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50 questions de sociologie – 2. Sommes-nous tous seuls ?

Cécile Van de Velde
Référence(s) :

Van de Velde Cécile, 2. Sommes-nous tous seuls ?, in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 37.

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Texte intégral

1Sommes-nous tous seuls ? La réponse pourrait sembler évidente, tant la solitude fait partie de la condition existentielle de l’homme. « Nous sommes solitude », rappelle Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, qui relève : « Car au fond, et précisément pour les choses les plus profondes et les plus importantes, nous sommes inqualifiablement seuls » (Rilke, 1929). En ce sens, la solitude est, paradoxalement, l’une des choses les mieux partagées entre les êtres humains : nous sommes effectivement seuls à vivre cette vie qui est la nôtre, seuls face aux grandes décisions de notre existence, seuls face à notre propre finitude.

2Pourtant, la solitude n’est pas seulement une condition existentielle, c’est aussi un phénomène social, qui peut revêtir différents visages en fonction des groupes sociaux, des époques ou des sociétés. Si nous sommes tous fondamentalement seuls, nous ne le sommes pas nécessairement tous de la même façon, ni au même degré : cette solitude est ressentie avec plus ou moins d’acuité selon les conditions effectives de vie ou les épreuves vécues au fil de l’existence. C’est précisément ce qui intéresse la sociologie de la solitude : elle tente d’identifier les conditions sociales de sa survenue, et les formes d’expériences, positives ou négatives, qui lui sont associées. Qui affecte-t-elle en priorité, et pourquoi ? Quelles inégalités structurantes met-elle en jeu ? La solitude devient alors objet de sociologie et se mue en clé de lecture du lien social et de ses grandes variations contemporaines.

Solitude et sociologie : une relation tardive

3La sociologie s’est longtemps tenue à distance de l’objet « solitude », qu’elle considérait comme relevant plutôt de la psychologie ou de la philosophie. Quand la solitude est évoquée dans les travaux classiques, elle est principalement pensée comme une conséquence néfaste de la modernité, dans une approche critique de l’individualisation de la vie sociale : ce n’est pas un hasard si les principaux travaux qui en traitent sont ceux d’Émile Durkheim et de Maurice Halbwachs sur le suicide, qui font tous deux de la solitude le symptôme d’une société qui se désagrège (Durkheim, 1897 ; Halbwachs, 1930).

4Les premiers travaux portant directement sur la solitude émergent bien plus tard et se structurent autour de deux figures ciblées et fondatrices, le « mourant », puis la « femme seule ». C’est Norbert Elias qui, dans son ouvrage La Solitude des mourants paru en 1979, donne sociologiquement vie à la figure du « mourant solitaire » : selon lui, nos sociétés feraient face à un déni croissant de la mort, qui tendrait à isoler de plus en plus l’individu en fin de vie (Elias, 1979). Au cours des années 1980, dans le sillage de l’augmentation rapide du célibat féminin, la figure de la « femme seule » va également faire l’objet de recherches croissantes, pour s’imposer comme l’autre figure classique de la sociologie de la solitude. La « femme seule » renvoie ici à la femme célibataire, en âge d’être en couple : c’est la femme « sans homme » ou « sans famille ». Les travaux soulignent combien cette figure, malgré une acceptation grandissante, reste fondamentalement perçue comme transgressive et renvoie en réalité à des expériences très contrastées (Flahaut, 2009).

5Ce n’est que depuis quelques années que se déploie une sociologie plus transversale de la solitude : en s’émancipant des figures initialement ciblées – grand âge et célibat des femmes –, les travaux sociologiques dévoilent d’autres visages contemporains de la solitude, qui se logent à différentes étapes des parcours de vie, au cœur même des liens familiaux, professionnels ou sociaux (Schurmans, 2003). La solitude devient dès lors une modalité d’expérience du lien aux autres et une épreuve diffuse des parcours contemporains : les travaux mettent ainsi en lumière les ressorts de certaines formes de solitudes conjugales et parentales ou de solitudes liées au travail.

Vivre seul, être seul, se sentir seul : trois définitions de la solitude

6Pour identifier qui est « seul » et pourquoi, encore faut-il pouvoir définir la solitude et l’approcher empiriquement. Or, il n’existe pas encore, à ce jour, de consensus sur cette définition : trois acceptions principales coexistent dans les travaux sociologiques, privilégiant respectivement ses dimensions résidentielles, relationnelles ou expérientielles. Elles dévoilent trois facettes interdépendantes de la solitude, que l’on pourrait distinguer ainsi : « vivre seul », « être seul », ou « se sentir seul ».

