Navigation – Plan du site

AccueilNumérosN° 4, vol. 12DébatCritique sociale, enquête empirique (…)

Critique sociale, enquête empirique et théorisation philosophique

Social critique, empirical research and philosophical theory
Emmanuel Renault

Texte intégral

1Les rapports entre philosophie et sciences sociales sont le plus souvent abordés dans le cadre d’une réflexion sur les frontières disciplinaires. Elle conduit immanquablement à souligner ce qui distingue les manières philosophiques et sociologiques de produire du savoir. Il semble alors en résulter que la philosophie et la sociologie n’ont pas grand-chose à se dire, même si l’une et l’autre peuvent entrer en discussion concernant la réflexion épistémologique (bien qu’elles la conduisent différemment) et de la théorie sociale (qui n’est cependant centrale ni dans l’une ni dans l’autre) (Renault, 2018). En réfléchissant ainsi à ce qui distingue philosophie et sociologie du point de vue des frontières disciplinaires, on leur attribue légitimement des fonctions différentes mais on risque aussi d’oublier qu’elles poursuivent parfois les mêmes objectifs. L’une et l’autre sont en effet souvent motivées, pas toujours certes, par le souhait de contribuer à la caractérisation et à la résolution des problèmes sociaux et politiques de l’époque, en intervenant dans les débats qui sont suscités par la critique sociale qui prend ces problèmes pour objet. S’il ne fait pas de doute que les sciences sociales peuvent proposer leur contribution à ces débats, en rendant disponibles des résultats empiriques ainsi que des concepts et des hypothèses théoriques, il n’est pas exclu que les méthodes de réflexion philosophique puissent elles aussi apporter une contribution utile. Ici encore, cependant, il semble qu’une stricte division du travail doive s’instaurer puisque la philosophie politique, qui reste la principale forme du discours philosophique sur la société, se conçoit généralement comme une réflexion sur les fondements normatifs de la critique sociale. Cherchant à définir les normes de la critique sociale (normes de justice, normes de démocratie) et les conditions de leur application légitime (sous forme de théories de la justice ou de théories de la démocratie), elle ne juge pas nécessaire de s’appuyer sur une connaissance empirique des objets de la critique sociale. Or, dans bien des cas, comme nous le verrons, les controverses suscitées par la critique sociale ordinaire sont telles que les dimensions empiriques et normatives des questions disputées ne peuvent être désimbriquées (Renault, 2020). Par ailleurs, lorsque ces controverses concernent les rapports sociaux de domination, les problèmes ne relèvent pas seulement de la connaissance empirique et de la théorisation normative, mais aussi de la justification de la pertinence descriptive et explicative des concepts au moyen desquels se formule la critique. Une telle justification appelle un type de théorisation qui n’a rien de spécifiquement sociologique ou philosophique, et qui peut être pris en charge par l’une ou l’autre de ces disciplines, séparément ou conjointement.

La critique sociale comme activité de caractérisation, d’interprétation et de justification

2Sur le plan pratique, la critique sociale prend la forme de résistances, de prises de parole et de mobilisations collectives. Sur le plan cognitif, elle suppose trois types d’opérations : de caractérisation de la situation critiquée ; d’interprétation des normes permettant le mieux de critiquer la situation (est-ce que telle ou telle définition de la justice, ou de la démocratie, doit-être mobilisée ?) ; de justification de la manière dont les normes sont appliquées à la situation (Renault, 2021). Ces activités cognitives donnent lieu à différents types de conflits entre ceux qui considèrent que telle ou telle situation sociale doit être critiquée et ceux qui soutiennent au contraire qu’elle ne le doit pas.

  • 1 « L’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom » a été créé en juin 2007, par (...)

