- 1 Extraits de la lettre de mission ennvoyée à Roger Guesnerie par le ministre de l’Éducation national (...)
« L’éducation à l’économie constitue un enjeu décisif pour notre système éducatif. Elle s’inscrit pleinement dans le cadre des grands objectifs fixés par l’accord de Lisbonne qui prévoit de faire de l’Europe “l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde”. […] Or, depuis sa création au milieu des années 1960, l’enseignement des sciences économiques et sociales fait l’objet de controverses récurrentes qui portent à la fois sur les contenus des manuels et des programmes. C’est pourquoi j’ai voulu que ceux-ci fassent l’objet d’un audit offrant toutes les garanties d’objectivité et d’impartialité nécessaires1 ».
1Les opérations qui fondent d’ordinaire une demande d’expertise, telle qu’elles se donnent à voir dans le cadre des régimes politiques contemporains, se présentent généralement sous la forme d’une séquence. Le constat dressé par un responsable politique ou administratif – ici le ministre de l’Éducation nationale – en constitue le point de départ. Il s’ensuit par l’identification d’une situation qualifiée de problématique, où sont nommés les objets et les personnes impliqués. Pour remédier à ce qui est dès lors désigné comme un problème, le responsable fait appel à une commission formée d’experts nommés pour une durée limitée, et définie notamment par son extériorité à la chose politique. Cette commission se voit enfin assigner une mission, souvent celle « d’établir un état des lieux et de […] faire des propositions précises sur les évolutions souhaitables ».
2Comme l’illustre le cas de la commission Guesnerie, qui porte sur la transformation de l’enseignement des sciences économiques et sociales (ses) dans le secondaire, le recours à une instance extérieure – appuyée sur une autorité relevant de la science et composée, par exemple, « d’économistes et de sociologues reconnus par la communauté scientifique » – pour modifier des pratiques ou requalifier certaines catégories juridiques s’est considérablement accru durant les dernières décennies. L’action conjointe des responsables et des experts, qui participe activement à construire la réalité, n’est cependant pas sans rencontrer de résistances. Loin d’être face à un monde plastique qui se plierait à leurs exigences par l’intermédiaire de la catégorisation juridique, les experts et leurs recommandations sont parfois ouvertement critiqués, notamment lorsqu’ils se confrontent directement aux personnes visées par leurs actions et préconisations – personnes que nous qualifierons par la suite de public. C’est à ce problème qu’est consacré cet article, en proposant d’identifier certaines des conditions par lesquelles une remise en cause de la position experte peut se manifester.
3Nous nous appuierons pour ce faire sur les réflexions proposées par Boltanski (2009) quant au rôle des institutions dans la constitution de la réalité. Tandis que les nombreux travaux de sciences sociales consacrés à la construction sociale de la réalité ont entre autres finalités d’en retracer les formes particulières et, par-là, contingentes (Hacking, 2001), il s’agit davantage dans cette conception de prendre acte de la dimension construite de la réalité afin d’en souligner le caractère à la fois consistant et fragile. Consistant, car la réalité ne dépend pas de la volonté, du goût ou de la préférence d’un seul – comme, pour reprendre un exemple de Searle (1998), le fait de désigner par euros le type de monnaie qui régit l’économie européenne – mais est élaborée et collectivement garantie par des instances couramment désignées en sociologie par le terme d’institutions. Toutefois, la réalité est également fragile, car assurer une stabilité face aux actions et interprétations incessantes et discordantes produites par tout un chacun est un travail permanent. C’est du reste cette tâche, dont le droit est une forme paradigmatique, qui occupe les responsables (Boltanski, 2009, p. 216-221). Ceux-ci disposent en effet, dans le cadre de leurs fonctions au sein d’institutions, d’un pouvoir d’action sur la réalité en œuvrant continuellement à promouvoir et à certifier la validité d’un ensemble de termes et de désignations par lesquels la réalité est rendue intelligible. Les responsables constituent la première des trois entités, à côté de l’expert et du public, qui composent le modèle que nous proposons de définir pour l’étude du phénomène qui nous intéresse ici.
- 2 De nombreux auteurs ont mis en œuvre une analyse du jugement de l’expert en action et du type de qu (...)
4L’expert, seconde entité du modèle, est appelé par les responsables pour émettre un jugement sur une situation présentée comme problématique2. En s’appuyant sur un savoir spécifique qui justifie généralement sa nomination, l’expert doit accepter le type de restrictions que lui impose le problème, tel que formulé par les responsables à l’intérieur d’un certain cadre. En plus de la reconnaissance commune de ce cadre, c’est la capacité de l’expert à formuler des propositions qui est déterminante, car c’est par elle que responsables et experts sont liés ; dans cette « sociologie de la rencontre » (Dodier & Baszanger, 1997), c’est la relation d’expertise qui détermine l’horizon d’action des différentes entités.
- 3 Dewey (2003, p. 76) désigne par public « ceux qui sont indirectement et sérieusement affectés en bi (...)
- 4 Concevoir les cibles du travail de l’expert comme dotées de capacités de résistance, en plus d’avoi (...)
5À ces deux entités somme toute classiques des réflexions sur l’expertise (Castel, 1985 ; Trépos, 1996) peut être ajoutée une troisième qui regroupe les personnes visées par les propositions normatives de l’expert, qui apparaissent quelques fois sous la forme d’un collectif. À la suite de Dewey3, on le qualifiera de public pour souligner qu’il dispose de capacités d’actions, inégalement mobilisées selon les situations mais pouvant l’amener, sous certaines conditions, à aller à l’encontre de la logique dans laquelle experts et responsables se proposent de l’imbriquer4. En effet, quand bien même elles se donnent pour seule tâche de traiter un problème technique, juridique ou bien encore économique, les préconisations des experts tendent régulièrement à transformer la situation de personnes liées par une même condition (de territoire, de statut professionnel, de sexe, de diplôme, d’expérience, etc.).
6Il nous semble possible de comprendre et d’expliquer la position spécifique de l’expert dans ce modèle par un chemin détourné, en focalisant notre regard sur les contraintes qui l’encadrent lorsque celui-ci participe à des évènements dans lesquels sa parole se trouve soumise au regard de personnes qui ne sont pas les acteurs courants – tels que les responsables – avec lesquels il peut d’ordinaire s’entretenir, lors de travaux en commission. Comment, en effet, le public peut-il s’opposer aux énoncés de l’expert et quels points d’appui s’offrent à lui dans cet exercice ? Plus avant, quelles prises pour la critique lui sont disponibles et dans quelles conditions le discours de l’expert se trouve, au contraire, particulièrement difficile à questionner et à mettre à distance ?
- 5 Les débats autour de l’enseignement des ses se sont notamment intensifiés depuis 2004 et les propos (...)
- 6 Professeur de ses à l’ens Lyon, il est l’auteur de plusieurs travaux sur l’enseignement des ses com (...)
