Jean-François Orianne, Petit précis de théorie sociologique (Deboeck Supérieur, 2019)
Jean-François Orianne (2019), Petit précis de théorie sociologique, Louvain-la-Neuve, Deboeck Supérieur, 208 p.
Texte intégral
1Ce petit ouvrage se présente comme un manuel destiné à des étudiants de premier et deuxième cycles non spécialisés en sociologie, et il est effectivement issu d’un enseignement d’initiation à la sociologie dispensé pendant dix ans dans des écoles professionnalisantes, notamment une école d’infirmières en Belgique. Mais cet ouvrage résulte de plusieurs choix allant à rebours de ce que l’on attendrait dans un manuel, a fortiori quand il est destiné à des non-spécialistes, et il constitue tout autant un manifeste, c’est-à-dire un ensemble d’affirmations originales et défendues avec force sur la sociologie, les raisons d’en faire, une façon de l’aborder et les défis qui se présentent à elle. Le premier de ces choix consiste à aborder la sociologie par la théorie, et plus précisément même à partir de grands auteurs « classiques » dont certains, à l’instar de Talcott Parsons, sont peu pratiqués, voire oubliés, y compris de sociologues professionnels. Pourtant, depuis environ trente ans, dans l’enseignement supérieur, les enseignants de sociologie du supérieur ont de plus en plus mis l’enquête au centre de la formation, notamment quand cette dernière s’adresse à des non-spécialistes. Auteur de recherches empiriques sur divers objets (travail social, musique, travail avec des chiens par exemple), Jean-François Orianne considère, à l’inverse de cette tendance dominante, que la formation du regard sociologique passe par la maîtrise de schèmes et de concepts pouvant aider à rompre avec un regard naïf sur les mondes sociaux. Le deuxième choix original sous-tendant ce texte concerne justement les auteurs mobilisés et la présentation qui en est faite. L’ouvrage est structuré en sept chapitres consacrés respectivement aux fondateurs des trois traditions sociologiques française, allemande et américaine, Émile Durkheim, Max Weber et Georges Mead, puis à deux héritiers à divers titres de ces pères fondateurs, Talcott Parsons et Norbert Elias, et enfin à une troisième génération représentée ici par Harold Garfinkel et Niklas Luhmann, vus comme des héritiers des auteurs de la deuxième génération. Le choix ne s’est donc porté ni sur les sociologues les plus lus aujourd’hui, ni sur les plus faciles d’accès.
2L’accent est mis sur la présentation de chaque auteur, et l’organisation en chapitres est efficace, mais il s’agit aussi d’un livre d’histoire de la sociologie. En effet, une thèse se dessine dans les introductions de parties, dans les notes ou entre les lignes, portant sur l’enchaînement des trois générations que les sept auteurs représentent. Jean-François Orianne évoque ainsi les emprunts à É. Durkheim et M. Weber permettant à T. Parsons de construire sa théorie, ou la façon dont H. Garfinkel s’inspire des enseignements d’É. Durkheim. Ces ponts, qui ne sont sans doute plus très évidents aujourd’hui même pour certains sociologues professionnels, sont un apport majeur de l’ouvrage, qui peut être lu, avec des bénéfices différents, par des lectorats très divers. Par exemple, le rapprochement entre M. Weber et N. Elias est particulièrement éclairant pour saisir les traits de la modernité, telle qu’elle occupe des sociologues dans des champs aussi variés que le travail, les professions, les organisations ou encore les risques : la lecture de ces chapitres aide à voir les rapports étroits entre rationalisation et distanciation, et la façon dont cette thématique s’est construite dans l’histoire de la sociologie. Plus généralement, l’histoire esquissée des générations permet de rappeler d’où viennent les théories les plus récentes présentées et les outils qu’elles fournissent, qui sont toujours des réponses à des questions identifiées à un moment donné de l’histoire. Le fil chronologique qui sous-tend l’ouvrage dessine ainsi une ébauche d’histoire internaliste, c’est-à-dire par les savoirs, de la discipline. Le livre se termine par une conclusion où l’auteur expose ce qu’il considère comme trois « enjeux actuels de la sociologie » : le développement d’une théorie sociologique générale, le dialogue interdisciplinaire et l’ouverture de l’analyse sociologique aux « non-humains », selon une expression empruntée à Bruno Latour, sans pour autant que Jean-François Orianne ne revendique une proximité avec cet auteur.
