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Domination, rationalité et résistance : « l’infra politique » des groupes subalternes de James C. Scott

Domination, rationality and resistance: The “infra politics” of James C. Scott’s subordinate groups
Christian Lazzeri

Texte intégral

1On se propose, dans les pages qui suivent, de présenter et de discuter certaines thèses du travail de James C. Scott, anthropologue et politiste, théoricien et enquêteur de terrain, qui enseigne la science politique à l’université de Yale. L’essentiel du travail de J. C. Scott, né en 1936, porte sur la manière dont les classes dominées dans les sociétés paysannes résistent à l’exercice de la domination des classes dirigeantes. En tant que spécialiste de l’Asie du Sud-est, J. C. Scott a commencé sa carrière académique par des travaux sur la Malaisie et sur le Vietnam qui ont donné lieu, en 1976, à la publication de The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, livre dans lequel il étudiait le mode sur lequel les classes paysannes résistaient, au moyen de multiples stratégies, à l’autorité politique centrale (Scott, 1976). Dans la lignée de cet ouvrage, mais avec un degré de généralisation marquée, il publie en 1985 Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance (Scott, 1985) et, dans une veine proprement théorique, parait en 1990, Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, livre dans lequel il étend sa théorie de la domination à tous les groupes sociaux qui subissent des formes de coercition en étudiant leurs différentes modalités de résistance (Scott, 1990). Il publie en 1998 Seeing Like a State. How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, ouvrage dans lequel il tente d’établir de quelle manière l’État central qui cherche à rendre ses citoyens ou ses sujets plus visibles pour les contrôler et les imposer, ne peut le faire qu’en détruisant l’ensemble des représentations et des savoirs locaux dans lesquels les groupes sociaux se pensent et s’organisent eux-mêmes (Scott, 1998 ; Gabay, 2016). En 2009 parait The Art of Not Being Governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia, où il analyse la manière dont l’État central en Asie du Sud-Est a constamment cherché à étendre sa domination sur des groupes sociaux qui répondent à cette logique d’incorporation autoritaire par la fuite hors de la prise de l’État ou par la rébellion ouverte lorsque cela est possible (Scott, 2009). Decoding Subaltern Politics. Ideology, Disguise, and Resistance in Agrarian Politics publié en 2012, complète les analyses de Domination... et Weapons of the Weak... en explorant de nouvelles pratiques de résistance aussi bien fiscales que statutaires, qui peuvent s’exprimer aussi bien dans des micro-résistances que dans la naissance de mouvements millénaristes (Scott, 2013). Enfin, en prenant conscience que tout ce qu’il a dit dans ses livres aurait pu être défendu par un théoricien de l’anarchie, il publie en 2012 un petit livre, Two Cheers for Anarchism. Six Easy Pieces on Autonomy, Dignity, and Meaningful Work and Play qui souligne les paradoxes de l’organisation étatique et plaide en faveur d’un anarchisme modéré pour lequel la délibération et le conflit constituent de véritables contre-pouvoirs à l’égard de l’État (Scott, 2012a ; Sommerer, 2019). Son dernier livre, paru en 2017, est une sorte de proto-histoire des origines de l’État, lié à la sédentarisation agricole et entretenant des liens complexes de coopération et d’hostilité avec ses populations périphériques, ainsi que ses faiblesses internes, Against the Grain. A Deep History of the Earliest States (Scott, 2017).

2L’un des enjeux du travail d’anthropologie politique de J. C. Scott réside dans le fait que comme beaucoup d’universitaires américains et européens, il s’était senti solidaire, au cours des années 1960, de l’ensemble des guerres paysannes de libération nationale, qu’il s’agisse de l’Algérie, de la Guinée, du Ghana, de l’Indonésie, de la Birmanie ou de la Chine. Mais il a très rapidement constaté que toutes les grandes révolutions « réussies » ont finalement abouti à la création d’un État encore plus puissant que celui qui avait été renversé, un État caractérisé par le fait qu’il était capable d’extraire encore plus de ressources que son prédécesseur de la population et d’exercer sur elle un contrôle accru. Il s’est donc progressivement tourné vers des objectifs théoriques et politiques plus modestes, à savoir l’étude des formes de résistance des individus et des groupes sociaux à l’égard des mécanismes de domination et, plus particulièrement, à l’égard de la domination de type coercitif aussi bien dans les sociétés précapitalistes que dans les sociétés capitalistes. C’est ce programme d’étude et certaines de ses réalisations qu’on se propose de présenter avant d’en discuter certains aspects, particulièrement ceux qui concernent la nature des rapports entre la soumission et la résistance, en se demandant si J. C. Scott n’a pas tendance à survaloriser cette dernière dans tous les contextes sociaux qu’il étudie.

