- 1 Ce registre hybride, plus facile à pratiquer à l’oral, combine à l’écrit un triple risque auquel je (...)
1Cet article se propose d’illustrer à partir d’une trajectoire de recherche particulière, à la fois individuelle et personnelle, la manière dont le travail de terrain tout à la fois appelle et interpelle les catégories de l’analyse. Je m’inscris pour ce faire dans un registre spécifique, hybride – et à ce titre toujours risqué1 – qui cherche à articuler un retour réflexif sur un cheminement de recherche sur un objet, ici le bénévolat, à une réflexion épistémologique plus large et à vocation collective, sur la manière dont les rapports sociaux traversent non pas seulement nos terrains d’analyse mais aussi nos catégories. Tout en s’appuyant sur plusieurs enquêtes menées seule ou avec des collègues, en France et/ou aux États-Unis, mon propos ne visera donc pas tant à présenter des résultats de recherche sur le bénévolat qu’à exposer les étapes empiriques d’un itinéraire théorique qui commence avec la sociologie de l’engagement et débouche sur une notion, celle d’exploitation. Je montrerai ainsi comment mes enquêtes sur l’engagement bénévole m’ont conduite à développer une sociologie du travail bénévole puis, en analysant les usages de ce travail, invisible comme travail, à formuler des interrogations en termes de travail gratuit et d’exploitation. Je montrerai ensuite comment les analyses féministes du travail domestique m’ont fourni un cadre d’analyse permettant, sinon de résoudre à tout le moins de traiter ces questions empiriques, de les rendre recevables, tout en (ré)ouvrant de nouvelles interrogations plus théoriques, voire épistémologiques, sur la concurrence des figures de l’exploitation qui s’offraient au sociologue et, plus largement, sur le genre de cette catégorie d’analyse et d’autres qui lui sont connexes. Après avoir montré comment les difficultés à résoudre les questions de l’enquête ont en quelque sorte forcé les cadres d’analyse adoptés pour y prendre au sérieux les rapports sociaux, je soulignerai donc combien l’empirie peut participer à rendre visible les rapports sociaux qui construisent aujourd’hui encore nos modes de théorisation du travail et de l’exploitation.
- 2 Celle-ci reposait notamment sur une centaine d’entretiens avec des bénévoles français et américains (...)
- 3 On peut penser à la fois aux débats autour de l’ouvrage de Jacques Ion (1997) menés par Bénédicte H (...)
2Lors de mes tout premiers travaux de recherche et jusque tardivement dans l’avancée de ma thèse, c’est bien l’engagement bénévole qui m’intéressait. C’est cet objet là – ou cette approche là de l’objet « bénévolat » – qui avait motivé mon choix de comparer la France aux États-Unis pour ma thèse, dans la suite de l’héritage tocquevillien dans lequel je m’inscrivais alors et qui accordait une place centrale au bénévolat dans le modèle de démocratie américain. Dans ma thèse qui portait sur la pratique bénévole en France et aux États-Unis2, j’ai donc traité de cette question de l’engagement au sens du bénévolat comme « mode de participation politique » – comme il était d’usage de dire à l’époque. Je me suis positionnée, comme il se doit, dans un débat qui apparaissait si central à la fin des années 1990 qu’il en devenait incontournable – comme l’ont analysé avec recul et une grande finesse Bénédicte Havard Duclos et Sandrine Nicourd (2005) dans le dernier chapitre de leur ouvrage Pourquoi s’engager ?. L’engagement associatif constitue-il une (sinon la) nouvelle forme d’engagement politique, « un nouvel âge de la participation » (Barthelemy, 2000) ? S’inscrit-il