3D’un manuel, ce livre a plusieurs qualités : une présentation de fondamentaux de la discipline, un plan simple et une écriture claire. L’ensemble est convaincant, car rigoureux, clair et fidèle aux théories présentées. Il peut cependant être déroutant, la lecture en est exigeante car le propos est dense et l’auteur ne s’interdit pas un certain niveau d’abstraction. Ce livre a aussi les qualités d’un manifeste, puisqu’il adopte une perspective originale sur sa discipline, la défend avec force et pourra intéresser même des sociologues confirmés. Il mérite ainsi de susciter un débat, car sa lecture provoque des interrogations ou des regrets portant sur plusieurs choix, à commencer par les auteurs présentés. On pourrait ainsi se demander pourquoi ressortir la vieille théorie parsonienne tant vilipendée par les interactionnistes, non sans quelques bonnes raisons d’ailleurs. Plus encore, pourquoi avoir pris des auteurs aussi atypiques et difficiles que H. Garfinkel et N. Luhmann, comme représentants de la troisième génération ? Cela ne semble a priori pas être ce dont des étudiants ne se destinant pas à la sociologie ont besoin. À l’inverse, l’absence d’auteurs comme Pierre Bourdieu, Georg Simmel et les interactionnistes de la deuxième génération (notamment Erving Goffman) peut étonner.
4Les raisons du choix de H. Garfinkel et N. Luhmann sont assez claires à la lecture des chapitres, à défaut d’être totalement explicites. Dans la présentation de H. Garfinkel, l’accent est mis sur la critique radicale de la théorie classique, sur le refus de la grande théorie et de l’idée de coupure épistémique, et sur ce qui permet de rendre inopérante toute tentation d’essentialiser des entités sociales. Or, ces traits se retrouvent, moins radicalement exprimés mais tout aussi déterminants, dans des courants comme l’interactionnisme, d’une part, et les sociologies pragmatiques, de l’autre, qui inspirent une part considérable de la sociologie contemporaine. Si les sociologues ethnométhodologues sont rares, ceux dont le travail reprend des positions épistémologiques proches de l’ethnométhodologie sont à l’inverse nombreux. L’absence de l’interactionnisme ou de B. Latour s’explique alors, puisque ce livre ambitionne davantage de présenter diverses conceptions du social dans ce qu’elles ont de plus contrastées, que les théories elles-mêmes.
5La présence de N. Luhmann peut étonner plus encore que celle de H. Garfinkel. Mais la présentation de ses réflexions sur les interactions et la confiance, d’un côté, et sur les systèmes, de l’autre, fait bien ressortir comment ce sociologue peu lu en France tente de penser à nouveau la société comme un système d’interdépendances fortes, tout en intégrant les critiques de la grande théorie. Pour lui, en effet, le système social est moins constitué d’entités réifiées que d’interactions et de flux d’information. La confiance est importante parce que rien de « dur » (règles, institutions) ne peut suffire à son maintien. Il se caractérise par sa complexité, et la confiance opère comme un réducteur de complexité qui permet l’action. Enfin, concernant P; Bourdieu, les explications données par Jean-François Orianne renvoient à sa proximité avec N. Elias (dépassement de l’opposition entre l’individuel et le collectif, importance des rapports entre habitus et configuration ou champ). Mais ces explications succinctes convainquent moins que celles portant sur les autres auteurs.
