en continu « le terrain » ; surtout, elles deviennent un parti-pris théorique (le politique n’est pas forcément là où on le pense) et épistémologique (la réalité se construit par les questions qu’on lui pose, par les énoncés qu’on élabore). C’est en ce sens que le terrain est une situation, une situation à construire.

  • 2 Selon les termes de l’un de mes interlocuteurs – cité dans (Hibou, 2006, p. 160).
  • 3 Concept wébérien qui entend restituer la logique propre d’une dynamique (par exemple économique) au (...)

4Simultanément, au lieu de me faire renoncer à ma recherche, objectif recherché par ces intimidations et quelques autres, ces contraintes ont éveillé en moi le désir d’aller plus loin dans la compréhension de ce qui heurtait mes scrutateurs puisque je travaillais essentiellement sur des dynamiques économiques. Mes interrogations m’ont permis d’explorer la question de l’invisibilisation de la violence et de dépasser les analyses centrées sur la répression. C’est ainsi que j’ai compris que « ce qui pèse sur nous est en même temps ce qui nous protège2 », et que j’ai pris la mesure de l’ambivalence des processus de domination, liée à la multiplicité des significations que les acteurs peuvent donner ou trouver à des actes, ainsi qu’à l’existence d’une « logique intrinsèque3 » (Eigengesetzlichkeit) propre à chaque secteur. La façon dont j’ai pu mener mes enquêtes – parfois de façon très difficile, m’empêchant de creuser certaines pistes (comme celle des grèves et des mouvements de protestations dans le secteur textile ou celui de l’hôtellerie, dès le début des années 2000) mais parfois aussi de façon étonnamment facile étant donné la sensibilité des sujets traités (lorsque des banquiers avec lesquels j’évitais de parler politique m’y amenaient explicitement, lorsque des entrepreneurs me faisaient comprendre leurs stratégies pour éviter des intrusions du pouvoir, ou lorsque des individus raisonnaient avec moi sur les bienfaits du modèle social ou sur l’« exception tunisienne ») – m’a rendue sensible à la dimension invisible, ou largement atténuée des contraintes politiques, à la diversité des processus d’acceptation ou de tolérance des violations des libertés, au rôle des médiations et des intermédiaires dans l’exercice de la domination. J’ai ainsi commencé à conceptualiser le terrain comme cet ensemble de réflexions qui, à partir de la réalité, permet d’affiner et de retravailler sa problématique.

  • 4 Le concept de « servitude volontaire » est un leitmotiv des travaux sur l’autoritarisme sans que la (...)
  • 5 J’ai proposé de transformer cette expression de Michel Foucault (1975, p. 360) en un concept qui re (...)
  • 6 Ma critique du concept de réformisme, véritable consensus en Tunisie, m’a naturellement conduite à (...)
  • 7 À partir de l’idée que les gouvernés portent sur leurs pratiques et sur leurs relations sociales un (...)
  • 8 qui donnera lieu à Anatomie politique de la domination (Hibou, 2011a).
  • 9 À la suite de la publication de mon livre sur la Tunisie, mes tentatives de retour dans le pays pou (...)

5Simultanément, j’étais insatisfaite – si ce n’est irritée – par les principaux débats qui, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, alimentaient l’analyse des régimes autoritaires, singulièrement à propos de la Tunisie. En centrant les discussions sur la « stabilité » et la contribution des bailleurs de fonds, ou sur la coexistence d’un autoritarisme et du « miracle économique », ceux-ci maintenaient les réflexions dans l’impasse de « l’exceptionnalisme tunisien ». J’ai donc cherché à croiser l’analyse de ces discours avec les dynamiques précédemment mises en lumière et avec l’histoire politique de la Tunisie et son imaginaire réformiste. Cette autre empirie (d’une part, la confrontation entre des interprétations convenues et une lecture personnelle de données récoltées et d’observations vécues et, d’autre part, la confrontation de sources historiques, de la réalité concrète contemporaine et des représentations) m’a donc poussée à revenir sur ma manière de lire théoriquement l’exercice du pouvoir en Tunisie, en réalisant un triple travail conceptuel : en donnant un contenu concret au concept de « servitude volontaire4 » ; en érigeant en concept une expression, celle de « douceurs insidieuses5 » ; en déconstruisant le concept dépolitisé de réformisme pour faire apparaître des logiques de domination conceptualisées à nouveau frais en termes de « pacte de sécurité6 ». L’originalité de mon travail a résidé dans ma façon de relire les travaux des fondateurs à partir de mon terrain et de les lier à des problématiques plus nouvelles (en l’occurrence à des problématiques d’économie politique) ou à d’autres auteurs, parfois considérés comme incompatibles. J’ai donc fait une nouvelle plongée dans Max Weber, cette fois-ci en étant sensible aux « complications » (Dobry, 2003) de la domination liées aux « constellations d’intérêt » parfois incompatibles et souvent divergentes7, et à la conception relationnelle du pouvoir, en établissant une généalogie entre Étienne de La Boétie, Max Weber et Michel Foucault. Cette conceptualisation m’a ensuite permis de développer une réflexion plus théorique et comparative8 mais aussi de réaliser un nouveau déplacement de sources pour appréhender la réalité concrète : la Tunisie m’étant désormais interdite9 mais surtout ma problématisation faisant écho à beaucoup de travaux sur d’autres situations historiques, cette littérature a constitué alors mon nouvel espace d’empirie me permettant de réfléchir. A posteriori, j’ai ainsi pu comprendre que le terrain englobe aussi le travail conceptuel ou, plus précisément, l’élaboration conceptuelle uniquement rendue possible par le travail empirique.