3S’agissant de la caractérisation de la situation problématique, les conflits peuvent concerner notamment la gravité des conséquences du problème et la nature de ses causes. La connaissance empirique devient alors un enjeu fondamental qui peut conduire les acteurs de la critique sociale ordinaire à nouer des alliances avec les sciences sociales. Ces alliances peuvent rester ponctuelles ou prendre des formes plus institutionnalisées, comme celles des centres de recherche syndicaux ou de dispositifs destinés à produire des contre-expertises comme la Fondation Copernic. Prenons l’exemple de deux arguments qui sont souvent opposés à la critique de la souffrance au travail : ce qu’on appelle « souffrance » n’est le plus souvent que le stress qui accompagne tout travail et dont les conséquences sont sans gravité ; que ce stress puisse devenir insupportable, cela ne s’explique pas par l’organisation ou les conditions de travail, mais seulement par des fragilités psychologiques. Il n’est d’autre moyen de répondre à ces objections que de se situer sur le plan de l’enquête empirique sur les conséquences et les causes de la souffrance au travail. Il n’est donc pas étonnant que les forces syndicales qui se sont emparées de la problématique de la souffrance au travail se soient parfois senties obligées de mettre en place des dispositifs d’enquête spécifiques, comme par exemple l’« observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom1 ».

  • 2 « Libéralisme » est pris ici au sens du libéralisme politique de John Rawls. On remarquera qu’y com (...)

4Les activités ordinaires de critique sociale peuvent aussi donner lieu à des conflits relatifs à l’interprétation des principes normatifs susceptibles d’être mobilisés pour établir le caractère problématique de la situation sociale critiquée et pour justifier cette critique. Prenons par exemple la critique du caractère non démocratique de l’entreprise capitaliste. Les aspirations des salariés à participer à l’exercice du pouvoir qui organise leurs activités professionnelles, à être reconnus dans les entreprises non pas seulement comme des subordonnés mais aussi comme des citoyens sont indéniables (Fererras, 2007). Mais sans cesse la critique des caractéristiques anti-démocratiques des entreprises se heurte à des objections qui se veulent frappées du sceau de l’évidence : les exigences démocratiques sont légitimes en général, mais elles perdent leur pertinence dans le cadre institutionnel des entreprises. Les exigences démocratiques perdraient leur pertinence dès qu’elles seraient appliquées à des institutions où l’exercice du pouvoir prend une forme hiérarchique fondée sur la compétence. Si les modalités d’exercice du pouvoir devaient y être néanmoins critiquées, il conviendrait seulement d’exiger qu’elles se conforment au bien commun par l’intermédiaire de règles de droit, celle du droit du travail. Tel est en substance l’argument principal de ce qu’on peut appeler la critique républicaine de l’exigence de démocratisation du travail (voir par exemple Anderson, 2017). On peut également opposer aux exigences de démocratisation du travail, de même qu’aux exigences républicaines mentionnées à l’instant, qu’aucun principe ne permet légitimement de limiter la liberté des propriétaires des entreprises, de sorte que la critique sociale devrait renoncer à prendre pour objet les modalités de l’exercice du pouvoir dans les entreprises et se contenter de prendre la forme d’une critique des inégalités dans la distribution des richesses dont le salaire est le vecteur. Tel est en substance l’argument de ce qu’on peut appeler la critique libérale de l’exigence de démocratisation du travail2. Si les individus et les groupes portant la critique du caractère non démocratique des lieux de travail veulent répondre à ces objections, ils doivent développer des arguments non seulement pour justifier le sens qu’ils donnent à l’idée de démocratie, mais aussi pour expliquer pourquoi les exigences démocratiques peuvent s’appliquer aux entreprises et aux administrations. Les philosophes et les théoriciens politiques sont susceptibles de produire des outils théoriques utiles à cet égard puisque certains d’entre eux ont précisé, à la suite de Carole Pateman (1970) et Robert Dahl (1985), en quel sens il est légitime de démocratiser les lieux de travail. On remarquera que pour le faire, il convient, comme chez C. Pateman, d’articuler théorie normative, en l’occurrence l’explicitation du sens légitime des exigences de démocratie, et connaissance empirique des rapports de pouvoir qui structurent les lieux de travail, et des expériences déjà conduites pour les transformer. Or, cette connaissance est produite dans des enquêtes empiriques relevant spécifiquement des sciences sociales (par exemple Quijoux, 2018).

