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AccueilNumérosN° 4, vol. 12EnquêtesAutonomie des juges ou automatisme d(…)

Autonomie des juges ou automatisme des jugements ?

La qualification judiciaire à l’épreuve des expertises médico-légales
Autonomy of judges or automatism of judgments? The legal process put to the test by forensic expertise
Romain Juston Morival

Résumés

Cet article porte sur les expertises que les médecins légistes effectuent sur réquisition du procureur dans le cadre d’enquêtes sur les causes de la mort ou de procédures pour faits de violences. Il analyse les séquences au cours desquelles les « blouses blanches » de l’hôpital et les « robes noires » du parquet échangent au croisement de l’expertise médicale des légistes, du travail d’enquête des policiers et des exigences juridiques du travail de qualification. Il montre que, dans un contexte d’accélération du temps judiciaire, les magistrats du parquet voient leur autonomie professionnelle rognée par les rapports médico-légaux dont la force probante façonne les mesures ordonnées. Cette mise à l’épreuve de l’autonomie des juges par une tendance à l’automatisation des décisions judiciaires est mise en regard avec les configurations locales venant régler les relations entre les juges et les experts. Cette perspective méso-sociologique permet, au-delà, d’explorer les conditions sociales d’usage de la science par le droit.

Autonomy of judges or automatism of judgments? The legal process put to the test by forensic expertise

This article seeks to study the work of forensic doctors who undertake examinations at the request of the public prosecutor, either in the context of investigations into cause of death or as part of inquiries into acts of violence. The article analyses the process by which the “white coats” of the hospital and the “black robes” of the public prosecutor’s office exchange information at the interface between the medical expertise of forensic doctors, the investigative work of the police and the legal process of establishing guilt. The article will demonstrate that, in a context of ever faster sentencing, magistrates and public prosecutors often see their professional autonomy being eroded by forensic reports, which come to define the range of choices available in terms of sentencing. The challenge to the autonomy of judges posed by the current trend towards automating judicial decisions is considered in relation to local configurations that regulate the relationship between judges and experts. The meso-sociological approach of this paper makes an important contribution to the literature through studying the social conditions under which scientific and legal expertise come to interact.

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Texte intégral

  • 1 Cette attention aux séquences d’actions qui encadrent la production et l’utilisation des rapports m (...)

1Cet article porte sur la médecine légale en France et sur la façon dont la science médico-légale contribue à façonner les décisions judiciaires des magistrats du parquet. Il s’inscrit dans le prolongement des travaux américains qui, dans le champ des Science and Technology Studies (STS), se sont attachés à étudier l’expertise entre la science et le droit (Jasanoff & Leclerc, 2013 ; Lynch & Cole, 2005), et des travaux français sur l’expertise judiciaire qui en ont étudié la genèse (Dumoulin, 2007) ou la professionnalisation de manière comparée (Pélisse, 2012). Son originalité est de saisir l’expertise par les pratiques de ceux qui la font et de ceux qui en usent, en ne réduisant pas leurs échanges à la seule transmission du rapport écrit. En suivant les expertises de l’hôpital au tribunal, c’est à une double appropriation des propositions des STS que cet article travaille, entre euphémisation de certaines propositions, par la mobilisation d’outils issus d’autres courants, domaines ou paradigmes sociologiques, et radicalisation de la méthode qui, en partant de l’observation directe des pratiques, permet d’aller plus loin dans l’« ouverture de la boîte noire de l’expertise ». Par contraste avec les seules études de cas menées à partir de dossiers judiciaires (Timmermans, 2007), et avec les travaux qui se sont penchés sur la construction documentaire des affaires (Lynch et Cole, 2005), l’approche ethnographique multi-située de l’hôpital au tribunal dans plusieurs juridictions a permis de saisir ce qui se joue en amont et en aval du rapport, dans les échanges verbaux, téléphoniques ou par l’intermédiaire des Officiers de police judiciaire (OPJ), entre les médecins et les magistrats du parquet1.

2L’analyse de ces séquences permet de questionner l’autonomie qui reste aux juges lorsque ces derniers décident de l’opportunité de conduire telle ou telle opération médico-légale (autopsies, examens complémentaires par exemple) et lorsqu’ils mobilisent ces expertises pour orienter l’action publique. Face aux Codes et aux expertises médico-légales, les magistrats du parquet ont-ils les mains libres pour puiser ailleurs que dans la science les appuis de leurs qualifications ou bien ont-ils les mains liées par le contenu des rapports d’experts commandant de manière quasi automatique le chemin que doit prendre le droit ?

  • 2 Dans la lignée d’Eliot Freidson et dans la continuité du travail de Pascal Marichalar (2014) sur le (...)
  • 3 Pour une analyse de l’entrée de la médecine légale en cour d’assises, voir (Juston, 2016). Pour une (...)

3Cette tension entre autonomie des juges et automatisme du jugement est d’autant plus centrale que, si le droit stipule que les procureurs sont maîtres de la procédure, la sociologie a montré depuis les travaux d’Eliot Freidson (1984) que l’autonomie professionnelle est toujours mise à l’épreuve de diverses contraintes sociales2. Ainsi, dans un travail sur les relations entre expertise et décision, Laurence Dumoulin montre que le rapport d’expertise constitue tantôt une ressource, tantôt une contrainte, et questionne le partage des tâches qui en découlent en matière de décision de justice : « Dès lors que des logiques profanes sont introduites au plus profond du judiciaire, qu’en est-il du monopole du droit dans la définition du juste ? » (Dumoulin, 2000, p. 200). Si l’article de L. Dumoulin pointe des relations variables entre expertise et décision, il centre l’effort explicatif de cette variabilité sur les différences de nature et de statut social des disciplines (sciences exactes versus sciences humaines) et, plus finement encore, sur les différences d’opérations scientifiques, entre un pôle plutôt objectivant et un pôle davantage interprétatif. Par contraste, cet article propose de penser la géométrie variable entre jugement et expertise en lien avec ce qu’on propose d’appeler ici des configurations locales de la science et du droit, définies comme des types durables de relations entre auxiliaires de justice et professionnels du droit au sein d’une juridiction donnée. En effet, quand la science rencontre le droit, elle rencontre également des modes de saisie, d’échange et de travail au niveau d’une juridiction, différemment institutionnalisés entre des experts et des acteurs judiciaires plus ou moins familiers de la « matière » médico-légale. L’objectif est de mettre au jour les conditions sociales de l’autonomie de la pratique des parquetiers en la restituant dans ces configurations institutionnalisées au niveau local. Cette notion vise alors à renouveler le traitement de la question de l’autonomie professionnelle des juges en la replaçant à l’intérieur d’un cadre plus large qui emprunte à la fois aux modes d’organisations du travail parquetier selon les juridictions, aux cultures régionales de la médecine légale, aux rapports au droit des médecins et aux rapports à la science des juges. Il s’agit en somme d’une notion au carrefour de ces chemins juridictionnel, culturel et dispositionnel éclairant les effets locaux, et indissociablement sociaux, qui pèsent sur le recours à la science par le droit. S’il existe des travaux sur le lien entre l’expertise et certaines de ces dimensions du problème de la rencontre entre science et droit, rien n’a été écrit sur la façon dont elles se combinent pour donner à la science des experts sa portée judiciaire. L’attention à ce niveau méso permet de ne pas en rester à une analyse générale des relations entre science et droit déjà bien documentées par les STS (Jasanoff, 1997 ; Jasanoff & Leclerc, 2013) ou à une analyse locale centrée sur les relations individuelles au sein des couples de juge et d’expert (Dumoulin, 2007) ou de juge et d’enquêteur (Hodgson & Roberts, 2010). La focale sur le travail parquetier s’avère de ce point de vue heuristique car elle permet de montrer que le recours à l’expertise n’est pas qu’affaire de textes mais aussi de contexte, en pensant dans un même mouvement les orientations individuelles de la pratique selon les magistrats, le travail d’homogénéisation des façons de juger dans une juridiction donnée et le caractère localisé des échanges au sein du dispositif judiciaire (Larrègue, 2020, p. 136). Enfin, cette focale resserrée sur le travail d’orientation plutôt que sur l’ensemble de la chaîne pénale jusqu’à l’instruction et au procès se justifie au motif que les parquetiers réalisent l’essentiel du travail de filtre et que, par leur travail de cadrage et leurs réquisitions, ils façonnent à ce titre une part importante des décisions judiciaires (Saas et al., 2016)3.

4En déplaçant le regard vers un domaine particulier d’expertise – la médecine légale – et une séquence spécifique du dispositif judiciaire – le traitement des affaires par les parquets des tribunaux – cet article propose de descendre au ras des pratiques pour envisager les conditions de production des décisions judiciaires au regard de ce qu’elles doivent à l’expertise scientifique. En France, les premières opérations de qualification sont effectuées par les magistrats du parquet au sein d’une permanence téléphonique appelée service de traitement en temps réel (TTR). Mis en place dans les années 1990 et généralisé dans les années 2000 afin d’accélérer la réponse pénale, le TTR constitue une véritable innovation organisationnelle dont les effets dépassent la seule visée instrumentale puisqu’elle peut « bousculer le processus et la production judiciaires » (Delpeuch et al., 2014, p. 190.). Les différents auteurs qui se sont intéressés aux répercussions de cette « justice dans l’urgence » (Bastard & Mouhanna, 2007 ; Bastard et al., 2016) sur l’ensemble des acteurs impliqués – en amont (les OPJ qui conduisent les enquêtes) comme en aval (les juges du siège qui rendent leurs jugements) – ont en commun de ne pas s’être arrêtés sur les médecins légistes – dont le poids est pourtant décisif dans la réponse pénale – et d’avoir peu mobilisé l’observation directe des pratiques de jugement. L’ouvrage de Benoit Bastard et Christian Mouhanna, par exemple, restitue une enquête par entretiens et par observations dans neuf TGI pour montrer que « la décision judiciaire tend à se trouver en quelque sorte “gouvernée” par l’organisation » ((Bastard & Mouhanna, 2007, p. 107). Si de nombreux extraits d’entretiens sont cités tout au long de l’ouvrage, les comptes-rendus d’observations ne sont pas mobilisés. Rares sont les travaux qui, comme celui de Dominique Dray (1999), relèvent d’une ethnographie de la décision conduite au long de la chaîne pénale, avec une attention particulière portée sur le TTR4. Par une enquête symétrique sur l’activité des parquets et celle des services de médecine légale, cet article embrasse le même genre d’approche diachronique orientée vers la compréhension de la qualification judiciaire des faits de violence. La question classique de l’autonomie professionnelle reçoit ici un éclairage inédit depuis les pratiques des médecins et des juges, et met au jour des tensions méconnues dans l’acte de juger tel qu’il se déploie au TTR en matière d’orientation des affaires et de choix des poursuites. Pour ce faire, l’analyse repose à la fois sur des entretiens conduits auprès de médecins (n = 50) et de parquetiers (n = 12) et sur l’observation de leur activité concrète à l’hôpital comme au tribunal5.

