Navigation – Plan du site

AccueilNumérosN° 4, vol. 12DébatDes discours républicains aveugles à(…)

Des discours républicains aveugles à la race ?

La question raciale entre texte public et texte caché
Color-blind republican speeches? The racial question between public and hidden transcripts
Abdellali Hajjat

Texte intégral

  • 1 Je tiens à remercier James C. Scott, Béatrice Hibou, Éric Fassin, Zacharias Zoubir et Camilla Brenn (...)

1En France, les controverses publiques sur la question raciale sont largement circonscrites par une structure d’opposition à propos de la définition de la nation (civique/ethnique), de l’idéologie politique sous-jacente (universalisme/différentialisme), de la distinction du « modèle français » vis-à-vis d’autres pays (Allemagne, États-Unis ou Grande-Bretagne) et de la définition de l’antiracisme (universaliste/communautariste ou identitaire)1. Cette structure d’opposition, qu’on peut qualifier de « républicaine » et qui relève non seulement du sens commun, surtout politique, mais aussi d’une théorisation académique (Schnapper, 1991, 1994), établit une équivalence entre « discours républicains français » (au pluriel car hétérogènes de manière diachronique et synchronique) et « aveuglement à la race » (ou colorblindness) (Amiraux & Simon, 2006 ; Dhume & Cohen, 2012 ; Fassin, 2006 ; Sabbagh & Peer, 2008).

2Pourtant, de multiples travaux de sciences sociales ont battu en brèche la pertinence de cette (fausse) opposition. Par exemple, l’opposition « nation civique française » versus « nation ethnique allemande », mise en évidence par l’histoire des idées politiques (Brubaker, 1997), a été remise en cause par l’histoire du droit de la nationalité, qui a rappelé que les rédacteurs du code prussien de la nationalité s’étaient explicitement inspirés du code civil français pour établir le « droit du sang » (masculin) comme principe exclusif d’acquisition et de transmission de la nationalité (Weil, 2005). L’idée d’une incompatibilité entre discours républicain et discours racialisant ne résiste pas à l’analyse du « racialisme républicain » qui se développe tant en métropole que dans les colonies des xviiie, xixe et xxe siècles, tant dans les discours politiques que dans les discours savants ou juridiques (Conklin, 1997 ; Doron, 2016 ; Larcher, 2014, 2019 ; Lorcin, 1999 ; Reynaud-Paligot, 2006 ; Saada, 2005). Avant et après le régime pétainiste (Noiriel, 1999), les discours républicains se sont tout à fait accommodés des inégalités raciales inscrites au cœur même de la situation coloniale (Blévis, 2001 ; Escafré-Dublet et al., 2018 ; Saada, 2007) ou des discriminations légales à l’encontre des naturalisés (Sayad, 1993 ; Slama, 2003 ; Hajjat, 2012).

3Concernant la période postcoloniale, où les inégalités raciales ne sont plus légitimées par le droit républicain, il est clairement établi que des catégories raciales et coloniales peuvent structurer les pratiques administratives visant les populations ex-colonisées (Blanchard, 2011 ; Bleich, 2005 ; de Barros, 2005 ; Hajjat, 2018 ; Spire, 2005) et que l’idée de modèles nationaux d’intégration est très discutable (Bertossi, 2011 ; Bertossi & Duyvendak, 2012 ; Reekum et al., 2012). Depuis les années 2000, les discours républicains a priori aveugles à la race participent activement à la « nationalisation de l’universalisme » et à la racialisation de la réalité sociale (Dhume & Cohen, 2018 ; Fassin, 2006 ; Fouteau et al., 2014 ; Guénif-Souilamas, 2006). Comme le démontre Éric Fassin (2006, p. 126), on observe une radicalisation réactionnaire des discours républicains qui tient sûrement à « l’ébranlement, voire au dépassement de l’alternative entre universalisme républicain et différentialisme communautariste, qu’ils se sont employés à définir, et qui les définit ».

  • 2 Enquête DPDA (Des paroles et des actes : la justice face aux infractions racistes).
  • 3 Les premières formes de racialisation se sont produites dans la péninsule ibérique du xvie siècle ( (...)

