1Publiés le même jour, Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb (par Abir Kréfa et Amélie Le Renard) et Islam et prison, dont il est question ici, inaugurent la collection Contretemps des Éditions Amsterdam. Celle-ci se positionne dans la diffusion, auprès d’un large public, d’ouvrages synthétiques – reposant sur une démarche empirique et une discussion approfondie de la littérature – sur des thématiques relatives à l’islam.
2Ainsi Claire de Galembert, spécialiste de la gestion publique du fait religieux, comble un vide laissé par les nombreuses études françaises sur l’univers carcéral, confirmant « le statut problématique de la religion au sein des sciences sociales contemporaines » (p. 18). Ce livre questionne des représentations collectives dominantes comme l’islamisation des prisons ou le lien évident entre incarcération et passage à l’acte terroriste. Il déconstruit ces « allants de soi » dont « le principal défaut n’est pas leur invalidité totale mais bien leur généralisation à partir d’une saisie partielle de la réalité » (p. 14). L’auteure dissocie le constat d’une corrélation entre prison et radicalisation et « un raisonnement causaliste, souvent univoque, qui voudrait que la prison produise la radicalité » (p. 16-17). Les données mobilisées sont issues d’enquêtes, souvent collectives, menées tout au long des années 2010, et en partie publiées dans un ouvrage co-écrit avec Céline Béraud et Corinne Rostaing (2016). Les dispositifs ethnographiques au sein d’une dizaine d’établissements croisent des centaines d’entretiens (détenus, personnels de surveillance et de direction, cadres du renseignement, aumôniers...) et des observations (offices religieux, cellules, réunions, formations d’aumôniers,…).
- 1 Dans sa dernière enquête, il évoque une fourchette entre 40 % et 60 % (Khosrokhavar, 2016).
3Le premier des quatre chapitres questionne la construction du problème musulman en prison à partir de l’enjeu de la quantification. Largement supérieur à leur proportion dans la société (entre 5 % et 7 %), le taux de musulmans en prison fait l’objet d’évaluations incertaines, la statistique publique écartant la variable religieuse. L’auteure montre que la fabrique des chiffres est un processus conflictuel incluant un ensemble d’acteurs dont l’administration pénitentiaire (AP), des commissions parlementaires, des journalistes et également des chercheurs. En effet, l’enquête pionnière de Farhad Khosrokhavar, L’islam dans les prisons (2004), contribue à mettre sur l’agenda médiatico-politique l’idée que la population carcérale est majoritairement musulmane au début des années 2000. En proposant des ordres de grandeur, entre 50 % et 80 % selon les établissements, le sociologue est largement repris, sans précautions, par la presse1. Pourtant, Claire de Galembert rappelle que ses estimations, confortées par des enquêtes parlementaires menées par des députés de droite, reposent essentiellement sur des spéculations à partir d’origines nationales. Si les indicateurs concernant la population carcérale sont suffisamment fiables pour dégager des grandes tendances (provenance de l’étranger ou de l’immigration, jeunesse, issue des fractions basses des classes populaires), ils sont trop fragiles pour associer une religion aux individus. La rhétorique du chiffre fait alors l’objet de contestations en raison de son manque de scientificité et de la « logique d’ethnicisation ou de racialisation » (p. 46) à l’origine des raccourcis entre origines, religion et radicalisation. De plus, seuls les musulmans présumés font l’objet d’une telle assignation : « Il y a là une logique d’altérisation qui positionne les musulmans comme un groupe à part, échappant presque “par nature” aux logiques de sécularisation » (p. 47). Cette focalisation sur le nombre a également comme effet d’invisibiliser les facteurs socio-économiques explicatifs de la surreprésentation (cumul des indicateurs de précarité, inégalité face à la loi...). Cette étude de cas confirme que les mises en nombre sont moins un reflet du monde qu’une opération de construction de celui-ci (Desrosières, 2008).