Le terrain comme niveau où se construisent les questionnements

  • 10 Sur toutes ces questions, on ne peut que renvoyer aux travaux de Jean-Claude Passeron (1995, 1996, (...)

6Cette expérience de recherche rapidement évoquée met en évidence la dimension épistémologique du terrain. Elle amène à réfléchir sur l’interpénétration et la simultanéité de l’empirie la plus concrète et approfondie (des enquêtes, des entretiens, des observations, des calculs et manipulations statistiques, du travail sur documents… menés sur des dizaines d’années) et de la théorie la plus exigeante (en l’occurrence une théorisation wébérienne renouvelée par les nouvelles traductions et les travaux de spécialistes), sur la construction des concepts et sur le sens des théories, sur l’interdépendance entre méthodes d’observation et d’enquête, et construction de raisonnements10. Elle montre que le terrain n’est ni un lieu ni un moment circonscrits de la recherche, qu’il n’est pas l’ensemble des techniques de récolte de données ni même une modalité précise de recherche empirique, mais une situation construite qui englobe une pluralité d’entre elles associées à des méthodologies et des problématiques elles-mêmes diverses. Le terrain se forme dans les transformations continues, permanentes et simultanées des objets de recherche, des catégories utilisées et des méthodes empiriques de recherche. Il est partie intégrante du travail d’élaboration intellectuelle, de réflexion, de remise en cause de choix et de tentatives de redéfinition de problématiques. En permanence, il s’agit de préparer la récolte de données mais aussi de stabiliser, commenter et interpréter ces dernières, de proposer de nouvelles problématisations, de repenser le choix des concepts mobilisés, de lire des textes importants pour la réflexion, de revenir à l’empirie, mais nécessairement d’une manière autre… et de recommencer cet ensemble de pratiques qui forment la construction intellectuelle. En bref, le terrain, c’est tout cela. Ce n’est pas un « moment », ce n’est ni un pays, ni un lieu, ni un dispositif, ni un sujet. C’est le niveau où se construisent les questionnements et s’élaborent les concepts à partir d’une réalité concrète.

7C’est ce que je nomme le terrain comme site cognitif : il ne permet pas seulement d’appréhender empiriquement une réalité donnée mais, de façon plus fondamentale, autorise à saisir dans le temps les façons de penser, les connexions, les manières de problématiser et de conceptualiser. Le travail empirique n’est ni antérieur ni postérieur au travail d’argumentation, d’abstraction et de montée en généralité ; ces différentes pratiques intellectuelles ne se distinguent par aucune séquence précise et ne connaissent aucune clôture précisément parce qu’interdépendantes, elles ne cessent de se redéfinir simultanément. Ce va-et-vient ne concerne pas seulement l’expérience empirique et le choix raisonné des points d’entrée permettant une élaboration théorique. Il se réalise également entre expérience empirique et élaboration théorique, dans une démarche toute wébérienne qui, critique d’un empirisme naïf comme d’une spéculation pure, rend indissociables avancées théoriques et intérêts des recherches empiriques, appréhension de la réalité et points de vue déterminés par une mise en ordre de la pensée au moyen de concepts précis.

8Cette démarche et cette conception de la recherche ne sont pas qu’intuitives, personnelles et issues d’une trajectoire particulière. Elles s’appuient aussi, je l’ai déjà évoqué à partir de ma recherche tunisienne, sur des considérations théoriques principalement inspirées de la sociologie de compréhension. Cette dernière peut être définie comme une sociologie qui s’attache à élucider tout à la fois la compréhension de l’action sociale et à en proposer les explications causales (Weber, 2016 [1913], p. 165 et p. 177) ; elle implique de partir du sens que les acteurs sociaux confèrent eux-mêmes à leurs actions, à des degrés divers de conscience (Grossein, 2016b). Max Weber n’est pas connu pour être un penseur du « terrain » entendu comme synonyme de récolte de données ; mais dès lors que le terrain est défini comme un site cognitif – répétons-le, cette situation ou ce niveau où se construisent les questionnements et s’élaborent les concepts à partir de l’empirie – il n’est pas du tout paradoxal de considérer Max Weber comme un penseur du terrain. On peut même dire qu’il n’a fait que du terrain si on entend par ce terme, comme je le fais, l’analyse problématisée de la réalité concrète. Son leitmotiv est en effet que les sciences sociales sont des sciences de la réalité et toute son œuvre tente de comprendre la réalité sociale. On peut en outre lire une partie de son travail théorique de définition de la sociologie comme une façon d’envisager la place de l’empirie dans son architecture conceptuelle et dans sa construction théorique. Et de fait, la sociologie de compréhension wébérienne a pu être caractérisée comme « une science empirique “qui veut comprendre l’action sociale en l’interprétant et par là l’expliquer causalement dans son déroulement et dans ses effets” », « une sociologie empirique et compréhensive en tant que théorie de l’action, de l’ordre et de la culture », « science de l’action et de la compréhension et science empirique laquelle recoure à l’approche aussi bien théorique qu’historique » (Schluchter, 2005, p. 657, p. 653 et p. 662).

  • 11 Cette analyse de la perspective wébérienne est particulièrement bien présentée par J.-P. Grossein ( (...)

