- 1 É. Diard & É. Poulliat (2019), « Rapport d’information sur les services publics face à la radicalis (...)
1Le 27 juin 2019, les députés Éric Diard et Éric Poulliat remettent à l’Assemblée nationale leur rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation. Dans ce document, les rapporteurs ambitionnent de dresser un état des lieux du développement de la radicalisation dans les services publics avant de proposer une série de mesures visant à la résorber. Qu’importe si le terme reste rétif à toute tentative de définition : en préambule du rapport, les députés insistent sur la difficulté de circonscrire la radicalisation, un phénomène « complexe », « particulièrement difficile [à] définir », susceptible de « prendre différentes formes », dont la cause réside dans « des facteurs multiples » néanmoins dénué de « processus-type1 ». Cette définition nébuleuse cède pourtant la place à une centaine de pages d’analyses et de recommandations.
- 2 Discours d’Édouard Philippe sur le plan national de prévention de la radicalisation, Lille, le 23 f (...)
2Les trente-cinq propositions contenues dans le rapport renvoient à trois axes : accroître la surveillance des usagers et des agents des services publics ; faciliter les licenciements pour risque de radicalisation et créer des référents spécifiquement dédiés à cette question dans les administrations publiques. Cette dernière proposition n’est pas propre à ce seul rapport : les appels à instaurer des « référents radicalisation » se sont multipliés au cours des dernières années. L’ancien Premier ministre Édouard Philippe appelait de ses vœux, début 2018, la création de référents dédiés à la lutte contre la radicalisation au sein des collectivités territoriales, des fédérations sportives ou des universités, ces dernières venant compléter le nombre croissant d’administrations disposant déjà de professionnels qui se consacrent à cette tâche à temps complet ou partiel (parmi lesquelles notamment l’Éducation nationale, les agences régionales de santé, la Protection judiciaire de la jeunesse, l’administration pénitentiaire, la caisse d’allocation familiale ou le Pôle emploi)2.
- 3 La Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), anciennement Éducation surveillée, est la direction (...)
3À cet égard, la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ)3 fait figure de « bon élève » de la lutte contre la radicalisation et coche toutes les cases des préconisations du législateur et de l’exécutif. Dès février 2015, l’administration créée une Mission nationale de veille et d’information (MNVI), rattachée à la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) et composée d’un réseau de 70 (puis 74) référents laïcité citoyenneté (RLC) dont la principale prérogative est d’accompagner les éducateurs confrontés à des situations de radicalisation parmi les mineurs dont ils ont la charge.
4Pourtant, cinq ans après la mise en place de cette politique par la PJJ, les signes de lassitude se multiplient. Mal-être au travail, impératifs contradictoires et sentiment d’isolement sont autant de situations vécues, parfois douloureusement, par nombre de ces nouveaux agents. Ces constats sont pourtant peu médiatisés, les discours politiques et médiatiques insistant sur le défi suscité par un phénomène susceptible de surgir n’importe où et n’importe quand, aidés en cela par les attaques ponctuelles perpétrées sur le territoire français. Pour autant, la temporalité du travail quotidien n’est pas celle des évènements les plus exceptionnels. Or, la lutte contre la radicalisation a été déclinée sur l’intégralité du territoire national, y compris dans les lieux où, de l’avis général, cette question n’apparaît pas comme un problème manifeste. Cette dissonance entre les ambitions politiques de multiplier les référents radicalisation et la réalité vécue par ces agents sera au centre de cet article, qui se propose de questionner comment ces postes sont investis cinq ans après leur création. Il ne s’agira pas tant d’évaluer l’efficacité de ces agents que de s’intéresser à la façon dont ils conçoivent leurs missions et de pointer les impasses auxquelles ils sont confrontés. Les obstacles rencontrés par des agents occupant des « métiers flous » (Jeannot, 2011 [2005]) reposants sur des mots d’ordre appelant à des missions définies de façon vague et parfois contradictoire ont été relevés à de nombreuses reprises (Divay, 2009 ; Lemaire & Proteau, 2014 ; Razac et al., 2014 ; Bereni & Prud’homme, 2019). Or, les agents de la lutte contre la radicalisation sont rarement appréhendés de la sorte.
5De fait, les travaux consacrés à la radicalisation se sont d’abord concentrés sur l’étude des trajectoires d’entrée dans des entreprises contestataires potentiellement violentes (Crettiez, 2011a, b ; Sommier, 2012 ; Codacionni, 2013). Si la notion s’est développée au sein des sciences sociales, elle a connu un franc succès dans les champs politique et médiatique au mitan des années 2010 pour des raisons indépendantes de ses qualités analytiques (Guibet-Lafaye & Brochard, 2016). Les usages sociaux de la notion ont fait l’objet, à ce titre, de sévères critiques (Guibet-Lafaye & Rapin, 2017). Actant des évolutions qu’a connu le concept, certains chercheurs ont contribué à lui redonner une consistance sociologique en insistant sur les facteurs sociaux susceptibles d’influer sur les trajectoires militantes (Crettiez, 2016 ; Truong, 2017 ; Bonelli & Carrié, 2018).
6D’autres travaux ont proposé de renverser le regard en appréhendant la radicalisation non comme une trajectoire sociale suivie par certains individus, mais plutôt comme une catégorie d’action publique. Ils se sont attachés à étudier les effets singuliers des politiques de lutte contre la radicalisation dans un ensemble d’administrations (Chantraine et al., 2018 ; de Galembert, 2020 ; Donnet, 2020). C’est dans cette perspective que se situe cet article, qui ambitionne d’appréhender la lutte contre la radicalisation non dans sa genèse, désormais bien documentée (de Galembert, 2016 ; Sèze, 2019 ; Bonelli & Ragazzi, 2019), mais dans l’une de ses mises en application. Enfin, cet article se veut complémentaire à l’enquête de Laurent Bonelli et Fabien Carrié (2018) consacrée aux mineurs pris en charge au titre de leur radicalisation par la PJJ, qui n’a pu s’intéresser qu’à la marge au quotidien des agents engagés dans cette mission.
7Cette démarche nécessite de procéder en trois temps. En présentant le contexte qui a conduit à la création des postes de référents laïcité citoyenneté, les profils des agents recrutés et leur place dans l’organigramme de la PJJ, il s’agira d’exposer quelques-unes des faiblesses structurelles qui caractérisent le poste dès sa création. On se concentrera ensuite sur trois facteurs partagés du malaise expérimenté par ces référents : l’absence de cadre de compréhension commun du phénomène sur lequel ils agissent, leur déficit de légitimité et le travail de quantification de la radicalisation dont ils ont la charge. Enfin, dans un contexte où la nature des postes est toujours davantage questionnée, on analysera les ressorts déployés par les référents pour résister à cette dégradation objective de leur situation, en reprenant pour cela les catégories d’action développées par Albert Hirschman (2017) : on présentera dans ce cadre ceux d’entre eux qui tentent de subvertir les lignes (voice), partent (voice) ou restent loyaux à l’administration (loyalty).
Méthode
Cet article repose sur une enquête menée entre avril 2018 et mars 2020 portant sur l’action de la PJJ en matière de lutte contre la radicalisation.
L’entrée sur le terrain s’est effectuée par la voie hiérarchique. Après avoir obtenu l’accord du binôme supervisant la MNVI à l’issue d’une entrevue menée à la DPJJ, il m’a été possible de mener mon enquête, à la condition de me plier à deux restrictions : que je respecte la ligne hiérarchique lors de la prise de contact avec les référents (ce qui impliquait de contacter au préalable les référents exerçant à l’échelon interrégional avant de rencontrer leurs homologues travaillant en direction territorialea) et que je ne tente pas de mener des entretiens avec les mineurs pris en charge par l’administration.
À la suite à cet accord, j’ai contacté les référents exerçant en directions interrégionales et réalisé des entretiens avec sept d’entre eux. Par leur intermédiaire, j’ai interrogé quinze référents de directions territoriales. Les agents rencontrés exerçaient dans toute la France métropolitaine, au sein de territoires sélectionnés pour leurs disparités (directions territoriales densément peuplées ou parmi les moins peuplées de France, grandes villes ou zones rurales, territoires prospères ou marqués par d’importants taux de pauvreté). Ces entretiens, d’une durée moyenne de deux heures, ont été complétés par trois observations menées lors de réunions de travail entre référents, aboutissant à des entretiens collectifs.