6D’autres passages trop rapides suscitent des regrets. Il est d’autant plus dommage que les ponts entre les générations de sociologues ne restent qu’esquissés, qu’ils fournissent déjà en soi des points de repère intéressants. De même, la conclusion laisse le lecteur sur sa faim. On referme le livre en regrettant de ne pas en savoir davantage sur la façon dont son auteur envisage d’articuler les trois défis qu’il identifie avec les théories les plus contemporaines qu’il a présentées ou avec d’autres, ainsi qu’avec les pratiques actuelles de la recherche. En particulier, la proposition de remettre sur le métier une théorie générale de la société, qui va à l’encontre des convictions contemporaines des sociologues sur le sens de leur travail, demanderait à être davantage développée. S’il s’agissait de proposer une théorie unifiée absorbant et remplaçant celles qui existent, la proposition serait bien sûr absurde et ne vaudrait pas qu’on s’y attarde. Mais il faut comprendre cette proposition tout autrement, d’une façon qui fait au contraire sens pour l’auteur de ces lignes. Cette proposition est d’abord une réponse au discrédit touchant la théorie depuis environ trente ans, avec la présentation de l’enquête comme le cœur du métier du sociologue. La sacralisation de l’« empirisme irréductible » (Olivier Schwartz, postface à Nels Anderson, Le Hobo, sociologie du sans-abri, Nathan, Paris, 1993) fait courir le risque d’oublier de réfléchir à ce qu’est le social et aux grandes conceptions qui coexistent dans notre discipline, comme Raymond Aron puis Peter Berger l’avaient fait en leur temps. Comme nous l’avons vu plus haut à propos de H. Garfinkel et N. Luhmann, le choix des auteurs résumés vise justement à actualiser ce type de question. La proposition de renouer avec l’ambition d’une théorie générale répond ensuite au risque de fragmentation de la discipline, en pensant la complémentarité de ces conceptions du social et des approches qui en découlent. La précision et la finesse dans la présentation des auteurs montrent en effet qu’il n’est pas question de faire passer les théories existantes sur un lit de Procuste. En prêtant fortement attention à la diversité des façons dont le monde social a été regardé par les sociologues depuis les travaux des auteurs considérés ici comme les pères fondateurs de la discipline, cet ouvrage cultive un éclectisme assez rare et offre un regard salutaire sur la diversité des théories sociologiques. Mais il cherche aussi à faire saisir que tous les sociologues ont eu des préoccupations communes pour le lien social, pour la modernité ou encore pour la construction des individus…, et qu’ils ont davantage emprunté les uns aux autres que ce que l’on retient parfois. Il esquisse ainsi un fond d’unité d’une discipline qui se vit, se pense et se donne souvent à voir sous les auspices de l’irréductible diversité voire des conflits. Ainsi nous semble devoir être comprise la proposition de théorie générale : comme un horizon de réflexion pour tenter de contrecarrer des forces de fragmentation disciplinaire.
7Ce livre laisse des insatisfactions et soulève des questions légitimes, à commencer par celle sur le choix des auteurs. Mais en suscitant le débat sur les grandes conceptions du social avec lesquelles nous travaillons, il accède à un statut autre que celui de manuel. Il est précieux justement parce qu’il va à l’encontre d’une conception de la formation au métier de sociologue très majoritairement partagée aujourd’hui, manifestant ainsi la liberté intellectuelle de l’auteur, la haute estime qu’il porte aux étudiants, et l’ambition qu’il cultive d’une sociologie contemporaine davantage consciente de son histoire et de ce qu’elle recouvre. C’est pourquoi il mérite mieux qu’une lecture qui consisterait à se demander si l’on y trouve ce que l’on y aurait mis soi-même. Avec de grandes qualités de clarté et de rigueur, il vient combler un vide sur le créneau atypique d’introductions à la sociologie visant à nourrir un regard sur le monde social informé par des schèmes sociologiques divers. Sa lecture peut être bénéfique non seulement aux non-sociologues auxquels il s’adresse prioritairement, mais aussi à des sociologues professionnels à la recherche de points de repère sur des pans de leur discipline dont la spécialisation dans le travail d’enseignement et de recherche les a éloignés, et à ceux qui ne se résignent pas à un paysage théorique balkanisé.
Pour citer cet article
Référence électronique
Florent Champy, « Jean-François Orianne, Petit précis de théorie sociologique (Deboeck Supérieur, 2019) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2021, mis en ligne le 03 août 2021, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/8820
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