9Cette double référence à l’empirie et à la théorie est fondamentale et explique la conception qu’a Max Weber de la sociologie, une sociologie historique qui entend comprendre les actions dans leur signification culturelle. Pour lui, la sociologie opère par généralisation, elle forme des concepts-types et cherche des règles générales du cours des choses, tandis que l’histoire entend analyser et imputer causalement des actions individuelles et importantes sur le plan de la culture. C’est parce que la sociologie généralise que ses concepts sont « pauvres en contenu » (Weber, 1992, p. 378, cité et analysé par Grossein, 2005, p. 705), face à la réalité concrète de ce qui est historique. Cependant, le travail sociologique réside précisément dans la construction de concepts clairs et univoques rendus possibles grâce à ce va-et-vient entre théorie et empirie. Lorsque l’on relit, par exemple, les parties d’Économie et Société concernant les différents types de domination, il est frappant de noter le jeu subtil entre abstraction et empirie qui seul permet sa démonstration (Hibou, 2014). À partir de matériaux empiriques, Max Weber élabore des typologies destinées à mieux décrire ces expériences historiques ; il n’entend pas construire une théorie générale mais bien des instruments conceptuels pour mieux comprendre la réalité empirique et les situations historiques. C’est cette dialectique, caractéristique de l’analyse wébérienne, qui me semble particulièrement heuristique : une approche empirique de problématisations universelles, qui contribue à affiner des questions théoriques fondamentales telles celles de la légitimité, de la domination ou de la signification politique du capitalisme grâce à une réflexion conceptuelle. Autrement dit, pour Max Weber, « il n’y a pas de recherche empirique valable sans réflexion théorique préalable portant à la fois sur la construction des concepts et sur la méthodologie » ; mais simultanément, parce que les concepts sont « pauvres en contenu », ils ne prennent sens que dans le travail empirique. Critique autant de l’empirisme (parce que la « simple » description du réel et la restitution complète des faits sont impossibles) que de la spéculation théorique pure (parce que la résolution des problèmes par la seule logique est une illusion), l’objectif de Max Weber est de fournir un fondement conceptuel solide aux analyses concrètes de façon à dépasser la vision d’une réalité « irrationnelle », « chaos d’éléments épars et disparates11 ».

10Dans sa « leçon de méthode wébérienne », Jean-Pierre Grossein nous aide à entrer dans la richesse de cette démarche. Partant d’une citation de Max Weber, il ne nous fait pas seulement entrevoir cette dialectique entre théorie et empirie ; il nous invite également à comprendre cette dialectique comme un travail infini, un mouvement permanent, précisément parce qu’il s’agit de questions de sens et de signification.

Les sciences n’ont été fondées et leurs méthodes ne progressent qu’en mettant au jour et en résolvant des problèmes de contenu (sachlich) ; en revanche, les réflexions purement épistémologiques ou méthodologiques n’y ont encore jamais joué un rôle décisif. Ces sortes de discussions ne prennent habituellement de l’importance pour l’activité scientifique elle-même qu’au moment où, à la suite de déplacements marqués des « points de vue » sous lesquels une matière devient l’objet d’une présentation, l’idée émerge que les nouveaux « points de vue » exigent également une révision des formes logiques à l’intérieur desquelles l’« activité » (Betrieb) traditionnelle s’était déployée et qu’il en résulte une incertitude concernant la « nature » de son propre travail (Weber, 1992, p. 207, traduction modifiée par J.-P. Grossein, 2016a, p. 12-13).

11Ce que pointe Max Weber, si l’on suit la lecture de Jean-Pierre Grossein, c’est l’importance des « points de vue » et leur influence sur les formes logiques, c’est-à-dire sur les façons d’ordonner l’infinité inépuisable du monde sensible, de le mettre en ordre et en forme, et donc sur la connaissance de la réalité. Parce que ces points de vue sont multiples et parce qu’ils ne cessent de varier dans le temps, l’un des préceptes fondamentaux de la recherche sociologique et de la connaissance empirique est précisément de mener une critique épistémologique systématique et de réviser en permanence les formes logiques.

L’histoire des sciences de la vie sociale est et reste par conséquent un va-et-vient permanent entre la tentative d’opérer une mise en ordre mentale des faits par le moyen de la construction de concepts, la décomposition des images mentales ainsi obtenues du fait de l’élargissement et du déplacement de l’horizon scientifique et la construction de nouveaux concepts sur la base ainsi modifiée (Weber, 1992, p. 162).

12Seuls ces va-et-vient perpétuels entre théorie et empirie permettent d’enrichir, d’affiner, de rectifier, de dépasser les compréhensions de la réalité et de préciser les concepts utiles à sa description. Cela est d’autant plus nécessaire lorsque la recherche entend appréhender les significations et leurs transformations.

  • 12 Comme M. Weber (2003, p. 76-77) l’indique lui-même dans « La profession et la vocation de savant ».
  • 13 Dans « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », M. Weber (199 (...)
  • 14 Dans ces activités, M. Weber essayait de transmettre un savoir empirique construit auprès des acteu (...)
  • 15 On pense évidemment à son travail sur les sectes, incorporé dans l’Éthique protestante, qui a été é (...)
  • 16 Cela est particulièrement bien présenté par M. Weber lui-même dans « Introduction à l’éthique des r (...)
  • 17 En suivant la lecture de Karl Jaspers (1989) ; voir également (Adait-Toteff, 2002) et en français ( (...)