L’accord de la MNVI s’est révélé indispensable pour rencontrer mes interlocuteurs, comme ont eu l’occasion de le souligner certains enquêtés. L’accès au terrain par la voie hiérarchique s’est donc avéré nécessaire et contrairement à l’hypothèse initialement émise, n’a pas empêché d’accéder à des discours critiques vis-à-vis du poste et de ses missions. Toutefois, cette modalité d’accès au terrain (par l’entremise de la hiérarchie), couplée au lieu de passation des entretiens (sur le lieu de travail) a eu deux conséquences dommageables. D’une part, les enquêtés se sont fréquemment montrés rétifs à entrer dans le détail de leurs pratiques quotidiennes, préférant user de discours à visée plus générale et se référer à des positions davantage institutionnelles que personnelles. D’autre part, ils ont eu tendance à éluder les questions relatives à leur trajectoire antérieure et à leur vie privée. Il s’agit de deux biais qu’avaient déjà relevés Hélène Chamboredon et ses collègues (1994, p. 129-131).
Afin d’atténuer tant que possible cette limite, j’ai également accédé au terrain « par le bas », en assistant, en tant que spectateur, aux formations à la lutte contre la radicalisation animées ou impulsées par des référents. À ces occasions, j’ai pu observer les savoirs, les théories et les « bonnes pratiques » en train d’être diffusées et leur réception par les agents formés – principalement des éducateurs de la PJJ. Au total, 70 heures d’observations ont été menées dans ce cadre qui ont conduit à la réalisation d’une dizaine d’entretiens complémentaires menés avec des éducateurs, des cadres de la PJJ et des formateurs.
Compte tenu du faible nombre de référents, il apparaissait indispensable de mettre en place un protocole empêchant toute identification. La seule pseudonymisation apparaissant insuffisante, il a été décidé d’opter, dans une perspective inspirée de celle proposée par Aude Beliard et Jean-Sébastien Eideliman (2008) pour la constitution de profils fictifs dont les informations biographiques recoupent celles de plusieurs enquêtés partageant des caractéristiques proches. De même, les territoires au sein desquels exercent ces agents ont été gommés au profit de descriptions volontairement lacunaires.
a La Protection judiciaire de la jeunesse utilise un découpage administratif composé de neuf directions interrégionales (DIR) elles-mêmes découpées en directions territoriales (DT) correspondant peu ou prou au découpage départemental. Au moins un référent exerce au sein de chaque DIR et de chaque DT.
- 4 Discours du Premier ministre à l’Assemblée nationale en hommage aux victimes des attentats, 13 janv (...)
8L’engagement de la PJJ en matière de lutte contre la radicalisation est amorcé en avril 2014, à l’occasion du plan gouvernemental de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes, dans un contexte où l’attention se concentre sur les départs de ressortissants français vers l’Irak et la Syrie. Cette dynamique est sensiblement renforcée à la suite des attentats perpétrés en janvier 2015 : dès le 13 janvier 2015, moins d’une semaine après les évènements, le Premier ministre Manuel Valls annonce la création à la PJJ « d’une unité de renseignement, à l’instar de ce qui est fait dans l’administration pénitentiaire4 ». Parmi les cadres et les hauts fonctionnaires de la PJJ, une telle mesure apparaît pourtant inenvisageable. Elle signifierait en effet une importante perte de contrôle des informations collectées, recueillies et partagées. Thierry, qui exerçait comme cadre à la PJJ avant de devenir référent laïcité citoyenneté, a été chargé par sa hiérarchie de contribuer à l’élaboration de l’action mise en œuvre par l’administration. Il se remémore rétrospectivement ce contexte particulier :
L’enjeu pour la PJJ – parce que nous on n’était qu’un volet, mais tous les ministères intéressés par les questions de sécurité ont reçu des demandes du Premier ministre pour mettre en œuvre un plan – y compris un plan qui avait vocation à être médiatisé hein, c’est aussi pour montrer que l’État était aux commandes et que la population ne devait pas forcément se faire de soucis. Et en gros le plan de la DPJJ c’était de se dire que plus on sera proactif, plus on montera des choses, on construira des choses intelligentes et performantes, moins on sera sous la tutelle de quelqu’un d’autre. Par exemple le ministère de l’Intérieur (extrait d’un entretien, Thierry, 36 ans, référent laïcité citoyenneté).
9Thierry le mentionne, l’objectif poursuivi par l’administration est également médiatique. « En plus, ça commençait à se savoir que Mohammed Merah était passé par la PJJ, donc on ne voulait pas être une espèce de mauvais objet comme aurait pu l’être l’administration pénitentiaire », ajoute-t-il. En mettant sur pied un réseau de référents laïcité citoyenneté, la DPJJ répond donc aux injonctions gouvernementales tout en limitant ce qui est perçu comme une tentative d’intrusion du ministère de l’Intérieur au sein d’une administration dépendante de la Justice. Toutefois, si l’agenda politique et médiatique, guidé par des considérations sécuritaires, suscite la création des postes de référents, c’est également l’occasion pour leurs instigateurs de leur attribuer un ensemble de missions éducatives. Cette ouverture témoigne autant de la volonté d’ouvrir le sujet à des préoccupations plus larges et à des thématiques jugées mitoyennes que de l’anticipation des résistances suscitées par la création de postes exclusivement dédiés à la radicalisation5.
- 6 SNPES-PJJ, 2015, « Plan de lutte contre la « radicalisation » : gare aux dérives !!! », Journal du (...)
10Malgré ces précautions, l’annonce de la création de ces postes donne lieu à une levée de boucliers au sein de l’administration. Nombre d’agents de la PJJ dénoncent une utilisation peu pertinente des fonds attribués, aux dépens d’un renforcement de l’existant. Une position résumée par Sophie, référente laïcité citoyenneté entrée à la PJJ en 2015 après avoir exercé comme conseillère principale d’éducation : « L’idée des syndicats, c’était de dire “on n’a pas besoin de RLC, on a besoin d’éducs. Donnez-nous des éducs et vous verrez qu’on fera l’affaire”. » À ces critiques s’ajoute l’inquiétude, chez les éducateurs, que ces nouveaux agents viennent interférer dans le suivi éducatif et collecter de l’information sur les mineurs pris en charge, mais également sur les éducateurs eux-mêmes. Ainsi le syndicat majoritaire, le syndicat national des personnels de l’éducation et du social (SNPES-PJJ), rédige-t-il des tracts véhéments à l’encontre de ces nouveaux agents : « Pour notre part, nous sommes extrêmement réservés quant à la mise en place de ces référents. […] Nous n’accepterons pas que ces référents soient des super-surveillants des pratiques des professionnels ou des fournisseurs de recettes magiques pour apprendre la laïcité et la citoyenneté aux jeunes ou aux personnels » avertit par exemple le syndicat en février 2015, avant d’appeler les éducateurs « à communiquer le moins possible avec ces agents6 ».
11Les missions qui incombent aux référents laïcité citoyenneté témoignent des impératifs discordants qui ont suscité la création de ces postes. Officiellement, ils assistent et conseillent les éducateurs confrontés à la radicalisation de mineurs dont ils ont la charge. Ils impulsent également des projets pédagogiques visant à lutter contre la radicalisation via la promotion de la citoyenneté, des « valeurs de la République » ou de la laïcité, sur la base des financements spécifiques dont ils disposent. À cela s’ajoute une mission de veille et de recension. Ils sont tenus de mettre à jour un fichier anonyme interne dans lequel figurent l’ensemble des mineurs pris en charge du fait de leur radicalisation et ceux faisant l’objet de suspicions à ce titre. Enfin, ils sont amenés à collaborer avec les différents « partenaires » de l’État, notamment lors des cellules de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles (CPRAF) réunies mensuellement en préfecture.
12Au quotidien, ces agents, qui exercent dans des bureaux éloignés des établissements accueillant des mineurs et sont rarement amenés à en rencontrer, ont donc la charge de missions d’animation, de coordination et de communication. Ils créent des offres de formation, animent des ateliers ou des groupes de travail, dialoguent avec leurs homologues de la PJJ ou d’autres administrations, sensibilisent aux « bonnes pratiques » de lutte contre la radicalisation, accompagnent et suivent des projets pédagogiques, compilent les situations de radicalisation recensées et rédigent des notes ou des rapports d’activité sur la base des informations récoltées.