4C’est dans ce contexte intellectuel singulier, marqué par la tension entre, d’une part, la puissance sociale de la structure d’opposition républicaine et, d’autre part, la déconstruction de celle-ci par les sciences sociales et les politiques minoritaires (Fassin & Fassin, 2006), que se situe mon propre cheminement de recherche. L’objectif de cet article est de rendre compte de la manière dont la question raciale s’est imposée et de la façon dont j’ai essayé de l’appréhender, dans le cadre de deux recherches apparemment différentes : les rébellions urbaines des années 1980 (Hajjat, 2013) et la répression des infractions racistes2 (Hajjat et al., 2019a, b ; Keyhani et al., 2019). Les matériaux empiriques analysés soulèvent au moins deux interrogations relatives à l’explicite et à l’implicite, ou aux dimensions publiques et cachées, de la question raciale : 1) Que faire quand le mot race n’apparaît pas alors que l’on observe un processus de racialisation, entendue comme un processus d’assignation d’une identité permanente et héréditaire produisant une hiérarchie raciale et des inégalités de traitement (Murji & Solomos, 2005)3 ? 2) Que faire de la présence des catégories raciales alors que les discours républicains sont censés être colorblind ?

5Pour répondre à ces questions, certains travaux mobilisent l’idée de paradoxe ou de contradiction entre, d’un côté, les discours républicains abstraits et (soi-disant) universalistes et, de l’autre, les pratiques républicaines inégalitaires, qu’il s’agisse d’ailleurs des inégalités sexistes (Scott Wallach, 1998 ; Rochefort, 2000 ; Rochefort & Zancarini-Fournel, 2005) ou des inégalités raciales (Conklin, 1997 ; Blévis, 2001 ; Manceron, 2004 ; Mazouz, 2017). Une autre approche correspond au « théorème du Quichotte » : « le même texte, selon les contextes historiques de production et de réception, dit des choses différentes – ce n’est tout simplement pas le même texte » (Fassin, 2006, p. 118). Si ces deux approches théoriques, non exclusives l’une de l’autre, semblent pertinentes pour saisir la complexité et les évolutions des discours républicains relatifs à la question raciale, elles ont l’inconvénient de focaliser l’attention exclusivement sur les discours publics. Certes, l’approche du paradoxe républicain s’intéresse à la fois aux discours publics et aux pratiques contradictoires, mais elle laisse dans l’ombre les discours non-publics.

6Or, le matériau qu’il s’agit ici d’analyser relève de deux formes de discours républicains relativement différents : texte public et texte caché (Scott, 2008). Selon James C. Scott, cette distinction analytique vise au départ à rendre compte des effets de la domination sur les discours dominés tenus en public : on ne peut pas prendre pour argent comptant les salamalecs de l’esclave ou du colonisé devant le propriétaire d’esclave ou le colon dans la mesure où il existe un effet de censure évident, parfois particulièrement violent, surtout en cas de rébellion. Le discours public dominé correspond donc à une stratégie discursive de survie face à la domination, tandis que le discours caché, puisqu’il est soustrait du regard dominant, correspond à une forme d’autonomie intellectuelle pouvant amener à la subversion symbolique de l’ordre social inégalitaire. Dans cette perspective, cet article propose d’élargir ce cadre d’analyse, forgé initialement pour les discours subalternes, vers les discours dominants et, en l’occurrence, les discours républicains.

7En effet, pourquoi ce qui est vrai pour les dominés ne le serait-il pas pour les dominants ? Les uns et les autres ne jouent-ils pas des rôles, certes antagonistes, mais dont les scripts s’imposent à eux-mêmes ? Pourquoi les dominants seraient-ils épargnés par les effets de censure propres à tout discours public ? Pourquoi ce qu’ils se disent en privé correspondrait-il à ce qu’ils disent en public ? Il est évident que la distinction entre texte public et texte caché n’a pas la même signification sociale pour les dominants et les dominés. D’un côté, le texte public des dominés est une adaptation aux risques de disqualification ou de violence des dominants tandis que, de l’autre, le texte public des dominants correspond surtout à une légitimation d’une relation de pouvoir, sans risque équivalent de disqualification ou de violence. La stratégie de survie des dominés n’est pas similaire à la stratégie de légitimation des dominants. Cependant, ces derniers aussi sont contraints par la relation de pouvoir dans la mesure où la situation impose que leur texte public mobilise certains principes de justification. Les dominants réalisent également une « performance » pour ne pas « perdre la face », « font comme si » (Wedeen, 2015) et mettent en place des « façades institutionnelles » relevant d’une « pluralité des registres de présentation de soi, de leurs supports et de leurs modalités de diffusion » (Codaccioni et al., 2012, p. 6).