5Les remarques qui précèdent conduisent à l’idée que les activités de critique sociale peuvent mobiliser des concepts normatifs de différents types. Elles peuvent mobiliser des concepts purement normatifs, comme les concepts de « démocratie », « justice » ou « bien commun », dont nous avons déjà évoqué quelques usages. Elles peuvent également mobiliser des concepts indissociablement normatifs et descriptifs, comme le concept de « souffrance au travail ». Ces deux types de concepts peuvent être distingués comme des concepts minces (thin) et épais (thick) (Williams, 1990) : le concept de justice est mince parce qu’exclusivement évaluatif alors que celui de souffrance au travail est épais parce que ses usages associent toujours des évaluations (il est porteur d’une critique) et une description (son usage est indissociable de la thèse suivant laquelle certaines situations sont mieux décrites en termes de souffrance que de stress, de charge mentale ou de risque psycho-sociaux). Le concept de souffrance au travail est épais aussi par son contenu explicatif : il est porteur d’une hypothèse sur l’existence de causes proprement sociales, et liées au travail, de la souffrance. Les controverses concernant l’usage des concepts minces, déjà, peuvent être indissociablement normatives et descriptives lorsque l’enjeu n’est pas seulement de décider quelle est la bonne définition d’un principe normatif (par exemple la démocratie), mais aussi de déterminer comment il peut être appliqué à une situation sociale problématique compte-tenu de ses spécificités (par exemple celle des lieux de travail). Il en va de même des controverses concernant les concepts épais. Cette imbrication des enjeux normatifs et descriptifs, voire explicatifs, peut être l’occasion de combinaisons des approches sociologiques et philosophiques, comme on l’a constaté à propos de la démocratisation des lieux de travail en mentionnant C. Pateman (1970), et comme on aurait également pu le montrer à propos des controverses suscitées par la critique de la souffrance au travail (Renault, 2008).

La critique des rapports sociaux de domination

  • 3 Danièle Kergoat (2011, 2012) défend une thèse plus forte, dont la discussion ne relève pas de l’obj (...)
  • 4 Il est vrai que tel qu’il est employé dans le langage ordinaire, le concept d’exploitation désigne (...)

6Des concepts comme « domination de classe », « domination masculine » ou « patriarcat » et « racisme » ciblent ce qu’il est convenu d’appeler des rapports sociaux de domination. Ils désignent des formes de domination et d’injustice structurelles, de sorte qu’on pourrait tout aussi bien les désigner comme des rapports sociaux d’injustice et de domination. Ils appartiennent à la classe des concepts épais. Plutôt que proposer une théorie des caractéristiques communes de ces rapports sociaux, comme par exemple chez Danièle Kergoat (2012), ou de nous engager dans les débats qui opposent approches « intersectionnelles » et « unitaires » de ces rapports sociaux (Bhattacharya, 2020), nous nous intéresserons dans ce qui suit aux spécificités des concepts qui les désignent et aux controverses que l’usage de ces concepts suscite. Continuant à puiser dans le vocabulaire de la critique ordinaire du travail, nous prendrons le concept d’exploitation pour fil conducteur. Que le concept d’exploitation puisse être rangé parmi les concepts désignant les rapports sociaux de domination3, cela se justifie déjà par le fait qu’il est parfois considéré que l’exploitation est le mécanisme central de la domination de classe (Wright, 1985), voire de la domination spécifique subie par les femmes (Delphy & Léonard, 2019 ; Federici, 2019)4. Il ne fait pas non plus de doute qu’il appartient, au même titre que d’autres concepts désignant les rapports sociaux de domination, au vocabulaire de la critique sociale ordinaire. Le mouvement ouvrier naissant a formulé la critique de « l’exploitation de l’homme par l’homme » (Bourdeau, 2015, 2018) de même que les mouvements féministes et antiracistes sont à l’origine de différentes formes de critique du patriarcat et du racisme. Si ces concepts ont ensuite été importés dans le vocabulaire des sciences sociales, ils n’en continuent pas moins d’appartenir au vocabulaire des mouvements sociaux et de la critique non-savante des injustices et dominations structurelles.