13Pour réaliser ces missions, 70 référents laïcité citoyenneté sont recrutés au cours de l’année 2015. Ces postes sont majoritairement occupés par des femmes : en septembre 2019, leur part s’élève à près de 70 % des référents. Pour une moitié d’entre eux, ces agents sont recrutés en interne. Ils ont réalisé leur carrière au sein de la PJJ en tant qu’éducateurs, puis chefs ou directeurs de service, et sont familiers de son fonctionnement. La seconde moitié est recrutée par voie externe. Le poste est d’abord ouvert par voie de détachement ; des fonctionnaires principalement issus de la fonction publique territoriale et de l’Éducation nationale sont recrutés dans ce cadre. Enfin, une vingtaine de référents exercent en tant que contractuels. Cette diversité de profils recrutés ne procède pas d’une intention, mais révèle la faible attractivité des postes, comme l’explique un cadre de la PJJ qui a été associé au recrutement :
On nous a demandé de recruter des agents en janvier 2015 pour une prise de poste en avril, donc on a eu un mois et demi pour les trouver. En fait, on a ouvert à l’externe parce qu’on ne pouvait pas recruter tout le monde à l’interne. Ce n’était pas possible de dépouiller la PJJ de 70 agents comme ça. Pour le recrutement à l’externe, on n’avait pas trop de critères en fait. Sinon une certaine appétence, mais on ne demandait pas vraiment de formation sur la radicalisation, qui était quelque chose de nouveau… Donc on n’avait pas vraiment d’angle d’attaque, pas de profil type. Et surtout il y a eu peu de candidatures. Très peu de candidatures. Il y a eu extrêmement peu de demandes. Notamment pas beaucoup de psychologues, y compris à l’interne. Donc on a laissé venir à nous les profils (extrait de carnet de terrain, Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, octobre 2019).
14Les agents recrutés à l’externe, généralement plus jeunes, proviennent pour une grande part du domaine de la prévention et de l’aide aux démunis : ils ont travaillé comme éducateurs spécialisés, pour l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), ont porté des missions de lutte contre les violences faites aux femmes ou de soutien aux victimes du VIH-SIDA… Parmi ces derniers, le diplôme de Master 2 acquis en sciences humaines et sociales constitue la norme et a parfois été complété par un diplôme universitaire (DU) ou un doctorat. Ces référents ont pour la plupart réalisé des études en sociologie, en sciences politiques ou en anthropologie. Or, ce bagage académique détonne au sein d’une administration qui a bâti ses savoirs sur le socle de la psychologie et de la psychanalyse. Les référents distinguent fréquemment les anciens éducateurs, « plus à l’aise avec la matière éducative », des externes, plus diplômés mais parfois jugés « trop théoriques » au sein d’une administration qui valorise la connaissance du « terrain » et l’usage instrumental des théories et des outils des différentes sciences humaines et sociales susceptibles de servir l’action éducative (Gaspar, 2012, p. 81).
15S’ils sont relativement mieux acceptés que leurs homologues recrutés à l’externe, parce qu’ils partagent un ethos professionnel commun, les référents ayant exercé auparavant à la PJJ ne disposent pas non plus d’une légitimité acquise aux yeux de tous les éducateurs. Ces référents peuvent en effet souffrir d’un manque de légitimité imputable à des modalités de recrutement que certains agents de l’administration perçoivent comme une forme de reclassement. C’est ce qu’exprime Nourdine, qui a exercé comme éducateur de la PJJ avant d’occuper des fonctions de cadre dans plusieurs services et qui se montre particulièrement critique du recrutement interne :
Quand je regarde les profils des agents recrutés, bon… Ils sont tous de bonne volonté hein, mais c’est un peu les reclassés à qui on a donné une seconde chance. La MNVI ils se sont peut-être dit « ça ne va pas durer longtemps ce poste, donc on va y mettre les bras cassés »… Enfin pas les bras cassés, mais voilà.… On a recruté un peu n’importe comment des agents qui étaient parfois en difficulté sur leur service, qu’on a placé là un peu pour les reclasser (entretien avec Nourdine, 44 ans, cadre de la PJJ).
16C’est également le sentiment de Martin, éducateur âgé de 27 ans exerçant en centre éducatif fermé, qui n’a pas de mots assez durs pour évoquer la fonction de référent laïcité citoyenneté. Il estime qu’il s’agit de « pièces vides, de trucs bidons, qui ont été créés pour réagir aux attentats » et déplore le recrutement d’agents en difficulté sur leur poste : « Tous ces genres de postes, c’est des postes spécifiques, ça veut dire que c’est les fatigués qu’on met dessus. C’est des gens pour qui ça n’allait plus sur le terrain, qui avaient envie de se barrer parce que ça commençait à les saouler. »
17Ces différentes voies de recrutement sont donc à l’origine de rapports différenciés avec les équipes éducatives. À ces éléments s’ajoute l’expérience, partagée par les référents, d’une difficile intégration au sein de l’administration et d’un déficit de légitimité.
18L’isolement expérimenté par les référents est une thématique qui revient régulièrement en entretien et jusque dans les différents rapports d’activité. Celui-ci provient autant du désintérêt que peuvent manifester les hiérarchies locales vis-à-vis de ces postes que des réticences des équipes éducatives à intégrer les référents dans le quotidien de leurs missions. En effet, si les postes sont rattachés à la MNVI, ils sont également subordonnés à une direction territoriale ou interrégionale. Au sein de ces territoires, les référents sont le plus souvent seuls à exercer leurs fonctions et sont peu rattachés aux équipes qui ne voient pas nécessairement leur utilité. Les critiques à l’encontre d’une hiérarchie peu intéressée par la fonction se font prudentes lors d’entretiens réalisés sur le lieu de travail, mais n’en restent pas moins fréquentes. Cécile, âgée d’une trentaine d’années et titulaire d’un Master de sociologie, critique discrètement sa hiérarchie lorsqu’elle appelle de ses vœux « que le poste soit un peu plus porté collectivement. Sinon on va mourir, si on est tout seul à ramer ». Pauline, qui découvre la PJJ en 2015 après avoir travaillé pour l’OFPRA, fait état de préoccupations comparables :
Je pense que le RLC a une très grande autonomie de fonctionnement. Parfois une trop grande autonomie. Par manque… de pilotage, on va dire. Il y a aussi, je pense, une certaine forme de marginalisation du poste dans certains endroits où finalement… on peut avoir le sentiment, notamment lorsqu’il y a peu de situations de mineurs radicalisés, que… En tout cas l’intérêt du poste peut être parfois questionné. Et je pense que du coup… voilà, c’est deux facteurs parmi d’autres qui peuvent amener ce sentiment d’isolement (extrait d’entretien, Pauline, 29 ans, référente laïcité citoyenneté).
19De leur côté, les équipes éducatives peuvent également se montrer réticentes à travailler avec ces nouveaux agents. Anne, ancienne éducatrice devenue référente, déplore que ses anciens collègues la considèrent désormais avec méfiance : « Pour les gens de terrain, c’est vu comme une trahison. On passe dans le camp ennemi quoi… » Elle évoque les « tortillements » nécessaires pour mettre à distance « l’étiquette radicalisation » :
Nous on était d’emblée vu avec l’étiquette radicalisation sur le front, quand bien même on s’appelle les référents laïcité citoyenneté – mais que la prévention de la radicalisation est une de nos missions prioritaires évidemment – on a dû faire des espèces de pas de côté, se tortiller pour arriver à… à infiltrer certaines équipes (extrait d’un entretien, Anne, 43 ans, référente laïcité citoyenneté).
20Si les critiques émises par les éducateurs sont parfois virulentes à l’égard de ces postes, c’est aussi parce qu’une partie du travail des référents vise moins les mineurs suspectés de radicalisation que les agents de l’administration, comme l’explique Cécile :
D’emblée, on a dû faire un travail sur le fait religieux dans les établissements de placement. Moi, j’étais un peu en difficulté parce que je constatais que derrière la question du principe de laïcité et de neutralité dans les établissements, il y avait quand même une volonté de contrôler qui était bien dans les clous niveau neutralité, s’il n’y avait pas des professionnels qui étaient dangereux. Et ça, ça a été confié aux RLC. On nous a demandé de faire ça. Moi j’étais assez… [rire gêné] assez embêtée de déployer cette mission (entretien avec Cécile, 31 ans, référente laïcité citoyenneté).
21On conçoit les difficultés rencontrées par des référents arrivés à la PJJ lors de leur prise de poste amenés à contrôler des professionnels chevronnés, ou d’anciens éducateurs conduits à surveiller leurs collègues. C’est ce qu’exprime Charlotte, référente d’une trentaine d’années entrée à la PJJ après avoir exercé en collectivité, lorsqu’elle évoque les oppositions professionnelles auxquelles elle est confrontée :
Il y en a un [éducateur], et c’est toujours le même, qui est en face de moi [lors des réunions], mais ceci dit quand il a parlé et qu’il a dit ce qu’il avait à dire, les autres ont l’air d’accord aussi. Ce qu’il me dit c’est : « la laïcité et la neutralité ça fait des années qu’en tant qu’éducateur je l’applique, donc je ne vois pas pourquoi tout à coup on viendrait me bassiner avec ces questions de laïcité et de neutralité » (entretien avec Charlotte, 30 ans, référente laïcité citoyenneté).