13C’est résolument dans cette perspective que se situe ma démarche. Max Weber appréhendait l’empirie à la fois par des enquêtes, par des lectures et par son érudition historique, et ses écrits nous sont très utiles pour penser la façon dont l’empirie peut s’avérer un rouage fondamental de la critique épistémologique et méthodologique et par là même de l’affinement conceptuel seul à même de comprendre la réalité. Cette dimension du travail de Max Weber est souvent sous-estimée, et ceci pour deux raisons. D’une part, il est souvent mal connu que Max Weber a mené des enquêtes très concrètes et approfondies tout au long de sa vie (Pour une vision d’ensemble, voir Kaube, 2016 ; Käsler, 1996), notamment sur les ouvriers à l’Est de l’Elbe (Pollak, 1986 ; Didry, 2022), sur la psychophysique du travail industriel (Desmarez & Tripier, 2012 ; Thoemmes, 2008), sur le journalisme (Bastin, 2001, 2008, 2013, 2022), sur la révolution russe, sur la situation politique allemande (Colliot-Thélène, 2004), sur la bourse (de Larminat, 2010a, b). Il a manié des chiffres et effectué des milliers de calculs triviaux et d’opérations statistiques12. D’autre part, c’est tomber dans une conception empiriste de la recherche que de faire une différence entre les travaux de Max Weber susmentionnés et ses études de sociologie historique13 : il en va particulièrement ainsi de ses travaux de sociologie des religions qui reposent non seulement sur des recherches historiques pour comprendre la réalité concrète des différentes pratiques religieuses, mais aussi sur ses activités pédagogiques dans les associations14 ou sur des séjours d’études15 ; il en va de même de son analyse du capitalisme moderne qui entend analyser celui-ci « sous tous les aspects » et en comprendre ses « particularités historiques » et ses logiques concrètes, tout comme les dispositions d’esprits et les ethos en affinité avec ceux-ci16. Ce que la lecture française a longtemps omis en lisant Max Weber comme un philosophe17 ou comme un penseur du politique (Aron, 2007 [1935], 1957 [1948], 1959) – à l’inverse de la lecture américaine de son œuvre par exemple (Parsons, 1965, 1942a, b ; Lazarsfeld & Oberschall, 1965, p. 185-199 ; Oberschall, 1965, p. 111 et suiv.) – est désormais largement reconnu : l’analyse concrète de la réalité historique dans ce qu’elle a de plus concret est au cœur des préoccupations de Max Weber.

Le terrain comme opérateur de réflexion méthodologique

14Dans mon itinéraire, cette perspective wébérienne a croisé et s’est nourrie de réflexions d’historiens, d’anthropologues et de sociologues du politique, donnant forme à ma conception du terrain comme site cognitif. Deux questions nourrissent cette réflexion sur le terrain comme opérateur de conceptualisation : comment les problématisations se construisent-elles ? quelle articulation entre le particulier (du terrain) et le général (la montée en généralité du théorique) ?

15Comme on vient de le voir, la richesse théorique des situations historiques est directement liée aux questions qu’on leur pose. Mais ces dernières ne se construisent que dans une interaction constante avec les différentes situations et les différents interlocuteurs à travers lesquels et avec lesquels se construisent les interrogations, s’alimentent les doutes, s’affinent les questionnements. C’est la question du rapport aux sources.

16Dans la trajectoire de recherche qui est la mienne, le rapport aux sources a largement varié, au gré de mes déplacements tant empiriques que méthodologiques. Mes premières recherches en Afrique sub-saharienne et en Tunisie ont abordé les sources comme ensemble de données quantitatives et qualitatives, d’entretiens, d’observations plus ou moins participantes, de fréquentations plus ou moins approfondies. Autrement dit, ma méthode de travail s’arcboutait sur l’usage de sources primaires, même si je pouvais, de façon complémentaire et marginale, exploiter des sources secondaires, notamment pour analyser des discours et des rhétoriques à l’instar des modèles économiques de la Banque mondiale (Hibou, 1998a, b, 1999a) ou des discours sur le miracle économique (Hibou, 1999b, 2011b). L’écriture de mon ouvrage comparatif sur la domination dans des pays autoritaires (Hibou, 2011a) correspond à une première transformation de mon rapport aux sources. Les débats qui ont suivi la publication de mon précédent livre sur la Tunisie et la confrontation avec des collègues d’autres « aires culturelles » ont suscité un nouveau type d’appréhension du réel, non plus à travers des entretiens et de l’observation parfois participante comme en Tunisie (ou au Maroc et dans un certain nombre de pays d’Afrique sub-saharienne), mais à travers des lectures conseillées par mes collègues ou suscitées par les discussions que j’avais eues avec eux – notamment sur le fascisme et le salazarisme, le IIIe Reich, la Grande Chine, l’URSS et les pays de l’Est, et plus précisément la RDA. Cette nouvelle appréhension de l’empirie est allée de pair avec un autre rapport aux sources : tous les travaux que j’ai lus et les discussions que j’ai eues pour cet essai comparatif ont constitué la base à partir de laquelle, par leur confrontation, j’ai fait émerger toute une palette de réponses à des questions identiques. Je suis alors passée de l’exploitation de sources multiples mais toujours primaires (ce que j’avais fait dans La Force de l’obéissance), à un usage primaire de sources secondaires.