5En se centrant ici sur le service de TTR, il s’agit de saisir l’activité de jugement qui s’y déploie en lien avec celle qui la précède et celle qui vient après, c’est-à-dire d’appréhender la chaîne médico-légale comme un dispositif défini comme « un enchaînement préparé de séquences, destiné à qualifier ou transformer des états de chose par l’intermédiaire d’un agencement d’éléments matériels et langagiers » (Dodier & Barbot, 2016, p. 431). Dans ce dispositif, le TTR constitue la séquence inaugurale du moment judiciaire, véritable pré-procès qui réclame la plus grande attention pour explorer la question de la qualification. En effet, le temps de l’urgence dans lequel les magistrats du parquet opèrent est ambivalent du point de vue de leur maîtrise des procédures. Certes, les parquetiers « prédéterminent » dans une large mesure la décision des juges du siège qui, « pris dans le rythme des audiences, face à la faiblesse du dossier, soumis à la fatigue et aux pressions extérieures (la presse, les politiques, l’idéologie sécuritaire), disent l’“usure” et la difficulté à résister » (Bastard & Mouhanna, 2007, p. 155). Mais, dans le même temps, l’urgence combinée à la masse de travail qui s’impose aussi aux magistrats du parquet impliquent qu’ils s’en remettent parfois mécaniquement aux résultats médico-légaux. Quand ils commandent un examen complémentaire ou qu’ils s’appuient sur un rapport médico-légal, les parquetiers reprennent-ils automatiquement l’avis des experts ? Ces derniers sont-ils dès lors les véritables juges en matière d’orientation procédurale, dont les effets sur les décisions judiciaires rendues par la suite sont réelles et bien documentées (Saas et al., 2013) ? Peut-on identifier des facteurs de variations depuis ce qu’on propose d’appeler ici des configurations locales de la science et du droit pour saisir, à l’échelle de la juridiction, les effets conjoints de l’organisation du travail parquetier, des cultures médico-légales régionales et des attentes diverses formulés par les acteurs vis-à-vis du dispositif médico-légal ? Le TTR apparaît comme un terrain d’enquête privilégié pour répondre à cette question et, plus généralement, pour analyser, dans le prolongement des analyses existantes sur les modalités de poursuite ou d’abandon de poursuite (Davidovitch & Boudon, 1964, p. 111-244), les façons par lesquelles les parquetiers orientent les affaires dont ils sont saisis – audience à juge unique ou collégiale, convocation par officier de police judiciaire (COPJ), comparution immédiate (CI), comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) ou ouverture d’une information judiciaire). En définitive, cet article explore les liens entre la science des experts et le droit des juges dans le contexte d’accélération du temps judiciaire : le traitement en temps réel rend-il possible l’expression renouvelée d’une autonomie professionnelle ou bien engendre-t-il une reprise systématique des avis formulés par les médecins légistes ?

6Pour répondre à cette question, il a fallu approcher cet enchaînement de séquences médico-judiciaires, à la fois, depuis les services de médecine légale par l’observation des échanges entre légistes et acteurs judiciaires, et, à l’autre bout du fil, par une ethnographie des activités de jugement conduites au TTR. Ce faisant, on montre que les médecins légistes et les parquetiers évaluent la nécessité des expertises à l’aune d’attentes différenciées vis-à-vis du dispositif médico-légal, lesquelles sont fortement ancrées dans des configurations locales. L’utilisation des expertises apparaît finalement indissociable des assemblages entre les attributs des magistrats, les éléments d’enquêtes policières, les normes inscrites dans les codes juridiques et les protocoles locaux.

Approcher le dispositif médico-légal depuis les configurations locales de la science et du droit : une enquête sur la place des repères médico-légaux dans les opérations de qualification judiciaire

  • 6 J’ai défendu ailleurs (Juston, 2017a) l’intérêt méthodologique d’étudier l’expertise médico-légale (...)

7Les séquences de commandes et d’usages des expertises se nouent sur une même scène, le TTR, véritable centre névralgique du dispositif médico-légal qu’il a fallu approcher, du côté des médecins et du côté des juges. À cette approche diachronique le long du dispositif s’articule une logique comparative entre plusieurs juridictions pour mettre en relief le poids des configurations locales de la science et du droit sur les façons diverses dont les parquetiers consomment les expertises6.

Côté médecine légale, une enquête au long cours dans plusieurs juridictions

8Pour appréhender la confection des expertises, une centaine de consultations de médecine légale du vivant à fin de détermination d’incapacités totales de travail (ITT) ont été observées dans trois unités médico-judiciaires (UMJ). Les échanges entre légistes et parquetiers sur ces ITT sont rarissimes, de sorte que les légistes eux-mêmes ont des représentations très contrastées de l’usage qui est fait de leurs rapports. L’enjeu est pourtant de taille, car le nombre de jours d’ITT contribue très largement à la qualification de l’infraction par le magistrat du parquet : dans le cas de violences volontaires, une ITT supérieure à huit jours entraîne la qualification délictuelle des faits, tandis qu’une ITT strictement inférieure à huit jours entraîne une qualification contraventionnelle.

9Certains légistes ont intégré l’idée d’une qualification automatique des faits en fonction de l’ITT et sous-estiment alors le jeu des circonstances aggravantes, tandis que d’autres s’imaginent que leur rapport écrit est lu intégralement dès la phase d’orientation du parquet où la décision reposerait à la fois sur le chiffre de l’ITT, mais aussi sur les lettres du rapport. La confection de ces certificats et l’enjeu de la variabilité de ces ITT ont par ailleurs fait l’objet d’une analyse spécifique (Juston, 2018a). La suite de cet article se centre plutôt sur l’effet de ces certificats afin d’évaluer le caractère automatique ou non des décisions des parquetiers face aux ITT (voir infra).

  • 7 Code de procédure pénale, article 74, modifié par la loi no 2009-526 du 12 mai 2009, art. 127.

10Les échanges sont en revanche beaucoup plus nourris en matière d’autopsies, pour lesquelles on a montré ailleurs que la présence policière est une condition souvent nécessaire à la mise au jour de la cause de la mort (Juston, 2016). Les enquêteurs agissent dans le cadre des procédures d’enquête-décès avec certaines prérogatives du magistrat du parquet7. De plus, ces enquêtes-décès ont été autonomisées de l’ensemble plus vaste des examens techniques. Jean-Raphaël Demarchi (2012, p. 204) explique la place à part de ces procédures par le caractère systématique de l’intervention de « personnes capables d’apprécier la nature des circonstances du décès », là où l’article 60 du même Code laisse simplement ouverte cette possibilité de recours à un personnel technique pour les autres domaines de l’expertise judiciaire. Le caractère systématique des mesures à entreprendre en matière d’enquêtes sur les causes de la mort explique que ces dernières soient souvent confiées à un magistrat (ou à une greffière comme on le verra avec le cas de Noëlle), plutôt que distribuées parmi l’ensemble des parquetiers.

11Aussi, s’attache-t-on ici à étudier de manière systématique (i.e. pour chacune des trente autopsies observées dans deux instituts médico-légaux, IML) les séquences au cours desquelles le médecin légiste restitue les résultats de son autopsie au magistrat par téléphone ou à l’OPJ qui en fera la restitution au parquetier. Dans un de ces IML, le médecin lit à voix haute la conclusion de son rapport d’autopsie et les enquêteurs prennent le texte en notes. L’intérêt d’assister à cette séquence a été d’accéder à ce qui d’ordinaire est caché dans les bureaux des médecins légistes, lorsqu’ils rédigent leur rapport, mais également à leurs « hésitations » (Weller, 2011), puisque la formulation orale permet d’accéder aux façons dont ils sélectionnent les mots ou modifient leurs phrases, afin d’ajuster le contenu de l’expertise avec la façon dont il convient selon eux de l’exposer. Cette façon de traduire l’expertise confère également un caractère dynamique à la rédaction du rapport puisque celle-ci s’opère en même temps que les résultats sont expliqués aux enquêteurs. S’ajoute ainsi à la dictée proprement dite, l’ensemble des échanges qui, soit parce qu’ils sont explicitement « en off », soit parce qu’ils ne sont pas enregistrés sur papier, ne sont accessibles que par une observation directe des pratiques.

Côté cour, une enquête intensive

  • 8 Les villes accueillant les services médico-légaux et judiciaires ont été anonymisées à partir des m (...)

