Colin Jerolmack, The Global Pigeon (University of Chicago Press, 2013)
Colin Jerolmack (2013), The Global Pigeon, Chicago, University of Chicago Press, 2013, 288 p.
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1Lorsqu’ils ont quitté leurs falaises d’origine pour s’installer sur les façades d’immeubles en ville, les pigeons ont rejoint ces espèces « synanthropes » dont l’existence tient aux interactions avec les êtres humains, et qui remettent en cause la séparation entre espaces urbains et naturels. En présentant les résultats d’une enquête ethnographique sur l’expérience du pigeon dans différentes villes du monde, Colin Jerolmack, assistant professor en sociologie et en études environnementales à New York University, intègre ainsi de manière originale les animaux à l’analyse sociologique.
2Il refuse cependant « l’illusion totémique » qui consisterait à en faire des êtres sociaux au même titre que les humains : « En tant que sociologue, j’ai cherché à comprendre comment différents contextes sociaux modèlent la manière dont les individus interprètent leurs rencontres avec d’autres espèces, que ce soit à travers de la transcendance, de l’affection, du dégoût ou d’autres types de sentiments. Je m’intéresse à l’expérience sociale des animaux » (p. 13, traduction de l’auteur). Au cours de son ouvrage, le pigeon est décrit tout autant comme le support de passions colombophiles que de dégoûts de classe, de politiques urbaines d’éradication que d’enchères internationales.
3Si cette recherche semble à première vue anecdotique par le sujet traité – ce dont témoigne sa réception inexistante en France – mais aussi éparpillée par la variété des terrains explorés, elle fournit en réalité des outils et un modèle inédit pour les enquêtes globales sur la mondialisation contemporaine. Colin Jerolmack arrime en effet sa sociologie de l’expérience animale à l’analyse d’une série de processus caractéristiques de la mondialisation ordinaire : mondialisation des villes et gentrification urbaine, cosmopolitisme des classes populaires et migrations transnationales, construction d’un marché mondial et pratiques inégalitaires du commerce international.
Une « enquête globale en sciences sociales »
4L’enquête est née d’une ethnographie des sans-abri dans un square de Manhattan, menée par Colin Jerolmack en tant qu’étudiant d’un cours de Mitchell Duneier (l’auteur de Sidewalk, cette enquête sur les vendeurs de livres d’occasion à New York, devenue depuis sa publication en 1999 un classique d’ethnographie urbaine). Encouragé par ce dernier, l’auteur a poursuivi son projet en doctorat en s’immergeant parmi une communauté de colombophiles de Brooklyn, puis dans un club du Bronx dédié aux courses de pigeons voyageurs. Il l’a complétée par quatre terrains étrangers, d’abord à Venise et Londres où il documente la disparition des pigeons comme icônes touristiques, mais aussi à Berlin parmi un groupe de colombophiles turcs, et enfin en Afrique du Sud, où il a assisté à la plus grande course mondiale de pigeons voyageurs. Il s’inscrit ce faisant dans la longue tradition américaine des enquêtes ethnographiques. En témoignent ses remerciements aux principales figures actuelles de ce courant, qui ont accompagné son enquête, soit en la patronnant (Jack Katz, Howard Becker, Elijah Anderson, Claudio Benzecry, David Grazian, etc.), soit de leur amitié (Matthew Desmond et Alice Goffman).
- 1 Johanna Siméant (dir.), Romain Lecler, Cécile Rabot, Bertrand Réau, Sébastien Roux, Anne-Catherine (...)
- 2 George E. Marcus (1995), « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnogr (...)
5L’originalité du travail de Colin Jerolmack tient cependant à la dimension « globale » de son enquête, qui contraste avec les recherches très américano-centrées de ses collègues. De fait, le pigeon du titre de l’ouvrage est véritablement « global » à plusieurs titres. À commencer par l’usage de méthodes relevant de « l’enquête globale en sciences sociales1 » puisqu’il s’agit ici d’une enquête multisituée, organisée autour d’un seul principe directeur : « suivre2 » le pigeon, ou plutôt l’expérience sociale du pigeon, dans ses multiples variations urbaines à travers le monde.
6Le pigeon est aussi « global » par son histoire, nous rappelle l’auteur au fil de son récit. Après les avoir domestiqués il y a 5000 ans, les êtres humains n’ont cessé en effet d’en sélectionner les meilleures espèces pour se nourrir, fertiliser leurs cultures et communiquer à distance. En Amérique du Nord, ils ont été introduits par des colons français au début du xviie siècle. Trois siècles plus tard, les courses de pigeons voyageurs y étaient importées par des migrants d’Europe de l’Ouest. Leur présence partout dans le monde est donc liée à la longue histoire des empires coloniaux et des migrations transnationales. Pour Colin Jerolmack, le pigeon est enfin global parce qu’il incarne la mondialisation urbaine (en particulier le processus de gentrification qui éradique les pratiques populaires d’élevage en ville) ou commerciale (la création d’un marché international des pigeons voyageurs).