8Par ailleurs, J. C. Scott applique le plus souvent sa théorie à des situations de domination particulièrement brutales, notamment l’esclavage et la colonisation, et moins à l’État moderne des régimes politiques démocratiques. On propose ainsi d’englober dans les discours dominants les discours produits par des agents de l’État, qui n’est pas un tout monolithique mais un espace de concurrence entre différents acteurs sociaux pour définir l’« intérêt national ». Il n’y a pas un mais des discours cachés/publics dominants, tout comme il n’y a pas un mais des discours cachés/publics dominés. Ces discours cachés/publics d’État correspondent à ce qu’Abdelmalek Sayad (1999) appelle la « pensée d’État », mais ils sont produits par des acteurs étatiques variés et aux points de vue parfois divergents : ministres, haut-fonctionnaires, procureurs, juges, policiers, responsables politiques, etc. L’enjeu est alors double : adopter une autre approche que la thèse du « paradoxe républicain » et remettre en cause la (supposée) cohérence des discours républicains en établissant une distinction entre texte public et texte caché ; et, de ce fait, mettre en lumière la complémentarité des discours cachés et publics dans ce qu’on peut appeler une division du travail discursif sur la question raciale. Pour cela, ces propositions théoriques sont mises à l’épreuve empiriquement dans deux terrains d’enquête distincts mais traversés par la même interrogation.

Des émeutes raciales ?

9Le premier exemple est celui des rébellions urbaines de la banlieue lyonnaise de 1981 (Zancarini-Fournel, 2004). À l’époque, les discours républicains publics interprètent les « émeutes » ou les « violences urbaines » à l’aune des facteurs économiques (chômage de masse, précarité accrue, insuffisances des services publics, etc.) et du « problème de l’immigration » (Bachmann & Le Guennec, 2002 ; Beaud & Pialoux, 2003 ; Collovald, 2001). Si la construction du « problème de l’immigration » n’est pas étrangère, ou fait implicitement référence, à la question raciale, cette dernière n’est jamais explicitée publiquement (Gastaut, 2000). Le « facteur racial », entendu comme un déterminant naturel des conflits entre habitants des banlieues populaires et de l’action émeutière, n’est jamais présent dans les discours républicains publics. Ainsi, on ne peut qu’être étonné à la lecture du document confidentiel « Analyse de la situation » produit par le cabinet du préfet de police du Rhône, où s’entremêlent interprétations économique, politique, culturaliste et racialisante de la réalité sociale :

  • 4 Archives départementales du Rhône (ADR) 2230W09. Cabinet du préfet délégué pour la police, « An (...)

Les remèdes apportés jusqu’à présent à de semblables faits ont consisté soit en actions répressives soit en actions ponctuelles de prévention, mais n’ont jamais tenu compte de la spécificité des problèmes posés par l’immigration d’origine maghrébine et ont le plus souvent nié les difficultés d’adaptation en métropole des populations françaises originaires des départements et territoires d’outre-mer. Les conditions de vie particulières aux grands ensembles, le chômage qui sévit chez les immigrés aux qualifications professionnelles souvent médiocres, le statut traditionnel de la femme maghrébine, la mauvaise scolarisation des adolescents, les phénomènes socio-culturels et psychologiques liés à la « 2e génération », les relations entre une mosaïque de populations aux cultures différentes, ont tout naturellement secrété l’apparition de bandes d’adolescents pré-délinquants. Ces bandes multi-raciales, mais où, tout naturellement les enfants d’origine maghrébine sont les plus nombreux, jouissent de la complicité active ou passive de leurs parents, passent très vite au stade de la pré-délinquance, et suivent un phénomène bien connu, soit, en la personne de leurs meneurs, un vivier idéal pour une délinquance plus inquiétante. C’est, aggravé par des phénomènes raciaux, le schéma classique de la constitution d’un « lumpen prolétariat » avec ses connotations fascisantes et anarchisantes4.