7Pour qui s’intéresse à ces questions, les « journées de l’économie », organisées à Lyon depuis trois ans et dont la quatrième édition est déjà prévue, constituent un lieu d’observation privilégié. Ces journées, auxquelles sont notamment conviés un certain nombre de professeurs du secondaire et leurs élèves, prennent place à côté d’autres opérations engagées depuis quelques années en leur direction pour redéfinir le contenu comme les finalités de l’enseignement de l’économie, qui est au lycée comme à l’Université l’objet de controverses5. Elles réunissent un ensemble d’acteurs, au premier rang desquels des économistes, pour « ouvrir un dialogue utile dans une période où l’instabilité économique ne peut que nous interpeller », comme les présente dans un document distribué aux participants son principal initiateur6. L’enjeu consiste selon lui à « créer un climat de confiance raisonné et constructif. » Durant trois jours, les conférences formellement ouvertes à chacun se succèdent sur un ensemble de sujets : crise, croissance, développement durable, etc. Le visiteur se voit ainsi proposé, chaque jour, le choix d’une quinzaine de séances.
- 7 Les analyses qui suivent ont été élaborées sur la base d’observations ethnographiques des trois pre (...)
8En suivant le modèle à trois termes (responsables, experts, public) présenté précédemment, nous nous proposons d’analyser et d’expliquer certaines des conditions par lesquelles une remise en cause de l’expert peut se faire jour (1), avant de montrer que les difficultés que rencontrent les personnes dans cette entreprise, inégalement constituées en collectifs, tiennent à la forme que revêt l’évènement particulier que sont ces « journées de l’économie » (2), dans lesquelles priment des opérations de confirmation visant à stabiliser la réalité (Boltanski, 2009, p. 113-115 notamment). Cela nous amènera en conclusion à avancer quelques hypothèses sur le type d’effets que peuvent engendrer de telles opérations sur les personnes7.
- 8 La commission était composée de treize membres, dont sept universitaires, deux professeurs en class (...)
- 9 Nous nous bornerons, dans le cadre de cet article, à n’indiquer dans les interventions analysées qu (...)
- 10 L’une des difficultés rencontrées par le public consiste évidemment à faire reconnaître dans la réa (...)
9Pour expliciter comment s’exerce la contrainte du public sur la position de l’expert, nous nous intéresserons tout d’abord à une séance intitulée « Manuels scolaires : regards croisés » et focalisée sur les manuels du secondaire en sciences économiques et sociales (ses). Elle prend place à la suite de la publication du rapport de la commission Guesnerie, chargée en 2008 par le ministre de l’Education nationale d’effectuer, en reprenant le vocabulaire de l’entreprise, une « mission d’audit » des manuels et programmes des sciences économiques et sociales du lycée8. La table-ronde réunit un journaliste d’une revue de « presse économique » à destination des lycéens et étudiants, une inspectrice d’académie, un professeur du secondaire qui codirige une collection de manuel de ses, un économiste ancien directeur de l’insee, enfin le pdg d’un grand groupe bancaire9 – ces deux derniers intervenants ayant endossé le rôle de l’expert au sein de la commission Guesnerie. Cette séance a ceci de particulier que les membres de l’auditoire sont reconnus comme un public – soit comme le collectif directement visé par les propositions expertes – dès la première intervention, dans laquelle il est mentionné que « les professeurs sont là », générant quelques rires épars. Cette précision est importante car elle fait exister aux yeux de tous un collectif qui dépasse le strict cadre de cette séance : ce ne sont pas « des » professeurs ou un agrégat d’individus hétérogènes qui sont présents, mais bien « les professeurs »10. Au fur et à mesure que la discussion progresse, des critiques commencent à se faire voir, principalement dirigées vers le banquier. Le débat que celui-ci engage avec les autres interlocuteurs, mais également, nous le verrons, avec la salle, mélange allégrement défense de la discipline économique dans sa conception positiviste, représentation méritocratique de l’ordre social, valorisation de responsables compétents vis-à-vis des profanes et attribution d’un rôle d’éducation des citoyens à l’économie.
- 11 Comme cela est également constaté dans le rapport Guesnerie (2008, p. 10), qui trouve « paradoxale, (...)
10La contribution du dirigeant de banque n’a pas tant pour objet de désapprouver directement les manuels que les programmes scolaires dont ils sont tributaires. Il affirme en effet que ceux-ci « conduisent souvent, faute de temps pour tout aborder, […] à un enseignement de surface. » Ce constat de départ s’accompagne d’une conception précise de la discipline économique : « Ceci est dommageable, parce que l’apprentissage des concepts et des instruments de base de la science économique, autour de ses acquis les plus assurés, en particulier la microéconomie, le rôle de l’entreprise dans l’investissement et dans la production, les mécanismes de formation des prix, ses acquis les plus assurés, ne sont pas mis aujourd’hui, au premier plan des programmes. » Pour l’intervenant, cette défense répétée à plusieurs reprises de la microéconomie11, est indissociable de la revendication du caractère scientifique de l’économie : « L’économie est une science, c’est une science qui se fonde sur des modèles, et non pas sur la collection d’opinions d’inégales valeurs. Or aujourd’hui, la confusion et le relativisme règnent trop souvent dans l’approche qui est faite par les manuels. » La raison de cette « confusion » résiderait dans une « double finalité » pédagogique incompatible : celle de vouloir fournir à la fois une « clé de compréhension du monde contemporain » et « l’acquisition d’une démarche scientifique ». Cette double finalité serait « trop ambitieuse […]. Il faut trancher. Mon sentiment est que l’acquisition d’un regard critique est louable, mais il faut d’abord disposer des outils intellectuels pour exercer ce regard critique, et je pense qu’un enseignement de l’économie dans les lycées devrait en priorité fournir ces outils intellectuels. »
- 12 Un anti-relativisme qui, quand il est exprimé sous la forme de la restriction de l’espace du débat, (...)
11Les griefs avancés contre les manuels de ses concernent principalement leur incapacité à valoriser la discipline économique en tant que science, par exemple en plaçant « sur un même plan des textes d’une valeur très inégale. » L’économie doit au contraire être enseignée « pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une discipline structurante pour l’esprit des élèves, […] c’est-à-dire qu’elle puisse être conçue comme une forme d’enseignement aussi importante intellectuellement que la physique ou la chimie, c’est-à-dire des véritables sciences. Car je crois qu’il y a une partie de la science économique qui est véritablement scientifique, elle se loge pour l’essentiel dans la microéconomie, mais pas seulement ; elle porte pour l’essentiel sur les concepts de production et d’échange. Je crois que ces deux concepts sont essentiels pour vivre une vie de citoyen au xxie siècle. » À cette défense de l’économie s’ajoute une forme d’anti-relativisme12 : « Il faudrait que l’enseignement, le premier enseignement d’économie pose un certain nombre de concepts qui n’interpellent pas, qui ne sont pas soumis à question, pas plus que la physique n’est soumise à question. » En mettant l’accent sur la microéconomie, l’enjeu consiste à limiter les comportements économiques de chaque citoyen à la gestion individuelle de son propre cas, pour faire de l’économie une discipline, au premier sens du terme :
« C’est vrai que dans des difficultés économiques de cette nature [la crise], il est important pour les citoyens de comprendre ce qu’il se passe, et je dirais que ce qui est important là en occurrence, pardonnez-moi mais je vais y revenir, ce n’est pas de savoir quels sont les grands problèmes macroéconomiques, parce que, je dirais que, les personnes qui sont en charge de ces problèmes, sont à la recherche de solutions pour les traiter, donc par définition, elles ont la compétence nécessaire. […] Ce n’est pas à ce niveau-là que se posent les questions fondamentales des citoyens. Les questions fondamentales des citoyens sont bien les questions de la microéconomie. »
Président d’un groupe bancaire
12La vision du citoyen économique ici défendue s’appuie surune connaissance microéconomique minimale : celle permettant à tout un chacun d’établir son budget, de gérer son compte, de planifier ses dépenses, d’entretenir des relations économiques de confiance avec ses partenaires financiers et commerciaux, en reportant au niveau individuel un autocontrôle et une limitation inspirés du modèle de l’entreprise. De ce manuel pratique de gestion personnelle de son budget est exclue la macroéconomie, assimilée à la politique. Celle-ci devant faire l’objet d’une délégation de la majorité des citoyens aux responsables, « personnes […] en charge de ces problèmes ».