17Mon dernier ouvrage coécrit (Hibou & Tozy, 2020) constitue en ce sens un nouveau tournant, plus important encore en termes méthodologiques et épistémologiques. Les sources ici ont certes été les données quantitatives et surtout qualitatives, les entretiens et les observations ainsi que les archives et les chroniques ou correspondances, mais elles se sont largement enrichies. D’une part, le minutieux travail de lectures croisées et communes de ces sources primaires ont fini par constituer de nouvelles sources : à chaque fois que l’un d’entre nous réalisait un entretien, nous le préparions de concert mais, surtout, nous le discutions ensuite et le consignions ensemble de façon à ce qu’il devienne matériau discuté à deux pour l’enrichir de la compréhension de celui d’entre nous qui était absent, alimentant notre réflexion et la préparation d’autres entretiens ; il en allait de même des lectures d’archives et de correspondances, traduites et lues ensemble, discutées et synthétisées en un nouveau document retravaillé. D’autre part, notre réflexion critique sur nos expériences personnelles, qu’elles aient été celles de l’un d’entre nous seulement (concrètement celles de Mohamed Tozy comme membre de la commission de révision de la Constitution ou président d’une association de développement) ou celle que nous avons vécue conjointement (la direction d’une institution universitaire) se sont elles aussi transformées en sources dès lors que nous nous sommes attelés à les coucher par écrit de façon systématique sur le vif, à les utiliser comme matière première dans nos développements, mais plus encore à les soumettre au crible de nos critiques croisées.

  • 18 Je pense principalement à la microstoria (avec des auteurs comme Carlo Ginzburg, Giovanni Levi, Car (...)
  • 19 C’est ce que Simona Cerutti (2012) appelle l’« empirisme radical ».

18Dans cette perspective, qui recoupe celles d’un certain nombre d’approches historiques ou sociologiques18, les « sources » ne sont pas là, ne sont pas principalement là pour donner des informations que, le plus souvent, l’on peut se procurer par ailleurs et qui, de toutes façons, doivent être vérifiées, recoupées, retravaillées, confrontées à d’autres informations pour qu’elles produisent du sens. Elles sont surtout intéressantes pour ce qu’elles disent d’elles-mêmes, pour ce qu’elles produisent, y compris évidemment en creux, et pour le sens qu’elles font dès lors apparaître19. Les sources ainsi conçues aident à construire le réel en affinant et en donnant un contenu concret à des théories et à des concepts généraux par définition « pauvres en contenu », et parfois en les remettant en cause ou du moins en les relativisant, ou en ouvrant de nouveaux horizons. Elles le font dans la confrontation avec le chercheur, confrontation des points de vue, des raisonnements, des doutes et incertitudes, et dans les pas-de-côté qu’elles l’obligent à faire, contribuant parfois à l’affinement ou à la création de problématiques, à l’apparition de nouvelles thématiques, à la prise de conscience de la nécessité de nouvelles conceptualisations (Bono, 2019).

  • 20 Je renvoie au classique qu’est l’introduction de J.-C. Passeron et J. Revel (2005, p. 9-44), « Pens (...)

19La réflexion sur la valeur d’un cas particulier saisi par le terrain pose quant à elle la question de la structuration théorique de la description analytique20, et notamment la question de la comparaison, ou plus exactement de l’intérêt d’un certain type de comparaison.

  • 21 En référence à Clifford Geertz (1998) et sa « description dense » qu’il faut comprendre dans sa mul (...)
  • 22 Max Weber est très clair en la matière, qui parle d’« individualités historiques ». Dans une veine (...)
  • 23 L’expression « incomparable » est évidemment tirée de Marcel Détienne (2000).

20De fait, le terrain, compris dans la « densité21 » de son observation mais aussi de sa conceptualisation, permet d’analyser des situations par définition toujours singulières. Dans une approche de sociologie de compréhension, cette singularité est avant tout appréhendée par la mise en évidence des significations, qui par nature sont toujours historiquement situées mais se dérobent toujours à l’analyse, nécessitant donc d’observer au plus près la diversité des vécus quotidiens non nécessairement verbalisés, mais perceptibles par les attitudes, les regards, les postures, les interactions physiques. La singularité n’est pas occultée mais au contraire valorisée, contrairement aux disciplines ou aux approches qui tendent à ne vouloir mettre en exergue que le général et les régularités22. Mais cette valorisation de la singularité oblige à réfléchir, d’une part, sur l’importance des concepts descriptifs utilisés pour donner à voir des phénomènes et les interpréter et, d’autre part, sur la spécificité des contextes, des situations, des points de vue qui amènent à aborder de façon particulière des questions qui se posent partout et en tout temps, mais de façon différente. Autrement dit, l’accent mis par le terrain sur la spécificité ouvre la voie à une comparaison, mais à une comparaison d’un certain type : à travers la possibilité de saisir une palette variée de modalités concrètes (par exemple de conceptions du pouvoir, de modalités d’action et de non-action de l’État, de types de relations entre celui-ci et la société), le terrain ainsi compris ouvre la voie à une comparaison de problématiques (non de situations) (Levi, 1991), une comparaison des modalités conceptuelles par lesquelles des questions générales sont traitées (Passeron & Revel, 2005), une comparaison comprise comme « inventaire des différences » (Veyne, 1976), amenant à comparer des situations totalement hétérogènes (Bayart, 2008a, b, 2010, 2022), et même « incomparables23 » dès lors que les concepts utilisés et les problématiques qui émergent de ces cas singuliers font avancer la connaissance, rendent observables des phénomènes et en enrichissent les explications et interprétations.