10Cette analyse racialisante du « problème de l’immigration » maghrébine et de la présence antillaise mobilise la catégorie de race comme si elle allait de soi. On voit bien que le registre culturaliste et le registre racial ne s’opposent pas. Le premier n’est finalement qu’un complément ou un euphémisme du second. Or, cette analyse culturaliste et racialisante de la situation produit des effets sociaux tangibles sur l’action publique, comme l’illustre le thème du « seuil de tolérance ». Une des premières formulations publiques revient au Conseil économique et social en 1969, pour lequel il s’agit d’une réalité scientifiquement établie et « le niveau en varie suivant l’origine ethnique » (De Rudder, 1991, p. 154) : 20 % pour les étrangers européens, 15 % pour les non-européens. En 1970, le directeur de la Population et des migrations, Michel Massenet, suggère de fixer un seuil d’étrangers à 10-15 % dans les habitations et 20 % dans les écoles. La circulaire no 72-60 du 5 octobre 1973 de la direction de la Construction du ministère de l’Équipement et du Logement dispose « d’éviter, autant que possible », une proportion de familles étrangères supérieures à 15 % dans les HLM.

  • 5 ADR 2230W09. Préfet délégué pour la police, « Insécurité et population étrangère à Véniss (...)

11« Origine ethnique » et « familles étrangères » correspondent en fait à des euphémismes de la race puisque c’est dans le texte caché préfectoral que l’on retrouve la volonté affichée de sélection raciale. En 1979, le cabinet du préfet de police du Rhône considère que « le seuil d’intégration de 15 % est nettement dépassé » et rapporte, sans les condamner, que « les élus de Vénissieux et les directeurs d’organismes régissant les immeubles à HLM ont décidé de ne pas relouer les appartements libérés [...] pour tenter d’endiguer cette croissance de la population étrangère5 ». Les élus municipaux, les directeurs d’organismes et la préfecture se sont ainsi accordés pour mettre en place une véritable politique de logement discriminatoire à l’encontre des Maghrébins et des Antillais, en catimini.

Sur le « racisme anti-français »

12Le deuxième exemple concerne le traitement judiciaire des infractions racistes. Bien que le terme de race ait été supprimé en 2018 de la Constitution, il apparaît bien dans le discours public juridique puisque les lois de 1972, 2003 et 2017 instaurent une circonstance aggravante aux délits et crimes punis par le code de la presse et le code pénal « à raison de l’appartenance, réelle ou supposée, à une race, religion, nation ou ethnie ». Cependant, parler de race ne signifie pas forcément participer au processus de racialisation et, en l’occurrence, l’usage de la catégorie de race a justement pour objectif de lutter contre l’assignation identitaire raciste. Mais l’intention antiraciste de la législation doit faire face au processus de neutralisation inhérent au droit. En effet, l’expression « infractions racistes » n’est pas adéquate d’un point de vue strictement juridique. Il existe des catégories protégées par la législation dès lors qu’il s’agit officiellement, c’est-à-dire du point de vue étatique, d’un groupe racial, religieux, national ou ethnique. Ainsi, le racisme anti-corse ou anti-harki, que l’on peut observer d’un point de vue sociologique ou politique puisqu’il s’agit de groupes minoritaires en France (Besnaci-Lancou & Manceron, 2008 ; Peretti-Ndiaye, 2014), n’est pas reconnu par la justice dans la mesure où ni le groupe corse, ni le groupe harki ne sont considérés comme des groupes nationaux ou ethniques. À l’inverse, le « racisme anti-français » est une catégorie légitime puisque les « Français » constituent bel et bien un groupe national.