7Le fait que le concept d’exploitation soit d’usage courant donne déjà à penser qu’il remplit des fonctions différentes de concepts critiques plus généraux comme ceux d’injustice et de domination. Sinon, pourquoi semblerait-il utile de l’utiliser lui plutôt qu’un autre ? Sa spécificité pourrait consister seulement en une spécification d’un concept normatif plus général ou en une combinaison particulière de différents concepts normatifs plus généraux. Ces hypothèses ont toutes deux été défendues. Pour Gerald Cohen, par exemple, le concept d’exploitation désigne une injustice économique consistant en une double spécification de la problématique de l’injustice sociale 1/ par la possession inégale des moyens de production et 2/ par les inégalités de revenus produites par la rémunération salariale du travail (Cohen, 1995, chap. 8). Pour d’autres auteurs, la critique de l’exploitation doit porter tout à la fois sur des inégalités structurelles de revenus et d’opportunités qui relèvent de l’injustice sociale, et sur des formes de domination sur le lieu de travail (Vrousalis, 2018). On notera que plus le concept d’exploitation sera réduit à la simple spécification d’un concept normatif, comme par exemple à une injustice distributive de type économique, plus il sera facile de le présenter comme un concept inutile car ses fonctions critiques pourront être remplies par le concept normatif en question de manière plus claire parce que plus générale, et mieux justifiée parce que susceptible d’être fondée sur le seul plan de la théorie normative. C’est ce qui a conduit John Roemer (1985, 1988), qui avait commencé par chercher à reconstruire la théorie marxienne de l’exploitation, à finalement considérer qu’il était préférable de lui substituer une théorie de l’injustice distributive économique. Inversement, plus le concept d’exploitation sera conçu comme irréductible à la spécification d’un ou plusieurs concepts normatifs généraux, comme chez Erik Wright (1985, chap. 3) qui souligne que le concept d’exploitation permet de rendre compte des processus constitutifs des classes sociales, plus on sera enclin à penser que ce concept remplit des fonctions que ne peuvent pas remplir des concepts normatifs généraux.

8Quelles fonctions spécifiques le concept d’exploitation est-il donc susceptible de remplir dans la critique sociale ordinaire ? Il semblerait sans doute moins naturel pour un stagiaire, par exemple, de dénoncer ses conditions d’emploi et de rémunération par l’intermédiaire d’énoncés comme « je suis victime d’injustice », ou « je me fais dominer » que par l’affirmation : « je suis exploité » (Collectif génération précaire, 2008). Il est vrai, certes, que par cette dernière affirmation, il se réfère manifestement à des situations qui à ses propres yeux relèvent de l’injustice et de la domination. Faut-il donc en conclure que le concept d’exploitation n’aurait d’autre intérêt que celui de la prise en compte conjointe d’injustices et de dominations spécifiques ? Il ne semble pas que tel soit le cas. Dans la dénonciation de l’exploitation des stagiaires, ce qui est visé relève manifestement 1/ d’une injustice économique concernant la rémunération d’un travail (absence ou faiblesse de la rémunération des stages) et la nature des tâches (des activités dénuées de tout intérêt et en décalage avec les qualifications justifiant officiellement le stage : faire des photocopies, par exemple), 2/ d’une domination qui accompagne cette injustice (obéir à des prescriptions qu’on considère comme illégitimes compte tenu des qualifications et des compétences possédées) et 3/ du fait d’être obligé d’accepter cette injustice et cette domination en raison d’une dépendance économique : il est nécessaire d’en passer par des stages pour obtenir ensuite des emplois correctement rémunérés et correspondant aux qualifications. Cette troisième caractéristique modifie le sens des références à l’injustice et à la domination. Il en résulte en effet que cette exploitation relève d’une injustice ambiguë parce que bénéficiant aux exploiteurs comme aux exploités : les uns tirant avantage d’un travail sous-rémunéré, les autres de la ligne sur le CV qui pourra leur ouvrir des emplois mieux rémunérés et plus intéressants (y compris des emplois d’exploiteurs...). Or, que l’injustice puisse bénéficier d’une certaine manière à ceux qui la subissent n’est pas contenu dans le concept d’injustice et ne résulte pas non plus d’une simple spécification du concept d’injustice. De même, la domination apparaît ici comme non seulement consentie mais d’une certaine manière comme conforme aux intérêts des exploités, ce qui implique qu’il y a des raisons rationnelles de vouloir être dominé. De nouveau, cela est paradoxal compte-tenu de la charge normative du concept de domination et des fonctions critiques qui lui sont généralement attribuées. Ce n’est donc pas à une simple spécification du concept de domination mais à une manière originale de poser le problème de la domination que nous avons affaire.