13Durant ce débat, un trouble gagne progressivement l’assistance. Le déroulement de la séance commence à générer des réactions, et une prise de parole va tendre à verbaliser et à fédérer des élans critiques jusqu’alors individuels, comme en témoigneront les applaudissements appuyés qui la suivront :
« C’est très compliqué de faire acquérir des savoirs aux élèves, et permettez-nous d’être des spécialistes de la pédagogie, et de savoir comment on utilise un manuel. Donc je vais au bout des choses : je crois que 1. Il aurait fallu voir beaucoup plus de classes fonctionner avec des manuels, pour avoir une vraie connaissance de ce qui se fait, en classe, avec des manuels ; 2. S’il y a des vrais problèmes, […] c’est que c’est des problèmes avant tout de formation. Et je suis désolé mais là on tombe sur un problème actuel fondamental du système éducatif, c’est que les niveaux de budget affectés à la formation continue sont dérisoires. Donc les problèmes que vous posez existent, mais ils ne sont pas dans une refonte complète d’une discipline, ils sont beaucoup plus larges que vous ne le pensez, et posent plus de problèmes de comment on forme des enseignants que, un manuel, tel qu’il est, avec les pages qu’il a, etc., etc. C’est qu’est ce qu’un enseignant fait de ce manuel, c’est ça qui est fondamental, et pour ça, c’est la formation qui est essentielle. [Applaudissements de la salle] »
Enseignant de ses
- 13 Ce type d’arguments a souvent été traduit par l’expression « expertise profane », généralisée par d (...)
- 14 Les entretiens informels réalisés avec des participants lors de ces journées ont montré que les pro (...)
14En introduisant de nouveaux éléments dans la discussion, cette intervention ouvre une voie jusqu’alors inaperçue. En plus de faire émerger un doute sur les conditions de réalisation du rapport d’expertise et de critiquer les préconisations qui en découlent, elle se donne explicitement pour objet de montrer que le problème en jeu dépasse celui auquel les experts tentent de le circonscrire. Elle s’accompagne, de plus, d’un retournement des positions, en affirmant par un « nous » collectif que ceux qui se trouvent visés par ces propositions, réunis au sein d’un même public, bénéficient d’une compétence qui, elle, ne peut être revendiquée par la tribune : « permettez-nous d’être des spécialistes »13. L’activité des professeurs du secondaire, nombreux à participer à cet évènement sous la pression des inspecteurs académiques, n’avait bénéficié jusque-là que d’une expression limitée du côté de la tribune14.
15Ainsi, les discours engendrés par la position d’expert, quand bien même ceux-ci sont prononcés avec une légitimité particulière, ne suffisent pas à assurer une adhésion spontanée. Leur réussite est soumise en l’occurrence à la possibilité pour les personnes à qui ils s’adressent en partie, de traduire dans des termes qui leurs sont compréhensibles et appropriables, l’expérience dont l’expert se fait le porte-parole. Ou, autrement dit, que les conclusions avancées par les experts soient exposées de façon à laisser une latitude suffisante pour que l’expérience vécuedes personnes puisse y trouver place. Cela suppose également que les personnes ici regroupées ne se reconnaissent pas comme liées par une condition ou une pratique communes, et que l’expert ne définisse qu’approximativement les collectifs visés par ses propositions. À l’inverse, la grandeur dont l’expert se revendique, en explicitant ce qui devrait être fait – en suggérant, pour reprendre deux exemples issus de rapports d’experts ayant participé à ces journées, « d’introduire davantage d’incitations, d’évaluations et de “benchmarking” » au sein du système éducatif (Aghion & Cohen, 2004, p. 12) ou encore de développer « la mesure de la performance au niveau microéconomique des services, agences ou établissements publics » (Bureau & Mougeot, 2007, p. 47) – peut lui être ainsi ôtée quand il s’adresse directement à ceux visés par ce contenu proprement normatif.
16Le débat ne sera pas clôturé à ce moment-là et les experts tentent des réponses, parfois embarrassées, comme l’exprime l’économiste à la tribune : « Oui, pour les personnes qui sont, comme moi, extérieures à l’univers pédagogique, c’est vrai que c’est pas simple de savoir ce qui se passe dans les salles, même si on fait nos meilleurs efforts pour s’informer par différents canaux. Et donc je n’exclus pas effectivement que dans les classes, il se passe des choses intéressantes sur la base des manuels tels qu’ils existent. » Le banquier reprend également la parole, son argumentation consistant à réaffirmer le caractère neutre et désintéressé de l’expert :
« Vous savez, ce sont des sujets sur lesquels il faut comprendre que, si un certain nombre de personnes se penchent sur ces sujets, ce n’est pas parce qu’ils ont des a priori idéologiques, ce n’est pas pour défendre l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est bien parce que comme citoyen, un certain nombre d’entre nous ont l’impression que des progrès sont possibles. Qu’ils sont possibles dans une discipline dont nous pensons qu’elle mérite le temps qu’on lui consacre, parce que les enseignants qui l’enseignent, sont des gens en effet qui sont dévoués à leur tâche, et parce que l’intérêt général n’est pas de défendre tel ou tel pré carré a priori mais bel et bien de faire en sorte qu’à la fin, les français de demain soient mieux armés pour faire face aux défis de demain, que les français d’aujourd’hui ne le sont pour faire face aux défis d’aujourd’hui. C’est cela la seule ambition de tous ceux qui, au niveau de la commission Guesnerie, puis au niveau de ces enseignants du supérieur qui se sont penchés sur les manuels et les programmes. C’est la seule motivation des uns et des autres. Croyez-vous qu’il y ait d’autres intérêts en cause que ceux-là ? Il n’y en a pas d’autre. »
Président d’un groupe bancaire
17La remise en question de la place de l’expert qui va suivre cette intervention n’aurait sans doute pas eu lieu sans une revendication aussi manifeste d’une place entièrement désintéressée. Elle nous semble caractéristique des tensions engendrées par les formes actuelles de l’expertise, qui peuvent être rapprochées de la contradiction herméneutique mise en évidence par Boltanski (2009, notamment p. 130-143). Celle-ci oppose à la nécessaire délégation aux institutions la tâche de « dire ce qu’il en est de ce qui est », l’attribution par ces mêmes institutions, faîtes d’hommes et de chair, d’un rôle de porte-parole à des personnes devant incarner – du moins dans l’exercice de leurs fonctions – l’intérêt général, au risque toujours patent de se voir soupçonner de ne représenter, au fond, que leurs propres intérêts. Dans le cadre de ce type d’évènements, cette tension joue sur deux faces : d’une part, elle révèle publiquement à un auditoire – dont on ne connait jamais vraiment la composition – la figure tangible et incarnée de l’expert, permettant de se prémunir de toute accusation critique visant à renvoyer du côté d’un pouvoir occulte le type d’interventions dont il se fait le porteur. En affichant publiquement et corporellement son existence, l’expert endigue ainsi la dénonciation potentielle de celui qui « tire les ficelles ». Mais dans le même mouvement, cette incarnation, qui comme le disait Bourdieu à propos du diplôme « appartient tout autant à la magie que les amulettes », peut sous certaines conditions apparaître aux yeux du public comme arbitraire. C’est particulièrement le cas lorsque l’expert s’écarte trop manifestement de son rôle institutionnel, pour exposer alors de manière saillante le fait qu’il possède, comme chacun, une conception du monde particulière et des intérêts idiosyncratiques. Ce que lui fait remarquer un enseignant qui poursuit le débat :
« Monsieur, on m’a dit très souvent que vous avez été un excellent professeur, à Sciences-Po. Mais je m’étonne quand même de votre part que vous disiez “vous savez, nous n’avons pas de présupposés idéologiques.” Monsieur, enfin c’est quand même… J’en ai, bien entendu. Vous en avez, bien entendu. Et si l’on commence par cette phrase, excusez-moi, moi je me méfie immédiatement. Celui qui n’a pas de présupposés idéologiques n’existe pas. C’est quand même assez enfantin de… Enfin bon. »
Enseignant de ses
- 15 Tel ce banquier suspecté de défendre ses propres intérêts qui, dans le cours de son exposé, aura pu (...)