12Cette démarche mobile m’a conduit à observer ces échanges, de l’autre côté du dispositif médico-légal, dans cette salle d’opération qu’est le TTR où les parquetiers enclenchent des procédures et mobilisent des expertises. L’enquête de terrain y a été sensiblement différente, car si des magistrats de quatre parquets et de statuts différents ont été rencontrés en entretien (n = 12), un seul TTR, celui de Tégéville8, a donné lieu à une ethnographie des pratiques de jugement. Menée sur une période de deux semaines, celle-ci a permis de réaliser huit journées d’observation du travail parquetier pour saisir la nature des opérations qui y sont conduites en lien avec la configuration locale de la science et du droit.

13Le TTR de Tégéville est de taille moyenne, il a traité, en 2013, 47 185 affaires (pour 4 353 015 affaires au niveau national) et en a poursuivi près de 10 000 (soit étonnamment autant que le parquet de Nanterre, par exemple, qui a fait face cette année-là à 105 735 affaires)9. Les magistrats du parquet peuvent cumuler des spécialisations. Ils se situent ainsi, là encore, à un niveau intermédiaire entre les petits parquets, où officient des magistrats polyvalents, et les très grands parquets où, du fait du volume des affaires, chacun est hyperspécialisé10. Cette taille intermédiaire présente l’intérêt de donner à voir des usages très divers des expertises selon les magistrats ainsi que les tentatives d’alignement des pratiques menées au niveau du parquet. Autrement dit, se dessine, ici comme ailleurs, une configuration locale de la science et du droit puisqu’elle s’établit, se consolide et se reproduit au carrefour de l’organisation du travail parquetier, de la façon d’exercer la médecine légale dans la région et de la socialisation des uns aux pratiques des autres.

  • 11 Pour une analyse de la « barémisation » des décisions, voir (Bastard & Mouhanna, 2007, p. 122-125) (...)

14Dans leur ouvrage consacré à ce dispositif, B. Bastard et C. Mouhanna (2007) discutent des contours de cet « objet flou » difficile à cerner qu’est le TTR. S’agit-il d’abord et avant tout d’une ligne téléphonique ? d’un bureau ? d’une « philosophie de l’action » (idem, p. 18) ? Pour décrire les opérations matérielles par lesquelles les procureurs se saisissent des expertises médico-légales, on peut approfondir la description du dispositif dans ses aspects matériels. Se retrouve à Tégéville l’ensemble des outils décrits par B. Bastard et C. Mouhanna. Des grilles affichant les réponses à tel ou tel type d’actes sont présentes et figurent au centre du bureau de chaque procureur11. Elles sont systématiquement consultées au moment de rendre les décisions par téléphone. Entre deux bureaux se trouve le bac des dossiers en cours que les deux permanenciers se partagent et des étagères regroupant des classeurs de cas relativement récents, comme celui des enquêtes-décès des derniers mois que j’ai pu dépouiller. Une ouverture dans le mur rend visible et audible la permanence « mineure » où un magistrat est affecté à titre principal. La salle est organisée autour du bureau d’une greffière et d’un grand tableau « Velleda » sur lequel apparaissent les comparutions immédiates du jour ainsi qu’un autre, plus petit, où les permanences des légistes sont inscrites à côté de celles des parquetiers. Y figurent également quelques protocoles locaux ainsi qu’une carte de la région, souvent mobilisée par les magistrats. On retrouve dans cette description des lieux quelques éléments de la configuration locale de la science et du droit qu’on croisera plus loin : l’organisation des permanences des médecins et des magistrats inscrites sur le tableau ; les classeurs et le mur ouvert matérialisant les spécialisations des magistrats ; les affiches détaillant quelques-uns des protocoles locaux réglant les relations avec l’hôpital.

15Interroger des procureurs sur les protocoles en vigueur, leur parcours antérieur et leurs pratiques concrètes a permis de comprendre sur quoi reposent les décisions de commander des actes médico-légaux et de rendre compte des façons par lesquelles leurs résultats sont intégrés aux choix de qualification des poursuites. Or, là où le service de médecine légale travaille exclusivement à produire des expertises, les parquetiers effectuent leurs multiples tâches en pointillés (Milburn et al., 2010, p. 44). Tous les entretiens avec des parquetiers ont été entrecoupés de coups de téléphone ou de visites intempestives dans le bureau. Comment, dans ce contexte, mettre en œuvre une enquête sociologique, surtout quand celle-ci ne vise pas à rendre compte de la diversité des tâches conduites au TTR, mais au contraire, à en saisir une parmi d’autres ? À cette contrainte relevant de la nature de cet objet s’ajoute une contrainte liée au dispositif du TTR lui-même. Alors que plusieurs substituts s’affairent en parallèle dans cette salle de vingt mètres carrés, comment observer, entendre et retranscrire les échanges ? Les premiers moments de l’enquête de terrain ont soulevé une certaine inquiétude sur la faisabilité du projet, tandis qu’une ressource inespérée a métamorphosé l’enquête de terrain après que la venue de stagiaire a impliqué la mise en marche systématique du haut-parleur12.

16La succession des journées d’enquêtes et, avec elles, des appels reçus et passés ont fait apparaître progressivement les modes de présence de la science médico-légale au parquet. J’ai ainsi pu décrire les opérations liées à la commande et à l’usage des expertises en suivant des dossiers d’enquêtes-décès dans les multiples échanges entre médecins, magistrats et enquêteurs. Au cours des huit journées d’enquête, huit affaires relatives à ce type de procédure ont été traitées au TTR, dont l’une avait démarré deux jours avant mon arrivée13. Pour la plupart d’entre elles, un examen médico-légal a été demandé14. De plus, ces dossiers ont donné lieu à des appels successifs sur plusieurs journées permettant de retracer le cheminement de ces procédures après les interventions successives des enquêteurs, des magistrats et des légistes. Deuxièmement, puisque les données médico-légales se nichent au-delà des seules enquêtes-décès dans tous les dossiers concernant des faits de violence, il a également fallu les repérer dans le flux des appels passés au TTR pour déterminer dans quelle mesure le travail expert contribue à la qualification judiciaire. Ces deux perspectives s’articulent autour d’une même méthode – l’appréhension directe de l’activité de jugement – et d’une même question – celle des conditions sociales d’usage de la science par le droit au sein de configurations locales et de la place laissée à l’expression autonome du jugement parquetier.

Recourir ou non à une expertise médico-légale : les magistrats du parquet face à une mort violente

  • 15 En reprenant la notion de dispositif telle qu’elle a été actualisée par Nicolas Dodier et Janine Ba (...)
  • 16 Cette rencontre des attentes des uns et des autres se fait bien sur la scène locale d’une juridicti (...)

17Le Code de procédure pénale (CPP) prévoit de façon apparemment claire et mécanique les actes d’expertise à ordonner selon les situations. Pourtant, l’enquête a montré que les magistrats comme les médecins légistes évaluent la nécessité des actes techniques en fonction d’attentes diverses qu’ils font peser sur le dispositif médico-légal15. Or, il est fréquent que ces attentes diffèrent entre médecins, désirant pousser les investigations suffisamment loin pour éclairer les mécanismes de décès, et magistrats du parquet, davantage sensibilisés à la problématique de la rareté des deniers publics. Pourtant, la répétition des situations complexes au sein d’une configuration locale de la science et du droit entraîne une probable convergence, soit parce que les légistes intègrent ces attentes et se socialisent à ce que L. Dumoulin (2007 p. 148-161) a qualifié de modèle du « bon expert », soit parce que les magistrats apprennent à reconnaître à l’expertise médicale les qualités que les médecins leurs vantent16.

Qu’est-ce qu’une mort suspecte ? La commande des autopsies à l’épreuve des dichotomies de la science et du droit

18Le modèle du « bon expert » désigne la tendance d’un expert judiciaire à adhérer, dans le cadre du modèle décisionniste, au principe d’un partage des tâches entre lui, simple auxiliaire technique du juge, et les instances judiciaires qui évalueront la preuve technique à l’aune des autres éléments du dossier.

  • 17 Pour une présentation de son profil et de sa trajectoire – notamment autour du lien entre l’exercic (...)

19Il arrive alors que les médecins légistes s’acculturent complètement à ce modèle au point d’anticiper les attentes du juge. C’est notamment le cas lorsque les médecins légistes et les magistrats échangent au démarrage d’une enquête judiciaire afin d’envisager la forme et le contenu d’éventuelles réquisitions. La scène suivante a été observée à Aville-sur-mer où exerce Yvan, ex-urgentiste devenu légiste17. Notre entretien est interrompu par une sonnerie de téléphone. À l’autre bout du fil, la magistrate de permanence adresse une série de questions au légiste à propos d’une affaire survenue la veille pour laquelle une autopsie a été programmée. Entre-temps, des investigations policières ont été lancées et des premières constatations médico-légales ont été établies. Yvan propose à la magistrate un compte rendu de ces différentes investigations médicales et policières. Il présente notamment le résultat d’un scanner visant à mettre à l’épreuve la thèse d’une mort à la suite d’une chute d’un arbre que l’individu était en train d’élaguer. Problème : « Au scanner, on constate qu’au rachis cervical – à savoir le plus probable pour expliquer un décès par une chute – il n’en est rien. Y’a rien au scanner comme lésion traumatique qui peut expliquer le décès. » Il ajoute avoir été informé par l’OPJ d’un « trouble du sommeil, chikungunya, et fatigue avec notion de douleur et d’irradiation bras gauche », ce qui l’a poussé à ré-analyser des images obtenues par scanner. L’expert a alors identifié de nouvelles lésions suggérant la survenue d’un problème cardiaque :

Quand elles sont imposantes comme ça, on les voit. En fait c’est clairement un monsieur qui avait des problèmes cardiovasculaires qu’il ne connaissait pas, qui fait des efforts en apnée, donc de force on va dire. On est parti sur un truc accidentel. En gros, je veux bien qu’il y ait eu une chute, mais c’est pas ce qui l’a tué. C’est plutôt un truc médical. [Yvan échange ensuite avec la magistrate, qui ne demandera finalement pas d’autopsie. Et de conclure :] Comment ça se passe l’arrivée ? Vous êtes arrivée quand ? D’où ? C’est formateur ici ! [rires]. Bon courage, je ne prévois pas de réserver de salle [d’autopsie] on est d’accord ?