4Le deuxième chapitre porte sur le traitement pénitentiaire (tardif) de l’islam et la domination du référentiel sécuritaire. En 2000, le nombre d’aumôniers musulmans ne dépasse pas une quarantaine pour 185 établissements (pour 458 catholiques, 240 protestants et 72 israélites). Malgré la présence de l’islam en prison depuis la moitié du xixe siècle, l’AP tarde à déployer une offre institutionnelle ouvrant dès lors la porte à un « pragmatisme carcéral » (p. 62). Au sein d’une institution « marquée par une culture administrative ouverte au religieux et la prédisposant à des accommodements » (p. 58), la religion est mobilisée, sur le terrain, comme une « ressource de régulation ou de maintien de l’ordre » (p. 59). Jouant de l’existence de « caïdats religieux », mais aussi de leaders de groupes affinitaires (corses, basques...), les personnels négocient « de petits abandons de souveraineté contre des formes de délégation de contrôle » (p. 60). Mais la multiplication des actions collectives (blocages, prières sauvages) pour un alignement des droits sur les autres cultes et l’inquiétude suscitée par la montée du terrorisme engendrent une sortie de l’informel. Tout en prenant des mesures palliatives (création d’une aumônerie nationale avec triplement des effectifs entre 2006 et 2016), l’AP sanctionne les meneurs étiquetés comme « prosélytes » ou « intégristes ». Au final, si la réglementation « vise à faciliter l’exercice du culte musulman, son objet est aussi d’encadrer les pratiques religieuses et de définir les contours de la pratique légitime en détention » (p. 71). L’action publique repose sur la présomption de culpabilité avec, en 2005, la création d’un dispositif de repérage des « prosélytes » et, plus tard, d’une catégorie de détenus dits « droits communs susceptibles de radicalisation » (DCSR) marquant le glissement de la figure du « prosélyte » à celle du « radical ». La détection est principalement fondée sur les « signes extérieurs de piété » (p. 76). Le retournement de stigmate, à savoir un usage de la violence en tant qu’expression des frustrations générées par la suspicion, est alors une conséquence possible (Khosrokhavar, 2013). Plus couramment, au risque d’être accusés de stratégie de dissimulation (taqiya), les détenus évitent les marqueurs visibles et mettent à distance l’offre cultuelle de l’institution.
5Le troisième chapitre se concentre sur les aumôniers et les tensions de leur position, entre autonomie professionnelle et enrôlement dans la lutte contre la radicalisation. De par leur mission de service public, ils constituent une « ressource de “gouvernementalité” » (p. 85). Tout comme les imams, ils sont perçus comme des « supports de diffusion d’un islam “à la française”, compatible avec les “valeurs républicaines” » (Jouanneau, 2014, p. 470). Selon l’auteure, consciente des biais de la mise en récit de soi, leur adhésion au cadrage se ferait sur le mode du consentement. Leur « hypercorrection républicaine » (p. 99) les distinguerait de leurs collègues des autres cultes tout autant que leur profil social. En effet, le statut, sans droits sociaux, attire des membres des classes populaires intéressés par l’indemnisation (94 % le sont contre 36 % pour les autres cultes). Ce sont avant tout des primo-migrants issus majoritairement du Maghreb, diplômés de l’enseignement supérieur, engagés dans des associations cultuelles gestionnaires de lieux de culte et/ou des écoles confessionnelles. Les détenus stigmatisent ces « blédards » et leur dépendance (économique et symbolique) à l’institution. Ainsi : « Tout se passe comme si les pouvoirs publics et l’administration pénitentiaire, à travers leurs déclarations publiques et pratiques d’instrumentalisation des aumôniers comme agents de contrôle social, ne cessaient de saper le potentiel d’apaisement et de régulation de l’aumônerie pourtant recherché » (p. 108).
6Le dernier chapitre, sur le prétendu effet radicalisateur de l’incarcération, débute par une confrontation des expertises et travaux académiques. Une ligne de clivage traverse l’espace de productions : d’un côté, une tendance, surmédiatisée, incarnée notamment par Gilles Kepel, à insister sur la variable carcérale dans le parcours des individus radicalisés ; de l’autre côté, des études envisagent la radicalisation comme « la résultante de multiples mécanismes et facteurs qui, au fil du temps, s’imbriquent dans une trajectoire » (p. 121), replaçant ainsi le passage à l’acte dans « l’épaisseur de la vie sociale » (p. 122). Dans ce cadre, la prison peut constituer une « structure d’opportunité relationnelle » entre des militants porteurs d’une idéologie et des recrues potentielles que leurs trajectoires inclinent à recevoir positivement les idées de violence politique (Bonelli & Carrié, 2018, p. 297). Plus classiquement, l’incarcération, couplée ou non à un investissement religieux, peut ancrer dans la déviance ou permettre, à l’inverse, des sorties de délinquance (Mohammed, 2019 ; Truong, 2017). En mobilisant ses propres enquêtes, l’auteur contribue, elle aussi, à souligner la diversité des formes d’appropriation de l’islam (en prison) : entre rapports distanciés pour la majorité des musulmans déclarés et rigorisme à la marge. Ce dernier se manifeste essentiellement par un salafisme quiétiste et beaucoup moins par le djihadisme. En se rapprochant des pratiques ordinaires, l’analyse distingue deux types d’usages de la religion en tant que ressource plurielle pour surmonter la souffrance de l’épreuve carcérale. Le premier est tactique. La religion est mobilisée à des fins protectrices pour « marquer le “territoire du moi” » (p. 131) et/ou pour rallier un groupe affinitaire constituant une protection physique autant qu’un lieu de solidarités collectives. À ce titre, l’islam peut être un « ferment de contre-culture dans les cités des quartiers populaires dont provient majoritairement la population carcérale. Référent partagé, il s’offre comme un ressort “utopique” qui se nourrit des désillusions politiques et d’un sentiment d’injustice entretenu par les expériences de ségrégation et les confrontations répétées avec les institutions répressives » (p. 134). Le second usage correspond à une conscientisation via les « dispositifs de perfectionnement de soi » (p. 135) mis à disposition par l’orthopraxie religieuse : prières, comptabilité des bonnes actions, examen de conscience... Ce redressement des corps s’inscrit dans une « entreprise de recyclage biographique » (p. 136) au final peu coûteuse car l’islam constitue une voie de sortie n’impliquant pas de rompre « avec les sociabilités et les circuits réputationnels du quartier, ni de brader un capital symbolique » (Mohammed, 2019, p. 60). La fin de l’ouvrage relève les écueils de ces tentatives de subjectivation, à savoir le risque d’un enfermement dans une « arithmétique du salut » (p. 138) aboutissant à une déresponsabilisation (au nom de la justice divine) ou à « des formes de repli sectaire ou d’escapisme social » (p. 139). Toujours est-il que la religion, sous toutes ses formes, constitue « une ressource compensatoire des défaillances pénitentiaires [...] un implacable révélateur de la vacuité du sens de la peine » (p. 139).