- 16 L’économiste présent à la tribune, qui a participé à la dite commission, note dans sa contribution (...)
- 17 Dans un tout autre cadre, on peut penser à l’effort de désingularisation de leur expérience que doi (...)
18Cette tension entre intérêt général et intérêts particuliers, inhérente aux principes du modèle institutionnel, est d’autant plus probante dans le cas de l’expertise économique, que ses membres les plus éminents cumulent un ensemble de positions pouvant les conduire à être accusés de renoncer à leur obligation de représenter la volonté générale, quel que soit l’espace dans lesquels ils s’expriment15. Ce faisant, ils peuvent jouer sur les deux pans de leurs occupations : experts désintéressés d’un côté, responsables engagés dans les processus de transformation de la réalité de l’autre. La double autorité qui en découle ne garantit pas la réussite de l’opération ; au contraire, elle réside parfois dans le maintien de l’hétérogénéité des rôles, de sorte que la position défendue en situation ne puisse prêtait à équivoque. Mais le flou sur les rôles est également un facteur de succès : le jeu sur ces deux facettes permet d’asséner à la fois des énoncés généraux puisés dans les réflexions d’un comité d’expert (« dans les manuels, mon sentiment personnel, après en avoir lu un certain nombre, et à la lumière des travaux de la commission Guesnerie […], ce qui me frappe c’est d’abord le ton excessivement pessimiste qui se dégage »16), et des récits tirés de l’une de leurs pratiques professionnelle ou personnelle (« l’avis que je vais donner, c’est fondamentalement un avis, si je puis dire, de citoyen »), sans qu’à aucun moment on ne sache à quel titre telle ou telle dimension se voit mise en avant. Pour autant, la mobilisation de l’expert à certains aspects de son vécu afin d’expliciter son point de vue peut également contrarier sa démonstration. Car il s’agit d’un autre type de situations dans lesquelles le regard critique semble s’ouvrir vis-à-vis de l’expert : lorsque celui-ci ne puise non plus les modalités de son discours dans les métrologies qui l’accompagnent, dans son carnet de chiffres ou dans les diagrammes de sa présentation, mais dans sa propre expérience. Celle-ci peut alors apparaître simplement pour ce qu’elle est : une expérience comme une autre17.
19La séance analysée précédemment nous a permis d’identifier certaines des modalités de remise en cause de la position de l’expert (possibilité pour les personnes composant l’assistance de se reconnaître une condition commune ; existence de modes de totalisation permettant d’agréger des plaintes ; nécessité pour l’expert de se définir comme dénué d’intérêts propres et de moyens d’actions dans le domaine dans lequel il intervient). Retenue pour son caractère disputé, cette discussion n’est cependant pas, sous ce rapport, à l’image des autres tables-rondes organisées lors de ces journées. Notamment car les personnes de l’auditoire y sont très rarement constituées en public face aux énoncés des experts, experts qui ne définissent que rarement le principe de rapprochement des personnes visées par leurs propositions et leurs analyses, et donc le collectif potentiel que celles-ci pourraient former. À ce titre, l’individualisation des questions par l’emploi du nom propre est un moyen souvent emprunté pour différencier les situations en ne faisant surgir dans la masse que des unités autonomes. Pour mieux appréhender ce qui se joue dans cet évènement, il est par conséquent nécessaire de se plonger plus en avant dans la place attribuée aux participants et la manière dont sont reconnus parmi eux des collectifs et dont leur sont attribuées des aptitudes – et des inaptitudes – particulières. Décrire l’environnement dans lequel les participants se trouvent et comprendre comment ceux-ci sont considérés nous conduira à expliciter le cadre général et les soubassements sur lequel reposent ces « journées de l’économie ». Leur organisation apparait fondée sur deux présupposés centraux qui permettent, entre autres choses, de justifier l’existence même de l’évènement : d’une part, une incompétence citoyenne en matière de connaissance économique ; d’autre part, l’existence d’une autorité scientifique avérée susceptible d’y remédier. L’une des tâches qui l’occupe alors, par le recours à des opérationsde confirmation, vise ainsi à stabiliser la réalité du débat et, par là, la réalité elle-même.
20Dans quel environnement se trouve le participant à ces journées à son arrivée dans l’une des conférences, intitulée « Les consensus en économie » ? Il découvre une salle de belle facture dans laquelle un certain nombre de personnes sont en train de discuter18. Sur chaque table est disposé un petit carnet sur lequel on peut lire : « I love éco [représenté par un cœur] ». Sur un autre document, distribué à chaque participant, se détache la mention : « 9,5/20 : note moyenne des Français en économie »19. En relevant la tête pour observer la pièce se remplir progressivement, il pourrait remarquer que la plupart des personnes disposent d’un fin cordon autour du cou, duquel pend une étiquette. Sur celle-ci apparaît le nom de chacun accompagné de la mention « Journées de l’économie ». Sur les chaises reposent quelques fois les sacs à dos distribués aux participants et où figure le logo coloré de l’évènement. L’espace est organisé de telle manière que les personnes disposant de ces étiquettes sont regroupées ensemble, alors que face à elles se font jour quelques individus, feuilles à la main, dont les places sont accompagnées chacune d’un micro. Une fois installé dans son siège, l’assistant suit l’introduction – effectuée par une personne se présentant comme économiste – des différents individus qui se trouvent regroupés sur l’estrade. Rapidement, les discours se suivent, sans que la parole ne soit coupée. Les personnes écoutent, ne notent que par moments, tout en faisant preuve d’une attention sensible aux propos prononcés. La majorité des regards se dirigent vers cette table autour de laquelle se trouvent, également, des personnes. Au sein de l’auditoire, les réactions collectives sont assez rares sauf lors de rires suffisamment partagés pour donner l’impression que la salle rie « ensemble ». L’existence visible d’entités collectives dans l’assistance est peu décelable. Du côté de l’estrade, en revanche, plusieurs entités reconnues – car nommées – se succèdent : crest, Sciences-Po, afse, codice, les économistes, maîtres de conférence, professeurs des universités, etc. La séance se focalise sur un sondage diffusé par internet visant à tester le niveau de consensus des économistes, dont l’un des commanditaires précise l’enjeu :
« Ça fait des années qu’on discute de la culture économique pour déplorer que la culture des français est trop faible, elle n’est pas assez riche, elle est trop politisée, etc. Mais au moins, on a là un élément sérieux de sondage scientifique, qu’on a pu réaliser, sur ce que pensent les cultivés, c’est-à-dire les économistes eux-mêmes, de la question. »
Directeur de la rédaction d’Enjeux Les Echos
- 20 Sondages réalisés par un institut et commandés par le codice (Conseil pour la diffusion de la cultu (...)