en rupture ou en continuité avec d’autres formes de militantisme dites « traditionnelles » (militantisme religieux, syndical, partisan) ? Assisterait-on à « la fin des militants » (Ion, 1997) et à l’émergence de nouvelles formes, plus individuelles, moins « sacrificielles » d’engagement – le « post-it que l’on promène avec soi » contre « le timbre sur la carte d’adhérent » pour reprendre une image utilisée alors par Jacques Ion ? Difficile de travailler sur le bénévolat associatif à la fin des années 1990 et d’échapper à ces problématiques, qui saturent aussi bien le champ scientifique que le champ médiatique, comme B. Havard Duclos et S. Nicourd l’ont bien montré et qui envahiront assez rapidement le monde associatif lui-même comme je l’observerai par la suite (Simonet, 2010). En ce qui me concerne je n’y ai pas échappé ; c’est bien de ce cadrage théorique de l’objet, relevant d’une sociologie politique somme toute assez classique, que je suis partie. Et j’ai produit, sur mon terrain comparatif, quelques résultats d’enquête à ce sujet, propres sans doute mais sans grand intérêt. Sans grand intérêt et sans grand apport surtout, tant il m’apparaissait que cette question de l’engagement faisait déjà l’objet d’une importante littérature, souvent fondée sur des enquêtes empiriques de qualité, avec des débats3 dans lesquels je pouvais m’inscrire mais sans véritablement les renouveler. Il me semblait, à l’inverse, que peu de gens s’étaient intéressés à ce qui m’apparaissait alors comme une « découverte » cruciale de mon travail d’enquête et que je nommais alors, faute de mieux, « ces dimensions du travail » au cœur des engagements.
- 4 Forme d’engagement à temps plein, pour une durée déterminée, donnant droit à une indemnité et à la (...)
- 5 Une différence toutefois distinguait la France des États-Unis : les Français se corrigeaient souven (...)
3Ces dimensions du travail avaient d’abord émergé dans les entretiens, avec les bénévoles dans ma thèse, puis avec les volontaires dans la recherche que j’ai menée après celle-ci sur l’apparition en France et aux États-Unis de ce statut d’« engagement citoyen » indemnisé4. Ces dimensions me sont apparues sous un double registre lexical et thématique. L’analyse des entretiens tout d’abord m’amenait à constater que les bénévoles français comme américains avaient systématiquement recours au terme de – et plus largement au lexique du – « travail » pour parler de leur pratique : « ici je travaille », « mon travail c’est… », « je travaille avec » (« I work with », « my work here »)5. Au-delà de ce registre lexical, c’est le travail comme registre thématique qui se donnait à entendre dans les entretiens, un registre double là aussi. J’y retrouvais systématiquement la présentation par les bénévoles de ce qu’Everett Hughes (1996) appelle le « drame social du travail » (social drama of work), c’est-à-dire une présentation de l’activité bénévole en relation, inscrite dans une matrice sociale du travail (ceux avec qui je travaille, ceux pour qui je travaille, mon rôle dans cette matrice, comment je l’apprends, quelles sont les erreurs possibles, comment les éviter, etc.). Je retrouvais également dans ces entretiens la mise en exergue des liens entre l’activité bénévole exercée et la carrière professionnelle, passée, future ou en cours, réelle ou idéale, mise en exergue qui ouvrait plus fondamentalement sur une analyse des interactions entre carrières professionnelles et carrières bénévoles des interviewé·es.
- 6 J’ai proposé une analyse de ce conflit dans mon livre Le travail bénévole (Simonet, 2010, p. 195-20 (...)