22L’éducateur qui confronte Charlotte lui oppose sa fine connaissance du métier fondée sur une longue carrière, autant de caractéristiques qui font précisément défaut à cette dernière. En outre, la proportion importante de femmes, souvent jeunes et détentrices d’un bagage académique peu valorisé au sein de l’administration, peut également tendre à mâtiner les oppositions professionnelles d’un sexisme ordinaire au sein d’une administration qui, malgré sa féminisation croissante, conserve une conception viriliste du « travail de terrain » (Sallée, 2016, p. 80-81) reposant sur un « bon sens » pédagogique opposé à des savoirs théoriques jugés « hors sol ». Les référents recrutés par la voie externe sont d’autant plus isolés qu’ils ne bénéficient ni d’un ancrage local ni des petits capitaux symboliques et relationnels accumulés au fil des années que certains de leurs collègues recrutés à l’interne, a fortiori lorsqu’ils sont déjà connus sur le territoire, peuvent tenter de faire valoir. Perçus comme allogènes, ils peuvent difficilement lutter contre cette mise à l’écart, ne disposant pas de pouvoir hiérarchique à exercer et n’étant pas regroupés, mais répartis au sein de directions administratives au degré variable de coopération et d’intérêt pour la mission.
23Le réseau constitué par ces référents ne vient pas véritablement rompre cet isolement : les profils des agents sont disparates, le turn over est important et les schèmes d’analyses sont concurrents, ce qui complique la construction d’une identité professionnelle commune. Laurent Bonelli et Fabien Carrié ont pu, en tant que sociologues extérieurs à l’administration, expérimenter cette différence d’outils conceptuels. Consultant les rapports consacrés aux mineurs suivis au titre de leur radicalisation par la PJJ, ils constatent le poids de schèmes compréhensifs hérités de la psychanalyse et de la psychologie (Bonelli & Carrié, 2018, p. 57). Les référents entrant à la PJJ à l’occasion de leur prise de poste, formés aux méthodes et aux concepts des sciences sociales, expérimentent ce même décalage, susceptible de se muer en incompréhension. C’est ce dont atteste l’extrait de carnet de terrain présenté ci-dessous :
Pauline, Magali et Valérie, toutes trois référentes laïcité citoyenneté, débriefent une formation à laquelle elles ont assisté qui portait sur le concept de méta-garance. Ce dernier fournit un prétexte à blagues entre Magali et Pauline, toutes deux diplômées de sciences sociales et entrées à la PJJ en 2015, qui assurent n’avoir « toujours pas compris ce que c’était » et évoquent une théorie dont on sent qu’elles questionnent la pertinence. Valérie au contraire, qui a réalisé la totalité de sa carrière au sein de l’administration en tant qu’éducatrice puis cheffe de service, a été très réceptive à ce concept, qu’elle tente de leur expliquer, malgré leur désintérêt : « C’est le contenant psychique. Il faut aller chercher du côté de la maïeutique et du côté de ce qui se passe quand un mineur explose. L’adolescence, ça fait tout exploser. Et c’est une ouverture sur des radicalités possibles. Les psychanalystes vont chercher ce qui va faire contenant pour éviter que ça explose. C’est comment on va pouvoir recréer du lien, comment on va pouvoir sortir un mineur d’une addiction à un super-père qui est Daesh » (extrait de carnet de terrain, réunion mensuelle entre référents laïcité citoyenneté, décembre 2018).
24Compromis, le poste l’est à deux titres. D’abord parce qu’il a été conçu pour répondre à des enjeux concurrents, ce dont témoignent les missions hétérogènes dont ces agents ont la charge. Ensuite parce qu’il porte dans son contexte de création les tensions à venir, chacun des facteurs évoqués précédemment concourant à fragiliser la mission et ceux qui la déploient.
25Les situations de mal-être au travail ne sont pas l’apanage des référents laïcité citoyenneté au sein d’une administration qui connaît depuis vingt ans une série de restructurations profondes et l’imposition d’un new public management, qui se traduit notamment par la massification des contrats temporaires et l’importation d’une logique gestionnaire (Chéronnet, 2016). Dans le même temps, l’administration connait un recentrage au pénal et emprunte un chemin plus coercitif, renouant avec la logique d’enfermement des mineurs (Bailleau et al., 2009 ; Bailleau & Milburn, 2011), ce qui suscite d’importants bouleversements professionnels (Sallée, 2016). Pour autant, certaines des difficultés expérimentées par les référents sont propres à leurs missions. C’est le cas de l’absence de définition partagée du phénomène contre lequel ils sont censés lutter.
26Officiellement, l’administration a adopté la définition de la radicalisation proposée dès 2014 par le sociologue Farhad Khosrokhavar, qui la considère comme « un processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux, qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel » (Khosrokhavar, 2014, p. 7-8). Cette définition doit moins son succès à son opérationnalité qu’à son imprécision, qui permet aux agents la mobilisant d’en adopter, selon leur sensibilité, une interprétation plus ou moins rapprochée du droit. Elle comporte en outre l’avantage notable d’ouvrir formellement la radicalisation à une pluralité d’opinions politiques et de confessions religieuses. Cependant, cette définition est peu mobilisée dans les discours et l’on trouve, parmi les référents, une grande diversité d’acceptions du phénomène, comme en attestent ces extraits d’entretiens :
Comment vous définiriez, vous délimiteriez la radicalisation ?
[rires] J’ai l’impression de toujours pas l’avoir délimitée (extrait d’un entretien, Frédéric, 48 ans, référent laïcité citoyenneté).
Ah je sais plus où on en est moi. [Je retiens la définition] de Farhad Khosrokhavar, mais je sais pas. Non j’en retiens moi que c’est vraiment quelqu’un notamment qui est prêt presque à tuer pour imposer son idée quoi. Moi c’est ça que je verrais dans la radicalisation (extrait d’un entretien, Isabelle, 53 ans, référente laïcité citoyenneté).
Alors à la PJJ celle qui est retenue c’est celle de… Je vais encore écorcher son nom, de Rhosrokhavar là, sur… Après moi c’est un terme que j’aime pas de toute façon (extrait d’un entretien, Stéphanie, 43 ans, référente laïcité citoyenneté).
On est plutôt sur des signes qui pourraient… faire penser à un basculement… sur une forme de radicalisation, mais… Ça voudrait dire… peut-être un jeune qui pourrait rentrer dans des filières terroristes. Djihadistes. Qui met à mal en fait les valeurs de la République. Je sais pas si c’est clair (extrait d’un entretien, Sylvette, 54 ans, référente laïcité citoyenneté).
Pour moi, j’ai pas traité de vrais sujets de radicalisation (extrait d’un entretien, Farouk, 34 ans, référent laïcité citoyenneté).
En fait moi c’est ce que je répète depuis le début, depuis mon arrivée, c’est qu’on sait pas de quoi on parle quand on parle de radicalisation. Bon déjà moi j’aime pas du tout ce terme de radicalisation, qui pour moi veut absolument rien dire (extrait d’un entretien, Damien, 27 ans, référent laïcité citoyenneté).
27Ces difficultés à circonscrire la notion ne sont pas comblées par les différentes formations auxquelles les référents participent. Avant de prendre leur poste, ils bénéficient d’une formation de quatre jours au cours de laquelle les savoirs dispensés sont marqués par leur diversité (fondamentaux du droit sur la laïcité, histoire de l’islam, géopolitique de la zone irako-syrienne, initiation aux phénomènes d’emprise sectaire) et leurs caractères inopérants : il s’agit de modules théoriques, difficiles à mobiliser dans l’étude des situations signalées par les éducateurs. Aussi, à défaut de cadre d’analyse partagé, les référents sont amenés à choisir, au sein de l’important marché des essais consacrés au sujet, les approches et les auteurs qu’ils s’accapareront, en fonction de leur parcours académique et de leur sensibilité aux différentes sciences humaines et sociales. En puisant tant dans leurs lectures personnelles que dans les situations qu’ils rencontrent, ils sont amenés à bricoler une définition de la radicalisation qui leur est propre.
28Cette entreprise de définition est compliquée par un dernier facteur : c’est qu’il ne s’agit pas tant, pour les référents, de travailler à juguler les velléités d’actions violentes, comme le suppose la définition de F. Khosrokhavar, mais davantage d’empêcher le développement d’idées jugées déviantes. C’est ce que résume Cécile :
Là à l’heure actuelle la définition c’est : « on lutte contre la radicalisation violente ». Dans la note DPJJ 2017, c’est ça. Finalement dans les faits, au niveau du travail des RLC, du travail des services, de notre réflexion au niveau du réseau national, on se rend compte qu’on est beaucoup plus dans la prévention et dans la lutte contre la radicalisation idéologique. Dans le sens… la radicalisation des esprits en fait (extrait d’un entretien, Cécile, 31 ans, référente laïcité citoyenneté).