3Si l’objectif des rapports de domination vise la soumission des dominés pour atteindre des objectifs spécifiques ou en constitue un en soi, il semble aussi avéré que chaque modalité de son exercice engendre immanquablement des formes de résistance qui lui correspondent et prennent appui sur ses faiblesses, en essayant d’en limiter les effets ou en essayant de la renverser, avec un succès variable. Parmi les nombreux théoriciens des sciences sociales qui ont analysé les stratégies de domination et de résistance, les travaux de J. C. Scott présentent un intérêt particulier en raison de la spécificité de ses analyses. Celle-ci réside dans la tentative de comprendre, dans des contextes sociaux essentiellement coercitifs (ou, en un sens plus large, autoritaires), le paradoxe apparent de la résistance collective qui produit des effets d’ensemble visibles dans les dommages permanents infligés aux intérêts des dominants, tout en demeurant néanmoins invisible pour ceux-ci, en raison du recours à un véritable art du « camouflage » qui peut aller jusqu’à faire passer des actes de résistance pour des actes d’obéissance. L’importance de ces stratégies de résistance se mesure au fait que soit elles précèdent et préparent des rébellions ouvertes qui transforment effectivement les rapports sociaux, soit elles produisent pour les dominants des dommages aussi importants que les conflits déclarés, tout en demeurant néanmoins cachées. Cette résistance permanente, larvée, consciente de ses buts et de ses moyens, a pour condition, au plan anthropologique, l’existence d’un désir d’insoumission constant de la part des dominés, une revendication permanente de dignité et de liberté, de maîtrise de ses ressources matérielles, ainsi qu’une aptitude au calcul des coûts et des gains inhérents à la résistance. Les différentes populations dominées auxquelles s’intéresse Scott (voir infra) semblent ainsi toujours se trouver sur une sorte de pied de guerre, ou plutôt de guérilla, comme si l’exercice de la coercition se heurtait en permanence au mur d’une résistance qui ne désarme jamais (Scott, 1990/2008, p. 209).

4Pour discuter de la question posée par le travail de J. C. Scott, on procédera en trois temps : on examine d’abord les définitions de la domination et de la résistance construites par J. C. Scott à partir des concepts de « texte public des dominants » et de « texte caché des dominés » ; dans un second moment, on examine les différentes modalités d’exercice de la résistance à l’égard de la domination et on se propose enfin d’aborder le bilan théorique du travail de J. C. Scott et de formuler une évaluation de son cadre théorique.

Le texte public des dominants et le texte caché des dominés

5La domination par coercition, en tant qu’interférence arbitraire d’un dominant ou d’un groupe dominant sur les ressources matérielles et l’extension des opportunités d’action des dominés, réside essentiellement dans la menace du recours à la violence physique ou dans l’exercice de celle-ci lorsque nécessaire. C’est ce qui fait que l’essentiel de l’effort des dominants dans ce contexte de relations de pouvoir asymétrique consiste d’abord à renforcer leur capacité de coercition pour accroître leur pouvoir sur les dominés et assurer les conditions de reproduction de ce pouvoir. Dans les sociétés paysannes traditionnelles d’Asie du Sud-Est qu’étudie J. C. Scott, cette relation de domination sur les esclaves, les serfs, les petits propriétaires paysans, les métayers et les journaliers agricoles, emprunte la forme de l’exploitation matérielle avec l’accaparement des terres, l’exploitation du travail, le recours à la corvée et à la conscription, la soumission à l’impôt foncier sous toutes les variantes que l’on connaît, depuis le prélèvement physique sur la récolte jusqu’à la dîme que prélèvent presque toutes les grandes religions. Inévitablement, l’existence de cette coercition exploitative se double d’une dissymétrie statutaire puisque le travail servile s’oppose à son exemption pour le dominant qui ne dépend de personne et ne connait pas l’humiliation de l’obéissance.