4M’ont également interpellée, dans ma thèse mais sans doute plus encore après celle-ci, de nombreux éléments de terrain ayant davantage trait au « volunteer labor » qu’au « volunteer work » ; le travail appréhendé comme rapport social et institutionnel et non simplement sous l’angle de l’activité. Ils en appelaient à une analyse du travail bénévole dans ses dimensions plus politiques et plus institutionnelles, et notamment conflictuelles. Ainsi de la grève des bénévoles des Restos du Cœur qui se produit en octobre 2001, une cinquantaine de bénévoles parisiens des Camions du Cœur se mettant en grève pour protester contre la décision prise par le conseil d’administration de l’association de distribuer des sandwichs à la place des plats chauds6. Je constate également que des bénévoles intentent – et parfois gagnent – des procès au cours desquels leur activité bénévole se voit requalifiée en contrat de travail, requalifications qui pouvaient être également intentées par l’Urssaf en France ou le Department of Labor aux États-Unis – et parfois contre la volonté des bénévoles eux-mêmes. De nombreuses associations avaient d’ailleurs, comme je le découvrais progressivement dans les deux pays, développé des outils pour se prémunir contre ces « risques de requalification ». M’interrogeait aussi dans un registre qu’on pourrait qualifier davantage de « relations professionnelles », l’apparition progressive aux États-Unis puis en France, de la thématique du « management des bénévoles » et de la « gestion des ressources humaines bénévoles », avec sa littérature grise, ses outils, ses acteurs... En miroir, la question de la « syndicalisation des volontaires » avait également émergé comme une interpellation dans certains entretiens menés avec des volontaires en France et aux États-Unis mais aussi comme une revendication portée notamment par le syndicat Asso, syndicat des salariés associatif né en 2010 dont j’avais suivi la fondation et le développement avec Matthieu Hély (Hély & Simonet, 2011).
- 7 Ainsi pour Georges Friedmann (1964), la participation associative est évoquée comme l’une de ces « (...)
5Plus j’avançais dans mes enquêtes, plus j’avais le sentiment d’un décalage, d’un manque, entre ce que je comprenais du fonctionnement de ces mondes du bénévolat et la manière dont la sociologie s’était emparée de l’objet bénévolat en le confiant, dans la division du travail sociologique, à la sociologie politique exclusivement. La sociologie du travail, à quelques exceptions près, faisait du bénévolat le lieu de définition de sa frontière justement : il relevait du « non » travail7, du « hors » travail et désignait les limites du territoire des objets qu’elle étudiait. Elle s’était ainsi très peu préoccupée de cet objet, à quelques exceptions près puisque le bénévolat apparaissait tout de même mentionné dans quelques textes d’Eliot Freidson (1986) sur les professions artistiques, dans les travaux de Robert Stebbins (1979) sur les amateurs, dans l’ouvrage de Chris et Charles Tilly (1998) Work under capitalism, mais sans jamais faire l’objet d’une analyse systématique et a fortiori d’une analyse empirique. Reste une très belle exception dans ce paysage américain, une exception dont la lecture a été déterminante pour mon travail à plus d’un titre : Invisible Careers. Women Civic Leaders from the Volunteer World, publié aux Presses de Chicago en 1988, par Arlene Kaplan Daniels, élève d’Everett Hughes et féministe...
- 8 Voir par exemple le numéro de Sociétés contemporaines (Krinsky & Simonet, 2012) intitulé « Déni de (...)