29Dès lors, le phénomène peine à être appréhendé sur des bases stables. L’appréciation de la radicalisation dépend donc en grande partie de l’évaluation de chaque éducateur et de chaque référent confronté à une situation, de sa conception de la place du fait religieux dans la société, de ses opinions sur le degré de liberté de parole souhaitable en démocratie, des façons correctes ou incorrectes de socialiser un enfant et du moment à partir duquel un ensemble de faits disjoints peuvent être interprétés et assemblés pour former l’histoire de la radicalisation.
30Du reste, la radicalisation n’est pas la seule notion fréquemment maniée par les référents à faire l’objet de débats houleux. Les valeurs de la République, la citoyenneté ou la laïcité, autant d’expressions appelant à des mots d’ordre généraux et des formulations nébuleuses, ne font pas l’objet d’un plus grand consensus. Lors d’une réunion mensuelle entre référents, Pauline questionne ses homologues : « Pourquoi on s’appelle référents laïcité, mais dès qu’on parle de laïcité on finit tous par s’engueuler ? »
31Cette absence de consensus autour d’une notion pourtant centrale dans la définition du poste aurait pu aboutir au rejet d’un terme jugé inutilisable. Or, force est de constater que son caractère nébuleux est rarement interprété comme le signe de son inutilité, mais davantage comme la preuve sa complexité, justifiant par là un important travail de formation et d’auto-formation, de tentative de définition et de redéfinition de la notion.
32La notion de radicalisation tire son succès de son caractère flou et fluctuant. Pourtant, elle produit un vif inconfort dès lors qu’elle se transforme en outil professionnel puisque les agents qui la manient ne sont pas en mesure de stabiliser une définition commune qui viendrait asseoir leur expertise. Dès lors, contrairement aux éducateurs ou aux psychologues de la PJJ, dont la légitimité se fonde sur leur formation, sanctuarisée par un diplôme, ainsi que sur leur expérience « de terrain » (Sallée, 2014), les référents ne disposent d’aucune de ces garanties : ils souffrent de l’absence d’outils d’analyse et d’intervention partagés et d’un manque de compétences opérationnelles. Pour le dire autrement, ils ne sont pas considérés comme des experts de la radicalisation.
33Michel Castra définit l’expertise comme « la production de connaissances spécialisées orientées vers l’action, dans un cadre technique ou professionnel. » L’expert, « reconnu parmi les autres professionnels de son domaine […] tire sa compétence à la fois de la maîtrise d’un savoir spécifique et de son expérience propre » (Castra, 2010, p. 120). En s’en tenant à cette définition, il apparaît impossible de qualifier les référents laïcité citoyenneté d’experts – un terme qu’ils réfutent d’ailleurs souvent eux-mêmes. « Cette question de l’expertise elle est importante. Nous ne sommes pas des experts de la question. Nous, on aide à se poser des questions » explique Catherine, ancienne éducatrice devenue référente. Parce qu’ils ne sont pas eux-mêmes présents lors des entretiens menés par les éducateurs auprès des mineurs suspectés de radicalisation ou de leurs familles, leur rôle est alors limité à celui d’éclairage extérieur permettant d’apporter des éléments de connaissance et de dissiper les angoisses des équipes éducatives confrontées à des situations difficiles.
34Enfin, les objectifs multiples de ces postes brouillent la définition de la mission que les référents poursuivent. Ces agents sont-ils les garants de « l’intérêt supérieur de l’enfant », comme est censée l’être l’ensemble de l’administration, ou doivent-ils empêcher la radicalisation en divulguant des informations au réseau de partenaires avec lesquels ils travaillent, au premier rang desquels les services de police et de renseignement ? Viennent-ils en appui des équipes éducatives ou doivent-ils les surveiller et les contrôler ? Cette hétérogénéité de façons de concevoir le poste est résumée par Damien, titulaire d’un Master de sciences politiques, entré à la PJJ à la fin de ses études :
Tu peux avoir mille manières d’être RLC. Tu peux autant être une sorte d’agent du renseignement low cost qu’une personne-ressource pour les équipes, [une personne] qui travaille sur les discriminations et qui participe à l’émancipation des jeunes. Tu peux faire des trucs très progressistes, très critiques, comme être une sorte d’annexe des services de renseignement (extrait d’un entretien, Damien, 27 ans, référent laïcité citoyenneté).
35Toutes ces missions et ces enjeux qui se superposent contribuent à faire du poste ce que Gilles Jeannot qualifie de métier flou, dont il constate le développement au cœur de l’action publique. Ces métiers ont pour tâche principale et pour seule consigne « d’inventer de “nouveaux services” ou une quelconque prestation qui vienne résoudre un problème posé » (Jeannot, 2011 [2005], p. 23). Le développement de ce type de postes n’est pas propre au secteur public et l’on trouve des emplois régis par les mêmes contraintes en entreprise. C’est le cas des « responsables diversité » étudiés par Laure Bereni et Dorothée Prud’homme (2019). Ces agents partagent bien des points communs avec les référents laïcité citoyenneté : garants de l’image vertueuse de leur employeur, ils sont amenés à porter une mission formulée sous la forme de mot d’ordre. Sans pouvoir hiérarchique à exercer, isolés dans leurs missions, les référents rencontrés éprouvent le stigmate de l’intitulé de leur poste, qu’ils tentent, par divers moyens, de contourner.
36Que l’on consulte les différents rapports d’activité ou que l’on mène des entretiens avec les référents, un constat s’impose rapidement : les chiffres sont omniprésents. Les bilans annuels présentent des tableaux chiffrés commentés, indiquant l’évolution du nombre de situations de radicalisation selon les territoires. J’ai fréquemment entendu, dès la prise de contact avec les référents, ces derniers me demander : « Vous allez vouloir les chiffres ? » Si certains me les communiquaient facilement, d’autres mettaient un point d’honneur à ne pas répondre à ces questions et à se montrer évasifs, arguant du secret professionnel auquel ils sont soumis – ces différences témoignant de l’absence de consensus sur ce qui peut être communiqué.
37Cet important travail de quantification n’est pas propre aux référents laïcité citoyenneté et ses effets singuliers sur l’ensemble de la chaîne pénale ont été abondamment analysés (Vauchez, 2008 ; Data, 2009 ; Mucchielli, 2010 ; Douillet et al., 2014). Cependant, il les concerne avec une acuité particulière car il est malaisé de travailler à la quantification d’un phénomène en l’absence de définition sur ce qu’il peut circonscrire. Quantifier, rappelle Alain Desrosières (2008, p. 10), consiste à convenir puis mesurer. Or, dans le cas présent, l’absence de convention complique sensiblement le travail de quantification.
Les bases instables de la radicalisation
Les chiffres de la radicalisation compilés par les référents sont rassemblés au sein d’une base de données interne, intitulée Astrée, pour « assistance au suivi du traitement de la radicalisation en services éducatifs ». Au sein de ce fichier, ils sont regroupés dans quatre catégories différentes. La première regroupe les mineurs mis en examen ou condamnés dans des affaires liées au terrorisme (178 mineurs au total en juin 2020)a. La deuxième rassemble « les mineurs pris en charge au titre de la protection de l’enfance pour un risque de radicalisation » (158 mineurs). La troisième regroupe « les mineurs pris en charge par la PJJ à un autre titre, mais qui ont fait l’objet d’un signalement au magistrat mandant pour un risque de radicalisation » (251 mineurs). La quatrième catégorie, enfin, concerne « les mineurs pris en charge au titre de la protection de l’enfance en raison de la radicalisation de leurs parents » (455 mineurs) (Roisin, 2017). Or, tout comme les chiffres de la délinquance, qui informent davantage sur le travail de la police et de la Justice que sur l’évolution des crimes et des délits (Mucchielli, 2007 ; Cicourel, 2017), les chiffres de la radicalisation établis par la PJJ dépendent de différents facteurs d’ordre conjoncturel.
La première catégorie, qui rassemble les infractions judiciarisées en lien avec le terrorisme, est a priori la moins sujette à débat, puisqu’elle ne fait pas intervenir l’appréciation personnelle des agents. Elle reste cependant largement déterminée par l’activité judiciaire. Ainsi de l’infraction d’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste (AMT), qui constitue une « infraction-obstacle » permettant « de juger d’une “intention terroriste” dès lors que celle-ci est concrétisée par des éléments matériels, même si ces derniers peuvent être ténus » (Baranger et al., 2017). L’infraction, qui peut qualifier un crime ou un délit, repose donc sur une « définition floue » et une « jurisprudence plastique » (Blisson, 2017, p. 17). Les affaires d’apologies du terrorisme, également classées dans cette catégorie, dépendent de leurs signalements, plus fréquents en période post-attentats. Enfin, certains délits sont susceptibles d’apparaitre et de disparaitre : c’est le cas du délit de consultation habituelle de sites terroristes, rendu inconstitutionnel en 2017. Ces facteurs concourent à un grossissement des situations de radicalisation dans des contextes sociaux marqués par la forte judiciarisation de certaines pratiques suspectées de conduire au terrorisme.
