1En France, en l’espace de deux décennies, l’injonction à « faire participer les usagers » a progressivement imprégné les politiques sociales et de santé publique, devenant aujourd’hui une véritable norme d’action publique. À l’instar des dispositifs institutionnels de lutte contre la pauvreté ou de promotion de la santé (Basson & Honda, 2018), qui font des bénéficiaires – en particulier les plus vulnérables – des acteur·rices et citoyen·nes à part entière, les associations jouent un rôle central dans la mise en œuvre de cette nouvelle norme participative (Arnal & Haegel, 2019). La « mission squats » menée par Médecins du Monde (MdM) à Toulouse, sur laquelle porte cet article, s’inscrit spécifiquement dans cette logique, à la fois parce qu’elle vise l’empowerment des habitant·es – très majoritairement migrant·es – de ces lieux et parce qu’elle repose sur la collaboration et la médiation (Duriez, 1997) d’une partie d’entre elles et eux, appelé·es « personnes ressource ». En s’important en France, au courant des années 2000, dans les secteurs du travail social et de la santé (Bacqué & Biewener, 2013 ; Carrel & Rosenberg, 2014), les méthodes dites d’empowerment visent à (re)donner du pouvoir, non plus par l’assistanat, mais par la participation de celles et ceux qui n’en ont pas. Au sein de MdM, cette notion est appréhendée dans sa dimension individuelle (Calvès, 2009 ; Bacqué & Biewener, 2015), comprise comme un état, qui relève d’une capacité d’agir sur sa santé.
2Prise entre injonction et émancipation (Carrel, 2017), cette procédure participative au sein de la « mission squats » s’inspire, à différents égards, des pratiques de la pair-aidance (Gardien, 2017 ; Schweitzer, 2020 ; Troisoeufs, 2020). Dans le secteur de la santé, la figure du pair-aidant tire sa légitimité des savoirs issus de son vécu de la maladie ou du handicap (Gardien, 2018). Induisant une proximité et une horizontalité des rapports au sein du groupe concerné, sa participation facilite les échanges tout en valorisant certains types d’expertises (Terral, 2013) : les savoirs des usager·es, ancrés et situés, issus de leurs expériences et de leurs parcours (Dos Santos, 2017), éloignés des savoirs légitimes et dominants (médicaux, académiques, occidentaux) (Sousa Santos, 2017). Ce travail de médiation par les pairs conduit ainsi à des rapports plus égalitaires dans la production des connaissances en santé (Godrie, 2017). La mobilisation des squatteur·euses dans des pratiques de médiation en santé est bien au cœur du dispositif participatif de MdM. Néanmoins, les enjeux de santé qui justifient l’utilité de cette mission et le recours à ce type de dispositif diffèrent sensiblement de la démarche communautaire qui caractérisent la pair-aidance. Ciblant une population migrante et vulnérable aux besoins spécifiques en santé (Chambon et al., 2020), MdM vise avant tout à proposer – et orienter vers – un soin adapté.
3Loin de la professionnalisation qui caractérise l’émergence des nouveaux métiers de la pair-aidance (Barthélémy-Stern, 2009 ; Maugiron, 2019 ; Troisoeufs, 2020), la participation des « personnes ressource » des squats repose sur le bénévolat. S’il est gratuit et partiellement invisibilisé (Krinsky & Simonet, 2012), ce travail suppose toutefois aussi des compétences multiples, souvent invisibles, et une certaine plasticité pour pouvoir répondre à des demandes parsemées et réaliser des tâches éclatées (Gadrey et al., 2001). Utiles et efficaces (Gardien, 2018), leurs savoirs sont autrement indispensables car sans ces tiers la « mission squats » ne pourrait pas exister. Parce que les « personnes ressource » incarnent une condition de possibilité de l’intervention en squats, elles ont été sollicitées dès l’élaboration du projet. Les présentant comme des « leader », les bénévoles MdM ne décrivent néanmoins pas, ou peu, ces squatteur·euses au regard des ressources ou des compétences qu’ils et elles possèdent. Un flou subsiste quant aux critères de recrutement et aux modalités de leur engagement auprès de MdM. À la fois informateur·rices, passeur·euses, traducteur·rices, accompagnant·es, médiateur·rices, ces squatteur·euses sont pourtant loin d’être dépourvu·es d’un certain nombre de ressources, et de capitaux, au principe de leurs compétences.