13Néanmoins, le texte caché du traitement judiciaire des infractions anti-françaises, qui ne prend pas la forme de documents utilisant la catégorie de race mais qui renvoie plutôt à des pratiques administratives et à leurs impensés, révèle un phénomène de racialisation qui ne dit pas son nom. D’un côté, le « racisme anti-Blancs » n’est pas reconnu par la Cour de cassation puisque « les “Français blancs dits de souche” ne pouvaient correspondre à un “groupe de personnes” au sens de la loi sur la presse et donc en toutes ses dispositions civiles » (arrêt no 16-80.522 du 28 février 2017). De l’autre, les pratiques policières et judiciaires, que l’on peut analyser grâce aux archives et aux statistiques judiciaires, montrent qu’une personne de nationalité française et appartenant à un groupe minoritaire perd de facto sa qualité de Français dès lors qu’elle commet une infraction à caractère « anti-français » contre une autre personne de nationalité française et appartenant au groupe majoritaire. En effet, si un Français d’origine maghrébine, africaine ou antillaise insulte un Français blanc de « sale Français », il ne s’agit pas simplement de l’insulte d’un Français vers un autre, qui ferait dans ce cas l’objet d’un classement sans suite. En poursuivant ce type d’affaires, la police et la justice révèlent que le statut de Français à part entière est réservé aux Français blancs. C’est ce qu’illustrent les affaires « J’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime » et « Représente mon bled... ».

Affaire T1-44, 14 juin 2009. Des policiers patrouillent aux abords d’un festival de musique et interpellent un individu portant un t-shirt avec l’inscription « J’baiserai la France jusqu’à c’qu’elle m’aime », expression du groupe de hip hop Tandem dans le titre « 93 Hardcore » de l’album C’est toujours pour ceux qui savent (2005). Le mis en cause interpellé est un collégien né en France en 1995, de nationalité française, d’origine maghrébine et sans casier judiciaire. Après audition au commissariat de police, le parquet décide le 30 juillet 2009 de l’inculper pour provocation à la discrimination raciale et de le poursuivre en justice. Il est d’abord relaxé par le tribunal correctionnel le 24 novembre 2009, selon lequel « l’expression “j’baiserai la France…”, pour désolante qu’elle soit, ne vise pas une personne ou un groupe de personnes et ne saurait constituer l’élément matériel du délit prévu par l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29/07/1881 ». Mais le ministère public fait appel le 27 novembre 2009 et la Cour d’appel le condamne le 8 avril 2010 à deux mois de prison avec sursis. Selon les juges, « il est tout à fait arbitraire de dire que les Français ne constituent pas un groupe de personnes […] ; au contraire, dans une perspective planétaire et mondialiste, les Français constituent un groupe de personnes bien précis, spécifique et identifiable ». Le condamné ne saisit pas la Cour de cassation.

14Le débat juridique porte sur la question de savoir si le groupe national français a, ou non, été ciblé. Pour le tribunal correctionnel, « la France » est une expression métaphorique qui ne désigne pas le groupe national des Français. Pour la Cour d’appel, au contraire, « la France » équivaut aux « Français » et l’expression appelle une provocation à la haine contre eux. Mais cette argutie juridique tend à faire oublier la question sous-jacente à l’interpellation, la poursuite et la condamnation : la police et la justice auraient-ils agi de la sorte si le mis en cause n’avait pas été d’origine maghrébine ? Ces t-shirts étant en vente libre, pourquoi leur production et leur vente n’est-elle pas interdite ? On peut se poser le même type de question pour l’affaire « Représente mon bled... ».

Affaire T1-58, 6 octobre 2010. Le mis en cause est un étudiant né en France en 1991, de nationalité française, d’origine maghrébine et sans casier judiciaire. Accompagné de plusieurs individus d’origine maghrébine, il porte le t-shirt « Représente mon bled... » (voir photo ci-dessus). Le groupe marche dans une grande place du centre-ville et s’approche de policiers (blancs) en uniforme. Un des individus tourne le dos du mis en cause en direction des policiers et frappe de sa main droite la carte de France sur-imprimée du drapeau algérien, en les regardant fixement et en les narguant silencieusement. Ce geste provoque des rires dans le groupe d’individus. Des personnes à proximité s’arrêtent et observent la réaction des policiers, qui décident l’interpellation du mis en cause. Il est auditionné et inculpé de provocation et d’incitation à la haine raciale « anti-française ». Lors de l’audition, le mis en cause reconnaît sa culpabilité et accepte la saisie du t-shirt : « il n’y a aucun message particulier, je le portais comme un autre t-shirt » ; « je reconnais que c’est une connerie, mais je n’ai pas de mauvaise intention ». L’officier de police judiciaire appelle le parquet, qui confirme l’inculpation et décide de mettre en place une alternative aux poursuites judiciaires (un rappel à la loi).