6Il n’en reste pas moins que l’exercice même de la coercition ne peut se réaliser sous la forme de la violence physique continue et qu’il a besoin, par économie de « dépense » de pouvoir, de placer cette violence en réserve d’usage, ce que représente déjà la simple menace de coercition en cas de désobéissance ou de révolte. Mais ce serait une économie supplémentaire dans le coût du pouvoir exercé si les dominants pouvaient envelopper les pratiques coercitives de justifications susceptibles de légitimer leur pouvoir. Ce double aspect, de la coercition et de la légitimation entraîne de la part des dominants, le recours à ce que J. C. Scott appelle un « texte public » adossé à des institutions ou porté par des rapports de pouvoir informels. Un texte public est formé d’un ensemble de discours et de pratiques de gouvernement (rituels, cérémonies, formes de générosité publique, puissance, punitions exemplaires, paternalisme, code de politesse et d’étiquette, démonstration publique de magnificence, éléments de style de vie, etc.) qui représente, selon son expression, « l’autoportrait des élites dominantes telles qu’elles aimeraient être vues » en raison de leur pouvoir et de leur statut. Ce texte définit les conditions d’interactions entre dominants et dominés puisque ces derniers ne peuvent s’adresser aux dominants qu’en empruntant les codes et le contenu de ce texte public qui leur est imposé. En paraphrasant Pierre Bourdieu, on pourrait dire que les dominés sont censés voir les dominants de la manière dont les dominants se perçoivent eux-mêmes, ce qui équivaut à une attitude de reconnaissance (Scott, 1990/2008, p. 25, 32, 62-63 ; 1989, p. 147, 152). Cette forme de légitimation emprunte deux voies. Du point de vue de l’accaparement des ressources et de l’extorsion du surtravail, la justification du pouvoir des dominants se présente sous la forme d’une contrainte enveloppant un échange qui a aussi bien servi d’argument au pouvoir seigneurial dans la société féodale, qu’il a été utilisé traditionnellement dans le cadre des empires locaux ou des colonies d’Asie du Sud-Est. Les masses paysannes assurent l’essentiel de l’accumulation de la richesse sociale et de la satisfaction des besoins et elles obtiennent en échange la protection militaire et l’accès au salut religieux dispensés par les élites. D’un point de vue statutaire, J. C. Scott montre dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné que ce qu’il appelle les « États rizicoles » d’Asie du Sud-Est, les empires comme la Chine, la Thaïlande et la Birmanie sont des États centraux fondés sur la domination de vastes étendues rizicoles cultivées par des populations sédentaires sous domination d’une autorité centrale qui exerce toutes les prérogatives d’un État, c’est-à-dire la levée des impôts, l’assurance de la protection, l’exigence de la corvée et la pratique de la conscription militaire en cas de conflit. Les aristocraties militaires qui assurent le pouvoir dans ce type d’État centralisent l’ensemble des richesses sociales consacrées à la valorisation de leur statut en développant toutes les activités sociales distinctives destinées à asseoir le prestige du centre de commandement sur l’ensemble des assujettis. La culture de cour concentre toutes les richesses symboliques de la haute culture : monopole de la grande religion, du commentaire des textes sacrés, des habits royaux, des titres, des cérémonies, du prestige généalogique et des bâtiments sacrés. À l’extérieur des frontières étatiques les peuples des hautes terres qui ont longtemps vécu et vivent encore sur les collines comme les Zhuang en Chine, ou les Karens et les Kachins en Birmanie, qui n’étaient pas assujettis à l’État-rizière et n’acquittaient pas l’impôt, étaient considérés comme des peuples barbares ou primitifs. C’est ainsi par exemple que l’empire chinois des Han distinguait, dans sa catégorisation ethnique, les barbares considérés comme des hommes « crus », des civilisés considérés comme des hommes « cuits » vivant à l’intérieur des frontières de l’État et acquittant l’impôt. Mais une large partie de la population paysanne à l’intérieur des frontières et à l’extérieur de la capitale était considérée sous la catégorie spéciale de « barbares de l’intérieur », ce qui est à peine plus avantageux qu’être un homme « cru ». Bref, la domination des élites qui détiennent les leviers du pouvoir central vise aussi à devenir une domination tout à la fois matérielle et statutaire (Scott 2009/2013, p. 140, 144, 166-168 ; 2017/2018, p. 168 ss qui le montre pour le cas des États de la proto-histoire). On peut donc conclure avec J. C. Scott dans La Domination et les Arts de la résistance, que « tout acte public d’appropriation recouvre figurativement un rituel de subordination » (Scott, 1990/2008, p. 204).

7Le problème, en substance, est que cette double domination de type coercitif et symbolique ne rencontre ni la soumission des dominés à la coercition qu’ils auraient pu ou pourraient considérer comme inévitable, ni la reconnaissance d’un sense of one’s place par quoi ils se résigneraient à leur infériorité statutaire. Ce double échec s’explique selon J. C. Scott par le recours à trois prémisses peu explicitées et quasiment posées comme des postulats.

8a) La première, de type anthropologique, exposée au chapitre V de La Domination et les Arts de la résistance, renvoie aux travaux de psychologie sociale de Jack et Sharon Brehm qui se développent de la fin des années 1960 au début des années 1980 et qui sont connus sous le nom de « psychologie de la réactance ». Dans Theory of Psychological reactance. A Theory of Freedom and Control publié en 1966, ces psychologues définissaient la réactance comme un état motivationnel manifestant une réaction de défense à l’égard de toute tentative de réduire l’ampleur des opportunités d’action et des choix de l’individu au moyen de la violence, de la coercition ou plus généralement des injonctions. Cette réactance, en principe mesurable au moyen de critères expérimentaux, est proportionnelle en intensité à l’intensité de la violence ou de la coercition utilisée, indépendamment de l’utilité espérée de l’ensemble des actions restreintes par la contrainte exercée sur l’individu et elle vise à restaurer l’ensemble des choix initiaux amputés par cette même contrainte (Brehm & Brehm, 1981 ; Steindl et al., 2015 ; Scott, 1990/2008, p. 124 ss). La seule acceptation possible de la contrainte découle de la conviction des agents sociaux qu’ils ne feraient pas eux-mêmes les actes qui leur sont interdits et, dans ce cas d’ailleurs, la contrainte est d’autant mieux acceptée qu’elle n’est pas nécessaire. Cette prémisse anthropologique est assez proche de la conception de la liberté défendue par Philip Pettit dans Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, et selon laquelle les individus préfèrent naturellement des opportunités d’action et des choix les plus étendus possibles et ont tendance à s’opposer aux interférences arbitraires qui restreignent leurs choix et leurs actions en violation de leurs propres intérêts déclarés, en bloquant ces choix et ces opportunités ou en les rendant, pour tout ou partie, particulièrement coûteux (Pettit, 2004).