La construction du pigeon comme problème public : mondialisation urbaine et gentrification
7Tous les animaux, rappelle le chercheur, sont sociaux parce qu’ils se voient assigner une place « adéquate » dans ou en dehors de la société par les êtres humains – des attentes « spatiales » qui caractérisent les pigeons plus que toute autre espèce. Colin Jerolmack analyse d’abord la manière dont ils sont peu à peu devenus des « indésirables » en ville, alors même qu’ils signalaient un statut privilégié quelques décennies auparavant (étant par exemple réservés aux aristocrates en France jusqu’à la Révolution).
8Il commence par montrer comment dans les parcs de Manhattan, la présence des pigeons a été peu à peu construite comme un enjeu de politique urbaine au point d’être combinée avec le « problème des sans-abri » qui les nourrissent. Un article étonnant du New York Times associe par exemple en 1966 une série de « maux sociaux » touchant les parcs new yorkais : le vandalisme, les ordures, les sans-abri et les homosexuels… et les pigeons, « nos vandales les plus persistants », y déclare le dirigeant des espaces verts de la ville.
9À Venise et Londres, le chercheur documente ensuite la manière dont les pigeons, qui bénéficiaient jusque-là d’un statut d’exception en tant qu’icônes touristiques dans certains lieux précis comme la place Saint-Marc ou Trafalgar Square, y ont été finalement requalifiés comme nuisibles et éradiqués.
10Pour Colin Jerolmack, la qualification des pigeons comme nuisibles renvoie à un nouveau rapport à la nature intrinsèquement lié à la mondialisation urbaine et à la destruction environnementale. Il invite en effet, au lieu de se focaliser sur les espèces menacées et d’idéaliser un monde sauvage distinct des sociétés humaines, à « apprendre à apprécier la biodiversité “contaminée” de nos paysages hybrides […] en encourageant à repérer tout ce qu’il y a de social dans la nature et en cessant de placer les espèces vivantes hors de la société » (p. 238).
Mondialisation urbaine et gentrification : la disparition de la colombophilie comme pratique populaire en ville
11Mais le pigeon, pour Colin Jerolmack, renseigne aussi sur les inégalités sociales caractéristiques de la mondialisation – en particulier au cœur de la vitrine mondiale du processus de gentrification qu’est la ville de New York. Au fur et à mesure que les classes supérieures éduquées s’approprient les anciens quartiers populaires, elles y réintroduisent certains animaux au nom de la défense de la nature en ville (les abeilles, les poules)… mais elles en expulsent en même temps ceux traditionnellement associés aux classes populaires – au premier rang desquels les pigeons. Ceux que, typiquement, le docker joué par Marlon Brando dans On the Waterfront élève sur son toit new yorkais dans les années 1940.
12À partir du chapitre 3, Colin Jerolmack nous ramène en effet sur les toits des quartiers populaires de Brooklyn et du Queens, où il a passé des centaines d’heures en compagnie d’enquêtés colombophiles et assisté au vol de leurs nuées de pigeons dans le ciel. Cette pratique n’exprime en rien chez eux un désir de nature typique des gentrifieurs (une « biophilie »), mais bien plutôt un habitus de classe populaire. Les pigeons incarnent en effet pour ces hommes, presque tous sans diplôme, une forme de fierté liée au fruit de leur travail (élevage, reproduction, entretien, nettoyage, etc.) et à l’autodiscipline que cette passion requiert. Eux ou leurs proches justifient d’ailleurs souvent leur passion en expliquant qu’elle les maintient « hors de la rue ». L’enquête de Colin Jerolmack se lit ainsi comme un récit de la lente disparition de la colombophilie comme pratique populaire en ville, du fait de la gentrification urbaine et de la mobilisation des classes supérieures contre l’élevage des pigeons en ville.
La « course de chevaux du pauvre » : cosmopolitisme par le bas et migrations transnationales
13Colin Jerolmack repère aussi le caractère intrinsèquement cosmopolite de la pratique colombophile new yorkaise, que les Italo-Américains de ces quartiers ont peu à peu transmise à d’autres populations plus marginales – des afro-américains, Portoricains, Indiens ou latinos – au fur et à mesure de leur propre départ de ces quartiers populaires. Entre 1990 et 2000, la population blanche de Canarsie au sud-est de Brooklyn est par exemple passée de 70 % à 35 % tandis que la population noire augmentait de 20 % à 50 %. Au portrait du vieil Italien bourru Carmine par Colin Jerolmack s’ajoute ainsi celui de Panama (surnom dû à son pays d’origine) et ses 350 pigeons, ou de Richie Garcia, venu avec sa famille de Porto-Rico à 13 ans, et initié dans son adolescence à la colombophilie par ses voisins italiens dans les années 1970.