- 21 Rodriguez & Wachsberger (2009) ont montré comment cet argument d’une « société de défiance », déplo (...)
21Regretter l’incompétence des « Français » en matière de culture économique est un argument régulièrement mobilisé pendant ces journées, notamment lors des séances inaugurales lors desquelles des sondages ont été présentés20. Le premier d’entre eux, intitulé « les Français et l’économie », par un recours aux modes de totalisation classiques du sondage, montre que si « l’économie intéresse les Français […], les trois-quarts reconnaissent ne pas en comprendre très bien les mécanismes de fonctionnement. » On y apprend que 73% des « Français indiquent que oui, on a de plus en plus besoin de connaissances économiques pour réussir dans la vie. » La présentatrice du sondage poursuit : « Ils nous l’ont dit, les Français ont soif d’apprendre, ils ont envie de comprendre, et pour autant ils se jugent mal informés aujourd’hui. » Ces considérations s’élaborent dans une période où les « Français sont, profondément, structurellement, depuis quelques années déjà, extrêmement pessimistes », 71% indiquant que la situation matérielle de leurs enfants sera inférieure à la leur21. Un autre sondage met non plus l’accent sur le besoin, revendiqué par les citoyens, de discuter d’économie, mais juge de leur niveau en la matière en leur soumettant un « examen ». S’ils ne souffrent pas de graves lacunes sur les questions de « raisonnement économique », les « français » pêchent en « économie pratique » avec « 6 sur 20 […] : l’éducation financière reste ici à faire ». Cette insuffisance caractéristique des citoyens en matière d’économie se retrouve dans les discours des intervenants, comme l’exprime, lors d’une séance intitulée « Comment sortir de la crise ? », l’un des membres du conseil scientifique de ces journées et co-financeur du projet :
« Si on fait ces journées de l’économie c’est justement parce qu’il y a un déficit quand même de connaissance de l’économie en France et qu’il est indispensable de développer la connaissance de l’économie pour tous citoyens, d’une part parce que ça l’aide à vivre, et d’autre part parce que ça lui permet d’être un bon citoyen. Et une démocratie ne se fait pas par de la démocratie d’opinion et sur des opinions vagues non fondées, mais sur aussi du savoir, et de l’accumulation de savoir. Et donc c’est nécessaire de faire de l’économie, et à mon avis le plus jeune possible, de façon à juste comprendre au moins les grands mécanismes, et pas à être ni dans l’idéologie de ceci, ni dans l’idéologie de cela. »
Président du Directoire de la Caisse d’Epargne Rhône Alpes,
professeur affilié à hec
- 22 Selon le comité d’organisation de ces journées, l’édition 2009 a réuni 4780 personnes dont 171 inte (...)
22Les argumentations de ce type ne visent pas tant les participants : au contraire, cette conception de « Français » inaptes permet de valoriser un auditoire volontaire car présent, un auditoire de « connaisseurs »22. Ainsi, l’identification de collectifs par la tribune au sein de l’assistance – à l’image des professeurs de ses – ne se présente pas tant comme une accentuation de leur altérité, mais davantage comme une reconnaissance des compétences de cette population spécifique, compétences présentées comme partagées par la tribune.
- 23 Une dimension pédagogique qui se trouve renforcée en période de crise, comme le montre Neiburg (200 (...)
- 24 « Les journées de l’économie ou la fête de la pédagogie » (La Tribune, 12/11/09), « Journées de l’é (...)
23Mais surtout, à travers l’accent mis sur ce manque de culture économique de la population, s’exprime l’une des dimensions continuellement mise en avant lors de ces journées : elles portent haut et fort un caractère résolument « pédagogique »23, omniprésent dans les déclarations des intervenants comme dans les documents remis aux participants (« 3 jours pour comprendre, s’informer, dialoguer » ; « mettre l’économie à la portée de tous » ; « rendre accessible au plus grand nombre », etc.). Cet impératif pédagogique n’est pas le seul que l’évènement offre à voir publiquement : il s’accompagne d’une volonté de « démocratisation », que relatera largement la presse24, qui se traduit en actes par un « dialogue », par des « débats » et des « discussions ». Les intervenants à ces journées ne cesseront de promouvoir cet aspect, comme l’indiquent les différents leitmotivs qui accompagnent l’évènement : « diffuser une approche grand public de l’économie » ; « permettre à tous de prendre part au débat démocratique » ; « l’économie ne doit pas rester l’affaire de quelques experts », etc. Dans d’autres termes, l’organisateur de l’évènement confirme lors d’un entretien le constat sur lequel elles se sont élaborées : « Il y a un rapport vertical : si les experts parlent d’en haut à des gens qui seraient en bas, ça ne peut absolument pas fonctionner. Donc je pensais qu’il fallait créer un évènement qui casse un peu cette verticalité. »
- 25 Dans ses conclusions, le comité proposait déjà d’étendre l’enseignement au plus grand nombre et ava (...)
- 26 En témoigne la création à la fin des années 1960, lors du VIe Plan, d’une « commission de l’informa (...)
- 27 À la même époque, le Centre d’études des revenus et des coûts mène des enquêtes sur la maitrise du (...)