20Ici, les rôles sont inversés : c’est le médecin qui informe la magistrate nouvellement de permanence de l’avancée de l’enquête. Il se pose également comme meilleur connaisseur de la région – une des plus criminogènes de France – que la jeune magistrate tout juste arrivée, ce qu’il lui notifie au moment de conclure la conversation (« c’est formateur ici »), juste avant de lui faire confirmer qu’il n’y aura pas d’autopsie, quand bien même le décès de cet homme tombé d’un arbre, mais au rachis intact, est à ce stade inexpliqué. Parce que le cas relève d’« un truc médical » plutôt que d’une cause criminelle, elle ne nécessite pas, selon Yvan, d’autopsie médico-légale. Autrement dit, il semble qu’il ne soit, en tant qu’expert, pas intéressé à déterminer la nature de ce problème médical, mais à mettre au jour ou à écarter un caractère suspect du décès.

21Lors du débriefing consécutif à ce coup de téléphone, Yvan indique « y être allé un peu fort sur les conseils prodigués à la juge ». En mettant de côté sa casquette de médecin scientifique et en investissant le rôle d’expert conscient des attentes de nature judiciaire, il se fond dans ce qu’il considère être le moule du « bon expert » investissant les dichotomies du droit (suspect/non suspect) au détriment de celles de la science (déterminée/indéterminée). Là où d’autres médecins proposent systématiquement une série d’examens médico-légaux, Yvan explique ne pas vouloir passer auprès du magistrat pour « le mec chiant qui veut toujours tout faire ». Les actes qu’il pose ne sont alors pas considérés comme relevant exclusivement d’une activité hautement technique, ce qu’il signale plus tard au cours de l’entretien au moment de commenter un dossier qu’il saisit et agite en l’air : « ça fait pas avancer la science ».

22Cet exemple offre un cas limite, du fait des positions respectives des protagonistes – entre l’expert installé dans la région et la magistrate tout juste arrivée –, pour comprendre comment la science des légistes peut non seulement épauler mais aussi supplanter le travail des juges. Il témoigne plus précisément de l’intérêt commun qu’ils peuvent trouver à ce que le médecin légiste déborde du cadre purement technique vers la qualification des faits pour accompagner le parquetier dans la mise en œuvre du droit. Or, ces dichotomies de la science et du droit diversement investies par les légistes se sédimentent dans des configurations locales dont la logique propre apparaît clairement dans les discussions, bien plus fréquentes, au sujet des examens complémentaires à l’autopsie.

Procureurs et professeurs : les cultures médico-légales locales

23La commande des actes médico-légaux n’est donc en rien mécanique. Elle dépend d’abord, pour chaque affaire, de l’avancée de l’enquête de police. Ensuite et surtout, la façon dont les activités médico-légales sont organisées dans la juridiction et, plus largement, l’enracinement historique de la médecine légale dans la région, peuvent conduire à encourager ou à limiter certaines pratiques d’expertise. Ainsi, les « écoles » en médecine légale infléchissent certaines pratiques de réquisition et peuvent par là même rogner l’autonomie professionnelle des juges.

  • 18 La notion d’école renvoie à l’idée d’une tradition locale non nécessairement formalisée en tant que (...)
  • 19 Sur le lien entre la taille des juridictions et les modalités d’organisation des parquets, voir (Ba (...)
  • 20 « J’ai reçu une énorme pile de cadavres [de dossiers d’enquêtes-décès]. Si vous voulez passer les r (...)

24Un cas d’« école » de la médecine légale a pu être saisi à Tégéville à la fois à l’hôpital, par une campagne d’entretiens avec les légistes, et au tribunal, par l’ethnographie du service du TTR18. L’IML se situe en effet dans une structure intégrant de nombreux laboratoires. Les rapports d’autopsies rédigés dans cet IML matérialisent cette polyvalence en faisant figurer en marge des documents la liste des effectifs et les différentes spécialités associées (dont la toxicologie, la biologie, l’anatomopathologie et l’anthropologie). L’enquête au sein du parquet de Tégéville a montré que les commandes des expertises sont liées à cette culture pluridisciplinaire de la médecine légale, soit parce que les magistrats acceptent systématiquement de délivrer ces réquisitions, soit parce qu’ils résistent à ces demandes au nom de la défense de leur mandat. Au TGI de Tégéville, Marc est particulièrement sollicité pour ces demandes, puisqu’il officie à la permanence du parquet de façon quasi quotidienne. De plus, il est en charge des enquêtes-décès en raison de ce qu’il appelle le « hasard des attributions ». Engagé dans cette carrière depuis une vingtaine d’années, il a connu des parquets de différentes tailles et aux modalités d’organisation singulières19. À Tégéville, il peut ainsi traiter une affaire au niveau de la permanence, « avant de la perdre », à l’exception des enquêtes sur les causes de la mort qu’il suit tout au long du processus et qui s’entassent sur une table dédiée dans son bureau20.

25Entre l’enquête et l’expertise, le substitut est l’intermédiaire. Il reçoit les comptes rendus des policiers et des médecins avant de diriger leurs futures opérations. Il suit les demandes d’expertises complémentaires lorsque la difficulté d’un dossier s’explique par un manque dans les données d’enquêtes (relatives à la chronologie des faits, par exemple) ou dans les informations médicales (sur la cause de la mort). Quand ces paramètres ne sont pas réunis, Marc, peut-être plus que d’autres magistrats en raison de son penchant affiché pour une maîtrise des dépenses publiques, ne suit pas systématiquement les médecins légistes dans leurs demandes d’expertises complémentaires. En témoigne l’exemple des diatomées – une technique médico-légale développée au sein du service de médecine légale de la région – et qui est à ce titre révélateur de l’empreinte de la culture scientifique de l’IML sur les pratiques des parquetiers. Cette technique vise notamment à mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une noyade vitale. Marc reprochent souvent aux médecins de ne vouloir conduire ces examens que par « curiosité » : « Ces expertises diatomées, ça sert à rien » rétorque-t-il sèchement à un légiste. Une autre fois, il oppose au légiste le fait qu’il n’y a rien de suspect dans le décès justifiant d’engager de nouvelles expertises.

Marc : Je vois qu’il y a des diatomées qui ont été demandées. À quel propos ?
Le légiste : Pour confirmer qu’il y a bien eu noyade.
Marc : Ça fait deux ans qu’elle est dans l’eau, elle a pu infuser.
Le légiste : Oh… le corps était plutôt dans un bon état pour que les diatomées partent dans les organes profonds.
Marc : Alors qu’est-ce que vous cherchez ?
Le légiste : Qu’elle ait inhalé de l’eau pendant qu’il y avait une circulation dans le sang et donc qu’elle était bien vivante. Autrement dit, qu’elle est morte par noyade et non pas balancée après.
Marc : Cela dit, on peut la balancer vivante.
Le légiste : Oui…
Marc : Ça ne me paraît pas nécessaire. Il n’a aucun signe de violence. On va se passer de la diatomée.

  • 21 Son bureau est indiqué comme tel, avec une précision relative aux enquêtes-décès. Sa spécialisation (...)

26On peut comparer cette configuration locale de la science et du droit à une autre « école » en médecine légale qui fait du diplôme de spécialité en anatomopathologie le titre le plus valorisé pour accéder à la profession de médecin légiste. Les magistrats de la cour d’appel de Transilly en ont conscience, en témoigne cette vice-procureure qui évoque les « fameuses expertises anapath » qui sont, dans la région, plus souvent conseillées par le médecin qu’elles ne sont in fine commandées par les substituts, pour des raisons principalement budgétaires. Les légistes désireux de conduire ces examens peuvent alors miser sur une ressource propre à l’un des TGI du ressort de la cour d’appel située à Héreullères où le suivi des enquêtes-décès a été confié à une greffière, Noëlle, rencontrée en entretien et suivie lors d’une journée de travail21. Officiant au début de sa carrière au tribunal de police de Paris avant d’arriver dans ce TGI en 1990, elle est en charge depuis 1995 des questions médico-légales. Une partie de son activité consiste à suivre les dossiers d’enquêtes-décès depuis la découverte de cadavre jusqu’à la clôture de l’affaire. Son bureau est alors envahi d’épais dossiers qu’elle doit garder à portée de main au cas où une nouvelle pièce serait à verser à l’un d’eux. C’est elle qui ouvre toutes ces procédures : « Tous les décès sont pour moi. Accident du travail, accident de la route, les mineurs, les décès en maison d’arrêt et autres. » Administrer judiciairement les décès d’une juridiction lui vaut d’assister à des réunions relatives à l’organisation des activités médico-légales du TGI dont elle tire un certain intérêt : « À ces réunions on me convie, car je crois que je suis la seule à savoir de quoi ça parle [rire]. »

27Elle sert alors d’interlocutrice entre le TGI d’Héreuillères et l’IML de Transilly, dont Victor, le directeur, note que « sur la demande des expertises complémentaires, elle joue un rôle décisionnaire ». Noëlle est la première à recevoir les rapports d’autopsie et les éventuelles demandes d’examens complémentaires, qu’elle transmet au magistrat de permanence après avoir préparé ses futures opérations, en accolant par exemple un post-it « Anapath ? » ou « Toxico ? », et en expliquant qu’elle peut, par une inscription ou par un échange avec le substitut, influer sur la case qu’il décidera de cocher. Elle est critique vis-à-vis de ce travail de lecture des rapports qui, en même temps qu’il est de nature à valoriser son activité, devrait revenir au magistrat : « Je n’aurais même pas à mettre ça, ce petit post-it. C’est eux qui devraient lire le rapport. Moi je voyais, il y en a plein qui étaient au téléphone et ils signent comme ça ! » Mais son travail dépasse le résumé d’un long rapport en un court post-it. Sa capacité décisionnaire en matière d’examens complémentaires réside également dans les échanges qu’elle a régulièrement avec les services d’enquêtes et avec le secrétariat de l’IML. Ainsi, pendant l’entretien, un enquêteur l’appelle. Lorsqu’il demande s’il va y avoir de la toxicologie, elle répond après avoir feuilleté le rapport d’autopsie : « Je pense que oui. Car généralement ils me suivent. Je mets un post-it oui/non et généralement on me suit. »

  • 22 Sans doute peut-on rattacher cette hybridation du travail administratif et du travail judiciaire au (...)