Les autres catégories quant à elles traitent de faits non judiciarisés et reposent sur l’analyse d’un « faisceau d’indices concordants » supposés attester d’une radicalisation. Ces derniers font l’objet de très nettes différences d’appréciations (Donnet, 2020). Comme l’écrivent Camille Alloing et Nicolas Moinet (2016, p. 89), ces « signaux faibles » sont finalement moins des « signaux (perceptibles de manière homogène par chaque récepteur et reposant sur une intentionnalité de la part de l’émetteur) » que « des “signes”, dont le sens reste négociable ».
a Les chiffres reproduits regroupent, pour chaque catégorie, les mineurs ayant fait l’objet d’un suivi et ceux toujours suivis en 2020. Ils proviennent du rapport d’activité de la MNVI de l’année 2019. Voir Mission nationale de veille et d’information – Protection judiciaire de la jeunesse (2020), Rapport d’activité.
38Les référents sont dépendants des informations fournies par les équipes éducatives pour compiler les chiffres de la radicalisation. Or, cette coopération, quoique variable selon les territoires, s’avère généralement faible. L’enthousiasme très modéré des éducateurs pour procéder à la remontée d’informations est fréquemment déploré par les référents. Isabelle, ancienne éducatrice puis responsable de service devenue référente laïcité citoyenneté, résume les principaux griefs opposés par les éducateurs à la logique du signalement :
[Les équipes éducatives refusent de travailler avec nous] parce qu’on est très proches du ministère de l’Intérieur. Parce qu’on communique avec le ministère de l’Intérieur. Mais ils ont raison, parce qu’une fois qu’il est signalé le jeune il reste quand même dans des fichiers, et pendant un petit bout de temps quand même. Donc il y a quand même une grande prudence, et une grande réticence… résistance même. À signaler. C’est compliqué. Et on n’a pas réussi. Donc en fait on ne signale pas beaucoup quoi (entretien avec Isabelle, 53 ans, référente laïcité citoyenneté).
39Les inquiétudes des éducateurs quant aux conséquences d’un signalement sur le suivi des mineurs pris en charge, leur crainte de réaliser un signalement infondé ou leur volonté de ne pas contribuer à alimenter la stigmatisation de certaines pratiques religieuses, d’autant plus forte sur les territoires soumis à une forte exposition médiatique, contribuent à expliquer les différences du nombre de situations recueillies selon les territoires. À ces éléments s’ajoute le rôle joué par les référents : ceux d’entre eux qui sont les plus intégrés et qui parviennent à lever ces réticences peuvent également contribuer à la hausse du nombre de situations qu’ils collectent.
40C’est le cas d’Amélie, ancienne éducatrice devenue référente et exerçant sur un territoire composé de villes moyennes. Cette dernière est amenée à constater le très grand nombre de situations qu’elle collecte, qui dépassent de loin celles recueillies par son homologue travaillant dans la grande agglomération la plus proche, qui fait l’objet d’une couverture médiatique alarmiste. Elle corrèle ce nombre élevé de situations recueillies à son statut d’ancienne éducatrice. Avant d’occuper le poste, Amélie a travaillé sur le département en milieu ouvert comme en centre éducatif, de sorte qu’elle est très connue et bien identifiée.
Mes collègues, mes homologues, ils n’ont pas tous autant de situations que moi. Alors je me suis posé beaucoup de questions là-dessus, j’en échange beaucoup avec eux… Je pense que le fait d’avoir été éduc’, d’être repérée comme ça et d’avoir cette culture-là, [les éducateurs] sont assez décomplexés pour me signaler les choses parce qu’ils ne ressentent pas une intention policière, ou avec des conséquences immédiates pour les jeunes qu’ils suivent... Je pense que le fait d’avoir confiance dans la personne à qui ils donnent ces informations peut jouer (entretien avec Amélie, 43 ans, référente laïcité citoyenneté).
41Les référents comprennent confusément que, derrière la production de ces chiffres, c’est une partie de leur travail qui est appréciée. C’est ce qui explique leur appréhension de ne pas trouver de situations. Sophie se montre préoccupée des difficultés éprouvées par sa collègue la plus proche qui n’a « quasiment aucune situation ». Elle explique : « Elle n’a jamais eu de radicalisé. Donc ça, c’est une difficulté… » Dès lors, l’attachement à cette production quantitative peut sembler surprenant. C’est que la constitution et la gestion de ces données, pour hétérogènes que soient les situations qu’elles recoupent, constituent un savoir-faire propre aux référents. Comme le notent Élodie Lemaire et Laurence Proteau à propos des coordonnateurs des contrats locaux de sécurité et de prévention de la délinquance :
Ce métier est relativement nouveau et largement dominé par rapport aux autres professions impliquées dans l’espace local de la sécurité. On ne peut même pas dire d’eux, d’ailleurs, qu’ils forment une profession et c’est bien là un des éléments qui explique leur attachement à la mesure qui produit un « effet de science » […] Ils ne sont spécialistes de rien, n’ont pas de métier propre à faire valoir […] La nouveauté de leur position, le flou de leur poste, l’hétérogénéité de leurs formations et de leurs trajectoires, les poussent à rechercher un cadre unificateur sur lequel s’appuyer pour se structurer en tant que « profession » reconnue […] Et les élèves les plus appliqués de la doctrine sont généralement ceux qui ne peuvent se prévaloir d’une autorité locale propre, généralement constituée par des positions professionnelles antérieures (Lemaire & Proteau, 2014, p. 55-63).
- 7 Mission nationale de veille et d’information – Protection judiciaire de la jeunesse (2020), rapport (...)
42Cet usage de la statistique à des fins de légitimation a un effet pervers lorsque les chiffres de la radicalisation baissent drastiquement. Si l’on dénombrait 874 situations de radicalisation référencées par la PJJ en 2016, elles ne sont plus que 471 en 2020, soit une diminution de près de moitié en quatre ans seulement. Dans ses rapports d’activité les plus récents, la MNVI propose des pistes pour expliquer ce déclin. Les rapports évoquent le passage à la majorité d’un certain nombre de mineurs, qui sortent mécaniquement du giron de la PJJ, le renforcement des contrôles aux frontières, le déclin de l’organisation État islamique, la suppression par le Conseil constitutionnel du délit relatif à la consultation de sites djihadiste et « la montée en compétence des professionnels dans le repérage et l’analyse de ces phénomènes, entraînant des signalements davantage fondés sur un risque de radicalisation7 ». De façon révélatrice, l’action mise en œuvre par les référents n’est mentionnée nulle part pour justifier de cette baisse au sein d’un rapport qui leur est pourtant entièrement consacré, leur seul rôle actif concédé étant celui d’écarter les pistes jugées infondées. Cela témoigne d’une conception de la radicalisation comme d’un phénomène se développant indépendamment des efforts entrepris pour le saisir et l’enrayer.
43« La place du RLC est un peu plus questionnée. Autant elle était légitime au début, je pense qu’il fallait être clairement identifiés, il fallait une réponse forte évidemment, puisque le contexte était fort, mais maintenant… » Dans cet extrait d’entretien, Cécile exprime ses doutes quant à la pérennité d’un poste dont elle questionne à demi-mots la nécessité. Ces interrogations sont parfois difficiles à formuler puisque, dans l’esprit de certains référents, l’objectif de cette mission est à terme de disparaître. « En fait, l’idéal, pour notre société, c’est [que ces postes] n’existent pas [rires]. Ça veut dire qu’il n’y aurait plus de personnes radicalisées » estime Sophie.
44Face à cette appréhension partagée, les référents sont amenés à déployer trois modalités d’actions : ils peuvent tenter de subvertir les lignes en interne dans l’espoir de transformer leur poste (voice), le quitter (exit) ou l’investir d’autres façons en espérant une amélioration progressive (loyalty). Ces catégories d’actions, développées par Albert Hirschman (2017) pour saisir les ressorts déployés par les consommateurs face à la baisse de qualité d’un produit ou d’un service, peuvent être utiles pour appréhender les réactions des salariés d’une administration de l’État, ainsi que le propose par exemple Alexis Spire (2007). Dans le cas de la séquence étudiée, ces catégories apparaissent pertinentes, à condition toutefois de nuancer le prisme rationaliste d’A. Hirschman et son rejet des conditions matérielles d’existence, absentes de son analyse alors qu’elles subordonnent largement les capacités de choisir.