9b) La seconde prémisse, soutient que les paysans, comme tous les agents sociaux, ne sont pas seulement sensibles aux intérêts matériels bruts comme la possession d’un degré défini de ressources destinées à satisfaire les besoins de base, mais accordent une grande importance aux exigences statutaires : il est décisif, dans les relations de face-à-face du monde villageois, de pouvoir rendre une invitation reçue, d’entrer dans des cycles de réciprocité de dons et de contre-dons ; il est important de pouvoir prendre dignement part aux festivités religieuses, important d’offrir des cérémonies matrimoniales et funéraires en accord avec les standards sociaux des cultures locales ; il est capital de pouvoir participer aux délibérations collectives du groupe. Ne pas pouvoir satisfaire à l’ensemble de ces exigences revient à affronter l’opprobre public et la dégradation statutaire. James C. Scott fait observer que, dans le cadre de la culture villageoise, l’accès à la propriété est un accès à l’indépendance et à la non servilité et, du coup, ce n’est pas d’abord le besoin qui est mis en avant, ni la maximisation des ressources, mais bien les exigences statutaires qui occupent une place fondamentale (Scott, 2013, p. 3, 6, 65, 47). L’étude de ce type de société suggère l’importance décisive des questions de dignité, d’autonomie généralement considérées comme secondaires par rapport à l’exploitation matérielle (Scott, 2013, p. 3, 6, 51 ; 1990/2008, p. 37, 51, 127). Il en résulte, que non seulement tout acte public d’appropriation et d’exploitation recouvre figurativement un rituel de subordination, mais que toute privation de ressources au-delà d’un certain seuil entraîne une dégradation statutaire douloureuse et inacceptable (Scott, 2013, p. 6, 19, 21 ; 2009/2013, p. 391 ; 1990/2008, p. 37 ; 2012a/2013, p. 161). Cette revendication statutaire est sous-tendue par des croyances morales égalitaires largement partagées par les masses paysannes. Comme le note J. C. Scott : « le mépris pour la petite tradition [paysanne] manifestée par la grande tradition [représentée par les croyances et le mode de vie de la société des élites étatiques opposée à celle de la société paysanne] est loin d’être partagé avec la même ferveur par les hommes du commun. Quelle que soit la stratification de la culture d’une société, il a toujours existé le sentiment que, à un certain niveau, les êtres humains (tous membres de la même espèce) sont théoriquement égaux » (Scott, 2013, p. 21 ; 1990/2008, p. 47, 95-96, 116, 127-129, 174, 201). La conséquence d’une telle croyance est donc que c’est plutôt l’inégalité que l’égalité qui doit être justifiée. Une telle revendication d’égalité se trouve en outre soutenue par la croyance collective de la société paysanne selon laquelle la culture du village qui précède celle de la cité, de l’empire ou du royaume et dans laquelle se manifeste la figure du paysan libre et indépendant qui porte à lui seul toute l’organisation matérielle de ces superstructures politiques et religieuses, renvoie à un modèle de village autonome, sans hiérarchie, avant que celle-ci ait été imposée, de l’extérieur, par le centre étatique et par les élites.

  • 1 Le différend tient à l’absence de prise en compte du rôle adjuvant des valeurs religieuses dans la (...)

10c) La troisième prémisse est que l’État, et plus généralement les classes dominantes, malgré les exigences de l’exercice du pouvoir qui surveille, exploite et réprime, ne détiennent pas le monopole de la rationalité, car les dominés sont, eux aussi, dotés de la capacité d’effectuer des calculs coûts/bénéfices pour savoir s’ils doivent demeurer sous le pouvoir de l’État ou le fuir et, s’ils y demeurent, comment ils peuvent échapper à ses instruments de perception sociale et à ses décisions ; s’ils ne peuvent échapper à l’impôt, comment maximiser, malgré tout, leurs ressources matérielles ; s’ils subissent des humiliations, comment s’en défendre sans dommage ? Bref, les dominés sont des agents rationnels qui possèdent des intérêts précis à défendre, même s’ils ne sont pas des égoïstes maximisateurs au sens étroit de la théorie économique. Leur conduite peut donc être décrite et comprise au moyen de la théorie du choix rationnel avec laquelle J. C. Scott déclare n’avoir qu’un « différend minime » (Scott, 2013, p. 66)1 et dont on verra plus loin qu’elle va jusqu’à commander sa conception de l’identité sociale.