6Plus familière de la perspective interactionniste, dans laquelle mon enquête s’ancrait alors, que de la perspective féministe, qui ne m’avait jamais été enseignée au cours de mon parcours à l’Université, c’est bien comme une « catégorie fondée sur le terrain » que j’ai pensé cette notion de « travail bénévole » quand j’ai commencé à l’utiliser, comme une théorisation de moyenne portée (Glaser & Strauss, 1967) produite par des aller-retours entre l’enquête et l’analyse. Regarder le bénévolat comme du travail c’était tout simplement aller chercher les bons outils théoriques pour analyser le fait que les interviewé·es nomment et décrivent leur pratique comme telle, que les associations se mettent à « manager les bénévoles », que des bénévoles mécontents se mettent en grève ou que les tribunaux requalifient parfois la pratique en travail dissimulé... il me semble avec le recul, ne pas avoir alors complètement pris la mesure, à cette étape de la théorisation, de ce que cela enclenchait que de penser cette pratique bénévole comme du travail. Ce qui me préoccupe alors c’est surtout d’offrir à mon objet les instruments d’analyse de la sociologie du travail. Cela m’apparaît déjà comme une entreprise colossale puisque, ce faisant, je questionne la division sociologique du travail sur cet objet, en contestant tout à la fois le mandat de la sociologie politique et les frontières de la sociologie du travail ! Je saisis bien néanmoins, sans en tirer encore toutes les conséquences, qu’en parlant de « travail » bénévole je mime le mouvement qui a été celui des féministes à propos du travail domestique, que je pose à mon objet la même question qu’elles ont posée aux activités domestiques : et si on regarde ça comme du travail qu’est ce qu’on voit ? Et je commence à réaliser que si le bénévolat est du travail, alors ce n’est pas n’importe quel travail, c’est une forme de travail non reconnu comme tel – et pas uniquement par les sociologues du travail –, ce que les chercheuses féministes justement ont appelé du « travail invisible » – un terme et au-delà une thématique et un corpus que je commence alors à creuser en m’intéressant aux frontières entre « travail visible » et « travail invisible », et progressivement et collectivement8, à la visibilisation et l’invisibilisation du travail comme processus.
7Deux enquêtes collectives menées à New York à cette époque vont adjoindre à la question du travail invisible celle du travail gratuit en me confrontant aux usages de ce travail invisible par les organisations dans lesquelles il s’exerce (une association pour la première, un service public pour la seconde) et à leurs enjeux économiques et politiques. Ces analyses du recours associatif et municipal au travail invisible, des processus de mise au travail sur lesquels ils s’appuient et de leur usage – en termes de substitution au travail rémunéré notamment –, vont progressivement faire émerger des interrogations en termes de travail gratuit et d’exploitation, sans que je ne sache très bien au départ comment les appréhender théoriquement.
8Au début des années 2010, Anne Bory et moi avons mis en commun les matériaux que nous avions chacune récupérés sur City Year New York, la branche new yorkaise d’une organisation associative américaine sur laquelle nous avions toutes deux enquêté pour des motifs différents. Anne Bory (2008) faisait alors sa thèse sur le bénévolat d’entreprise en France et aux États-Unis, cette « forme de mécénat reposant sur la promotion auprès des salariés d’activités associatives, effectuées pendant le temps de travail ou sur le temps libre des salariés, auprès d’associations sélectionnées par l’entreprise » (Bory, 2013). Dans la ville de New York sur laquelle elle enquêtait, City Year apparaissait comme un acteur central, à tout le moins incontournable dans l’intermédiation du bénévolat, c’est-à-dire l’organisation et la vente, à des entreprises, de journées de bénévolat associatif pour leurs salarié·es.
9De mon côté, je m’étais penchée sur City Year dans le cadre de mon enquête sur le volontariat en France et aux États-Unis, cette petite association américaine ayant, par un savant transfert culturel, influencé tout à la fois la politique publique du volontariat aux États-Unis et en France au cours des années 1990 (Simonet, 2010, p. 110).
10En mettant en commun nos terrains pour écrire un article sur cette association, A. Bory et moi réalisons que si City Year et City Year Care Force, l’entreprise sociale que l’association a construite pour développer son activité de bénévolat d’entreprise, ont pris une place centrale sur ce marché de l’intermédiation, c’est en partie grâce au recours aux volontaires en service civique pour encadrer les bénévoles des entreprises lors des « journées de bénévolat ». Comme le fera comprendre à peu près en ces termes, un responsable de Care Force à A. Bory lors d’un entretien : là ou les autres acteurs de l’intermédiation utilisent des salariés pour encadrer les bénévoles envoyés par les entreprises, l’utilisation des jeunes volontaires en service civique constitue ici un avantage comparatif. Elle permet de facturer moins cher aux entreprises le prix par bénévole d’une telle journée et donc de gagner des parts de marché. Un salarié du service de développement de City Year regrettera même de son côté de ne pouvoir vendre plus de jours de bénévolat aux entreprises faute d’un nombre insuffisant de volontaires pour encadrer ces journées… Pour maintenir et développer sa mission, l’association City Year s’est donc engagée dans la fourniture lucrative d’une prestation fondée sur un travail sous-payé. On voit ici comment le secteur non lucratif peut être conduit non seulement à mettre en marché l’engagement bénévole, comme la thèse d’A. Bory l’a remarquablement montré, mais aussi à mettre à profit celui des volontaires et donc à donner un prix à leur citoyenneté (Bory & Simonet, 2013).