24Ces deux dimensions (pédagogie et démocratie) rejoignent, en cela, le projet d’éducation du peuple qui accompagna la mise en place de l’enseignement de l’économie dans la seconde moitié du xxe siècle. En effet, nombreuses sont alors les voix qui s’élèvent pour regretter le manque de compétences économiques des français, notamment à travers la parution d’ouvrages de vulgarisation (Dulong, 1997, en particulier p. 61-68 ; Lebaron, 2000, p. 153-181). Ces déplorations, encore individuelles à la sortie de la guerre, s’institutionnalisent progressivement, par la participation d’économistes aux instances d’élaboration de la politique scolaire (Chapoulie, 2006), également en faisant l’objet de rapports officiels : le comité Rueff-Armand, dans un rapport sur les obstacles à l’expansion économique (1960, p. 88) juge ainsi « insuffisante [la] culture économique de base des Français25 ». Quelques années plus tard, le problème est conforté par un rapport du Conseil économique et social intitulé L’information économique, clé de la prospérité (Salmon, 1963). Dans une période marquée par la planification et où l’argument démocratique a pris la forme de la « concertation », les réflexions sur ce thème se succèdent26. La « démocratisation » de l’économie, sous ses différentes formes27, fera ainsi l’objet à chaque décennie environ de rapports parfois dirigés par un économiste. Le développement de la presse économique (Duval, 2004, p. 53-97) constitue également une étape déterminante de ce mouvement : par la création de journaux et de revues dédiés à l’économie, particulièrement la presse destinée aux cadres (Boltanski, 1982, p. 179-187), se concrétisent les souhaits de nombreux responsables de publiciser des discussions qu’ils estiment confinées à la sphère politico-administrative (Riutort, 2000). Les efforts de « démocratisation » et de « pédagogie », présentés comme nécessaires pour former des citoyens économiquement compétents, se matérialisent enfin par la généralisation progressive de l’enseignement de l’économie, avec la création de la licence de sciences économiques en 1959 et de la filière ses au lycée autour des années 1966-1968.
25Mais si la « démocratisation » vise à donner la parole à « tous » (comme le résume l’organisateur lors de la séance inaugurale, sous le registre de l’appropriation : « Je souhaite que ces journées, ce soit vos journées de l’économie »), la « pédagogie » implique une nécessaire hiérarchisation des positions, et ne peut être réalisée que du point de vue de ceux qui détiennent actuellement le savoir au nom duquel ils peuvent assumer leur rôle de pédagogues. Car si tout le monde doit, d’un certain point de vue, « prendre part à la discussion », il n’en reste pas moins que ceux qui occupent le devant de la scène demeurent bien des spécialistes dans le domaine dont ces journées se font la vitrine. Volonté de « démocratisation » d’un côté, renforcement de l’autorité scientifique de l’autre : les tensions qui résultent de cette opposition peuvent, sous certaines conditions, être aperçues par les participants. C’est ce que résume parfaitement l’un des premiers intervenants, lors de la séance inaugurale, lorsqu’il indique que « L’économie, ce n’est pas, ce ne doit pas être uniquement une affaire de spécialistes. » Il poursuit directement en direction de l’organisateur de l’évènement : « Et je pense, monsieur le Président, que c’est avant tout ce que vous entendez démontrer aujourd’hui, et pour le faire, il faut quand même réunir des spécialistes. »
- 28 À ces catégories s’ajoutent une quarantaine de non classés, parmi lesquels on trouve des universita (...)
- 29 À travers une enquête réalisée principalement à partir d’entretiens sur cette institution (Angelett (...)
26De fait, l’évènement a été élaboré afin de l’asseoir sur une autorité scientifique avérée, comme l’exprime l’initiateur de ces journées : « On a mis volontairement avec Roger Guesnerie [président du comité scientifique de ces journées] des gens qui sont incontestables, bon on peut penser ce qu’on veut mais, qui ont une position institutionnelle telle que ceux qui diraient “pff c’est quoi cet évènement avec ce petit comité scientifique” seraient quand même dans une situation un peu curieuse. » En parcourant les catégories indigènes mobilisées dans les documents qui accompagnent l’évènement, on constate que les intervenants sont présentés, pour la majeure partie d’entre eux, comme économistes. Près de la moitié des 308 intervenants aux deux premières éditions sont catégorisés comme tels (46%), auxquels s’ajoutent des « cadres/dirigeants d’entreprise » (18%), des journalistes issus de la « presse économique » (14%), des « acteurs politiques » (4%), des « acteurs de l’économie sociale » (2%), des membres de l’ « administration centrale » et enfin des « syndicalistes » (2%)28. Pour les économistes qui évoluent au sein du monde académique, on observe que les universités parisiennes et les unités de recherche les plus valorisées sont particulièrement représentées lors de ces journées, tout comme le Conseil d’analyse économique dont 22 membres y ont participé29. Il n’est pas si surprenant de retrouver des universitaires appartenant à des institutions d’excellence : la vulgarisation est l’une de ces activités pour lesquelles sont détachés les scientifiques les plus à même de représenter leurs pairs et d’engager, aux yeux du profane, l’ensemble de l’espace scientifique (Boltanski & Maldidier, 1970).
- 30 Les recherches que nous conduisons sur le recours aux experts économiques montrent, notamment, que (...)
- 31 Qu’il s’agisse des manuels scolaires (rapport de la commission Guesnerie), du changement climatique (...)
27Cette forte présence d’experts économiques – dont le recours à des fins d’utilité politique s’est généralisé durant la seconde moitié du xxe siècle30 – a des conséquences majeures sur les sujets abordés : la comparaison entre la publication de rapports d’expertise et les thèmes traités lors des ces journées montrent une étroite concordance31. L’opposition ainsi mise en lumière, entre des profanes volontaires mais incompétents et des experts munis d’un savoir validé par la communauté scientifique, fournit quelques indications sur l’une des dimensions prises par ces journées : réduire l’incertitude sur ce qu’est l’économie, en confirmant que la réalité existe telle qu’elle est publiquement et aux yeux de tous invoquée en ce lieu.
- 32 À côté des séances quotidiennes qui se déroulent simultanément dans différents lieux, prennent plac (...)
28Ainsi, selon les séances et les moments, les opérations de confirmation varient entre deux plans, empiriquement liés mais analytiquement distinguables, les plans de la situation et de la réalité. Dans le premier, les tentatives se multiplient pour maintenir la situation dans le registre qui l’a portée jusqu’alors pour éviter, comme le veut l’expression, que « la situation nous échappe ». À ce titre, la comparaison entre deux interventions successives de participants, dans une salle pouvant accueillir plusieurs milliers de personnes, permet de saisir les interventions nécessaires pour conforter et maintenir la stabilité du débat32.
« Participant – Bonsoir, Alain X, je suis professeur de ses, et je voudrais rebondir sur les propos de M. Hirsch. À la fin de son intervention il nous a dit : “c’est un enjeu démocratique que de comprendre l’économie aujourd’hui.” […] Il y a un certain nombre de termes qui ont été utilisés à la tribune ce soir : liquidités, policy-mix, pauvreté, impôt négatif, redistribution, titrisation, etc. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y a une grand partie de la salle qui est composée de lycéens, on a des jeunes qui ont 15, 16, 17 ans. Ces jeunes-là, ces termes que vous avez utilisés ils les comprennent. S’ils les comprennent c’est parce qu’ils sont scolarisés dans la série ES du lycée aujourd’hui. [Applaudissements]
Journaliste – Ça c’est de la publicité prohibée.
Participant – Voilà donc, grâce notamment, à un enseignement qui s’appelle les sciences économiques et sociales.
Journaliste – Mais alors, merci de formuler une question, brève.