28Par son activité autour des enquêtes-décès, Noëlle remet en cause le découpage entre un travail judiciaire et un travail administratif. En préparant les dossiers, elle contribue à orienter le travail des magistrats du parquet et articule ainsi de façon originale le monde médical et le monde judiciaire. Benoit Bastard et Christian Mouhanna (2007, p. 75) notent qu’une « fusion greffe parquet » semble apparaître partout où un greffier plus ancien occupe son poste depuis longtemps22.

  • 23 Pour une analyse des différentes « consciences du droit » (Ewick & Silbey, 1999) des médecins légis (...)

29Ces deux cas d’« écoles » en médecine légale et de leurs effets sur les pratiques des juges ont donné à voir les façons concrètes dont se commandent les actes médico-légaux au croisement de débats scientifiques, d’intérêts judiciaires et d’enjeux financiers, mettant ainsi au jour un affaiblissement possible de l’autonomie du pouvoir judiciaire dont la maîtrise des procédures n’apparaît pas si totale que le droit le stipule. On a plus généralement décrit un système d’attentes entre les différents acteurs, tantôt harmonieux, tantôt conflictuel, et montré qu’il est très dépendant de la configuration locale de la science et du droit au sein de laquelle s’expriment de la part des juges des rapports variés à la science médico-légale et, symétriquement, des rapports contrastés au modèle du bon expert de la part des médecins23. Cette tension entre délégation à l’expert et défense d’un mandat judiciaire examinée du point de vue de la conduite des examens médico-légaux se retrouve également en matière d’utilisation des rapports : les parquetiers sont-ils tenus par ces expertises dans l’orientation des procédures judiciaires, ou bien ont-ils d’autres ressources dans lesquelles puiser face à un recours automatique à la science médico-légale ?

Utiliser une expertise pour qualifier une infraction : les magistrats du parquet face à un rapport médico-légal

30Les magistrats du parquet orientent l’action publique entre mainmise sur l’opportunité des poursuites et mains liées par les politiques pénales. Au-delà de cette tension bien documentée par les travaux sur les procureurs, les rapports médico-légaux constituent des « préqualificateurs » (Ivainer, 1988, p. 165-166) peu étudiés contribuant à une automatisation du jugement des parquetiers renforcée dans le contexte du TTR. En matière d’autopsies ou d’ITT, se pose, au fond, le même problème relatif à l’articulation de la science et du droit au sein de configurations locales. Trois variables au moins influent sur l’usage judiciaire des rapports d’expertise en lien avec les logiques configurationnelles mises au jour précédemment (organisation du travail parquetier, culture scientifique régionale et attentes formulées à l’endroit du dispositif médico-légal par ses différents protagonistes). Elles renvoient à l’inertie de la carrière des magistrats, aux effets de contexte propres à l’avancement de chaque affaire et au poids des textes normatifs.

Le poids des carrières : la socialisation médico-légale des parquetiers

31Les magistrats utilisent différemment les données médico-légales selon la familiarité qu’ils entretiennent avec le raisonnement médico-légal. Celle-ci dépend de l’entourage familial, et plus largement social, et de la carrière dans la magistrature, voire du parcours professionnel antérieur à l’exercice du métier de magistrat, bref de la socialisation au dispositif médico-légal. La prise en compte de cette dimension a motivé le choix d’enquêter dans des juridictions multiples et a permis de formuler la thèse selon laquelle plus les parquetiers connaissent les enjeux de la médecine légale, plus ils peuvent s’autonomiser du discours scientifique. À l’inverse, si ces savoirs demeurent pour eux des boîtes noires, ils ont tendance à les reprendre avec un certain automatisme. En ce sens, les configurations locales de la science et du droit sont indissociablement des configurations sociales de la science et du droit, innervées par le sens que leur donnent les acteurs, lequel dépend fortement de la familiarité ou de l’étrangeté suscitée par la prise de connaissance d’un rapport d’expertise.

32Cette différence de prise sur les données médico-légales – que l’on pourrait qualifier de rapport à la science des juges, contrepoint utile aux travaux analysant les rapports au droit des experts (Protais, 2016 ; Juston, 2018b) –, peut également s’envisager de manière dynamique. Ainsi, plutôt que de dresser une typologie statique visant à pointer des différences entre magistrats dans leur manière d’orienter leur jugement par la boussole de l’expertise scientifique, l’enjeu ici est d’envisager si l’accélération du temps judiciaire laisse une autonomie plus grande aux plus « experts » parmi les juges et, réciproquement, si elle automatise davantage les décisions des magistrats moins familiers de la science médico-légale.

33J’ai croisé dans mon échantillon une vice-procureur mère de légiste, une procureure de la République amie de longue date avec la cheffe du service de médecine légale de sa juridiction, ainsi que Stéphane, qui fournit un cas original de « bilinguisme » en médecine et en droit. En effet, ce substitut de Tégéville a, avant de devenir magistrat, acquis une connaissance de l’intérieur des morgues. Au moment de lui présenter rapidement ma recherche, j’ai eu la surprise de découvrir qu’il a « fait des dizaines d’autopsies à l’IML ». C’est comme auditeur libre qu’il rejoint la faculté de médecine à la suite d’un DEA de sciences criminelles qui le conduira à investir tout particulièrement l’IML de l’hôpital. Après avoir suivi un module de formation en médecine légale, il exerce pendant cinq ans à l’institut avec un statut sans équivalent dépendant statutairement à la fois de la faculté de médecine et de celle de droit.

34En salle d’autopsie comme dans le cabinet médical, son rôle passe progressivement d’une simple prise de notes à la réalisation des prélèvements et à la manipulation des corps, au point de « participer à l’éviscération », à la manière des garçons d’amphithéâtre qui prennent souvent en charge ce « sale boulot » du travail d’autopsie. Aussi étonnante qu’elle puisse paraître, cette association d’un non-médecin aux activités médico-légales suit en fait la logique configurationnelle déjà citée de Tégéville où la culture médico-légale est particulièrement ouverte aux sciences criminelles, depuis les expertises toxicologiques et génétiques qui s’y sont développées très tôt, jusqu’au droit et à la criminologie. Stéphane peut alors miser sur son savoir médico-légal pour investir des espaces où jouer de ses multiples casquettes, à commencer par les affaires de responsabilités médicales et les affaires criminelles pour lesquelles il conseille des cabinets d’avocats. Admis sur titre à l’École nationale de la magistrature (ENM) en 2010, il rejoint trois ans plus tard le TGI de Tégéville comme substitut du procureur. Son quasi « bilinguisme » en médecine et en droit est alors une ressource qu’il mobilise dans sa pratique de parquetier. La maîtrise du vocabulaire médical notamment est précieuse : « Quand il y a des termes techniques dans un certificat, je n’ai pas besoin de décodeur. Aux assises, c’est vrai que je vais avoir des réflexes un peu plus poussés. » Sa maîtrise des enjeux scientifiques dessine, au-delà de cet enjeu de connaissance, un certain type d’attentes vis-à-vis du dispositif médico-légal et, par suite, un regard critique sur certaines pratiques médico-légales. En matière de découverte de cadavre, il reproche à certains médecins de ne pas maîtriser le « le b.a.-ba médico-légal » : « On ne délivre pas de certificat de décès sans avoir fait un déshabillage total du cadavre. Eh bien, je peux vous assurer que dans ma pratique de magistrat, c’est, je pense, neuf fois sur dix où l’on a un certificat sans avoir le moindre déshabillage du cadavre. »

35Le cas particulier de Stéphane offre une situation où apparaît clairement ce qui est habituellement plus mêlé, lorsque la maîtrise de la langue médicale est imparfaite ou fragmentée. Il révèle comment les magistrats peuvent intégrer – éventuellement de manière critique – des données médico-légales dans la conduite de l’action publique. La familiarité d’un juge avec les enjeux de la médecine légale s’accompagne donc d’une capacité de résistance à un usage automatique des expertises. L’ethnographie des séquences d’échanges, en salle d’autopsie comme au TTR, a permis d’aller plus loin dans cette sociologie de la qualification et de ses appuis (Chappe, 2010) en approchant les mécanismes par lesquels les données médico-légales sont mobilisées et évaluées à l’aune des données d’enquêtes.

Le poids de l’enquête : l’utilisation des expertises orientée par la narration policière

36Pour saisir l’articulation entre les données médicales et les données d’enquête, il faut interroger la place de la médiation policière qui, parce qu’elle fournit des comptes rendus du travail policier au médecin et qu’elle restitue les résultats de l’autopsie au parquetier, participe à la co-production d’une vérité indissociablement médicale et judiciaire (Jasanoff & Leclerc, 2013). En matière d’autopsie, on a pu constater des assemblages très différents selon que les données d’enquête l’emportent sur les données médico-légales ou, à l’inverse, que les résultats d’autopsie écrasent les résultats issus de l’enquête. Autrement dit, les résultats médico-légaux sont évalués à l’aune des données d’enquêtes de telle sorte que l’expertise oriente finalement de manière diverse le jugement des parquetiers.