9Ce qui vaut de cette forme particulière d’exploitation que les stagiaires dénoncent vaut de bien d’autres formes d’exploitation. Dans les sociétés structurées par des rapports sociaux exploitatifs, pour les membres des groupes sociaux dont la subsistance ou les ressources monétaires dépendent de leur propre exploitation, être exploité est préférable à ne pas être exploité : pour un ouvrier ou un employé, l’exploitation salariale est préférable au chômage ; pour une femme sans emploi, l’exploitation comme mère porteuse est préférable à l’absence de revenus ; pour un détenu sans ressource, travailler sans droit du travail et avec une faible rémunération est une opportunité à saisir. Dès que l’exploitation se présente comme une offre exploitative à prendre ou à laisser, tous ceux qui sont économiquement dépendants ont quelque chose à gagner à accepter l’exploitation de sorte qu’elle prend la forme d’une exploitation avantageuse et consentie, ce qui ne l’empêche pas d’être vécue comme une expérience de l’injustice et de la domination.

  • 5 Le concept de « critique explicative » est employé notamment par Roy Bhaskar (Bhaskar & Collier, 19 (...)

10De l’analyse de l’exemple de l’exploitation des stagiaires, il est possible de déduire une double spécificité du concept d’exploitation. La première, dont nous étions partis, et qui se voit confirmée, est que la justice est un concept mince parce qu’exclusivement évaluatif alors que l’exploitation est un concept épais parce que ses usages associent toujours des évaluations (le concept d’exploitation est porteur d’une critique) à des descriptions de situations d’exploitation. C’est notamment la complexité des situations d’injustice mutuellement avantageuse et de domination consentie qui est mieux décrite par le concept d’exploitation que par tout autre concept. La deuxième spécificité tient au fait qu’en plus d’être seulement évaluatif et descriptif, le concept d’exploitation est explicatif. Il ne se contente pas de décrire une situation critiquable mais désigne aussi ses causes : une dépendance économique ou des processus d’infériorisation, c’est-à-dire d’attribution de statut inférieur – les deux pouvant se combiner comme dans l’exploitation du travail domestique (Delphy, 2004, p. 103-104) – qui conduisent à accepter des offres exploitatives. Il est porteur d’une double critique : celle des situations d’exploitation et celles des causes qui produisent et reproduisent ces situations. La dimension critique de ce concept ne relève donc pas seulement de la « critique évaluative » (de la mise en contradiction de faits avec une exigence normative), mais aussi de la « critique explicative » (de la critique des causes des faits entrant en contradiction avec une exigence normative)5.

11Le concept d’exploitation remplit donc une pluralité des fonctions descriptive, explicative et évaluative, et il tire sa pertinence spécifique de cette pluralité. Or, il est clair qu’une simple définition de l’exploitation ne saurait rendre compte ni de cette pluralité de fonction ni de leur articulation. Plutôt que d’une simple définition, c’est d’une théorie qu’on est en droit d’attendre qu’elle en rende compte. Alan Wertheimer (1996, p. 13) peut ainsi affirmer que plutôt que chercher à produire un bon concept d’exploitation, nous sommes contraints à en produire une bonne théorie. Il se pourrait bien que tout ce qui vient d’être dit du concept d’exploitation vaille aussi des autres concepts critiques ciblant des rapports sociaux de domination, comme par exemple les concepts de patriarcat et de racisme. Eux aussi visent non pas seulement à mettre des faits en contradiction avec des exigences normatives (fonction évaluative), mais aussi à rendre compte de la spécificité d’expériences de l’injustice et de la domination (fonction descriptive) et à identifier des processus sociaux contribuant à produire et à reproduire ces expériences (fonction explicative). En outre, aussi bien s’agissant du patriarcat que du racisme, les controverses définitionnelles sont indissociables de vastes débats théoriques.