15Pourquoi qualifier ce t-shirt de provocation et d’incitation à la haine raciale ? L’accusation s’inscrit certes dans les relations conflictuelles entre les policiers et le groupe d’individus d’origine maghrébine, puisque le geste initial – le fait de montrer la carte de France sur-imprimée du drapeau algérien et de narguer les policiers – est perçu comme une provocation. Pour ne pas perdre la face, les policiers cherchent une infraction caractérisée et, compte tenu de l’absence d’autres infractions, la provocation à la haine raciale leur semble appropriée. Mais les policiers et le parquet auraient-ils poursuivi ces infractions si le porteur du t-shirt avait été blanc ? Ce n’est pas le cas. Comme le montrent les données statistiques de l’enquête DPDA, aucun des inculpés pour une infraction « anti-française » n’est blanc (européen ou français), tandis que 78 % d’entre eux sont Maghrébins ou Noirs (entendus comme catégorie ethnique), tous étant de nationalité française. C’est bien parce que le mis en cause est minoritaire que les infractions sont constituées. Autrement dit, les Français minoritaires (non-blancs) ne sont plus appréhendés comme Français dès lors qu’ils commettent une infraction « anti-française » à l’encontre des Français majoritaires (blancs). Les minoritaires sont racialisés dans le cadre de l’application d’une législation antiraciste supposée les protéger.

Conclusion

16Pour conclure, l’analyse des deux exemples au prisme du cadre théorique des textes public et caché permet d’aller au-delà de la thèse du « paradoxe républicain » ou de la contradiction entre discours républicains colorblind et discours racialisants. L’extension de la distinction scottienne des discours subalternes vers les discours dominants permet de rendre compte de la dimension stratégique et contextuelle de toute forme de discours, quel que soit le producteur. Ainsi, la domination impose aux dominants de jouer le rôle de dominant tout comme elle assigne un rôle particulier aux subalternes. Cette approche stratégique a l’avantage de ne pas présupposer une cohérence des discours républicains et montre qu’entre discours public et discours caché, la différence est liée à l’inexistence ou non d’un effet de censure. Ni cohérents, ni contradictoires, les discours républicains sur la question raciale se différencient selon leur degré de confidentialité et de publicité : ce qui est inavouable en public peut l’être en privé. Ce qui est contradictoire en apparence est en fait complémentaire dans la mesure où il existe une sorte de division du travail discursif : les discours dominants cachés « vendent la mèche » et « font le sale boulot » de l’application des dispositifs juridiques et administratifs, tandis que les discours dominants publics doivent maintenir les apparences de l’idéologie républicaine aveugle à la race.

Haut de page

Bibliographie

Amiraux V. & Simon P. (2006), « There are no Minorities Here: Cultures of Scholarship and Public Debate on Immigrants and Integration in France », International Journal of Comparative Sociology, vol. 47, no 3-4, p. 191-215.

Bachmann C. & Le Guennec N. (2002), Violences urbaines : ascension et chute des classes moyennes a travers cinquante ans de politique de la ville, Paris, Hachette littératures.

Barros F. de (2005), « Des “Français musulmans d’Algérie” aux “immigrés” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 159, p. 26–53.

Beaud S. & Pialoux M. (2003), Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard.

Bertossi C. (2011), « National Models of Integration in Europe: A Comparative and Critical Analysis », American Behavioral Scientist, vol. 55, no 12, p. 1561-1580.

Bertossi C. & Duyvendak J. W. (2012), « National Models of Immigrant Integration: The Costs for Comparative Research », Comparative European Politics, vol. 10, no 3, p. 237-247.

Besnaci-Lancou F. & Manceron G. (2008), Les Harkis dans la colonisation et ses suites, Ivy-sur-Seine, Éditions de l’Atelier.

Blanchard E. (2011), La Police parisienne et les Algériens (1944-1962), Paris, Nouveau monde éditions.