7La première approche définit la solitude comme un mode de vie : elle est alors assimilée au fait de « vivre seul », et mesurée par des indicateurs de situation résidentielle ou conjugale, tels que le célibat ou les foyers d’une personne. Cette perspective domine aujourd’hui les travaux épidémiologiques ou démographiques sur la question de la solitude, mais elle est de plus en plus discutée en sociologie : la vie solitaire ne peut plus être systématiquement associée à une situation de solitude, tant elle peut au contraire aller de pair avec d’intenses sociabilités (Klinenberg, 2013). Les urbains qui vivent seuls sont de plus en plus nombreux dans les quartiers centraux : certaines études montrent que cette solitude urbaine est socialement située parmi les couches moyennes supérieures et diplômées, et qu’elle est de moins en moins négativement vécue et perçue (Charbonneau et al., 2009).

8De ce fait, une seconde définition émerge dans les enquêtes publiques, qui associe la solitude à une relation aux autres. Cette approche associe la solitude à une perte des liens familiaux et sociaux : elle est alors synonyme d’isolement social et opérationnalisée par des indicateurs de contacts quotidiens ou hebdomadaires. Cette approche quantifiée des relations domine aujourd’hui les enquêtes statistiques sur la question de la solitude : elle permet par exemple d’élaborer des indices de « vulnérabilité relationnelle » ainsi que des indices de liens sociaux. Ces enquêtes montrent ainsi que cette vulnérabilité relationnelle est surreprésentée parmi les personnes au chômage ou en situation d’inactivité, ainsi que chez les individus aux revenus les plus contraints (Fondation de France, 2016). Toutefois, cette définition de la solitude se voit également confrontée à certaines limites : si elle prend en compte le nombre de contacts et de liens significatifs, elle tend à occulter les dimensions qualitatives de ces liens, alors même que des travaux ont montré que les plus isolés ne sont pas systématiquement ceux qui souffrent de solitude et inversement.

9En conséquence, une troisième perspective s’est imposée dernièrement dans les travaux de recherche, définissant plutôt la solitude comme une expérience sociale, assimilée au fait de « se sentir seul », que ce soit dans des situations d’isolement ou dans des contextes d’intégration familiale ou professionnelle. Cette approche se centre donc sur les dimensions subjectives de la solitude, définie comme un sentiment et une relation à soi (Dupont, 2010). Une telle perspective dévoile d’autres foyers de solitude, notamment parmi les plus jeunes (Fondation de France, 2017), ou les personnes vivant des transitions de vie majeures. Un autre apport de cette approche est de s’émanciper d’une perspective uniquement négative de la solitude, dans un contexte d’injonction normative aux sociabilités et aux liens : en distinguant qualitativement les multiples expériences de solitude, elle permet de mieux appréhender les solitudes désirées pour elles-mêmes, que la sociologie avait du mal à saisir. Toutefois, elle a désormais pour défi de mieux relier ces expériences aux propriétés sociales des individus.

Les visages émergents de la solitude

10Cette évolution des approches et des définitions a permis de mieux approcher les expériences de la solitude et d’en dévoiler quelques-uns des visages contemporains.

11D’une part, la solitude a longtemps été associée à une épreuve du grand âge, repoussée aux confins de la vie et associée au deuil et à la perte. Or, le sentiment de solitude descend actuellement les âges, pour prendre un visage de plus en plus juvénile : dans plusieurs enquêtes récentes, on observe que la solitude augmente désormais fortement parmi les jeunes adultes et les adolescents, et ce à différents endroits de la planète. Les travaux tendent à mettre en lien ces solitudes juvéniles avec l’impact des technologies numériques (Turkle, 2017). Mais elles renvoient aussi à de nouvelles formes de pression et de compétition sociale à ces âges de la vie, comme dans le cas de certains « retraits sociaux » ou du phénomène désormais international des hikikomori – ces jeunes vivant reclus chez leurs parents, parfois plusieurs années (Fansten & Figueiredo, 2015).

12D’autre part, alors que la « femme seule » a longtemps dominé nos représentations de la solitude, cette association entre solitude et célibat féminin est peu à peu déconstruite. Les travaux montrent en réalité que la solitude féminine n’est pas tant associée à la vie seule, qu’aux responsabilités familiales, que ce soit dans les fonctions de mère ou d’aidantes (Pan Ké Shon & Duthé, 2013 ; Van Pevenage et al., 2019). De plus, Kinneret Lahad (2017) montre que pour les femmes célibataires, l’injonction à « attendre » le futur conjoint, auparavant vectrice de solitude, s’hybride peu à peu à des scénarios alternatifs selon lesquels les femmes se doivent « d’arrêter d’attendre » et « d’aller de l’avant ». Parallèlement, les enquêtes montrent que les hommes aussi souffrent de solitude, sous des formes potentiellement radicales. Ces expériences masculines de la solitude ont à ce jour principalement été explorées dans les situations de rupture des liens socio-économiques ou de migration, mais de nouvelles recherches s’intéressent désormais aux figures de « l’homme célibataire » ou du « père en solitaire » : si ces pères en solitaire ne se révèlent « pas si isolés », cette situation est marquée par des processus multiples de distanciation du lien à l’enfant (Martial, 2016).