Controverses suscitées par la critique des rapports sociaux de domination

12Dans la mesure où ces concepts se caractérisent par des fonctions spécifiques, il n’est pas surprenant que leur mobilisation dans des activités de critique sociale ordinaire donne lieu à des controverses tout aussi spécifiques. Une première spécificité de ces controverses tient au fait qu’elles ne portent généralement ni sur les fondements normatifs de la critique ni sur les domaines légitimes d’une critique fondée sur ces normes. De même qu’il y a un accord assez général sur le fait que l’exploitation, la domination masculine et le racisme sont un mal, du moins dans les contextes sociaux où ces concepts sont en usage, de même, on s’accorde semble-t-il assez généralement sur le fait que l’exploitation reste un mal quels que soient les lieux de l’exploitation ; de même encore, on reconnaît que le sexisme et le racisme sont tout aussi condamnables dans l’espace public, dans l’espace professionnel et dans l’espace domestique.

13Les controverses suscitées par l’usage de ces concepts n’en sont pas moins vives et nombreuses. Elles concernent le plus souvent la compréhension et l’extension de ces concepts, c’est-à-dire ce qu’il faut entendre par ces concepts et ce qu’ils désignent. On se référera ainsi à des définitions étroites de l’exploitation, de la domination masculine ou du racisme pour contester qu’une situation sociale problématique relève de ces catégories. Par exemple, l’usage d’une définition étroite du racisme comme théorie de l’infériorité raciale ciblant la race au sens biologique du terme permettra de contester l’existence d’un racisme structurel lorsque les textes constitutionnels rendent illégitime toute « distinction d’origine, de race ou de religion » ou, mieux encore, lorsque l’Assemblée, le 12 juillet 2018, supprime la référence à la race dans cette énumération pour ne pas donner le sentiment d’entériner son existence. Autre exemple : on affirmera que les activités domestiques auxquelles les femmes sont assignées ne font pas l’objet d’exploitation parce qu’elles sont non seulement rémunérées, en nature, mais qu’en outre elles ne relèvent pas d’un travail mais d’activités entreprises par amour et devoir. Pour répondre à ce type d’objection, la théorie normative n’est pas mieux armée que l’enquête empirique. Qu’il soit légitime de parler de travail domestique, par exemple, cela ne peut être établi qu’en comparant les caractéristiques distinctives des activités de travail en général et les spécificités des activités domestiques (voir notamment Krinsky & Simonet, 2012). Qu’il soit légitime de parler d’exploitation d’un tel travail, cela ne peut être établi en outre qu’en comparant les formes spécifiques de sa sous-rémunération aux formes de sous-rémunération qui sont propres à d’autres exploitations (Delphy & Leonard, 2019 ; Federici, 2019). Développer de telles comparaisons revient à se situer sur le plan d’une théorie sociale informée par la connaissance empirique.

14Les controverses peuvent également concerner la dimension explicative des concepts désignant les rapports sociaux de domination. On pourra opposer une hypothèse causale à une autre pour contester la pertinence de l’application de ces concepts. Par exemple, la question de savoir si l’on peut parler de patriarcat dans une société qui a renoncé à la subordination juridique des femmes pose le problème de savoir si l’on peut rapporter à des causes communes les discriminations et les violences sexistes, ou si l’on doit y voir l’effet contingent de caractéristiques comportementales d’individus violents, de préjugés résiduels, combinées avec des « différences naturelles » entre les hommes et les femmes (MacKinnon, 2020, p. 45-66, 11-124). Les controverses suscitées par le concept d’exploitation fournissent une autre illustration de débats centrés sur des questions explicatives. Lorsqu’on conteste qu’il puisse y avoir exploitation s’il y a consentement, on soutient qu’un individu ou un groupe A ne peut être dit exploité par un individu ou un groupe B que si A a été contraint par la force à entrer dans la relation particulière qu’il entretient avec B. La relation exploitative entre A et B est alors définie par la cause de cette relation : la violence. Les usages critiques du concept d’exploitation, lorsqu’il est employé à propos du travail salarié, du travail domestique, du travail indépendant, du travail des mères porteuses, et de bien d’autres activités de travail, présupposent au contraire que la relation exploitative entre A et B doit être définie par le rapport entre une offre exploitative et des rapports de dépendance ou des processus d’infériorisation. Prendre parti dans ces débats suppose de nouveau de comparer différents processus sociaux exploitatifs et cela suppose de nouveau de se situer sur le plan d’une théorie sociale informée par la connaissance empirique.