  • 24 La méthode idéaltypique proposée par M. Weber constitue en effet une modalité de la démarche compar (...)

21Cette réflexion comparative peut être menée de façon différente. Dans Anatomie politique de la domination (Hibou, 2011a) par exemple, la confrontation de traditions intellectuelles et de moments historiques différents était explicite et au fondement même de l’organisation et de la démonstration de l’ouvrage. Il ne s’agissait pas de trouver une explication unique à la domination dans les régimes autoritaires, mais au contraire de donner à voir des univers différents et des modalités différentes de jeu entre variables, et de tenter d’élargir les possibilités d’observation et d’explication. Dans La Force de l’obéissance (Hibou, 2006), cette confrontation était absente ; le cas singulier de la Tunisie a permis de mettre en évidence une nouvelle grille de lecture capable de renouveler la compréhension de cette situation historique et, c’est ce qui nous intéresse ici, de susciter des innovations méthodologiques et conceptuelles susceptibles de donner à voir autrement des situations singulières. Mais dans les deux modalités, seules la densité de l’observation empirique et l’exploitation approfondie des sources permettent de faire apparaître des choses nouvelles, mais aussi bien des « trous », des manques par rapport aux théories générales, aux explications globales ou aux types idéaux24, de donner à voir les modalités précises et toujours particulières par lesquels des problèmes généraux sont résolus ; bref, d’être dans la comparaison implicite, celle des catégories, des concepts et du langage théorique et ainsi de nous faire sortir de généralités englobantes qui finalement ne disent rien, comme l’illustre la vacuité des « gros mots » tels autoritarisme, démocratie ou (néo)libéralisme.

Conclusion

  • 25 C’est un point mis en exergue par J.-C. Passeron (1996a) en termes de « fonction de contester », «  (...)
  • 26 Pour reprendre la conceptualisation que j’ai développée (Hibou, 2012).
  • 27 Max Weber le montre autrement, en expliquant le travail sociologique idéaltypique comme un va-et-vi (...)

22L’évocation rapide de mon expérience tunisienne de recherche et de quelques autres travaux, qui met en avant le caractère indissociable de l’empirie, de la méthodologie et de la théorie, et voit le terrain comme lieu par excellence de la critique25, n’a évidemment pas pour ambition de proposer un vade-mecum de « terrain » ni même d’offrir un référentiel en se posant comme exemplaire. Au contraire, elle suggère les inévitables bricolages et bifurcations, la nécessité de transformer des contraintes en opportunités… toutes choses qui ne peuvent se faire que par un travail réflexif et très personnel sur ses propres modalités de recherche. Réfléchir sur le terrain comme site cognitif entend restituer cette globalité du processus intellectuel. Cette évocation me semble également avoir l’intérêt de rappeler des débats importants dans le contexte actuel qui voit des transformations radicales dans les façons de concevoir la recherche. À l’heure d’une conception utilitariste des sciences sociales, de la « recherche par projet », de la course aux financements ponctuels, de la contractualisation, de l’industrialisation de la recherche à travers de grandes enquêtes stéréotypées, de la soumission de l’édition aux règles du marché le plus concurrentiel, de la diffusion des principes du new public management dans le monde académique, et notamment du règne de l’évaluation quantitative, bref à l’heure de la bureaucratisation (néolibérale) de la recherche26, ces débats épistémologiques sont tus ou même oubliés. On occulte le fait que la liberté scientifique est aussi une liberté de ne pas respecter les normes politiques, sociales et professionnelles lorsque des raisons épistémologiques le nécessitent, que la construction de questionnements et de démarches adéquates nécessite de refuser l’assujettissement à tout genre d’autorité revendiquant le monopole de la construction de la connaissance, que le chercheur restitue moins « la » réalité dans son objectivité supposée qu’il ne propose un raisonnement, une interprétation, une problématique à son sujet (Bono & Hibou, 2020). Les positions que j’ai rappelées ici à travers mon parcours apparaissent à contre-courant de cette évolution. Elles plaident au contraire pour une réinvention permanente et non prévue des façons de faire les sciences sociales27, de le faire à tâtons parce que la recherche en sciences sociales est avant tout un acte d’imagination (Mills, 1959) et de création (Bayart, 2013) qui demande beaucoup de travail dans la longue durée.

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Notes

1 Qui a principalement donné lieu à la publication de La Force de l’obéissance (Hibou, 2006).

2 Selon les termes de l’un de mes interlocuteurs – cité dans (Hibou, 2006, p. 160).

3 Concept wébérien qui entend restituer la logique propre d’une dynamique (par exemple économique) autonome par rapport à d’autres dynamiques sociales et qui réfute donc l’extension à la société toute entière d’une dynamique seule (ou d’un secteur ou d’une sphère).