45Les agents les plus critiques de la définition du poste et de ses évolutions peuvent d’abord tenter de l’améliorer en interpelant leur hiérarchie. C’est ce qu’explique avoir fait Farouk. Après avoir réalisé une thèse de sociologie consacrée à la prise en charge du fait religieux, il postule au poste de référent laïcité citoyenneté en 2015 du fait de son « appétence pour le sujet ». Pourtant, dès qu’il arrive sur le poste, il se dit surpris par le flou des consignes et en informe son supérieur :
Moi la première chose que j’ai faite, c’est vraiment de proposer au directeur… Voilà c’est un phénomène nouveau et on ne peut pas appréhender la question sans savoir de quoi on parle. C’est pour ça que j’ai été un des premiers à dire… « Voilà c’est quoi la radicalisation, il faut qu’on la définisse, c’est quoi les limites de la radicalisation ? » Et ça ils ont du mal à entendre ce discours-là (extrait d’un entretien, Farouk, 34 ans, ancien référent laïcité citoyenneté).
46Damien déclare avoir également tenté d’informer sa hiérarchie de son « inutilité » au sein d’un poste qu’il perçoit comme « communicationnel ».
Moi-même si tu veux j’ai fait mon travail, maintenant… Je pense qu’il y a beaucoup de moments où ma plus-value n’était pas évidente. J’en suis très conscient. Je pense que si j’avais pas été là… Y aurait pas eu vraiment de grande différence. Voilà j’ai participé à des évènements, assisté à des réunions, à des choses… Est-ce que vraiment j’ai apporté une plus-value ? Je ne sais pas. C’est un peu du marketing institutionnel, ça veut dire que tu dois montrer ton utilité, ta présence… Mais moi ça m’est déjà arrivé de parler avec des cadres et de leur dire que je ne servais à rien. Parce que j’en suis assez conscient. Mais c’est pas un discours que tu peux tenir non plus très longtemps parce que tu vas pas rester cinq ans à un poste et dire « ouais je sers à rien »… (extrait d’un entretien, Damien, 27 ans, ancien référent laïcité citoyenneté).
47Comme l’exprime Damien, ce discours est difficile à tenir au quotidien, en partie parce qu’il n’est pas mutualisé sous forme collective et doit se passer des syndicats, qui se sont battus contre l’arrivée de ces agents. Aussi les référents les plus critiques sont-ils amenés à tenter de quitter leur poste.
48Entre 2015 et 2020, 49 départs de référents laïcité citoyenneté se succèdent. Lors des entretiens, certains enquêtés faisaient part de leur souhait de quitter leur poste, évoquant leur ennui, leur sentiment de « tourner en rond », leur volonté de retrouver un cadre de travail collectif ou leur ambition d’évoluer professionnellement. Mais si les critiques sont nombreuses, tous les agents n’ont pas la même capacité à la défection. Les plus précaires et les moins installés, qui exercent dans le cadre de contrats temporaires, mais sont plus jeunes, plus diplômés et plus mobiles, peuvent paradoxalement plus facilement quitter l’administration, au sein de laquelle ils n’ont pas pour ambition de faire carrière. Les titulaires de la fonction publique qui ont gravi les échelons hiérarchiques internes et sont parfois proches de la retraite ont un attachement plus grand à la PJJ, un salaire plus élevé et ont plus à perdre d’une défection.
49C’est le cas de Frédéric, arrivé à la PJJ en 1997, qui se décrit comme « un pur produit PJJ » et a exercé comme éducateur en milieu ouvert, fermé et en établissement pénitentiaire pour mineur. Sensible à la médiation culturelle, il occupe quelque temps le poste de conseiller technique culture, avant de devenir référent laïcité citoyenneté. Initialement très motivé – il impulse de nombreux projets pédagogiques en tentant de fusionner l’initiation à la culture et l’apprentissage de la citoyenneté –, il évoque ses tentatives de mutation refusées par sa hiérarchie et la lassitude grandissante qui l’envahit.
La thématique [du poste] m’intéressait. Elle m’intéresse toujours, c’est pas la question, mais… Mais j’ai peut-être l’impression d’être arrivé à bout de souffle, de manquer aujourd’hui d’idées. Ma crainte aujourd’hui c’est de ne plus réussir à autant apporter, de décevoir, et de m’ennuyer. Clairement. Bon je m’embête de plus en plus (extrait d’un entretien, Frédéric, 48 ans, référent laïcité citoyenneté).
50La lassitude que ces postes peuvent engendrer n’est jamais évoquée aussi clairement que parmi les agents qui ont quitté la PJJ. C’est ce qu’exprime Farouk :
Là aujourd’hui mes collègues je les plains parce que… Au bout de trois ans, quatre ans, je me demande ce qu’ils font. Honnêtement je me demande ce qu’ils font. On rentre dans une hypocrisie parce que tout le monde sait qu’on brasse du vent, mais tout le monde fait semblant de bosser sur ce sujet-là. Parce que concrètement, qu’est-ce qu’ils font la journée ? (extrait d’un entretien, Farouk, 34 ans, ancien référent laïcité citoyenneté).
51En effet, à mesure que ces postes se pérennisent, la tentation est grande, au sein de certaines directions, de mobiliser ces agents sur d’autres tâches que celle, parfois jugée secondaire, de lutter contre la radicalisation. C’est ce que raconte Valérie lors d’une réunion mensuelle entre référents. L’air joyeux et volontiers rieur qu’elle arbore tout au long de la journée disparait de son visage et sa voix se crispe lorsqu’elle prend la parole :
Je ne consacre quasiment rien de mon temps à la question de la lutte contre la radicalisation. Il n’y a plus de responsable à l’appui des politiques territoriales, plus de responsable des politiques institutionnelles, pas de conseiller technique donc je traite tous les dossiers de la direction territoriale. Je passe l’ensemble de mon temps sur des questions d’administration. Je fais déjà 8 h-20 h tous les jours. J’exerce actuellement dans des conditions difficiles. Je peux le dire (extrait de journal de terrain, réunion mensuelle de référents laïcité citoyenneté, décembre 2018).
52La déception et la souffrance évoquée par Valérie sont à mettre en relation avec sa trajectoire professionnelle. Âgée d’une cinquantaine d’années, Valérie a exercé comme éducatrice puis cheffe de service avant de devenir conseillère technique en direction territoriale puis référente laïcité citoyenneté. Son parcours professionnel est caractérisé par une montée progressive des échelons internes qui aurait dû l’éloigner des « questions d’administration » qu’elle comprend comme un travail de secrétariat dévalué, mais dont elle a pourtant la charge. Face à cette dévaluation de leur situation, les agents qui, comme Valérie ou Frédéric, sont contraints de rester à leur poste peuvent tenter de le réinventer et de l’occuper autrement.
53L’une des positions tenables parmi les agents qui restent consiste à chercher de nouvelles formes de radicalisation susceptibles de surgir à l’avenir. S’il s’agit de continuer à légitimer leur poste en apportant la preuve d’un besoin persistant et d’un risque potentiel, c’est également un moyen de lutter contre les potentielles accusations d’islamophobie susceptibles de leur être adressées, les premières années de la mission ayant été principalement consacrées au suivi de mineurs musulmans. « Après trois ans, on peut peut-être sortir de l’islamisme. Moi je ferais bien intervenir un expert auprès des éducateurs sur un truc plus radicalité sociale, anti-lgbt, vegan plus plus plus, activistes antispécistes, enfin tous ces mouvements radicaux extrêmes qui à mon avis vont prendre le pas sur la radicalisation islamiste » propose par exemple Pauline lors d’une réunion mensuelle entre référents. Isabelle de son côté expose les différentes « radicalisations qui risquent d’arriver » :
[Aujourd’hui il y a] moins d’AMT, ça correspond à la chute de l’État islamique en Syrie, ça c’est clair. Par contre on s’attend à ce que l’idéologie réapparaisse ailleurs. On est un peu dans le creux d’une vague, mais ça pourrait repartir. Les idées radicales se diffusent quand même sacrément fortement dans la société. Il y a d’autres radicalisations qui risquent d’arriver. Les vegans par exemple. Après pour l’instant c’est pas classifié comme terroriste. Mais quand même il pourrait bien y avoir une radicalisation extrêmement violente de la part… Ouais de ceux-là là, qui attaquent les boucheries et tout ! (extrait d’un entretien, Isabelle, 53 ans, référente laïcité citoyenneté).