11Les prémisses de Scott établissent que les dominés, qu’il s’agisse des journaliers paysans, des petits propriétaires terriens, des domestiques, des serfs ou des esclaves, sont disposés à s’engager dans des pratiques de résistance à l’égard des dominants, propriétaires terriens, seigneurs féodaux, colons, intendants ou régisseurs de domaine, fonctionnaires de l’État ou collecteurs d’impôts et de taxes. Cependant, comme on se trouve dans un contexte de domination coercitive, toute forme de défi ouvert à l’égard des dominants, qu’il s’agisse de l’abolition, de la diminution de l’exploitation ou de l’exigence de réparation pour les blessures morales subies, possède un coût en termes de répression. Comme le note J. C. Scott dans La Domination et les Arts de la résistance : « l’esclavage, la féodalité et le système de caste engendrent toujours des pratiques et des rituels de dénigrement, des insultes et des atteintes aux corps qui occupent une large place dans le texte caché de leurs victimes. [...] de telles formes d’oppression privent les dominés du luxe ordinaire de la réciprocité négative qui voudrait l’échange d’une gifle pour une gifle, et d’une insulte pour une insulte » (Scott, 1990/2008, p. 37). Ainsi, d’un côté, il existe un coût lorsqu’on répond ouvertement au pouvoir des dominants pour le contester, mais il en existe aussi un lorsqu’on n’y répond pas, en subissant l’exploitation et en n’obtenant pas réparation pour les blessures morales éprouvées.

12Cet arbitrage entre les deux types de coûts possède la conséquence attendue d’un dédoublement du moi individuel entre, d’un côté, le moi émotionnel de la réactance, prêt à répondre par le défi et la révolte au rapport d’exploitation, de violation de l’égalité et de dégradation statutaire et un moi tactique qui tente rationnellement de contrôler les réactions de défi du moi émotionnel pour éviter le coût de la répression (Scott, 1990/2008, p. 43-47). Simplement, ce dédoublement ne peut en rester à ce seul aspect car les dominants n’exigent pas seulement une absence de riposte à l’égard de leur pouvoir : ils exigent aussi du surtravail, ainsi que la reconnaissance que leur vaut leur position statutaire. Il faut donc que les dominés s’adressent aux dominants selon les exigences du texte public dans lequel ces derniers se représentent et imposent leur propre pouvoir, tout comme ils doivent exécuter les travaux attendus. Les dominés ne doivent donc pas seulement de la soumission, ils doivent aussi de la déférence publique sous la forme d’une reconnaissance effective de la supériorité des dominants. D’un autre côté, l’évitement du coût de la répression ne peut compenser le coût de non réparation des blessures morales et statutaires, et le désir de se libérer de toute forme d’exploitation. Il faut donc rendre la violence d’une certaine manière. Il en résulte alors un nouvel aspect du dédoublement du moi dans une formation de compromis instable : d’un côté, les dominés s’adressent aux dominants selon les exigences du texte public fait de soumission et de déférence et, de l’autre, à la différence de l’homme du « ressentiment » de Nietzsche, ils déploient une résistance qui doit être aussi active pour compenser le coût de la soumission, qu’elle doit être invisible pour éviter celui de la répression. Au fond, la résistance de « basse intensité » qu’ils mettent en œuvre forme un compromis entre la rébellion trop coûteuse et l’acceptation trop coûteuse de la domination et c’est son caractère caché qui fait croire que les dominés acceptent la domination (Scott, 1990/2008, p. 101). Mais le texte caché constitue, en réalité, la mise en œuvre de la résistance au moyen des armes des « faibles ».

Les différentes modalités du texte caché

13Cette résistance, remarquablement décrite et analysée par J. C. Scott dans la pluralité de ses modalités, sous le vocable d’une « infra politique des groupes subalternes » (Scott, 2006 ; 1990/2008, chap. VII ; 2012b), se déploie d’abord au plan symbolique sous la forme la plus simple à travers la pratique de « l’alcôve des soupirs » qui désigne l’habitude prise par les esclaves punis d’aller hurler leur colère dans une pièce soustraite à la surveillance du maître ou plus sommairement dans des récipients qui permettent à la fois de crier et d’étouffer le cri. Mais, de façon plus offensive, cette résistance peut prendre la forme de la malédiction silencieuse ou chuchotée contre le maître, de la moquerie, de la rumeur ou du ragot, elle peut s’extérioriser dans les pratiques magiques d’envoûtement dirigées contre lui. Elle peut aussi se manifester dans la maladie et l’absentéisme, à travers l’ivresse, ou bien dans le cadre des rituels de possession où l’extase religieuse exprime des défis violents mais irresponsables et donc non punissables. Elle peut encore s’exprimer dans l’obséquiosité extrême de l’esclave ou du serviteur qui revêt une dimension ironique, ou bien dans son incompréhension manifeste des ordres ou leur exécution incorrecte qui économise l’effort. Elle peut enfin se produire dans le cadre du recours aux textes religieux censés enseigner l’obéissance aux esclaves lors du culte, mais dont ceux-ci ne sélectionnent et ne commentent que les passages qui concernent leur libération (Scott, 1990/2008, p. 48, 155-173, 181-182, 190, 215-216).