13Enfin, il faut rappeler combien la précarité sociale est source de solitude : s’il existe une solitude des élites, il existe aussi une solitude plus durable qui touche notamment les milieux fragilisés économiquement et socialement (Pan Ké Shon & Duthé, 2013). La solitude a ceci de particulier que son lien aux inégalités sociales est complexe : elle met en jeu de multiples inégalités liées au genre, à l’âge, au territoire ou à l’état de santé. Mais de façon générale, l’expérience de solitude touche en priorité les moins privilégiés – les individus en situation de pauvreté subjective et de chômage de longue durée – ainsi que les moins diplômés. Serge Paugam (2019) montre que cette expérience sociale de la solitude résulte principalement d’un processus de perte cumulative des multiples « attachements » qui nous relient aux autres et à la société.

La solitude, le mal du siècle ?

14À l’issue de cette analyse, la question pourrait être reformulée autrement : sommes-nous de plus en plus seuls ? Les visages de la solitude se démultiplient au fil des parcours de vie, sous l’effet de multiples facteurs tels qu’une mobilité croissante au sein des trajectoires familiales et professionnelles, l’émergence de profondes normes d’individuation, ou encore la montée en puissance des nouvelles technologies. La solitude est désormais érigée en problème social et politique, du fait de ses effets avérés sur la santé publique : un « ministère de la solitude » a par exemple été créé au Royaume-Uni en 2018. De plus en plus d’initiatives locales, qu’elles soient privées ou publiques, tentent de lutter contre certaines formes de solitude. Mais si la solitude se mue en question sociale, elle reste par essence difficilement saisissable : comme nous l’avons vu, la solitude n’est pas là où l’on croit le plus souvent et les catégories les plus usuellement ciblées, telles que les personnes âgées, ne sont pas nécessairement celles qui souffrent le plus de solitude. Si la solitude devient le « mal du siècle », la sociologie a assurément un rôle à jouer dans le dévoilement de ces expériences contemporaines de solitude.

15Voir aussi les questions : 11 Le lien social est-il en crise ?, 43 Le numérique, une nouvelle norme ?

Chaque trimestre, retrouvez une de ces 50 questions de sociologie ici, dans cette rubrique du site de la revue Sociologie !...

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Bibliographie

Charbonneau Johanne, Germain Annick & Molgat Marc, 2009, Habiter seul, un nouveau mode de vie ?, Québec, Presses de l’Université Laval.

Dupont Sébastien, 2010, Seul parmi les autres : le sentiment de solitude chez l’enfant et l’adolescent, Toulouse, Érès.

Durkheim Émile, 1897, Le Suicide, Paris, Felix Alcan.

Elias Norbert, 1987 [1979], La Solitude des mourants, Paris, Bourgois.

Fansten Maïa & Figueiredo Cristina, 2015, « Parcours de hikikomori et typologie du retrait », Adolescence, vol. 33, no 3, p. 603-612.

Flahault Erika, 2009, Une vie à soi. Nouvelles formes de solitude au féminin, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Fondation de France, 2016, Les Solitudes en France, Paris, Fondation de France.

Fondation de France, 2017, Jeunes et sans amis : quand la solitude frappe les 15-30 ans, Paris, Fondation de France.

Halbwachs Maurice, 2002 [1930], Les Causes du suicide, Paris, Puf.

Klinenberg Erik, 2013, Going Solo: The Extraordinary Rise and Surprising Appeal of Living Alone, London, Penguin.

Lahad Kinneret, 2017, A Table for One: A Critical Reading of Singlehood, Gender and Time, Manchester, Manchester University Press.

Martial Agnès, 2016, Des pères « en solitaire » ? Ruptures conjugales et paternité contemporaine, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence.

Pan Ké Shon Jean-Louis & Duthé Géraldine, 2013, « Trente ans de solitude... et de dépression », Revue française de sociologie, vol. 54, no 2, p. 225-261.

Paugam Serge, 2018, « Attachements et solitudes : entretien avec Cécile Van de Velde », Sociologie et sociétés, vol. 50, no 1, p. 113-127.

Putnam Robert, 2001, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, London, Simon and Schuster.

Rilke Rainer Maria, 1993 [1929], Lettres à un jeune poète, Paris, Gallimard.

Schurmans Marie-Noëlle, 2003, Les Solitudes, Paris, Puf.

Turkle Sherry, 2017, Alone Together: Why We Expect More From Technology and Less From Each Other, London, Hachette UK.

Van de Velde Cécile, 2018, « Sociologie de la solitude : concepts, défis, perspectives », Sociologie et sociétés, vol. 50, no 1, p. 5-20.

Van Pevenage Isabelle, Dauphinais Chloé, Dupont Didier et al., 2018, « Déclinaisons de la solitude : le recours aux temporalités chez les conjointes aidantes âgées », Sociologie et sociétés, vol. 50, no 1, p. 45-66.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Van de Velde, « 50 questions de sociologie – 2. Sommes-nous tous seuls ?  », Sociologie [En ligne], 50 questions de sociologie, mis en ligne le 28 juin 2021, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9210

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Auteur

Cécile Van de Velde

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