54Qu’ils insistent sur la persistance du djihadisme ou sur les formes de radicalités susceptibles d’apparaitre dans le futur, ces agents se conçoivent comme des vigies sensibilisant les équipes aux dangers à venir. Une seconde position consiste à investir davantage les questions de laïcité et de citoyenneté, quitte pour cela à s’éloigner de la radicalisation. Cette position est tenue sur les territoires marqués par le faible nombre de situations remontées, là où les enjeux politiques et médiatiques se font moins pressants, comme les territoires ruraux et peu peuplés. En témoigne cette discussion entre Catherine et Anne, toutes deux anciennes éducatrices arrivées respectivement à la PJJ en 1990 et en 2000 :
Anne : Clairement nous on va être sur des projets autour de la laïcité, de la citoyenneté, des discriminations, de l’éducation aux médias… Donc des choses plus transversales, qui concourent aussi à la prévention de la radicalisation, très clairement, mais qui sont moins… On va dire percutantes.
Catherine : Oui c’est ça. Moins en prise directe quoi.
Anne : Mais parce que c’est pas notre réalité. Moins notre réalité. Non pas qu’on soit des travailleurs de l’ombre, mais c’est moins… Ouais nan, on est moins radic’ je pense. Que certains collègues.
Catherine : Mais c’est sûr. C’est sûr.
Anne : Mais d’ailleurs parfois on le regrette. En fait c’est une autre réalité.
Catherine : Ho enfin ! On ne va pas le regretter !
Anne : Nan, mais tant mieux. Tant mieux. Nan, mais je veux dire, c’est un autre boulot, c’est une autre réalité (extrait d’un entretien, Anne, 43 ans, et Catherine, 55 ans, référentes laïcité citoyenneté).
55On sent poindre le discret regret, formulé par Anne et immédiatement réprouvé par Catherine, de ne pas être « en prise directe » avec la radicalisation. Il est difficile en effet pour ces agents de regretter l’absence d’un phénomène qu’ils sont précisément censés combattre, mais dont l’absence dans les faits dévalue le travail pour lequel ils se sont engagés. Toutefois, même si elle déplore le fait d’exercer sur un territoire « peu impacté par le phénomène », Anne fait état de la liberté offerte par l’absence de consignes claires :
Moi clairement, je le vis plutôt pas mal. Je porte des trucs qui sont bien au-delà de la question de la radicalisation. Je ne suis pas connectée à Astrée tous les jours hein. Par contre, mes réunions sur la justice restaurative et plein d’autres trucs qui s’inscrivent dans le champ de la prévention, ça ouais (extrait d’un entretien, Anne, 43 ans).
- 8 Initiée en France depuis 2014, la justice restaurative (ou justice réparatrice) vise à associer, en (...)
56La latitude offerte par ces postes permet en effet d’orienter sensiblement l’action menée par certains référents en fonction de leurs centres d’intérêts et de leurs compétences, à l’instar du travail initié par Anne sur la justice restaurative8. Ces manières de réinventer le poste, principalement menées par des référents ayant exercé auparavant à la PJJ, sont les mieux reçues par les éducateurs. Mais parce qu’ils s’éloignent de la stricte question de la radicalisation, ces projets peuvent être jugés peu légitimes par leur hiérarchie, car trop distants de la définition officielle des missions. Ils suscitent dès lors l’appréhension, partagée par les référents qui déploient ces actions, que ne soit dévoilée par voie de presse ou de rapport parlementaire une opération de dévoiement d’argent public.
57Aussi subsiste-t-il une crainte tenace que la conjonction d’une diminution du nombre de situations de radicalisation, du moindre intérêt politique pour la question et d’un plus grand contrôle des financements ne vienne à bout du poste. « Il n’est pas impossible qu’on ait un contrôle sur l’utilisation des crédits. Et ça, je crois que c’est un peu la hantise du national, qu’à un moment donné on mette le doigt sur un dévoiement des crédits » explique par exemple Pauline. Un motif d’inquiétude partagé par Farouk : « Nous, on a toujours craint de voir par exemple dans Le Canard enchaîné des articles “les subventions de prévention de la radicalisation ont servi à financer…” Moi j’ai financé des stages de poney. Des stages de voile. » Damien, de son côté, anticipe la fin du poste au moment où seront dévoilés les usages du budget alloué à la lutte contre la radicalisation :
Il va être supprimé ce poste. Je pense que ce ne sera pas un poste qui va être pérennisé. Là y a eu un attentat, donc on a remis une pièce dans la machine. Mais s’il n’y a rien pendant cinq ans c’est fini quoi. Il va y avoir des missions parlementaires, il va y avoir des études sur ce que font concrètement les RLC. Et au final je pense qu’ils vont se rendre compte que ce n’est pas toujours… Enfin qu’il y a des gens qui ne font pas ce qu’ils devraient faire… Qu’il y a des gens qui n’ont pas de situations… Donc il va y avoir des revirements. Logiquement (extrait d’un entretien, Damien, 27 ans, ancien référent laïcité citoyenneté).
58Qu’est-ce que la radicalisation ? Cette question, qui a suscité de vifs débats académiques et de nombreuses heures de formation professionnelle, n’a certes pas trouvé de réponse définitive, sans que cela n’empêche des centaines d’agents dévolus à des missions de lutte contre la radicalisation, à l’instar des référents laïcité citoyenneté, de travailler chaque jour. Aussi la question sous-jacente à ce travail est-elle plutôt : que fait la radicalisation aux institutions ? Qu’elle généralise la stigmatisation et la suspicion, qu’elle importe des schèmes de pensées policiers jusqu’au creux de la « main gauche » de l’État, voilà qui constitue sans doute ses effets les plus visibles et les mieux admis (Ragazzi, 2016 ; Sèze 2019 ; de Galembert, 2020).
59En se concentrant sur ceux qui sont engagés au quotidien dans la lutte contre la radicalisation, cette enquête montre que les situations de mal-être au travail, liées à l’absence de cadres clairs et de connaissances spécifiques, sur des postes nouveaux et au devenir incertain, en sont un effet tout aussi notable. Les référents laïcité citoyenneté de la PJJ peinent à asseoir leur légitimité auprès d’équipes éducatives qui leur sont en partie hostiles. Les consignes contradictoires qu’ils sont sommés d’appliquer et l’absence de délimitation partagée de la notion sur laquelle ils travaillent les placent dans une situation délicate. Et s’ils n’ont pas encore disparu, cela tient pour partie à la crainte collective qu’un nouvel attentat ne vienne fragiliser l’administration qui, de son côté, peut assurer qu’elle « a fait quelque chose ».
60À cet égard, la PJJ n’est pas un cas isolé. Si le mal-être de ses agents prend des formes spécifiques du fait de l’histoire de l’administration, de ses missions et de ses publics, des logiques similaires se donnent à voir au sein d’autres structures engagées dans la lutte contre la radicalisation. Conduisant une recherche au sein des quartiers d’évaluation de la radicalisation mis en place par l’administration pénitentiaire, Gilles Chantraine, David Scheer et Marie-Aude Depuiset notent à ce sujet : « [N]ous ne pensions pas être confrontés, lors de nos entretiens, à ce que les professionnels centrent autant leurs témoignages sur leur souffrance au travail, sur leurs doutes quant à leur désir de rester ou de fuir, a fortiori lorsque leur contrat, pour certains d’entre eux, ne leur garantit aucune stabilité d’emploi » (Chantraine et al., 2018, p. 189). De leur côté, Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen, auteurs d’une enquête consacrée à l’expérimentation pilote du centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté de Beaumont-en-Véron, un temps engagé dans la « déradicalisation » de ses pensionnaires, émettent un constat similaire : « Alors que nous avions entamé cette recherche en nous interrogeant prioritairement sur la fabrique du “travail de déradicalisation”, […] nous avons été rapidement amenés à étudier dans le même temps un aspect moins extraordinaire, voire désormais banal : la souffrance au travail. Si nous avons un temps fait en sorte de ne pas être aspirés par le désarroi qui envahissait les récits collectés, […] nous n’avons pas pu résister bien longtemps, tant les propos des enquêtés nous y renvoyaient systématiquement » (Alber et al., 2020, p. 209).
- 9 Je tiens à remercier les membres du comité de rédaction de la revue Sociologie pour leurs relecture (...)
61Les dispositifs de lutte contre la radicalisation contribuent à produire le mal-être des agents qui leur sont dévolus. Les centaines de postes créés dans ce cadre reposent sur l’existence d’une menace qui, dans le cours ordinaire des choses et dans les pratiques professionnelles routinières, peine à être appréhendée, mais dont dépendent ces agents qui sont sommés de la rechercher, de la quantifier et de l’enrayer9.