4 Le concept de « servitude volontaire » est un leitmotiv des travaux sur l’autoritarisme sans que la subtilité de la réflexion d’Étienne de la Boétie ne soient restitués. Pour lui, le ressort de la servitude ne réside pas dans la peur primordiale ; le pouvoir ne s’impose pas d’en haut mais trouve sa puissance par son insertion, indolore et souvent insidieuse, dans les rouages de la vie quotidienne et dans le jeu sur les dépendances mutuelles. Ce concept m’a aidé à montrer qu’en Tunisie, comprendre l’assujettissement exige d’englober dans un seul regard les mécanismes mis en avant par le « régime » pour louer l’« avant-gardisme » du zaîm, la capacité d’adaptation et de réforme de l’État, l’« intelligence économique et sociale du régime » et les rouages fondamentaux du système de domination. Les pratiques de répression sont indissociables d’autres pratiques, notamment de celles destinées à inclure la population, à satisfaire au mieux ses besoins, à garantir sa sécurité. Les mécanismes de contrôle de l’ensemble de la population s’ancrent dans les relations de pouvoir les plus banales : la surveillance et la normalisation passent avant tout par des activités et des comportements économiques et sociaux qui s’inscrivent eux-mêmes dans des relations et des rapports de force internes à la société, au sein de luttes disséminées dans cette dernière. Mais ces pratiques peuvent tout aussi bien servir à la domination, voire à la répression que permettre au « miracle économique » de se réaliser, à la « classe moyenne » de consommer, aux élites de prospérer, aux classes populaires de survivre. Elles participent du paternalisme et du contrôle social, et permettent simultanément contrôle et ascension sociale, surveillance et création de richesse, punition ou gratification et sécurité économique et sociale. « Le tyran asservit les uns par les autres » (de la Boétie, 1993, p. 214) : les innombrables modalités de la domination ne se comprennent que par le jeu de médiations qui font la trame de la société. Les « intermédiaires » du pouvoir – notables et élites appartenant au parti unique ou aux organisation officielles, mais tout aussi bien supérieur au sein d’une relation hiérarchique de travail ou simples acteurs de l’ensemble des chaînes d’interdépendance qui forment la société – ont leurs jeux propres, fonction de leurs intérêts, de leurs représentations et de leur compréhension des choses et des événements en cours et passés, interprètent chacun à leur façon les directives et les mesures, intègrent différemment les contraintes de la peur et de la violence plus ou moins cachée, réagissent aux actions du souverain d’une manière imprévisible. L’assujettissement se réalise non pas parce que « le chef a dit » mais parce que l’exercice du pouvoir transite par des médiateurs et qu’il joue sur des relations de dépendance.

5 J’ai proposé de transformer cette expression de Michel Foucault (1975, p. 360) en un concept qui restitue les processus qui, dans les pratiques quotidiennes de domination, jouent simultanément sur les dépendances mutuelles, sur l’autonomie et sur les désirs d’émancipation des sujets et qui, ce faisant, invisibilisent la violence. C’est leur insertion dans le quotidien – dans les dispositifs les plus insignifiants et les pratiques les plus banales – qui leur donne toute leur puissance ainsi que la logique de réciprocité et d’avantages mutuels sur lesquelles elles reposent.

6 Ma critique du concept de réformisme, véritable consensus en Tunisie, m’a naturellement conduite à revenir sur des considérations plus générales sur les représentations et à réévaluer l’importance de l’imaginaire pour comprendre les transformations sociales. Elle m’a également permis de formuler l’hypothèse du « pacte de sécurité » : un rapport complexe de l’État à sa population, expression de la sollicitude permanente et omniprésente de l’État, la façon dont il entend se présenter et se légitimer aux yeux de sa population ; un rapport au centre duquel l’État tente de prévenir tout ce qui peut être incertitude, risque et danger. J’ai ainsi montré que la domination ne peut se comprendre sans que ne soit intégrée dans l’analyse la « croyance » des dominés dans la valeur de l’être des dominants et dans leurs interprétations de la vie en société, sans que ne soit pris en compte le processus de « reconnaissance » de ces derniers par la population à partir de valeurs, de façons de comprendre et d’interpréter. En somme, sans que ne soit considéré à part entière ce qui ne relève pas de la réalité concrète mais qui est perçu comme quelque chose de bien réel.

7 À partir de l’idée que les gouvernés portent sur leurs pratiques et sur leurs relations sociales un regard multiple et en donnent des significations qui ne sont pas forcément celles des gouvernants, ce qui leur permet d’agir indépendamment de la volonté de ces derniers. Cette prise en compte des « constellations d’intérêts » a l’avantage de permettre de penser la pluralité et l’hétérogénéité à l’œuvre derrière les pratiques de domination, de ne pas assimiler l’acceptation, le silence ou la participation à de l’obéissance ou à de la soumission, et de ne pas comprendre la docilité comme de l’adhésion. Ce que les gens disent de la domination (en l’occurrence que le pouvoir est un bien qui se possède dans une conception classique de la domination en termes de propriété) ne résume pas la réalité des relations de pouvoir et de l’exercice de la domination, qui est autrement plus ambiguë et passe par de l’autonomie, de l’émancipation, des intérêts personnels autres, des malentendus et des interprétations qui donnent des marges de manœuvre. Mes différentes recherches insérées dans cette conceptualisation inspirée de M. Weber m’ont permis de donner à voir toute une palette de registres, de comportements, de compréhensions, de dynamiques qui suggèrent que la domination ne peut se résumer à du simple commandement et/ou à de la simple obéissance. Ainsi de l’importance des dispositions et des états d’esprit de la population pour comprendre l’exercice du pouvoir, de la nécessité de tenir compte des rapports de force au sein de la société, de composer, négocier et établir des compromis, ou du rôle des acteurs-relais et de leurs propres visions et intérêts dans les pratiques de médiations et donc de modelage de la domination.