14En ce qui concerne la résistance matérielle à l’égard de l’exploitation sous la forme du surtravail, de la corvée, de l’enrôlement militaire ou de l’impôt, il existe plusieurs stratégies. La première est celle de l’exit qui consiste à refuser l’enrôlement par la désertion massive ou l’automutilation. Elle réside aussi dans la fuite hors de l’État pour échapper à l’impôt, à la corvée et à la conscription en se réfugiant dans les montagnes comme c’est le cas en Asie du Sud-Est ou en s’exilant à la périphérie de l’État comme c’était le cas dans les États proto-historiques de la Mésopotamie (Scott, 2009/2013, p. 140, 213-214, 221, 236 ; 2017/2018, p. 218 ss, 244-245 ; 2001). Cependant, lorsque la fuite est impossible et lorsque l’extraction du surtravail et l’oppression atteignent un niveau insupportable, la résistance débouche, lorsque cela est possible, sur la révolte ouverte des dominés parce que le coût de la répression, dans cette situation dégradée, n’est plus dissuasif. La seconde stratégie est celle de la réappropriation cachée des ressources par le braconnage, le vol, le maraudage, la pratique du perruquage, la dissimulation du volume de la production agricole pour la soustraire à l’impôt ou la fraude dans son acquittement. Il est aussi possible, dans certains cas, de recourir à des contestations juridiques pour valider l’existence de droits coutumiers contre les prérogatives des propriétaires terriens. Ces pratiques de réappropriation peuvent se doubler d’actes de rétorsion visant la dégradation des outils ou des récoltes et l’exécution incorrecte ou trop lente du travail (Scott, 1990/2008, p. 28, 55, 204, 215 ; 2013, p. 65, 78 ss, 88 ss, 101 ; 1985, p. 37-49 ; Genovese, 1968, p. 104-105). On a affaire dans tous ces cas de figure à une résistance exercée sous la forme d’une guérilla permanente, d’une « lutte des classes quotidienne » sans déclaration de guerre officielle, invisible pour les dominants, sinon dans le résultat global de la diminution de leur profit. James C. Scott observe dans Petit éloge de l’anarchisme que « les actes d’insoumission mineurs ne font habituellement pas les manchettes. Mais, de la même manière que des millions de polypes anthozoaires en viennent à former, bon gré mal gré, un récif de corail, des milliers et des milliers d’actes d’insubordination et d’évasion peuvent tôt ou tard former une barrière économique ou politique incontournable » (Scott, 2012a/2013, p. 44 ; 1990/2008, p. 208, 237).

15Ces stratégies rationnelles de dissimulation – difficiles à observer de façon directe – sont si poussées que même l’identité culturelle ou ethnique des groupes ethniques dominés par l’État revêt un aspect instrumental, comme c’est le cas dans l’anthropologie de Fredrik Barth et de son école. Les peuples des collines (Mong, Miao, Karens, Kachins, Wa, Taï, Akha et Zhuang) observe J. C. Scott, s’inspirant des travaux d’Edmund Leach sur les Hautes-Terres de Birmanie, n’ont pas même de nom pour se désigner et développent une identité purement « situationnelle » en fonction de leurs interlocuteurs essentiellement par le biais d’une auto-catégorisation stratégique. Il est donc difficile de rigidifier leur identité en l’enfermant dans des frontières ethniques stables puisqu’il existe des combinaisons permanentes de traits culturels que les ethnies utilisent de façon calculée pour se dissimuler, pour améliorer leur position sociale dans les rapports hiérarchiques entre les États et les cultures. Elles les utilisent aussi pour conquérir ou se garantir des positions avantageuses, pour s’intégrer socialement de façon souple, dans un nouvel État ou une nouvelle tribu, en mettant en avant tel rituel dont le sens peut devenir Kachin ou Tchan, ou en adoptant la coiffure Mon ou Birman, ou bien la langue, en fonction de l’intégration dans tel ou tel groupe, de sorte qu’on peut être Lua le lundi et Taï le mardi (Scott, 2009/2013, p. 336, titre du chapitre VII : « Ethnogénèse : pour un constructivisme radical »). Ces tribus possèdent ainsi un « portefeuille d’identités » qui fonctionne comme une police d’assurance culturelle ou une panoplie de rôles adaptés à la négociation, à la fuite et au camouflage (Scott, 2009/2013, p. 338) : l’identité fluide constitue ainsi le moyen de se situer « sous les radars » de l’État et de son administration.

  • 2 L’opposition à Pierre Bourdieu est clairement affirmée dans l’entretien avec Gilles Chantraine et O (...)