37Cet assemblage pourtant nécessaire entre des données médicales et des données d’enquête (Juston, 2016) est mis à mal dans certaines juridictions, pour des raisons principalement budgétaires que cet article reconnaît comme participant d’une configuration locale de la science et du droit. En effet, la pression budgétaire qui génère une accélération du temps judiciaire au sein des parquets a des conséquences jusque dans la salle d’autopsie. La cadence des expertises augmente et, dans deux des juridictions étudiées, ces expertises se pratiquent de plus en plus en l’absence de professionnels de l’enquête. J’ai suivi à Transilly la mise en place d’une circulaire qui autorise les policiers à ne pas se rendre en autopsie lorsque la cause de la mort n’est a priori pas criminelle. Ce cas correspond aux autopsies dites d’« astreinte » ailleurs et qui, par contraste avec les autopsies de « garde », concernent des corps dont la mort est inexpliquée sans être a priori suspecte. Or, l’autopsie d’astreinte pouvant faire apparaître un repère ouvrant la possibilité de l’intervention d’un tiers, celle-ci peut s’arrêter net le temps de basculer l’autopsie sur le programme de garde, afin de permettre la venue des policiers. Ce cas s’est produit deux fois lors de la dizaine d’autopsies suivies dans ce second IML. Ainsi, le travail des experts est d’abord orienté par la question spécifique posée par le magistrat, dont les enquêteurs présents en salle d’autopsie peuvent se faire les porte-paroles, et à mesure que les possibilités d’échange en amont du temps proprement judiciaire se limitent, la fabrique des preuves se complexifie.

38Les données d’enquête sont également utiles au parquetier qui peut s’appuyer sur ces dernières pour nuancer des propositions médico-légales. À 11 h 23, Marc est informé par un gendarme qu’un corps a été trouvé « noyé dans l’eau ». Après s’être amusé du pléonasme, le substitut se fait raconter le cas :

[Extrait du journal de terrain :] L’enquêteur explique qu’à 9 h 05, le cadavre a été sorti de l’eau par des ouvriers puis qu’on a tenté de le réanimer non loin, à la caserne des pompiers. À 9 h 45, il est amené aux urgences où son décès est déclaré. Le corps est « frais » en témoigne une plaie saignante au crâne, que l’enquêteur tente d’expliquer au titre de l’hypothèse d’un choc contre une pierre au fond de l’eau consécutive d’un « jet dans l’eau ». Comme à son habitude, Marc interrompt son interlocuteur au premier repère demandant un approfondissement dans l’optique du travail judiciaire pour notifier que, dans cette partie de la ville, il y a « des milliers de touristes ». Le gendarme lui rétorque qu’à cet endroit précis, près d’une boîte de nuit, il y en a moins et qu’il n’y a qu’un mètre de fond, ce qui lui fait penser que sa tête aurait pu heurter le fond. Marc demande ensuite successivement les informations d’usages relatives à l’identité et à l’adresse de l’individu. Il revient ensuite à la plaie pour demander si elle est « saignante », ce que son interlocuteur confirme. Premier silence de Marc, qui semble réfléchir. Le gendarme récapitule ainsi la situation du point de vue de son enquête : il a son téléphone, son portable et son argent ; si on avait voulu le voler, il n’y aurait a priori plus d’argent dans son portefeuille. Il précise que le téléphone est « HS » après ce séjour dans l’eau. L’appel se conclut de manière à laisser ouvertes les suites des investigations médico-légales : « On va peut-être passer par l’autopsie, avec cette histoire de plaie au cuir chevelu ».

39D’autres éléments – la plaie saignante, la carte de la ville, le porte-monnaie de la victime et son identité – seront mobilisés par la suite après que les opérations policières et médicales auront été conduites. Trois jours plus tard, l’OPJ précise par téléphone que les investigations médico-légales n’ont pas permis de déterminer l’origine de la plaie au crâne. Marc donne sa conviction, laquelle s’appuie surtout sur la carte de la ville affichée dans le bureau. Étant donné le lieu de découverte du cadavre, il est selon lui probable que l’origine de la blessure au cuir chevelu soit liée à la chute dans l’eau. Il ajoute que l’endroit est très peu fréquenté, « surtout à 9 h du matin ». La mobilisation de la carte emportera finalement la conviction du suicide, dans le contexte où l’enquête de police a par ailleurs mis au jour des problèmes psychiatriques ayant pu être la cause d’un acte suicidaire. Face à cette démonstration, l’OPJ note : « Le plus plausible, c’est qu’il s’est jeté à l’eau. » Le caractère indéterminé de la plaie au cuir chevelu n’étant augmenté d’aucune dimension suspecte du décès, les opérations médico-légales s’arrêtent en même temps que l’action publique. Le dossier renseigné par les procureurs résume l’affaire en reprenant les éléments justificatifs de la décision, à l’exception du plan de la ville mobilisée de façon pourtant décisive dans le bureau du parquet :

Dans [le canal] devant chez les pompiers cadavre non rigide malgré eau froide –> mais tel + portefeuille sur lui. Plaie au cuir chevelu saignant. Perso isolée. à domicile RAS. Selon la famille pb psychologique [illisible] Aucun élément suspect. Plaie au cuir chevelu peut venir de la chute ou autre chose. Permis OK.

40En définitive, la formalisation du compte rendu gomme la nature ordinaire du jugement qui a été établi. Ici, ce jugement s’est appuyé sur une hypothèse plausible, renforcée par la carte qui devient un support permettant de matérialiser et de communiquer le « Ce Que Tout Membre Compétent de la Société Sait que Tout Le Monde Connaît » que Harold Garfinkel (2007) a repéré chez les jurés lors de leur prise de décision et que David Sudnow (1965), dans un article fondateur de l’ethnométhodologie, a documenté en matière de qualification des faits par la « Défense publique » d’un arrondissement d’une ville américaine moyenne. Ce dernier, en effet, a montré comment ces professionnels utilisent dans leur pratique ordinaire des catégories qui ne sont pas a priori des catégories professionnelles, mais bien des ethno-méthodes, c’est-à-dire des catégories qui procèdent clairement d’un mode de raisonnement de tout un chacun. Or, cette façon de raisonner est liée à des habitudes de travail et, derrière, à des configurations locales de la science et du droit. Elle renvoie à des catégories ordinaires forgées au contact de particularités locales, aussi bien géographiques – comme ce cours d’eau fréquemment mobilisée – que culturels – en lien avec la conception régionale de la médecine légale à Tégéville. Elles sont plus largement sociales, puisqu’elles dépendent du rapport à la science que les magistrats ont forgé au cours de leur trajectoire.

41Les procureurs sont au centre du dispositif qui associe justice, police et médecine. Ce dispositif s’incarne toujours dans des manières locales de régler les relations entre les acteurs d’une juridiction. Ces configurations font parfois l’objet de débat, comme lorsque la présence policière en salle d’autopsie se négocie différemment d’une juridiction à l’autre selon, au fond, la conception de la science médico-légale dominante : attend-on de l’expertise scientifique qu’elle parle seule sans être polluée par des éléments d’enquête ou bien reconnaît-on la nécessité d’ingrédients judiciaires pour rendre plus efficaces et plus fluides les relations au sein du dispositif médico-légal ? Au-delà de ce problème organisationnel relatif aux protocoles à mettre en place, la géométrie entre expertise et décision se rejoue à chaque cas qui, en fournissant des données hétérogènes au magistrat, lui permet, le cas échéant, d’arbitrer en faveur des données d’enquêtes plutôt que de reprendre automatiquement les avis médicaux. En définitive, il se trouve toujours derrière les procédures des façons de traiter des affaires selon une relative autonomie des magistrats qui évaluent les résultats autopsiques au prisme des données d’enquête, misant pour ce faire sur des ressources différenciées acquises au cours de leur carrière. Ce panorama n’épuise pas l’étude de la place et du rôle de la médecine légale dans le travail d’orientation mené au parquet. Il manque en effet une analyse des situations dans lesquelles les données expertales font irruption au TTR ailleurs que pour les enquêtes-décès.

Le poids des textes : une contrainte juridique contre l’autonomie judiciaire ou une ressource du droit contre la contrainte médicale ?

42En matière de médecine légale du vivant, les données médico-légales surgissent « sans prévenir ». Le problème de la façon dont elles s’articulent au travail parquetier se pose sur le plan de la préqualification des procédures et sur ces effets en termes de motifs de poursuite et de peines encourues. Dans quelle mesure les données médico-légales emportent-elles la conviction du procureur en matière d’orientation de l’action publique ? Quelles ressources le Code de procédure pénale et les protocoles locaux offrent-ils au magistrat pour conserver une autonomie proprement juridique face aux préqualifications médico-légales ?

43Les magistrats s’appuient tous sur une exigence de traitement rapide des affaires pour justifier le recours systématique aux certificats médico-légaux qui fonctionnent comme des « préqualificateurs ». L’incapacité totale de travail (ITT) renvoie ainsi à ce type de rapport d’expertise que L. Dumoulin (2000, p. 212) qualifie de « ressource exclusive » où le « manque de temps et [la] nécessité de faire vite peuvent être invoqués pour expliquer cette utilisation “totale” et systématique de l’expertise ». Le magistrat voit son autonomie amoindrie en endossant un rôle restreint et une « position non plus de décideur mais de superviseur, c’est-à-dire d’instance de validation de décisions pré-établies au stade de l’expertise » (idem, p. 222). À ces contraintes temporelles qui pèsent sur l’activité s’ajoute une justification sur le fond, qui fait peser un principe de confiance et de délégation expertale vers les médecins, lesquels sauraient mieux que quiconque appréhender la gravité d’une affaire à partir de l’incapacité entraînée. Élisabeth (procureure adjointe) explique :

En fait, le légiste dit que l’ITT vaut trois jours. Nous, on ne va pas se demander s’il a raison ou s’il a tort. On estime que c’est le professionnel et qu’il est dans son champ. On se base sur trois jours et à partir de là on qualifie l’information.