- 9 Le workfare est l’obligation faite aux allocataires de l’aide sociale de donner des heures de trava (...)
11Ces interrogations relatives aux usages du travail invisible, à son appropriation et plus largement à l’économie politique dans laquelle ils s’inscrivent n’ont pas manqué d’avoir des échos, et se sont même amplifiées, sur un autre terrain que je venais de commencer alors avec mon collègue américain John Krinsky. Cette enquête intitulée « Who cleans your park ? » (Krinsky & Simonet, 2017a) portait sur les transformations du travail dans les parcs de la ville de New York depuis la crise budgétaire des années 1970. Elle s’intéressait à la démultiplication des statuts de travailleur·ses qui s’y était produite et notamment au développement du bénévolat et du workfare9 dans ce petit service public municipal d’entretien des parcs. Assez tôt dans notre enquête, J. Krinsky et moi nous sommes retrouvé·es face à un haut fonctionnaire de la ville de New York qui nous a expliqué qu’au cours des années 1990, le service municipal d’entretien des parcs de New York avait été mis en concurrence avec des entreprises privées, dans le cadre d’une expérimentation menée sur quelques quartiers du Queens, afin d’établir s’il n’était pas plus rentable de privatiser l’entretien des parcs municipaux. Alors qu’il nous annonce non sans fierté que le département des parcs a « gagné » contre l’entreprise privée et conservé de ce fait le monopole d’entretien des parcs, il ajoute : « We have something corporations don’t have, free labor. » Ce « free labor » qu’il a en tête et dont il n’hésitera pas à dire qu’il a « sauvé » le département des parcs, c’est avant tout celui des milliers d’allocataires de l’aide sociale que la ville de New York utilisait alors pour nettoyer ses parcs – sans les payer ou très peu puisque leur allocation était essentiellement prise en charge par l’État de New York et l’État fédéral. C’est aussi, comme le reste de l’entretien le mettra en évidence, le « free labor » de milliers de bénévoles dont l’engagement est encouragé et soutenu par différents programmes associatifs et un important partenariat public privé, Partnerships for Parks, financé à la fois par le département des parcs de la ville de New York et par une grande fondation privée, la City Parks Fondation.
12Dans les deux séquences empiriques évoquées ici, il n’y a pas à proprement parler de « profit » et pourtant on voit bien l’usage qui est fait par les unes – l’association City Year et la municipalité de New York – du travail non rémunéré des autres – bénévoles, volontaires, allocataires de l’aide sociale. Le recours aux volontaires permet à City Year de baisser ses coûts et donc ses prix et ainsi de prendre à ses concurrent·es des parts de marché. Le recours aux bénévoles et aux allocataires au workfare permet à la municipalité de New York de garder le monopole de l’entretien des parcs, alors que le nombre de « parkies », les fonctionnaires municipaux protégés et syndiqués de ce petit service public ne cesse de diminuer depuis la « fiscal crisis » des années 1970.
- 10 Les allocataires dans le programme de welfare to work en place dans les parcs sont au moment de not (...)
- 11 Sans que l’on en ait jamais eu la confirmation officielle, la découverte au fur et à mesure de notr (...)