4En restituant les conditions de recrutement et les modes d’engagement des « personnes ressource » dans la « mission squats », cet article entend analyser les formes de collaboration au sein de ce dispositif sanitaire récent et instable, sous l’angle des inégalités sociales et de santé. La rhétorique de l’empowerment, au principe de l’objectif d’autonomisation des usager·es en matière de santé, fonctionne pour les intervenant·es MdM comme une conviction sous tendue par un ensemble de valeurs (citoyennes, militantes, professionnelles). Parallèlement, la mise en œuvre d’une telle mission, ciblant spécifiquement une population migrante, précarisée et squatteuse, produit un ensemble de contraintes qui nécessitent de sélectionner une partie de ses bénéficiaires. Qui sont donc ces squatteur·euses devenu·es « personnes ressource » ? De quoi sont-il·elles pairs ? Pourquoi et comment sont-il·elles recruté·es ? Quels savoirs et quelles compétences mobilisent-il·elles pour assurer la mise en œuvre de cette mission ? Quelles ressources captent-il·elles par ce dispositif de santé ? Enfin, quels effets ce dispositif produit-il sur les personnes et les communautés concernées ? Il s’agira ainsi d’analyser le rôle des « personnes ressource » dans la reproduction des inégalités sociales de santé au sein des squats, à travers leur participation à un dispositif qui vise à les réduire.
5Pour se faire, et contribuer à prolonger les réflexions entamées dans ce champ de recherche, nous mobiliserons une approche par les capitaux et les ressources. La notion de capital désigne l’ensemble des ressources accumulées par les individus, qui affectent leurs trajectoires (scolaire, professionnelle, familiale, résidentielle, etc.) (Bourdieu, 1994 ; Coulangeon, 2012). Le capital se décline en différentes espèces – social, symbolique, économique et culturel (Bourdieu, 1979, 1980, 1997 ; Serre, 2012) – inégalement distribuées dans l’espace social. Outre les grandes instances de socialisation (Darmon, 2006) par lesquelles s’acquièrent des ressources susceptibles d’être converties (c’est-à-dire légitimées) en capitaux, d’autres lieux de socialisation (les collectifs militants, les sociabilités populaires, les squats, etc.) peuvent également doter les individus – notamment les plus démuni·es – de ressources particulières : relationnelles, organisationnelles, langagières, etc. (Matonti & Poupeau, 2004 ; Retière, 2003 ; Bouillon, 2009). Parce que les ressources dépendent étroitement des réseaux (Bidart et al., 2011) et des univers sociaux qui les certifient (Pierru, 2010 ; Serre, 2012), elles sont différemment mobilisées et actualisées sous forme de compétences. Ces notions ont donc ceci d’intéressant qu’elles permettent d’appréhender les conditions sociales d’acquisition et de mobilisation des savoirs et des compétences des « personnes ressource » mis au service de MdM et de saisir, ce faisant, les effets inégalitaires de ce dispositif de santé.
Une enquête engagée au sein d’une recherche collaborative
Cette enquête est issue d’une recherche collaborativea entre MdM et une équipe de chercheur·es (composée d’une épidémiologiste, un politiste et deux sociologues). En raison de ma connaissance du terrain des squats (issue de mon travail de thèse et de mes activités militantes) et de mon contrat post-doctoral sur ce projet, je (sociologue) réalise le travail de terrain. L’enquête a débuté en mai 2018 et est encore en cours.
Durant les six premiers mois d’enquête exploratoire, j’ai suivi quotidiennement, de deux à quatre fois par semaine, les bénévoles de MdM pendant leurs interventions en squats. J’ai ensuite mené des observations dans les trois squats où MdM intervenait, à raison de deux à trois fois par semaine, pendant et à côté des actions des bénévoles, durant trois à cinq heures, dans le squat de Minali ; et une fois par semaine, lors des actions de MdM uniquement, durant deux à trois heures, dans les deux squats de Lapantesb. En parallèle, j’ai assisté à l’ensemble des réunions d’équipe et avec les partenaires relatives à la « mission squats ». Ces observations ont été complétées par des entretiens ethnographiques (Beaud, 1996) avec Marie et Farid (les deux « personnes ressource » de Minali) puis avec Joe (la « personne ressource » des squats de Lapantes), ainsi qu’avec les bénévoles de la missionc et des représentant·es de la délégation. Enfin, une partie des données provient de l’analyse de différents documents concernant la « mission squats ».