8 qui donnera lieu à Anatomie politique de la domination (Hibou, 2011a).

9 À la suite de la publication de mon livre sur la Tunisie, mes tentatives de retour dans le pays pour y mener des recherches ont été impossibles et mon livre interdit. Je n’ai pu y retourner qu’en 2011, après la révolution.

10 Sur toutes ces questions, on ne peut que renvoyer aux travaux de Jean-Claude Passeron (1995, 1996, 2006).

11 Cette analyse de la perspective wébérienne est particulièrement bien présentée par J.-P. Grossein (2016a) dans sa « leçon de méthode wébérienne » ainsi que dans son article « Théorie et pratique de l’interprétation dans la sociologie de Max Weber » (Grossein, 2016a, b).

12 Comme M. Weber (2003, p. 76-77) l’indique lui-même dans « La profession et la vocation de savant ».

13 Dans « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », M. Weber (1992 ([1904], p. 117-201) explicite ce point de vue des études historiques comme empirie.

14 Dans ces activités, M. Weber essayait de transmettre un savoir empirique construit auprès des acteurs sociaux eux-mêmes, mais aussi auprès des pasteurs. Voir par exemple (Kaube, 2016).

15 On pense évidemment à son travail sur les sectes, incorporé dans l’Éthique protestante, qui a été écrit, dans sa première version, après son séjour aux États-Unis (voir Scaff, 2011).

16 Cela est particulièrement bien présenté par M. Weber lui-même dans « Introduction à l’éthique des religions mondiales » et « Avant-propos » (Weber, 1996, respectivement p. 331-378 et  p. 489-508).

17 En suivant la lecture de Karl Jaspers (1989) ; voir également (Adait-Toteff, 2002) et en français (Bouretz, 1996).

18 Je pense principalement à la microstoria (avec des auteurs comme Carlo Ginzburg, Giovanni Levi, Carlo Poni), à l’history from below (d’Edward P. Thompson et ses disciples comme Peter Lineblaugh), à l’Alltagsgeschichte (ou histoire du quotidien) d’Alf Lüdtke, ou au « politique par le bas » (avec les travaux de Jean-François Bayart et d’Achille Mbembe).

19 C’est ce que Simona Cerutti (2012) appelle l’« empirisme radical ».

20 Je renvoie au classique qu’est l’introduction de J.-C. Passeron et J. Revel (2005, p. 9-44), « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités ».

21 En référence à Clifford Geertz (1998) et sa « description dense » qu’il faut comprendre dans sa multi-dimensionnalité : la densité n’est pas seulement celle du temps consacré à l’entretien, elle est aussi celle de la confrontation des incertitudes du chercheur comme de l’interviewé, le croisement des entretiens, l’étalement des entretiens sur des années voire des décennies, le traitement des entretiens, etc. Elle est surtout celle du lien de la description aux questions qu’elle soulève et aux problématiques qu’elle fait apparaître. Voir (Hibou & Tozy, 2020).

22 Max Weber est très clair en la matière, qui parle d’« individualités historiques ». Dans une veine très wébérienne, J.-C. Passeron argue que le raisonnement sociologique est par nature un raisonnement comparatiste dès lors que toute assertion des sciences de l’Homme en tant que science historique est circonstancielle. « Les interactions ou les interdépendances les plus abstraites ne sont jamais attestées que dans des situations singulières, indécomposables et insubstituables stricto sensu, qui sont autant d’“individualités historiques” (Weber). Autrement dit, les constants ont toujours un “contexte” qui peut être désigné mais non épuisé par une analyse finie des variables qui les constituent et qui permettraient de raisonner “toutes choses égales par ailleurs” » (Passeron, 2006, p. 81-82). Ce point est également mis en évidence par certains historiens, notamment ceux qui se revendiquent de la microstoria, comme l’explicite Giovanni Levi (2020).

23 L’expression « incomparable » est évidemment tirée de Marcel Détienne (2000).

24 La méthode idéaltypique proposée par M. Weber constitue en effet une modalité de la démarche comparatiste (voir J.-C. Passeron, 1996b ; Grossein, 1996, 2016a).

25 C’est un point mis en exergue par J.-C. Passeron (1996a) en termes de « fonction de contester », « droits à s’opposer » ou de « contre-pouvoir ».

26 Pour reprendre la conceptualisation que j’ai développée (Hibou, 2012).

27 Max Weber le montre autrement, en expliquant le travail sociologique idéaltypique comme un va-et-vient interminable entre description historique et raisonnement comparatif qui ne cesse d’affiner et de clarifier les concepts et les approches méthodologiques. Dans son dernier livre à paraître, à partir d’une réflexion sur un terrain biographique sur le changement politique, Irene Bono (2022) montre que ce ne sont pas seulement les catégories et les points de vue qui sont situés, mais également les façons de faire de la recherche, ce qui est beaucoup moins reconnu dans notre champ.

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Référence électronique

Béatrice Hibou, « Le terrain comme site cognitif  », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 12 |  2021, mis en ligne le 14 octobre 2021, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9468

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Auteur

Béatrice Hibou

beatrice.hibou@sciencespo.fr
Directrice de recherche au CNRS (CERI/Sciences Po) - Science Po, CERI-UMR 7050, 56 rue Jacob, 75006 Paris, France

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