13Le mot qui m’est spontanément venu pour qualifier ces usages politiques et associatifs du travail invisible et gratuit (ou semi-gratuit) est celui d’exploitation, mais immédiatement assorti d’une kyrielle d’interrogations que je détaillerai ici à partir de mon enquête sur les parcs. Peut-on parler d’exploitation dans des espaces qui ne relèvent pas du travail mais de ce que la société range du côté du hors travail justement (l’engagement pour les bénévoles, l’assistance pour les allocataires de l’aide sociale) ? Peut-on parler d’exploitation dans un service public et y-a-t il exploitation si on ne peut à proprement parler mesurer de profit pour l’organisation ? Faut-il alors substituer à la mesure du profit, celle des économies réalisées sur le « coût » du travail par la municipalité ? A-t-on affaire ici à une exploitation capitaliste alors que nous ne rencontrerons J. Krinsky et moi, à notre grande surprise d’ailleurs, pas une seule entreprise privée (lucrative) sur notre terrain d’enquête mais uniquement un service municipal et des associations ? Cette notion d’exploitation suffit-elle à décrire le processus historique que l’on mettra progressivement en lumière et qui relève moins d’une privatisation du service public, au sens traditionnel du terme, que d’une gratuitisation de celui-ci ? Permet-elle de penser à la fois ensemble et distinctement le développement et l’institutionnalisation de ce double travail invisible par lequel s’opère cette gratuitisation du travail dans les services publics, celui des bénévoles et celui des allocataires de l’aide sociale ; un double travail invisible, certes majoritairement féminin, mais des deux côtés de la hiérarchie sociale ? Et à ce titre, si parler d’exploitation pouvait sembler légitime pour désigner l’utilisation du travail des allocataires de l’aide sociale – fraction féminine et racisée des classes populaires américaines10 – comment faire en sorte que ce terme intègre bien ce système de relations paternalistes et d’économie sexuelle que l’enquête va petit à petit mettre en lumière à propos des conditions de travail de ces allocataires et qui articule si clairement dépendance économique inscrite dans le statut, domination sociale et raciale et appropriation des corps ? Le système de faveurs et d’échanges sexuels dans lequel sont prises les allocataires de l’aide sociale mises au travail dans les parcs, comme la régulation officieuse et silencieuse dont il fait l’objet, nous invitait progressivement à le penser comme au cœur de la politique du travail dans les parcs et non comme une conséquence malheureuse de celle-ci11. Jusqu’où peut-on alors sérieusement utiliser le même terme d’exploitation pour désigner également l’utilisation par la ville du travail de ces acteurs, qui sont en grande partie là aussi des actrices, bénévoles, « bonnes voisines » et bonnes citoyennes, issues des classes moyennes ou supérieures que rien a priori n’oblige à être là, sinon toute une panoplie de normes sociales et genrées ? Coexistait toutefois dans la bouche des allocataires de l’aide sociale au workfare et dans celle des bénévoles, cette petite formule : « I wanted to give back to the community » que j’avais déjà mise en lumière dans ma thèse. Elle se retrouvait également comme une injonction dans les discours politiques et institutionnels sur le workfare (« you have to give back to the community ! ») et comme une invitation dans les appels associatifs ou municipaux à l’engagement bénévole ( « if you want to give back to the community, you can… »). Cette justification in fine du travail gratuit par la citoyenneté rend alors impossible de ne pas penser conjointement ces processus politiques de mise au travail gratuit de femmes que pourtant tout sépare socialement et en partie aussi racialement. Elle invite à penser à la fois tout ce qu’il y a de commun dans ce travail gratuit comme preuve de la citoyenneté pour ces femmes et en même temps tout ce en quoi il s’oppose. Elle donne à voir combien ce travail gratuit des femmes dans les parcs, « au nom de la citoyenneté », est terriblement pris dans des rapports sociaux de classe et de race : entre une citoyenneté qu’on montre et qu’on valorise pour les un·es et une citoyenneté qu’on démontre et qu’on rachète pour les autres.