Ma proximité avec le terrain des squats – bien antérieure à la mission de MdM – a joué favorablement sur la situation d’enquête en suscitant des rapports de confiance propices à la collaboration. Concernant le squat de Minali, où je connaissais déjà une partie des occupant·es dont Marie, une grande partie du matériau recueilli provient de discussions informelles au cours de mes visites régulières pour assister aux « réunions d’habitantsd » ou pour boire le café avec Farid et Marie. Arriver en terrain connu ne doit pas pour autant faire occulter les rapports sociaux et les rapports de pouvoir qui structurent la relation d’enquête (Clair, 2016), ni dissimuler les enjeux qu’elle soulève aux yeux des enquêté·es (Mauger, 1991). En raison de la reconnaissance de ma posture d’enquêtrice « alliée » qui porte un intérêt aux expériences des squatteur·euses, la situation d’enquête a pu représenter pour celles et ceux que je connaissais une occasion de légitimation de soi et du groupe. Néanmoins, parce que j’étais aussi et d’abord perçue, par d’autres, à travers mes propriétés sociales (de classe et de race) dominantes, ma présence provoquait parfois intimidation et méfiance. Dans les squats de Lapantes, mon entrée s’est en revanche faite par l’intermédiaire de MdM. Le fait d’accompagner les bénévoles durant leurs interventions, pour mener mes observations, a inévitablement brouillé ma position d’enquêtrice. Apparentée à MdM, c’est par le prisme sanitaire que les interactions avec les jeunes hommes de ces lieux se sont établies. L’explicitation du travail de recherche auprès de Joe s’est faite à l’occasion d’une réunion d’équipe organisée chez une bénévole. Dans son cas, la relation d’enquête – qu’il a ensuite fortement sollicitée – doit être rapportée à ses compétences langagières et relationnelles, et aux différents intérêts symboliques qu’il y trouvait. À l’image de son engagement auprès de MdM, sa collaboration soutenue durant l’enquête relevait, à de nombreux égards, d’une stratégie promotionnelle auprès d’une enquêtrice vue comme une jeune femme blanche, hétérosexuelle, occupant une position sociale élevée.
a Ce projet de recherche (EXPERTISS), financé par l’INCa, s’inscrit dans le domaine des recherches interventionnelles en santé des populations (RISP).
b Tous les (pré)noms des personnes, des squats et des quartiers de la ville ont été modifiés ; la ville n’a pas été anonymisée.
c Ces bénévoles sont majoritairement des femmes et des professionnel·les de santé, en formation ou en activité (infirmières, médecins généralistes ou spécialistes, psychologues et psychothérapeutes) et ont entre 20 et 40 ans.
d C’est ainsi que les habitant·es du lieu nomment leur réunion hebdomadaire.
6Comprendre la centralité des « personnes ressource » dans ce dispositif sanitaire implique en premier lieu de situer la « mission squats » dans l’histoire et la configuration locales d’aide aux squats de migrant·es, puis de présenter les caractéristiques de ces squats et de leurs occupant·es. Nous verrons que la mobilisation d’une partie d’entre elles et eux, et la fabrication de ce statut, relèvent d’une nécessité pour MdM. On s’intéressera ensuite aux conditions de recrutement et aux modes d’engagement des « personnes ressource » dans la « mission squats ». Si l’investissement dans ce rôle nécessite de détenir certaines ressources et induit donc une sélection sociale des squatteur·euses, ces dernier·es n’ont pas pour autant le même profil. À partir de la présentation de trois cas, nous illustrerons les différents profils de « personnes-ressource » et nous exposerons leur rapport différencié à cet engagement au regard de leurs parcours socio-migratoires, de leurs propriétés sociales et de leur (non)appartenance à certains réseaux. On analysera enfin le paradoxe qu’entraîne leur participation au sein du dispositif. Alors que leur investissement tout au long du processus d’intervention s’avère déterminant pour la mise en œuvre d’une mission qui assure l’accès aux soins des squatteur·euses les plus en marge du système de santé, il conduit en même temps à creuser les écarts et les inégalités au sein de cette population migrante et précarisée vivant en squats.