Conclusion

15Nous avons cherché à montrer que certaines des controverses émergeant des activités ordinaires de critique sociale sont susceptibles d’être éclairées par des enquêtes empiriques ou par des arguments normatifs tandis que d’autres requièrent l’articulation d’arguments normatifs et d’arguments empiriques. Dans les controverses suscitées par l’usage des concepts désignant les rapports sociaux de domination, les controverses ne portent ni sur la dimension normative des concepts (tandis qu’on peut soutenir que la souffrance n’est pas toujours un mal), ni sur le domaine d’application légitime des concepts (tandis qu’on peut prétendre que les exigences démocratiques ne s’appliquent pas sur les lieux de travail). Les controverses portent sur ce qu’il convient d’entendre par ces concepts et sur les hypothèses explicatives dont ils sont porteurs. Pour prendre parti dans ces controverses, le sociologue et le philosophe n’ont d’autre choix que de se situer sur le plan d’une théorie sociale empiriquement informée. Les frontières disciplinaires ne semblent plus alors aussi infranchissables. N’est-il pas incontestable que lorsqu’il s’agit de participer à la théorisation des rapports sociaux de domination, les différences entre sociologues et philosophes tendent à s’estomper ? De cela également les théorisations de l’exploitation fournissent une illustration.

Haut de page

Bibliographie

Anderson E. (2017), Private Government. How Employers Rule Our Lives (and Why We Don’t Talk about It), Princeton, Princeton University Press.

Bhaskar R. & Collier A. (1998), « Introduction: Explanatory Critiques », Critical Realism. Essential Readings, Londres, Routledge, p. 385-394.

Bhattacharya T. (dir.) (2020), Avant 8 heures. Après 17 heures. Capitalisme et reproduction sociale, Toulouse, Blast.

Bourdeau V. (2015), « En défense du Luxembourg (1849-1851). Le Travail affranchi (jan. 1849-juin 1849), Le Salut du Peuple. Journal de la science sociale (déc. 1849-mai 1850), Le Nouveau Monde. Journal historique et politique (juillet 1849-mars 1851) », in Bouchet T., Bourdeau V., Castelton E., Frobert L. & Jarrige F. (dir.), Quand les socialistes inventaient l’avenir. Presse, théories, expériences (1825-1860), Paris, La Découverte, p. 317-330.

Bourdeau V. (2018), « Les mutations de l’expression “exploitation de l’homme par l’homme” chez les saint-simoniens (1829-1851) », Cahiers d’économie politique/Papers in Political Economy, vol. 75, no 2, p. 13-41.

Cohen G. A. (1988), History, Labour and Freedom: Themes from Marx, Oxford, Clarendon Press.

Cohen G. A. (1995), Self-Ownership, Freedom, and Equality, Cambridge University Press, Cambridge.

Collectif génération précaire (2006), Sois stage et tais-toi ! : la scandaleuse exploitation des stagiaires, Paris, La Découverte.

Dahl R. A. (1985), A Preface to Economic Democracy, Berkeley, University of California Press.

Delphy C. (2004), « Pour une théorie générale de l’exploitation. Deuxième partie : repartir du bon pied », Mouvements, no 31, p. 97-106.

Delphy C. & Léonard D. (2019), L’Exploitation domestique, Paris, Syllepse.

Federici S. (2017), Le Capitalisme patriarcal, Paris, La fabrique.

Fererras I. (2007), Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Paris, Presses de Sciences Po.

Godechot O. (2005), Les Traders. Essai de sociologie des marchés financiers, Paris, La Découverte.

Kergoat D. (2011), « Comprendre les rapports sociaux », Raison présente, no 178, p. 11-21.

Kergoat D. (2012), Se battre disent-elles, Paris, La Dispute.

Krinsky J. & Simonet M. (2012), « Déni de travail : l’invisibilisation du travail aujourd’hui. Introduction », Sociétés contemporaines, no 87, p. 5-23.

MacKinnon C. A. (2020), Le Féminisme irréductible. Discours sur la vie et la loi, Paris, Éditions des femmes.