44Cette traduction automatique des chiffres des médecins en des procédures données réside, au-delà des textes juridiques, dans le fonctionnement concret du dispositif judiciaire, tel qu’on le considère ici comme un « enchaînement de séquences » de l’expertise au jugement, en passant par l’enquête. Une de ses propriétés centrales réside en effet dans la force de rappel exercée, pour chacune des séquences qui composent ce dispositif, par les séquences ultérieures. En l’espèce, un tribunal peut se dessaisir d’une affaire s’il se dit incompétent pour la traiter, fondant son avis sur le nombre de jours d’ITT. Le cas échéant, le magistrat du parquet devra reprendre son travail de qualification de la procédure. Ainsi, ne pas suivre l’ITT est une pratique qualifiée comme « risquée » par la plupart des procureurs.

On va être en difficulté au parquet vu que le texte fait référence à une durée d’ITT. Donc si dans votre dossier vous avez un certificat médical qui dit que la durée d’ITT est de tant, ça va être très difficile à l’audience… on va me dire « Monsieur le Procureur qu’est-ce que vous faites ? » Il faudrait que je puisse étayer sur un plan médico-légal les éléments qui doivent me conduire à dire que l’expert s’est trompé en fixant la durée d’ITT (Thomas, vice-procureur, Tégéville).

  • 24 Voir le Code pénal, art. 132-71 à 132-80.
  • 25 Ils sont reproduits sous une forme d’aide-mémoire sur son bureau qui reprend ce que l’on trouve dan (...)

45S’il est tenu par l’ITT, le parquetier peut en même temps s’appuyer sur les circonstances qu’il lui revient de qualifier, de sorte que le caractère mécanique de l’ITT est relativisé par le jeu judiciaire autour des circonstances aggravantes. Le vice-procureur précité note d’ailleurs une inflation juridique en la matière24 : « Il est rare que l’agresseur ne soit pas ivre, que ce ne soit pas dans un transport public, une arme, ça peut recouper beaucoup de choses, la vulnérabilité, etc. » Mobiliser une circonstance aggravante comme appui de la qualification constitue une alternative efficace à l’ITT pour aligner des faits et des normes tout en conservant une autonomie proprement juridique. Les moments d’hésitations (Weller, 2011) des parquetiers témoignent du travail de qualification à l’œuvre lorsque sont évaluées les informations reçues par téléphone ou bien que sont consultés des articles juridiques à disposition25.

46Ainsi, fixer une ITT revient peu ou prou à fonder une qualification, sauf dans le cas particulier où il existe des circonstances aggravantes. On pourrait croire que cet appui sur les textes juridiques pour relativiser les ITT n’obéit pas à une logique configurationnelle, dans la mesure où le recours aux Codes est précisément une façon de mobiliser un argument juridique transversal aux spécificités d’une juridiction. Néanmoins, deux nuances conduisent à ré-ancrer cet usage reposant a priori sur la logique générale des Codes au niveau d’une configuration locale de la science et du droit. Premièrement, les magistrats ne sont pas tous averses au risque de requalification par un juge du siège. Stéphane, le plus expert des parquetiers, rappelle qu’il n’est en principe pas lié au niveau des poursuites par l’ITT et décrit une pratique sur laquelle aucun de ses collègues n’est explicitement revenu en entretien :

Il m’est arrivé à de très nombreuses reprises de requalifier des affaires délictuelles en contraventionnelles […] et ça m’est arrivé de poursuivre au tribunal de police un ITT de dix jours, parce que tous les autres éléments ne le justifiaient pas.

47Aussi exceptionnel que soit ce cas, on peut faire l’hypothèse que ce mécanisme joue partout où des magistrats ont pu côtoyer des médecins légistes, même au fur et à mesure de l’avancée d’une carrière. Ainsi, Élisabeth, procureure adjointe à Héreuillères, dont la fille est médecin légiste, dit tirer beaucoup des échanges qu’elle a avec elle pour « voir l’intérieur du service » :

Moi j’aime beaucoup parler avec elle, parce que c’est un enrichissement de voir l’intérieur du service. […] Moi je trouve qu’il n’y a pas assez de rapport, parce qu’on n’a pas le temps, on est submergé, mais il faudrait plus travailler en collaboration. Je l’ai toujours regretté.

  • 26 L’affaire Michel Zecler, du nom de ce producteur de musique tabassé par des policiers en exercice e (...)

48Une seconde manière de contourner les ITT qu’on retrouve au sein de certaines juridictions renvoie à la possibilité de demander une réévaluation de l’ITT, à la façon d’une contre-expertise26. Ce cas est très fréquent dans les juridictions où l’UMJ ne peut pas absorber l’ensemble des examens de détermination d’ITT. Jean-Claude, procureur de la République de la région d’Aville-sur-Mer précise : « On a un choix. Il n’y a pas de compétence exclusive du service de médecine légale : on peut également avoir recours au réseau de proximité qui est constitué au centre hospitalier ainsi que de médecins qui exercent en libéral. » Ces médecins non-légistes sont souvent les premiers à réaliser un certificat descriptif des lésions qui peut alors être mobilisé par le magistrat du parquet. À Tégéville, les magistrats du parquet défendent un système en deux temps qui n’est pas sans rappeler les deux types d’autopsies d’astreintes ou de garde, puisqu’il repose sur une hypothèse formulée avant toute expertise quant à la nature des faits. Aux actes réputés peu techniques, relevant d’abord d’une médecine de constat rabattue sur le plan d’une médecine générale, ils préfèrent des médecins libéraux réactifs payés sur frais de justice aux médecins des UMJ. Ils entendent réserver à ces derniers les actes considérés comme des actes d’« expertise », dès lors, par exemple, qu’il y a un enjeu à établir le nombre de jours d’ITT. Dans ce système dual, les gendarmes jouent un rôle clé dans l’activation d’un circuit médical ordinaire ou d’un circuit médico-légal selon leur appréciation de la gravité des faits – sorte de pré-jugement sur l’ITT, lequel est lui-même un pré-jugement à l’orientation par les parquetiers !

  • 27 Ce jeu sur les circonstances aggravantes n’est d’ailleurs pas dépouillé d’opérations de qualificati (...)

49Entre la délégation de la qualification au médecin expert et la crainte de voir ses décisions invalidées par des professionnels exerçant à un maillon ultérieur du dispositif, le travail des parquetiers apparaît dans une large mesure mécanique. Néanmoins, ces magistrats peuvent reconquérir une autonomie proprement judiciaire par un jeu sur les circonstances aggravantes27 et en mobilisant des protocoles locaux configurant le recours à l’expertise d’une manière singulière. Chacune des variables identifiées ici – carrière des magistrats, avancement de chaque affaire et poids des textes normatifs – a des effets ambivalents sur l’autonomie qui reste au parquetier au moment d’enclencher une procédure judiciaire. Un médecin familier du raisonnement médico-légal pourra être sensibilisé à ce prisme technique pour appréhender les affaires de même qu’il pourra s’en extraire plus facilement qu’un autre. L’avancée d’une enquête peut constituer un appui efficace contre la reprise automatique des ITT ou bien être nuancée sur la base d’un rapport d’expert. Enfin, le jeu des contre-expertises en matière d’ITT, s’il permet de nuancer les avis posés par des médecins non experts, renforce par conséquent les ITT émanant de médecins légistes. C’est donc dans l’articulation entre ces variables que le devenir de chaque affaire pénale réside, en même temps que la configuration locale de la science et du droit est une source importante de régularité en la matière.

Conclusion

  • 28 Si l’on prend l’exemple des circonstances aggravantes par exemple, celles-ci se cumulent, opérant u (...)

50Les motifs des décisions rendues par les magistrats du parquet résident au croisement des expertises, des enquêtes et des Codes, et dépendent des configurations locales de la science et du droit. C’est en puisant dans les différentes ressources que leur offrent ces configurations que les parquetiers résistent à la tendance – pourtant favorisée par le travail en temps réel – de reprise automatique des pré-jugements établis par les experts. Au-delà du cas des parquetiers, cet article a permis de généraliser à l’ensemble du dispositif médico-légal cette ambivalence fondamentale quant à l’autonomie des professionnels qui, en même temps qu’elle est relativisée par un travail préparé en amont, vient rogner l’autonomie des professionnels des séquences ultérieures. En effet, le choix d’une procédure n’est pas neutre en matière de jugement sur le fond, puisqu’y correspond un ensemble de peines prononçables et, de surcroît, le choix de la procédure détermine les peines effectivement prononcées (Saas et al., 2013)28. Toute décision des parquetiers prend la forme de ce que Dominique Dray (2019) appelle un « préjugement », dont on a montré qu’il s’appuie lui-même sur les préqualifications que les juges attendent de la part des médecins légistes, a fortiori dans le contexte de jugement en temps réel. Pour orienter, « il faut aller vite. Il faut en faire un toutes les deux minutes. On a une certaine productivité à avoir », explique Delphine (substitut).

  • 29 Voir la récente livraison de la revue Droit et Société qui consacre un dossier à ce thème du droit (...)
  • 30 Cet article, publié cinq ans après la soutenance de la thèse dont il est issu, est l’aboutissement (...)