Bleich E. (2005), « Des colonies à la métropole. Le poids de l’histoire sur l’intégration des immigrés en Grande-Bretagne et en France », in Dufoix S. & Weil P. (dir.), L’Esclavage, La Colonisation, et après…, Paris, Puf, Paris, p. 437-466.

Blévis L. (2001), « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d’une catégorisation », Droit et société, no 48, p. 557-581.

Brubaker R. (1997), Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin.

Collovald A. (2001), « Des désordres sociaux à la violence urbaine », Actes de la recherche en sciences sociales, no 136-137, p. 104-113.

Codaccioni V., Maisetti N. & Pouponneau F. (2012), « Les façades institutionnelles : ce que montrent les apparences des institutions », Sociétés contemporaines, no 88, p. 5-15.

Conklin A. L. (1997), A Mission to Civilize: The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, Stanford, CA, Stanford University Press.

De Rudder V. (1991), « “Seuil de tolérance” et cohabitation pluriethnique », in Taguieff P.-A. (dir.), Face au racisme, volume II, Paris, La Découverte, p. 154-166.

Dhume F. & Cohen V. (2018), « Dire le racisme, taire la race, faire parler la nation. La représentation du problème du racisme à travers la presse locale », Mots. Les langages du politique, no 116, p. 55-72.

Doron C.-O. (2016), L’Homme altéré : races et dégénérescence (xviie-xixe siècles), Ceyzérieu, Champ Vallon.

Escafré-Dublet A., Kesztenbaum L. & Simon P. (2018), « La greffe coloniale en métropole », Societes contemporaines, no 110, p. 35-59.

Fassin É. (2006), « Aveugles à la race ou au racisme ? Une approche stratégique », in Fassin D. & Fassin É. (dir.), De la question sociale à la question raciale? Représenter la société française, Paris, La Découverte, p. 106-130.

Fassin D. & Fassin É. (dir.) (2006), De la question sociale à La question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte.

Fouteau C., Fassin E., Windels A. & Guichard S. (2014), Roms & riverains : une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique.

Gastaut Y. (2000), L’Immigration et l’Opinion en France sous la Ve République., Paris, Seuil.

Guénif-Souilamas N. (dir.) (2006), La République mise à nu par son immigration, Paris, La Fabrique.

Hajjat A. (2012), Les Frontières de l’« identité nationale ». L’Injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte.

Hajjat A. (2013), La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, Éditions Amsterdam.

Hajjat A. (2018), « Colonial Legacies: Housing Policy and Riot Prevention Strategies in the Minguettes District of Vénissieux », in Naylor E. (dir.), France’s Modernising Mission. Citizenship, Welfare and the Ends of Empire, London, Palgrave Macmillan, p. 225-250.

Hajjat A., Keyhani N. & Rodrigues C. (2019a), « Infraction raciste (non) confirmée. Sociologie du traitement judiciaire des infractions racistes dans trois tribunaux correctionnels », Revue française de science politique, vol. 69, no 3, p. 407-438.

Hajjat A., Rodrigues C. & Keyhani N. (2019b), « Proximité spatiale, distance raciale. Analyser la spatialisation des infractions racistes », Revue francaise de sociologie, vol. 60, no 3, p. 341-383.

Keyhani N., Hajjat A. & Rodrigues C. (2019), « Saisir le racisme par sa pénalisation ? Apports et limites d’une analyse fondée sur les dossiers judiciaires », Genèses, no 116, p. 125-144.

Larcher S. (2014), L’Autre Citoyen: l’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin.

Larcher S. (2019), « Sur les ruses de la raison nationale. Généalogie de la question raciale et universalisme français », Mouvements, https://mouvements.info/sur-les-ruses-de-la-raison-nationale/.

Lorcin P. M. E. (1999), Imperial Identities. Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria, London/New York, I. B. Tauris.

Manceron G. (2004), « Les “sauvages” et les droits de l’homme : un paradoxe républicain », in Bancel N., Blanchard P., Boëtsch G. & Lemaire S. (dir.), Zoos humains, Paris, La Découverte, p. 399-405.

Mazouz S. (2017), La République et ses autres : politiques de l’altérité dans la France des années 2000, Lyon, ENS éditions.

Murji K. & Solomos J. (2005), Racialization. Studies in Theory and Practice, Oxford, Oxford University Press.