Participant – Je vais formuler une question, je vais être assez direct avec M. Hirsch, il a un collègue au gouvernement qui s’appelle Luc Chatel qui prépare une réforme du lycée, et cette réforme du lycée, on en a vu les premières esquisses, et a priori, cet enseignement qui permet si bien de comprendre la société, l’économie et toutes les problématiques actuelles, a priori resterait facultatif, optionnel, exploratoire. Bref ça veut dire que les bacheliers continueront […] à sortir du système scolaire sans avoir abordé jamais de questions économiques et sociales […]. Est-ce que M. Hirsch vous trouvez ça normal, vous avez dit que vous vous souhaiteriez mieux comprendre la complexité du système financier etc., est-ce que vous trouvez ça normal, est-ce que vous ne pouvez pas peut-être relayer notre demande auprès de votre collègue, c’est-à-dire rendre les enseignements de ses obligatoires pour tous les lycéens, merci. [Applaudissements]
Journaliste – Merci pour cette question monsieur, elle est effectivement fondamentale. Ça valait le coup de faire un détour si je puis dire pour vous l’entendre poser [rires de la salle]. Martin, vous allez nous donner votre sentiment.
M. Hirsch – Après les applaudissements, si je relaye pas, j’aurais l’air idiot. »
29Si cette intervention s’effectue de manière acceptable, c’est d’une part que la plainte qui y est formulée s’appuie sur un public, dont la présence est connue car déjà attestée dans les rangs de l’auditoire (les professeurs). Egalement car cette plainte a déjà fait l’objet d’une mise en forme collective par l’intermédiaire d’une association investie dans la cause défendue (Association des professeurs de sciences économiques et sociales). Mais, d’autre part, car elle est exprimée en mettant en question des termes de la réalité qui n’apparaissent que pour mieux les conforter (« liquidités, policy-mix, pauvreté, impôt négatif, redistribution, titrisation »). Alors qu’elle est suivie d’un renforcement positif de la part du journaliste qui assure le rôle d’attribution de la parole, certaines prises de paroles jugées anormales voire inacceptables peuvent également être tournées en dérision par la tribune. C’est le cas d’une autre intervention, ayant pris place peu après au cours de la même séance, qui est traitée par le journaliste sur le mode de l’insignifiance. Le contraste avec l’intervention précédente est remarquable jusque dans la place occupée dans la salle : en plein centre et face à la tribune pour ce « professeur de ses » dont la prise de parole révèle les liens de familiarité qu’il partage avec les personnes qui l’entourent ; sur l’extrême côté et proche de la sortie qu’il empruntera suite à sa question pour celui qui se présente comme « simple citoyen ».
« Participant – Bonjour Messieurs, Pierre X, simple citoyen […]. C’est vrai qu’en 89 on a parlé surtout de la chute du mur de Berlin, très peu de personnes pensent à commémorer les évènements de Tien an men et le procès Ceaucescu. Et il se trouve que moi justement je travaille dans le secteur économique, et j’avais comme première question rapide de demander juste aux intervenants qui connait l’EdeC ?
Journaliste – On ne vous entend pas très bien. [Rires de la salle]
Participant – L’EdeC, c’est juste le sigle – maintenant dans tous les domaines on parle par sigle – qui signifie “économie de communion”. [Rires de la salle]
Journaliste – Vous nous plongez dans une perplexité profonde. [Rires de la salle]
Participant – Et bien messieurs, je donne cet exemplaire à M. Martin Hirsch, j’espère que [interrompu]
Journaliste – C’est encore de la publicité en fait.
Participant – En quelque sorte.
Journaliste – Non monsieur mais vous êtes gentil, on est là pour parler d’un sujet, on a beaucoup de questions donc, on vous serrera la main très volontiers à la sortie de la salle [rires de la salle]. Pour l’instant on voudrait répondre à de vraies questions voilà… »
30Résorber la « perplexité » et l’inquiétude générées par cette prise de parole contribue à définir ce qui importe comme ce qui vaut, ici, là, maintenant. Par ce type de limitation, immédiatement suivie de la sortie définitive de l’interrogateur, les intervenants délivrent des informations descriptibles par chacun sur les « fausses » et les « vraies » questions. Ces processus d’attribution et d’octroi de la parole n’ont rien de spécifique à ces journées : tout espace de discussion obéit ainsi à des règles plus ou moins tacites concernant son mode de fonctionnement et qui offrent la possibilité, le cas échéant, de rappeler à l’ordre celui qui s’en éloigne.
31Mais à cette inquiétude sur le présent s’ajoute un second plan : celui de la réalité, irréductible à ce qui se joue dans la situation. En important des éléments inactuels dans la situation, l’expert exprime ce qui, dans la réalité, ne peut être jugé que comme existant. Traités sur le mode de l’évidence et de la naturalité, un ensemble de facteurs – qui deviennent alors des opérateurs de réalité – sont activés par l’expert dans un registre qui ne vise non plus à contenir l’incertitude sur la seule situation, mais sur la réalité elle-même. Une confirmation « réussie », (dans la mesure où une telle opération puisse être approchée sur le mode binaire du succès ou de l’échec), supposerait ainsi que les deux plans soient superposés de manière à ce qu’aucun espace ne subsiste entre ceux-ci. Les éléments susceptibles de venir contrecarrer voire déborder une réalité qui « marche » – qui peuvent s’exprimer en prenant par exemple la figure du témoignage, empreint d’affects, se tournant vers le particulier, au risque de se voir disqualifier car dépourvu de sens dans le cadre désincarné des phénomènes généraux – sont alors bien plus délicats à gérer que ceux qui ne remettraient en cause que la seule situation. Dissimuler ces éléments perturbateurs ou anticiper leurs apparitions reposent sur un équilibre précaire : introduire dans la discussion in situ des arguments rappelant non seulement les « vraies questions » mais surtout les « bonnes raisons » du fonctionnement de la réalité, tout en évitant que ceux-ci puissent offrir des points d’appuis pour sa remise en cause. Comme pour cette intervention qui, au détour du débat sur les manuels du secondaire, exprime la juste adéquation du système de délivrance des diplômes et du système d’emploi, de sorte que les épreuves scolaires attestent de la valeur bien mesurée des étudiants, valeur qui se trouve confirmée par l’embauche ultérieure :
« On a essayé les uns et les autres [au sein de la Commission Guesnerie] de réfléchir, non pas en fonction d’idéologies, non pas en fonction d’idées préconçues, […] mais pour faire progresser les enfants, faire en effet en sorte que les enfants, que j’ai retrouvés lorsque j’enseignais à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, que je retrouve aujourd’hui comme salariés du groupe X, puisqu’il y en a beaucoup de formation de ses comme salariés, pour qu’ils avancent dans une direction déterminée. »
Président d’un groupe bancaire
32La conjonction dans la situation entre d’une part l’irruption d’éléments qui n’y étaient jusqu’alors pas actuels – des trajectoires, des salariés, un établissement d’enseignement et une entreprise non pas abstraits mais empiriquement ancrés – et, d’autre part, leur mise en cohérence au sein d’une visée globale, tend à conforter une vision formelle, car liée à une approche quasi juridique, de la réalité. Le regard rétrospectif n’y est cependant pas exclusif et s’y retrouvent des analyses proprement prospectives : c’est le cas lorsque des énoncés se donnent à voir sur un ton équivoque – à l’instar du fatalisme du probable avancé par Bourdieu et Boltanski (2008) – entre la description détachée de toute sorte d’implication du descripteur et la prophétie autoréalisatrice. L’enjeu n’y est pas tant de persuader par un usage de la démonstration ou de la preuve, que d’énoncer que ce qui sera, sera, car ce qui est, est :
« La délocalisation va se faire, en plus, avec, de plus en plus de fragmentation […]. Cette démocratisation des risques sur les individus, et bien va augmenter la perception d’incertitude et d’anxiété. Et donc quelque part, maintenant ce ne sera plus : “Ah, ce sont des travailleurs du Nord dans l’industrie du textile qui sont touchés.” Non : ça peut être n’importe qui, aussi bien dans la banque, que dans l’industrie manufacturière, que dans peut-être des services […]. Ce qu’il va falloir essayer de penser, ce n’est plus les emplois à vie, mais un degré d’employabilité de nos travailleurs, une capacité de flexibilité. Ce n’est pas facile parce que, au lieu d’apprendre des qualifications ou de promouvoir et de subventionner des qualifications aux nouvelles technologies et à la société de l’information, il va falloir apprendre à apprendre, pour pouvoir être capable de réagir, étant donné que le monde ne sait pas, dans vingt ans, dans trente ans, dans cinq ans, si telle tâche qui actuellement n’est pas délocalisable, ne le sera pas dans le futur. »
Économiste à Paris School of Economics
- 33 « En faisant de ses contradictions le critère de sa vérité, cet univers de discours se ferme à tout (...)