51Trois pistes d’élargissement peuvent être formulées. Une première serait de déplier le dispositif médico-légal un peu plus loin afin d’envisager le travail du magistrat du parquet au-delà du stade de la procédure, lorsqu’il passe de l’émission de réquisitions à la préparation de réquisitoires en vue des audiences où il siège au titre du Ministère public. Il doit alors étudier plus en profondeur les différents éléments du dossier, dont les pièces médico-légales qu’il réinvestit au-delà de la seule conclusion des rapports d’autopsie ou du chiffre des certificats d’ITT. Un tel travail permettrait alors de montrer dans quelle mesure la seule éventualité d’une telle suite judiciaire modifie le travail de ceux qui, depuis l’hôpital jusqu’au parquet, intègrent à leur pratique ce type d’horizon judiciaire. Un deuxième prolongement de cette étude du lien entre expertise et jugement dans un contexte de justice en temps réel renvoie à la question plus large des effets des innovations sur la manière de dire le droit, par exemple à travers les débats actuels sur la justice prédictive et ses équipements algorithmiques29. On y retrouve en effet la question de l’horizon de l’automatisation du jugement que cet article à commencer à explorer dans ses avancées, comme dans les résistances occasionnées du côté des professionnels dont l’autonomie se trouve menacée. Enfin, la perspective ouverte ici sur les ancrages locaux du dispositif médico-légal pourrait se déployer de manière plus large encore pour saisir l’influence des expertises sur les décisions judiciaires en dehors de la sphère pénale, dans le prolongement de travaux qui ont pris pour objet d’autres dispositifs, comme l’injonction au soin (Gautron, 2017) ou le contrôle judiciaire des soins psychiatriques sans consentement (Tartour & Alexander, 2018). Cet article est alors une invitation à saisir les situations de rencontre de la science et du droit au niveau local partout où des politiques d’expertises se déclinent différemment d’un territoire à l’autre30.

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Notes

1 Cette attention aux séquences d’actions qui encadrent la production et l’utilisation des rapports médico-légaux permet de ne pas statuer trop vite sur la nature d’un laboratoire ou d’un tribunal, non pas que la blouse du médecin puisse être confondue avec la robe de l’avocat, ou que le microscope soit indissociable du marteau du juge, mais plutôt du fait du principe de méthode obligeant à rester ouvert quant à la diversité des ingrédients mobilisés par les experts, quand ils examinent des corps violentés, et par les juges, quand ils ont recours à des expertises.

2 Dans la lignée d’Eliot Freidson et dans la continuité du travail de Pascal Marichalar (2014) sur les médecins du travail, on préfère la notion d’autonomie à celle d’indépendance, quand bien même celle-ci serait de nature à penser ensemble l’indépendance médicale et l’indépendance des juges. En effet, définie comme le « droit exclusif de décider qui est autorisé à accomplir le travail et comment celui-ci doit l’être » (Freidson, 1984, p. 81), la notion permet de penser des situations dans lesquelles les juges sont dépendants des experts pour avoir un point de vue technique sur des affaires judiciaires complexes, tout en défendant leur autonomie en matière de la qualification judiciaire des faits.

3 Pour une analyse de l’entrée de la médecine légale en cour d’assises, voir (Juston, 2016). Pour une analyse du travail d’orientation mené au sein d’une permanence d’une association antiraciste, voir Vincent-Arnaud Chappe (2010) qui défend une perspective analogue plus en amont encore de la chaîne pénale, « au moment où le plaignant met pour la première fois à l’épreuve un sentiment d’injustice vécu en le soumettant à une “expertise au service de la victime” » (p. 545).

4 On peut citer également la thèse de Marine Delaunay (2019) qui, sur le sujet des violences entre partenaires intimes, a étudié l’ensemble des séquences du TTR à l’audience et jusqu’à l’exécution des peines.

5 Voir infra et les annexes électroniques 1 et 4, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9320.

6 J’ai défendu ailleurs (Juston, 2017a) l’intérêt méthodologique d’étudier l’expertise médico-légale comme un dispositif organisé selon deux plans : le plan des protocoles qui, des ministères aux services, vise à organiser les activités médico-légales ; celui des expertises que l’on a suivies de l’hôpital au tribunal. Cette méthode prend tout son sens au moment d’examiner ici le rôle du procureur et de ses substituts, lesquels occupent une place centrale, respectivement comme pilote des politiques pénales locales et comme premiers consommateurs des expertises médico-légales. Le parquet se situe donc en amont et en aval à la fois des expertises et des protocoles (voir l’annexe électronique 2, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9320).

7 Code de procédure pénale, article 74, modifié par la loi no 2009-526 du 12 mai 2009, art. 127.

8 Les villes accueillant les services médico-légaux et judiciaires ont été anonymisées à partir des moyens de transport permettant d’y accéder (ici, le TGV).

9 Voir l’annexe électronique 3, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9320.

10 Voir l’annexe électronique 4, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9320.

11 Pour une analyse de la « barémisation » des décisions, voir (Bastard & Mouhanna, 2007, p. 122-125) et dans une optique plus générale, voir (Sayn, 2014).

12 Voir l’annexe électronique 5, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9320.

13 Voir l’annexe électronique 6, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9320.

14 Par ordre de récurrence : prélèvement et analyse toxicologique, examen externe du cadavre, autopsies, examens complémentaires anatomopathologiques et de diatomées – une technique visant notamment à mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une noyade vitale.

15 En reprenant la notion de dispositif telle qu’elle a été actualisée par Nicolas Dodier et Janine Barbot (2016), on s’approprie également les deux lignes de recherches ouvertes par leur définition : la recension des ingrédients hétérogènes qui y sont mobilisés ; les attentes que les protagonistes formulent à son égard. Cette seconde voie est d’autant plus heuristique ici qu’on s’attache à la poursuivre de manière symétrique pour penser ensemble les attentes des légistes et celles des magistrats.

16 Cette rencontre des attentes des uns et des autres se fait bien sur la scène locale d’une juridiction suivant une logique configurationnelle et non pas dans un face à face individuel sans cesse rejoué ou dans une rencontre abstraite de la Science et du Droit.

17 Pour une présentation de son profil et de sa trajectoire – notamment autour du lien entre l’exercice de la médecine d’urgence et celui de la médecine légale –, voir (Juston, 2017b, p. 408-409).

18 La notion d’école renvoie à l’idée d’une tradition locale non nécessairement formalisée en tant que telle mais qui a néanmoins des effets propres en matière de recrutement et de construction des carrières. Pour une présentation de ces cas d’écoles en lien avec des processus de segmentation professionnelle du paysage médico-légal français, voir (Juston, 2017b).

19 Sur le lien entre la taille des juridictions et les modalités d’organisation des parquets, voir (Bastard et Mouhanna, 2007, p. 47 et suiv.)

20 « J’ai reçu une énorme pile de cadavres [de dossiers d’enquêtes-décès]. Si vous voulez passer les récupérer pour y jeter un œil » me dit-il un soir au moment de quitter le TGI.

21 Son bureau est indiqué comme tel, avec une précision relative aux enquêtes-décès. Sa spécialisation est donc affichée et officielle.

22 Sans doute peut-on rattacher cette hybridation du travail administratif et du travail judiciaire au processus d’accélération des temps judiciaires et, au-delà, à un processus plus large de managérialisation de la justice pénale (Vigour, 2015).

23 Pour une analyse des différentes « consciences du droit » (Ewick & Silbey, 1999) des médecins légistes et notamment des pratiques de résistance de certains d’entre eux en matière de détermination d’âge des personnes isolées, voir (Juston, 2018b, p. 8).

24 Voir le Code pénal, art. 132-71 à 132-80.

25 Ils sont reproduits sous une forme d’aide-mémoire sur son bureau qui reprend ce que l’on trouve dans un fichier appelé le NATINF – pour « nature des infractions » – et qui, pour chaque infraction, indique les peines encourues et les articles correspondants.

26 L’affaire Michel Zecler, du nom de ce producteur de musique tabassé par des policiers en exercice en novembre 2020, a donné lieu à l’établissement controversé d’une très faible ITT puis à une contre-évaluation.

27 Ce jeu sur les circonstances aggravantes n’est d’ailleurs pas dépouillé d’opérations de qualification en partie morale. Dominique Dray (1999) entend rendre compte de ces opérations de qualification comme une « épreuve morale » qui engage les magistrats au-delà de leur seule compétence juridique, en mobilisant leur « sens du juste ».

28 Si l’on prend l’exemple des circonstances aggravantes par exemple, celles-ci se cumulent, opérant une gradation de la répression en fonction de leur nombre, si bien que cela ouvre, au-delà de la seule question des poursuites, à celle des peines encourues.

29 Voir la récente livraison de la revue Droit et Société qui consacre un dossier à ce thème du droit à l’épreuve des algorithmes et dont un des articles porte précisément sur le lien entre le traitement algorithmique et la justice prédictive (Licoppe & Dumoulin, 2019).

30 Cet article, publié cinq ans après la soutenance de la thèse dont il est issu, est l’aboutissement d’un long travail d’écriture pour lequel j’ai bénéficié de précieux conseils de la part de nombreux collègues. Parmi celles et ceux ayant relu et discuté des versions antérieures de ce texte, je remercie Corentin Durand, Émilie Biland, Christine Hamelin et mes collègues du laboratoire Printemps. Je remercie particulièrement Laurent Willemez qui a accompagné la rédaction de cet article par ses conseils et ses encouragements. Je tiens également à remercier les évaluateurs et évaluatrices de la revue Sociologie pour leurs commentaires qui m’ont permis de mettre au cœur de ce papier des notions et des résultats qui n’apparaissaient pas clairement – voire pas du tout – dans la thèse.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Romain Juston Morival, « Autonomie des juges ou automatisme des jugements ?  », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 12 |  2021, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9275

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Auteur

Romain Juston Morival

romainjuston@gmail.com
Maître de conférences en sociologie à l’Université de Rouen Normandie (Laboratoire DySoLab-IRIHS) et chercheur affilié au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET/Cnam) - DySoLab - Laboratoire des dynamiques sociales, IRIHS, 17 rue Lavoisier, 76130 Mont Saint-Aignan cedex, France

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