14Centrant son chapitre sur la boutique spécialisée de Joey dans Bushwick, où tous ses enquêtés ont leurs habitudes, le chercheur dénombre ainsi parmi les clients 40 % de blancs, 40 % d’hispaniques et 20 % de noirs. Pour eux cependant, le type de pigeon dans lequel ils se spécialisent (le flight typiquement new yorkais et transmis par les Italiens, ou le tiplet, moins cher) et surtout leur inscription dans le quartier (tous ont grandi dans Brooklyn ou Queens) comptent bien plus que tout autre appartenance – notamment raciale. Selon Colin Jerolmack, la pratique colombophile favorise en effet « les liens cosmopolites, c’est-à-dire des attaches locales “informelles, volontaires et affectives” qui transcendent les statuts principaux (par exemple la race ou la parenté) ». Il montre ainsi comment le cosmopolitisme, traditionnellement associé dans la littérature aux élites de la mondialisation et à la détention d’un capital international, se pratique aussi « par le bas », parmi les classes populaires.
- 3 Lire l’article de Colin Jerolmack publié en 2008 dans American Sociological Review, « Animal Practi (...)
15Colin Jerolmack poursuit cette piste sur les toits du quartier de Kreuzberg à Berlin, où une communauté de migrants turcs colombophiles investit les pigeons d’un sens très différent. Ils cherchent en effet à maintenir une tradition héritée de leurs familles et à garder un lien direct – « de sang » – avec leur lieu d’origine… au point de faire passer en contrebande dans leurs valises des spécimens de pigeons originaires de leur propre village en Turquie, après les avoir endormis3. Les pratiques colombophiles s’inscrivent donc aussi dans la structure même des migrations transnationales. Or, ces dernières ont justement été associées par toute une série de chercheur·es à la « mondialisation par le bas » afin d’éviter d’assimiler systématiquement les pratiques transnationales et le cosmopolitisme aux classes supérieures.
« The Million Dollar Pigeon Race » : la mondialisation d’une tradition populaire
16Colin Jerolmack poursuit son enquête au nord de Manhattan, dans le quartier du Bronx, au sein d’un club de courses de pigeons voyageurs fondé en 1930. Décrite comme la « course de chevaux du pauvre », l’activité rassemble à nouveau des hommes de classes populaires peu éduqués, mais blancs. Ce sont des pompiers, policiers, entrepreneurs, etc., petits propriétaires, souvent retraités, qui, dans les locaux du club, juxtaposent le drapeau américain aux plaques commémoratives de pigeons aux performances légendaires. L’activité relève de l’artisanat : entraîner progressivement les pigeons à revenir depuis des lieux de plus en plus éloignés, puis les faire enregistrer en personne au point de départ des courses à des centaines de kilomètres de New York, avant d’attendre leur retour (incertain) sur leurs toits. Magie et superstition sont de mise car le résultat des courses est souvent très imprévisible.
17Le contraste est très fort avec la compétition internationale analysée dans le dernier chapitre, « the Million Dollar Pigeon Race », en Afrique du Sud. Cette fois, les enjeux financiers sont centraux : le pigeon gagnant de la course remporte 200 000 dollars. Plus de 2000 pigeons sont envoyés depuis vingt-huit pays (les frais d’inscription sont de 1000 dollars, parfois partagés par plusieurs « actionnaires »), une armada de professionnels les réceptionnent, les examinent et les baguent avant de les lancer sur 600 km de course.
18Dans un stade, 6000 spectateurs suivent leur trajet par GPS et acclament leur arrivée retransmise sur grand écran, avant de participer à des enchères de dizaines de milliers de dollars pour les pigeons victorieux. Sous couvert de rationalisation, de compétition libre et égalitaire encadrée par des experts professionnels, Colin Jerolmack constate, parce qu’il compare ses observations à celles du Bronx, que l’argent prend le pas sur les compétences et le labeur, que l’artisanat, la magie, l’appartenance à une communauté locale sont supplantés par des enchères globalisées où les plus riches l’emportent. La course sud-africaine visibilise alors ce qu’est la mondialisation commerciale : non pas une « mise à plat » du monde, mais la commercialisation des traditions sur des marchés mondiaux et la disqualification de la « course de chevaux du pauvre », indice d’une polarisation sociale et d’inégalités exacerbées à l’échelle globale.
Notes
1 Johanna Siméant (dir.), Romain Lecler, Cécile Rabot, Bertrand Réau, Sébastien Roux, Anne-Catherine Wagner (coor.) (2015), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, Paris, CNRS Éditions.
2 George E. Marcus (1995), « Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, vol. 24, p. 95-117.
3 Lire l’article de Colin Jerolmack publié en 2008 dans American Sociological Review, « Animal Practices, Ethnicity and Community: The Turkish Pigeon Handlers of Berlin », vol. 72, no 6, p. 874-94.
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Référence électronique
Romain Lecler, « Colin Jerolmack, The Global Pigeon (University of Chicago Press, 2013) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2021, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/9149
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