Noiriel G. (1999), Les Origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette.

Peretti-Ndiaye M. (2014), Le Racisme en Corse : quotidienneté, spécificité, exemplarité, Ajaccio, Albiana.

Reekum R. van, Duyvendak J. W. & Bertossi C. (2012), « National Models of Integration and the Crisis of Multiculturalism: A Critical Comparative Perspective », Patterns of Prejudice, vol. 46, no 5, p. 417-426.

Reynaud-Paligot C. (2006), La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Puf.

Rochefort F. (2000), « L’égalité dans la différence : les paradoxes de la République, 1880-1940 », in Baruch M.-O. & Duclert V. (dir.), Serviteurs de l’État, Paris, La Découverte, p. 181-196.

Rochefort F. & Zancarini-Fournel M. (2005), « Le privé et le politique, du féminisme des années 1970 aux débats féministes contemporains », in Maruani M. (dir.), Genre. L’État des savoirs, Paris, La Découverte, p. 347-355.

Saada E. (2005), « Une nationalité par degré. Civilité et citoyenneté en situation coloniale », in Dufoix S. & Weil P. (dir.), L’Esclavage, La Colonisation, et après…, Paris, Puf, p. 193-227.

Saada E. (2007), Les Enfants de la colonie. Les métis de l’empire français entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte.

Sabbagh D. & Peer S. (2008), « French Color Blindness in Perspective. The Controversy over “Statistiques ethniques” », French Politics, Culture & Society, vol. 26, no 1, p. 1-6.

Sayad A. (1993), « Naturels et naturalisés », Actes de la recherche en sciences sociales, no 99, p. 26-35.

Sayad A. (1999), « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 129, p. 5-14.

Schaub J.-F. (2015), Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil.

Schnapper D. (1991), La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard.

Schnapper D. (1994), La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard.

Scott J. C. (2008), La Domination et Les Arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam.

Scott J. Wallach (1998), La Citoyenneté paradoxale. Les Féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel.

Slama S. (2003), « Le Privilège du national. Étude historique de la condition civique des étrangers en France », Thèse de droit public, Nanterre, Université Paris X-Nanterre.

Spire A. (2005), Étrangers à la carte. L’Administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset.

Wedeen L. (2015), Ambiguities of Domination Politics, Rhetoric, and Symbols in Contemporary Syria, Chicago, University of Chicago Press.

Weil P. (2005), Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution, Paris, Gallimard.

Zancarini-Fournel M. (2004), « Généalogie des rébellions urbaines en temps de crise (1971-1981) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 84, p. 119-127.

Haut de page

Notes

1 Je tiens à remercier James C. Scott, Béatrice Hibou, Éric Fassin, Zacharias Zoubir et Camilla Brenni pour leurs précieuses relectures de cet article.

2 Enquête DPDA (Des paroles et des actes : la justice face aux infractions racistes).

3 Les premières formes de racialisation se sont produites dans la péninsule ibérique du xvie siècle (Schaub, 2015). La Reconquista et l’Inquisition ont assigné les juifs et les musulmans une identité religieuse permanente et héréditaire, justifiant un traitement social et politique inégalitaire. Le processus de production de la différence raciale peut s’appuyer sur des signes variés selon les configurations historiques et géographiques : la couleur de peau, la nationalité, etc.

4 Archives départementales du Rhône (ADR) 2230W09. Cabinet du préfet délégué pour la police, « Analyse de la situation », dossier préparé pour la visite de M. Quilliot, ministre de l’Urbanisme et du Logement, aux Minguettes le 16 octobre 1981. C’est moi qui souligne.

5 ADR 2230W09. Préfet délégué pour la police, « Insécurité et population étrangère à Vénissieux », lettre au préfet, directeur central des polices urbaines, 4 juillet 1979.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Abdellali Hajjat, « Des discours républicains aveugles à la race ?  », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 12 |  2021, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9463

Haut de page

Auteur

Abdellali Hajjat

abdellali.hajjat@ulb.be
Sociologue à l’Université libre de Bruxelles, GERME - Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie, GERME, CP 124, avenue Jeanne 44, 1050 Bruxelles, Belgique

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search