- 12 Les conditions de ce plongeon seraient trop longues à détailler ici. Je signalerai simplement que m (...)
14En plongeant12 dans les analyses féministes sur le travail domestique et l’exploitation à laquelle il donne lieu, j’ai réalisé à quel point la perspective féministe – ou plutôt les perspectives féministes dans leurs débats et à travers leurs controverses – offrait des éléments de « cadrage » à mes différentes questions. Non seulement les différents courants du féminisme avaient posé et débattu, à partir du travail domestique, toutes les questions sur le travail gratuit, mais ils avaient, de ces débats, fait émerger une autre définition de l’exploitation qui me permettait de prendre au sérieux mes constats empiriques et de les réinscrire dans un corpus et des propositions théoriques. Ces analyses féministes invitaient en effet à penser le travail gratuit non pas comme une soustraction (un travail moins une rémunération) mais bien comme un déni de travail, et ce au nom de valeurs : au nom de l’amour pour le travail domestique (« c’est pas du travail c’est de l’amour ! »), au nom de la citoyenneté pour les formes civiques de travail gratuit sur lesquelles je m’étais penchée dans mes enquêtes individuelles ou collectives. L’exploitation devenait alors l’appropriation comme travail de ce travail dénié comme tel… et, comme le rappelait Christine Delphy (2015, p. 81), si le profit « peut définir ou mesurer le gain des capitalistes », « il ne mesure en rien l’exploitation du travailleur et de la travailleuse ». Ces analyses invitaient également à se décentrer du marché pour penser l’exploitation en soulignant combien elle se réalisait, s’opérationnalisait aussi dans « nos cuisines et nos chambres à coucher » (Cox & Federici, 1975, p. 278), mais aussi, pourquoi pas, nos espaces dits de loisirs ou d’engagement… Que l’on pense le patriarcat comme inhérent au capitalisme, comme le féminisme marxiste autonome, ou articulé à lui, comme le matérialisme radical, penser cette dimension patriarcale de l’exploitation ouvrait les territoires de l’exploitation bien au-delà de l’usine, de l’entreprise, du marché. Ce faisant ces débats pointaient déjà ce que les penseuses du black feminism allaient largement mettre en lumière et théoriser par la suite, à savoir la diversité des formes d’exploitation pour « les » femmes et la manière dont la pluralité des rapports sociaux de sexe, de classe et de race venait déshomogénéiser leurs expériences de l’exploitation. Elle permettait de penser ensemble l’exploitation des bénévoles et celle des allocataires de l’aide sociale sans les réduire l’une à l’autre.
15Cette appropriation des théories féministes de l’exploitation, appelée par mes questionnements empiriques a débouché sur une vaste interrogation sur les figures et les formes de l’exploitation avec lesquelles on réfléchit aujourd’hui et plus largement sur le genre de nos catégories d’analyse en sociologie du travail. Elle m’a suggéré deux choses sur lesquelles je souhaiterai terminer, comme une ouverture, ce récit réflexif. La première c’est de réfléchir à ce que l’on pourrait gagner en tant que sociologues du travail – et peut-être aussi pourquoi pas, à ce que l’on aurait à perdre ? – à investir une approche empirique de l’exploitation comme je viens de le proposer trop rapidement ici. C’est le pari que nous avons fait l’anthropologue Giulia Mensitieri (2018) et moi, dans le cadre du séminaire « Approches empiriques de l’exploitation » qui propose de travailler la notion d’exploitation à partir de recherches empiriques menées par des sociologues et des anthropologues, de mettre à l’épreuve du terrain, et notamment de différents terrains contemporains (la mode, internet, les mines, la migration…), les différentes approches marxistes et féministes de l’exploitation. Il invite à les discuter, les confronter, les critiquer collectivement à partir de cet ancrage empirique.