- 34 Comme le note Castel (1985, p. 86), « en principe l’expert n’est pas lui-même un décideur, il trans (...)
33Cependant, à l’image des discours clos de Marcuse33, il ne faut pas sous-estimer la possibilité dans ces journées d’y accueillir des positions divergentes. D’une part car celles-ci, notamment lorsqu’elles s’expriment en recourant à des opérateurs de réalité – tels que les métrologies statistiques – permettent de manifester publiquement leur commune reconnaissance, le débat pouvant se déplacer par exemple sur la précision de la mesure. D’autre part, l’argument du pluralisme, répété par les intervenants – comme lors d’entretiens menés avec des experts économiques – n’est compréhensible que dans la mesure où ceux-ci expliquent continuellement que leur rôle n’est non pas de se substituer au politique, au sens de la prise de décision, mais de proposer les options parmi lesquelles les responsables sont libres de choisir34. Réaffirmer la diversité des points de vue exprimés par l’expertise, afin de combler le trouble suscité par le double rôle d’expert et de responsable précédemment identifié comme l’une des modalités d’éveil de la critique, est dans ce cadre une nécessité de premier plan, sans quoi la position de l’expert, qui n’a pas satisfait l’épreuve civique de l’élection, pourrait être dénoncée comme arbitraire.
34L’observation de ces journées nous amène ainsi à avancer deux hypothèses sur ce que peuvent engendrer ces opérations de confirmation. D’une part, elles sont en mesure de renforcer un sentiment d’évidence de l’ordre du « on le sait », ou bien « on l’a déjà entendu maintes et maintes fois », manifesté souvent physiquement par un clignement d’œil approbateur et une élévation des épaules. D’autre part, elles peuvent également générer une sorte d’agacement, voire de méfiance, tant il paraît suspect de réaffirmer de tels lieux communs. Comme si le rapport de naturalité était quelques fois remis en cause par un surinvestissement des responsables ou des experts – tout l’enjeu étant évidemment de les faire apparaître comme deux entités strictement séparées – visant à confirmer de manière péremptoire des éléments de la réalité pourtant déjà acquis comme tels. Cela peut alors se traduire par une mise à distance critique, sous la forme notamment de l’ironie, pour témoigner publiquement de l’emprise limitée qu’a sur les corps et les esprits une telle répétition de positions déjà connues.
- 35 La revue Hermès (1993) a consacré un numéro aux travaux de sociologie de la réception qui mettent n (...)
35Dans ce cadre, les personnes ne sont ni entièrement engagées dans une écoute surattentive aux moindres mots prononcés, ni non plus inactives face à un discours « émis »35. C’est dans cet entre-deux – qu’Albert Piette nomme mode mineur (1992) – qu’elles se maintiennent principalement, étant ici et ailleurs, engagées par moments fugaces comme détachées lors de brefs instants. Cette inattention voire cette dispersion grâce à la focalisation temporaire sur des « détails particuliers » (Piette, 1996) – un téléphone, une discussion privée qui trahit des liens personnels entre deux membres de l’auditoire, un regard qui se focalise sur une partie de son propre corps – s’éteignent pourtant dans certains moments d’engagement, dans lesquels, par une absorption dans et par la situation, les acteurs se trouvent à la fois plus alertes (vis-à-vis du message délivré), et moins alertes (sur la contingence que génère la coprésence et l’environnement matériel). Quelques fois, ce changement d’état se traduit par une prise de parole, qui fait alors passer l’acteur du stade de simple élément parmi tant d’autres, à celui d’orateur, lui rappelant par là les contraintes de publicité qui encadrent désormais son action.
- 36 Pour autant, la confirmation ne saurait être que verbale ou langagière : quand bien même elle joue (...)
36Que certaines séances révèlent une telle « inattention » n’est cependant pas synonyme d’une non-efficacité du discours. Car si l’on défend une approche sociologique totale, pour reprendre les termes de Mauss, il convient qu’il est illusoire et surtout voué à l’échec de vouloir mesurer l’effet que ces journées, prises isolément, peuvent avoir sur les personnes. C’est dans ce qu’il fait parti d’un ensemble qui le dépasse qu’un tel évènement détient sa force : ce qu’il se propose de confirmer existe, matériellement, et désigne par des mots dont la signification est connue des choses que les personnes identifient et reconnaissent36. Un tel déploiement de personnes, de documents et d’énoncés permet, en répétant ce qu’est l’économie, de conforter la stabilité sémantique de ce terme comme d’autres. De sorte que les discussions qui s’y tiennent puissent – que les discutants soient des « économistes », des « acteurs politiques », des « cadres/dirigeants d’entreprises » ou plus rarement des « acteurs de l’économie sociale » – se dérouler de façon à exposer publiquement à chacun qu’il est admis et reconnu comme tel que les termes employés relèvent bien du registre de l’économie, entité alors suffisamment substantialisée pour que ne subsiste de doute sur son existence.
37Encore faut-il se garder de penser que ces évènements portent, en eux-mêmes, le pouvoir de générer des divisions de la réalité. Bien qu’ils ne transforment pas la réalité – au sens d’un centre de décision qui génère catégories juridiques et opère des qualifications – ils réunissent pour nombre d’entre eux des intervenants qui disposent, de par l’une ou l’autre de leurs fonctions, de la possibilité d’endosser la chasuble de l’institution. Ainsi, une division du travail s’opère entre des institutions chargées de faire la réalité et des instances dont la tâche est celle, non moins essentielle, de la confirmer. L’accrochage entre ces deux modes d’intervention sur la réalité – pour la faire exister à la fois matériellement, et comme référence commune et naturelle sur un plan sémantique – est l’un des chantiers qu’il nous reste à mener. Car comme le suggèrent les analyses qui précèdent, ici réside l’un des obstacles que rencontre tout public souhaitant remettre en cause le discours de l’expert : celui-ci se présente, quoi qu’on en dise, la réalité avec lui.