- 2 Dans sa critique poussée des publications de Gilles Kepel, Hugo Micheron et Bernard Rougier, Hamza (...)
- 3 L’islam féminin est évoqué de manière très allusive dans l’ouvrage.
7En ouvrant « des brèches de questionnement dans le front trop uni de la mise en récit publique de l’islam carcéral » (p. 144), l’ouvrage rend très bien compte d’une intervention étatique caractéristique « des logiques qui parcourent la gestion publique de l’islam dans son ensemble » (p. 108). La discussion peut dès alors s’ouvrir sur des possibles prolongements d’une sociologie politique de l’islam. Dans le dernier chapitre, on comprend que l’auteur penche pour des perspectives où : « le cœur de l’énigme sociologique se déplace des idées elles-mêmes vers le terreau sociologie et historique qui produit une réceptivité à celle-ci » (p. 121). Ce prisme est fondamental pour montrer toute la pauvreté des thèses internalistes hantées par les doctrines théologico-politiques et, avant tout, par l’islam(isme). Pour autant, il serait problématique de leur abandonner le terrain des idées islamiques au nom de présupposés épistémologiques et d’une crainte du subjectivisme2. La fin du livre est stimulante lorsqu’elle pénètre dans la boîte noire des croyances et notamment des pratiques culturelles qui les enserrent. On apprend le succès (dépassant d’ailleurs les murs des prisons) d’un « petit ouvrage de piété », La Citadelle du musulman, sorte de « puissant levier de disciplinarisation » (p. 135) permettant aux croyants d’associer des invocations divines à chaque situation de la vie. De même, on aimerait en savoir davantage sur « la circulation en détention de la littérature “salafiste” ou “néo-salafiste” » provoquant l’effarement d’un aumônier à l’initiative du contrôle des ouvrages mis en place dans un établissement (p. 98). Ne serait-il pas intéressant de s’attarder un peu sur le processus d’étiquetage de ces contenus déviants alors même que le salafisme est majoritairement quiétiste ? De même il serait utile de renseigner les ressources et les propriétés sociales de ce même aumônier dont on sait uniquement qu’il prône un « islam éclairé », expression aussi floue qu’usitée. Et quid de cette aumônière qui donne « la priorité à l’enseignement des valeurs de l’islam sur celui des piliers » (p. 101) ? En ne sachant rien d’autre que son prénom, le lecteur ne peut découvrir les fondements sociaux de sa position (prétendument) hétérodoxe dans l’espace des idées3. Et qu’en est-il de l’univers culturel de Nabil, d’obédience salafiste, « familier des catégories sociologiques », dont on sait seulement qu’il est particulièrement critique envers les aumôniers dont il stigmatise leur « habitus de dominé » (p. 105) ? Quelles sont les dispositions constitutives de son propre habitus, sans doute clivé ?
8Ce livre confirme la vitalité des recherches sur la construction du problème musulman. Comme on vient de le souligner, il invite indirectement à aller plus loin dans l’étude des appropriations ordinaires des idées, leur traduction concrète et leurs effets possibles sur la (dé)politisation des individus (Jacquemart & Albenga, 2015) sans pour autant réduire la piété à sa seule fonction politique (Mahmood, 2009). La compréhension de l’islam passe par la compréhension de la réception des discours et des textes, en situant ce processus au regard de trajectoires sociales, de rapports de domination, de modes de socialisation, d’apprentissages corporels et réflexifs de pratiques de piété, loin de se résumer à de la soumission ou à de la résistance. Cette attitude théorique, et le déplacement épistémologique sous-jacent, sont une condition pour s’affranchir de catégories d’analyses normatives et ainsi accéder aux fondements de dispositions morales et de visions du monde dites islamiques sans doute anormalement normales.