- 13 On citera comme exception récente le livre du Collectif Rosa Bonheur (2019).
16Prendre au sérieux la manière dont nos enquêtes de terrain interpellent nos catégories d’analyse c’est bien sûr réfléchir à la façon dont nos concepts sont souvent « pauvres en contenus » comme le souligne Béatrice Hibou dans sa contribution à ce dossier de Sociologie. Mais nos concepts sont aussi parfois « déjà riches en représentations », au sens où ils sont à la fois déjà chargés théoriquement – la notion de travail (ap)porte avec elle un questionnement matérialiste – et où ils sont eux-mêmes traversés par des rapports sociaux qui les modèlent. Malgré des décennies de luttes et d’analyses féministes, la notion de travail est toujours foncièrement androcentrée. Bien sûr, suite à ces luttes, les femmes comme travailleuses ont été intégrées – « ajoutées » diraient certaines (Wajcman, 2003) – aux études sur le travail, puis le travail féminin et avec lui la division sexuelle du travail et plus largement le genre au travail sont devenus un prisme de plus en plus légitime pour étudier le travail aujourd’hui. Pourtant quand les sociologues du travail disent, pensent, analysent, observent le « travail », très peu y intègrent encore aujourd’hui le travail domestique, le travail bénévole, le travail gratuit13… Cette critique n’est évidemment pas nouvelle et elle a largement été travaillée par les chercheuses féministes elles-mêmes. « Et si le travail tombait enceinte ? » avait ainsi demandé Louise Dulac au début des années 1980, en soulignant les limites de cette « phase de forcing théorique », cette « suave samba théorique », où les féministes avaient tenté d’élargir certains concepts comme ceux de « travail productif et de valeur », où l’on espérait qu’en « faisant entrer le travail ménager dans le cadre de ces concepts » elles pourraient « démontrer l’incroyable “oubli” du marxisme à son égard et faire reconnaître ainsi son importance sociale » (Vandelac, 1981, p. 68-69).
17L’analyse des dimensions du travail au cœur du bénévolat, telles qu’elles ressortaient de mes enquêtes, m’a progressivement conduite à délaisser la sociologie de l’engagement pour une sociologie du travail attentive aux frontières sociales et politiques du travail. Avec la question de l’exploitation des bénévoles, c’est dans une économie politique empirique et féministe que vient désormais s’inscrire cet objet « bénévolat » analysé comme travail gratuit. C’est bien ces enjeux de définition de ce qui est productif, de ce qui créé ou non de la valeur, soulevés par Louise Vandelac comme par de nombreuses féministes matérialistes, que la question de l’exploitation des bénévoles nous invite à penser à nouveau, à partir des leçons du « domestic labor debate », mais au-delà du seul travail domestique. Elle met en lumière, à travers l’analyse de la gratuitisation du travail dans les services publics par exemple, l’extension des territoires du travail gratuit et avec elle la multiplication des modes de mobilisation et d’appropriation de formes diverses de travail non reconnues comme telles (le bénévolat, le volontariat, le workfare, les stages, etc.). Pour saisir cette exploitation du travail, au nom de valeurs dites « hors travail » qui l’invisibilisent, il convient alors de désandrocentrer nos catégories d’analyse et de penser ensemble la question de « la valeur » économique et celle sociologique et politique « des valeurs ». La chose est loin d’être évidente. Ces valeurs qui sont au cœur de la mise au travail gratuit (l’amour, la citoyenneté, l’engagement…) sont justement celles qui, de prime abord, nous interdisent, ou à tout le moins rendent illégitimes, le recours à la notion d’exploitation pour analyser ces pratiques. Parce que ce combat épistémologique est loin d’être terminé, parce qu’il y a sans doute encore « des contradictions à débusquer » et des « brèches à colmater » (Vandelac, 1981), peut-être est-il temps de reprendre le « forcing théorique » et de réamorcer, depuis le terrain, quelques pas de « samba »…