16Il résulte des trois prémisses de J. C. Scott, de tous les actes de résistance analysés et de ce « constructivisme radical » de l’identité sociale, que ce type de domination coercitive ne produit, par soi, aucune transformation de l’ethos et plus généralement de l’identité sociale des dominés qui reste entièrement en leur pouvoir. L’identité sociale constitue un sous-produit de l’intérêt des agents, soit parce qu’ils ne se transforment pas sous l’effet de la domination qui viole en permanence leurs intérêts, soit parce qu’ils décident de se transformer pour lui échapper. Les préférences des dominés, sauf en ce qui concerne les tactiques de résistance, ne s’adaptent jamais : leurs intérêts et leurs motivations demeurent intacts, malgré l’existence de cette relation de pouvoir, et il suffit simplement que le pouvoir des dominants s’affaiblisse, d’une manière ou d’une autre, pour que la résistance de plus en plus ouverte des dominés se manifeste en transgressant les frontières du texte caché(Scott, 1990/2008, p. 202). C’est ce qui explique que J. C. Scott rejette aussi bien les effets de conviction de l’idéologie des dominants (elle est intégrée dans le contenu de leur texte public mais ne convainc jamais les dominés) que la validité du concept de violence symbolique utilisé par la sociologie de Pierre Bourdieu, même s’il peut s’accorder avec lui sur le contenu et la fonction du texte public des dominants (Scott, 1990/2008, p. 92 ss, 149, 165, 210 ; 1985, p. 307-308, 323)2. On peut ainsi avoir affaire à deux positions symétriques inverses : celle de P. Bourdieu pour lequel se pose la question de la résistance des dominés et celle de J. C. Scott pour lequel se pose la question de leur consentement à la soumission. C’est une telle question, du côté de J. C. Scott, que l’on souhaite soumettre à la discussion dans cette troisième section.

La résistance partout et toujours ?

17La thèse sans doute la plus problématique de J. C. Scott est celle selon laquelle la servitude laisse inchangées les préférences des dominés, en situation de rébellion constante. Il existe cependant bien des situations dans lesquelles les rapports de domination les plus radicaux qui soient comme ceux de l’esclavage, voient les maitres ne pas être détrompés dans leurs attentes concernant la fidélité et la loyauté de leurs esclaves. Ce phénomène est observable dans un grand nombre de situations, à commencer par celle des « suicides d’accompagnement » dans lesquels les esclaves prolongent la fidélité à l’égard de leurs maîtres au cours de leur vie dans leur accompagnement volontaire de la mort de ce dernier (il existe aussi évidemment des accompagnements « contraints »). Les historiens et les ethnologues repèrent de façon récurrente ces phénomènes, aussi bien pour la Chine ancienne, la Gaule d’avant la conquête romaine, que pour les anciens royaumes d’Éthiopie, d’Ashanti (Ghana), du Buganda (Ouganda) et de certaines sociétés amérindiennes d’Amérique du Nord (Testart, 2018, chapitre VIII). Cette loyauté et cette fidélité s’expliquent par la combinaison de trois facteurs d’égale importance. Le premier est que l’inévitabilité de la dépendance créée une adaptation des préférences des dominés à la faiblesse des chances d’échapper à une telle relation. James C. Scott le rejette au nom de la révolte permanente des dominés, mais on peut tout aussi bien l’induire du service constant de l’esclave protégeant son maître et de son suicide d’accompagnement. Le second réside dans le fait que la fidélité de l’esclave, comme le montre Alain Testart (2012), tient à ce que sa position lui fait devoir les avantages dont il peut jouir (promotion, traitement matériel, inclusion dans l’espace domestique du maître, dévolution de confiance, relative autonomie économique, fondement d’une famille…) exclusivement aux faveurs du maître qu’il rémunère dès lors par une fidélité constante en retour. Le troisième facteur découle, en premier lieu, de ce qu’on pourrait appeler une « reconnaissance de transfert » dont le principe est que l’exhibition par le dominant, au titre de la manifestation de son prestige et de sa puissance, d’un grand nombre de serviteurs ou d’esclaves, fait magiquement participer ceux-ci à l’être même du dominant (ce qui est vrai, dans une certaine mesure aussi des personnels domestiques) et leur fait donc bénéficier par procuration de la reconnaissance dont il jouit. C’est ce qui explique l’observation de Frederick Douglass (2006, p. 23-24), selon laquelle la fréquence des altercations entre esclaves de différents domaines du Sud des États-Unis, avait pour enjeu de savoir qui appartenait au maître le plus riche ou le plus intelligent. En second lieu, la servitude peut s’accompagner d’une reconnaissance par le maître de la valeur spécifique des capacités du dominé qui le conduisent à ne pouvoir occuper qu’une position subordonnée avec laquelle il semble totalement en adéquation et dont il se satisfait parce qu’elle est « faite pour lui » (Lazzeri, à paraître). On peut en conclure que les rapports de domination qui incluent des compensations aussi bien matérielles que symboliques ont pour effet une diminution des velléités de résistance par l’effet de la transformation opérée sur les dominés.