Pateman C. (1970), Participation and Democratic Theory, Cambridge, Cambridge University Press.

Quijoux M. (2018), Adieux au Patronat, lutte et gestion ouvrière dans une usine reprise par ses salariés, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant.

Renault E. (2008), Souffrances sociales. Sociologie, psychologie, politique, Paris, La Découverte.

Renault E. (2018), « Théorie sociologique, théorie sociale, philosophie sociale : une cartographie critique », Sociologie, vol. 9, no 1, p. 43-59.

Renault E. (2020), « Critical Theory, Social Critique and Knowledge », Critical Horizons, vol. 21, no 3, p. 189-204.

Renault E. (2021), « Critique sociale et connaissance », in Aubert I., Djordjevic E. & Marmasse G. (dir.), La Pensée et les normes. Hommage à Jean-François Kervégan, Paris, Éditions de la Sorbonne, p. 125-143.

Roemer J. E. (1985), « Should Marxists be Interested in Exploitation? », Philosophy & Public Affairs, vol. 14, no 1, p. 30-65.

Roemer J. E. (1988) Free to Lose. An Introduction to Marxian Economic Philosophy, Cambridge, Harvard University Press.

Roemer J. E. (1994), A Future for Socialism, Harvard, Harvard University Press.

Vrousalis N. (2018), « Exploitation: A Primer », Philosophy Compass, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1111/phc3.12486.

Wertheimer A. (1996), Exploitation, Princeton, Princeton University Press.

Williams B. (1990), L’Éthique et les limites de la philosophie, Paris, Gallimard.

Wright E. O. (1985), Classes, New York, Verso.

Haut de page

Notes

1 « L’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom » a été créé en juin 2007, par la CFE-CGC/UNSA et SUD. Doté d’un comité scientifique composé de sociologues, psychologues et médecins du travail, il a notamment élaboré un questionnaire national sur le stress chez France Télécom.

2 « Libéralisme » est pris ici au sens du libéralisme politique de John Rawls. On remarquera qu’y compris dans les versions socialistes du libéralisme égalitaire, chez John Roemer (1994) par exemple, la démocratisation des entreprises n’est pas considérée comme légitime.

3 Danièle Kergoat (2011, 2012) défend une thèse plus forte, dont la discussion ne relève pas de l’objet de cet article, lorsqu’elle soutient que tous les rapports sociaux de domination sont également des rapports d’exploitation.

4 Il est vrai que tel qu’il est employé dans le langage ordinaire, le concept d’exploitation désigne parfois des relations exploitatives indépendantes des rapports sociaux (un individu peut ainsi dire qu’il s’est fait exploité par l’un de ses amis, qui peut par ailleurs occuper la même position que lui dans les rapports sociaux de domination). Pour justifier notre définition du concept d’exploitation comme un concept ciblant des rapports sociaux de domination, soulignons qu’une fois désinséré de ces rapports sociaux, le concept d’exploitation perd beaucoup de sa pertinence et de sa portée critique. Par exemple, définir l’exploitation comme l’appropriation par autrui d’une partie des richesses produites par le travail, indépendamment de toute prise en compte des rapports sociaux organisant le partage des richesses, autoriserait les traders à dénoncer leur exploitation, malgré leurs salaires scandaleusement élevés. Ils se plaignent en effet de la disproportion entre leurs salaires et les profits qu’ils font réaliser à leurs employeurs (Godechot, 2005).

5 Le concept de « critique explicative » est employé notamment par Roy Bhaskar (Bhaskar & Collier, 1998). On trouve également chez Gerald Cohen, (1988, p. 300) l’idée que la théorie marxienne de l’exploitation est fondée sur la thèse juste suivant laquelle « il serait confus de critiquer les conséquences régulières et prédictibles d’une cause qui ne serait pas elle-même soumise à la critique ».

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Renault, « Critique sociale, enquête empirique et théorisation philosophique  », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 12 |  2021, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9444

Haut de page

Auteur

Emmanuel Renault

emmanuel.renault@wanadoo.fr
Professeur de philosophie, Université Paris Nanterre, département de philosophie, laboratoire Sophiapol, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, France

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search