18Cependant, l’absence de résistance existe, à l’inverse, dans les situations où la coercition atteint des degrés élevés, comme, par exemple, dans le cas du régime de l’Union soviétique où les citoyens subissaient un régime répressif (malgré l’existence d’un État social) fondé sur un contrôle permanent de toute activité publique ou privée, via les syndicats, les organisations culturelles, sportives, les organisations de jeunesse, l’appareil scolaire, la surveillance exercée dans les appartements communautaires et la délation interpersonnelle généralisée. Comme l’ont montré aussi bien Orlando Figes que Sheila Fitzpatrick, ce type de coercition produisait aussi, chez de nombreux citoyens soviétiques, un dédoublement marqué entre un moi public conformiste (respectant le texte public) et un moi privé, mais celui-ci n’engageait aucune résistance contre le pouvoir car toute son énergie consistait précisément à demeurer caché pour se protéger, générant ainsi une apathie et une passivité périodiquement dénoncées par les cadres du régime (Figes, 2014, I, p. 270, 308, 334 ss, 343, 434, 44  ss ; Fitzpatrick, 2002, p. 196 ss, 332 ; Elias, 1991, p. 238). On pourrait considérer, selon J. C. Scott, que l’apathie constitue une forme de résistance, mais une telle transformation de l’identité individuelle s’est révélée durable, au-delà même de la période soviétique, à la manière des différents trauma engendrés par les activités guerrières (Figes, 2014, II, p. 1033-1035, 1091 ss). Elle est attestée aussi dans le cas des anciens esclaves (Testart, 2001, p. 29, 105-106, 123). Or, J. C. Scott reconnaît lui-même l’existence de ce phénomène dans Petit éloge de l’anarchie lorsqu’il analyse une série de rapports de soumission dans le cadre d’organisations hiérarchiques et autoritaires comme l’entreprise taylorienne, les prisons, les camps de prisonniers, les orphelinats, le système scolaire et les établissements de soins pour personnes âgées qui ont pour conséquence la production de ce qu’il appelle une « névrose institutionnelle ». Celle-ci se caractérise précisément par la production de comportements apathiques et déférents envers l’autorité, ainsi que par une perte d’intérêt pour le milieu social (Scott, 2012a/2013, p. 123 ss). Contrairement à la thèse du constructivisme radical qu’il défend, il existe donc bien une transformation de l’identité individuelle et sociale sous l’effet des rapports de domination qui n’est pas instrumentalement maîtrisée par les individus. De ce point de vue, en effet, l’une des leçons de l’expérience concentrationnaire est que les prisonniers, pour s’adapter aux contraintes de l’organisation productive et disciplinaire des camps, auraient dû rapidement transformer leur identité sociale, mais c’est précisément ce qui s’avérait hors d’atteinte : Bruno Bettelheim a montré la difficulté, pour les classes moyennes, de se défaire de leurs exigences statutaires pour répondre aux traitements dégradants des camps, au risque de leur destruction (Bettelheim, 1972, p. 78-79, 93, 101, 103). Andries van Dantzig, de son côté, a étudié la quasi impossibilité pour les habitants déportés d’un village des Pays-Bas de se départir rapidement des normes de leur univers social antérieur pour adopter celles du camp, ce qui aurait peut-être assuré leur survie (van Dantzig, 1974, cité dans Elias & Scotson, 1997, p. 75-76). Primo Levi, enfin, a fait valoir que le « point d’honneur » professionnel du travail bien fait pouvait parfaitement jouer contre la stratégie de sabotage du travail concentrationnaire (Levi, 1989, p. 121-122).

19Les trois prémisses de J. C. Scott atteignent ici leur limite explicative en raison de leur double point aveugle théorique : le premier réside dans le fait que ce n’est pas l’intérêt des agents qui détermine leur identité, c’est à l’inverse celle-ci qui détermine le contenu de leur intérêt. Or, les agents sociaux ne possèdent pas des intérêts individuels abstraits et interchangeables, il s’agit d’intérêts sociaux déterminés. À ce titre, ils ne peuvent être définis indépendamment de ce que sont les individus ou les groupes sociaux qui les portent et ils varient avec leur identité : de ce fait, les changements d’identité entraînent ipso facto une transformation du contenu des intérêts. Le second point aveugle est que la construction et la transformation de l’identité sociale ne dépendent pas de logiques « décisionnistes », mais de processus causaux qui échappent à la volonté des agents. Il en résulte que la soumission possible des dominés n’est pas seulement une façade derrière laquelle se tient le texte de l’intérêt caché, prêt à devenir public à la moindre occasion, c’est une soumission fondée sur leur transformation engendrée par la relation de domination.

20Cependant, ces objections n’ôtent rien au fait que les phénomènes de résistance soigneusement décrits par J. C. Scott existent. On doit donc en conclure que tout l’intérêt de son travail n’est pas d’avoir fourni une explication univoque des effets de la coercition, mais de permettre de poser la question de savoir à quelles conditions la résistance à la domination est possible et à quelles conditions elle ne l’est pas. Question centrale aussi bien pour la philosophie que pour les sciences sociales, qu’il faudra tenter de poser, cette fois, dans toute sa complexité.

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Notes

1 Le différend tient à l’absence de prise en compte du rôle adjuvant des valeurs religieuses dans la motivation de la résistance des sociétés paysannes à l’exploitation et au prélèvement fiscal (Scott, 2013, p. 134, 148).

2 L’opposition à Pierre Bourdieu est clairement affirmée dans l’entretien avec Gilles Chantraine et Olivier Ruchet qui sert de postface à La Domination et les Arts de la résistance, 2008, p. 248-249.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christian Lazzeri, « Domination, rationalité et résistance : « l’infra politique » des groupes subalternes de James C. Scott  », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 12 |  2021, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9418

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Auteur

Christian Lazzeri

christianlazzeri@orange.fr
Professeur de philosophie à l’Université Paris Nanterre, Sophiapol, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, France

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