7Les squats, produits du mal-logement et lieux de « non-droit », font l’objet d’une appréhension institutionnelle ambiguë (Bouillon, 2009) renvoyant à des contradictions normatives : entre référence à un « état de nécessité » et répression d’une situation illégale (Coutant, 2000). À Toulouse, comme dans d’autres villes, l’ambivalence de la norme d’État à l’égard des squats se traduit dans la gestion par les pouvoirs publics de ces lieux, qui oscille entre politiques répressives, politiques d’intégration des « illégaux » à travers la dépénalisation des activités (généralement culturelles et artistiques) (Aguilera, 2012) et (volonté d’une) prise en charge sociale du mal ou du non-logement. Selon le type de squats, les populations qui y résident et les activités qui s’y déroulent, la gouvernance urbaine diffère sensiblement. De plus, parce que le squat n’est pas une catégorie d’intervention publique en tant que telle, il se situe au croisement de différents champs de l’action publique (le logement, la culture, la santé, l’urbanisme) et d’un ensemble de services municipaux. Les squats occupés par des migrant·es à Toulouse font régulièrement l’objet de discussions au sein de réunions mensuelles tenues par une commission d’aide au logement de la mairie, auxquelles les associations, dont MdM, sont conviées, mais rarement d’une prise en charge effective. Ce sont donc principalement les acteur·rices des secteurs militant et associatif qui viennent en aide aux occupant·es de ces lieux. Aujourd’hui morcelée, cette prise en charge sociale et sanitaire relève de deux stratégies politiques distinctes à l’égard des squats selon les sphères, militante ou associative, dans laquelle elle s’inscrit.
- 1 Toutes les données concernant ce réseau militant d’aide au logement des migrant·es sont issues d’un (...)
8L’aide aux migrant·es pour l’accès au logement s’ancre historiquement et localement dans le tissu militant anarchiste. Depuis les années 1990, différents collectifs militants soutiennent les migrant·es en ouvrant des squats pour leur permettre d’accéder à un logement. Fondée sur l’illégalisme urbain, cette stratégie politique consiste, au départ, à obliger les pouvoirs publics à mener des politiques d’accès aux droits et de relogement (Péchu, 2006). À partir des années 2010, la nouvelle génération militante anarcho-autonome prône un positionnement en rupture avec les pouvoirs publics et transforme la stratégie politique d’accès au logement des migrant·es : le squat, en tant que forme d’habitat, devient une finalité en soi, qu’il convient de défendre face aux politiques répressives de la ville (Nicaise, 2015)1. Parce que le nombre de squats de migrant·es ne cesse d’augmenter, certaines associations commencent à entrer et à intervenir dans ces lieux. Si elles y effectuent le même type d’accompagnement que les militant·es, cette gestion relève davantage d’une « politique de l’urgence » (Bouillon, 2009) éclatée entre différents secteurs de l’intervention sociale. Ces associations collaborent activement avec les pouvoirs publics dans le but de reloger les migrant·es. En prônant la disparition des squats, les acteur·rices du milieu associatif s’inscrivent donc à l’opposé de la politique des squats menée par les militant·es anarcho-autonomes. Ce n’est que plus tardivement que la question de l’accès aux soins des migrant·es vivant en squat apparait localement. Dans l’objectif de coordonner des actions en santé publique à destination des populations précaires, une plateforme (« santé précarité ») est créée en 2015 par l’agence régionale de santé. Cette plateforme cible les logements précaires et insalubres, dont les squats de migrant·es font partie, et tente de coordonner des acteur·rices des secteurs sanitaire, médicosocial et social pour intervenir dans ces lieux.
- 2 Aucune autre ONG ou association de santé n’intervenait jusqu’alors localement dans les squats.
9C’est dans cette configuration locale morcelée d’aide aux migrant·es vivant en squats que MdM fait son apparition en 2016, quand débute la « mission squats », et intègre la plateforme « santé précarité ». Moins que de chercher à se faire une place dans un champ d’intervention concurrentiel2, MdM se positionne en tant que premier et principal acteur associatif gérant les questions sanitaires dans les squats, s’assurant ainsi de durer sur cette mission. Sa position à l’égard des squats est semblable à celle des autres associations : MdM souhaite dialoguer avec les acteurs publics en charge du logement pour les inciter à mener des politiques sociales et espère, à terme, la disparition des squats de pauvreté. Néanmoins, dans les faits, cette position se heurte fréquemment aux apories de la gestion publique des squats : à plusieurs reprises, l’association intervient au cours d’expulsion de squats pour alerter des risques sociaux et sanitaires du délogement des habitant·es.
- 3 Malgré ses usages variés, nous préférons le terme de migrant·es pour qualifier les personnes qui, a (...)
- 4 « Un migrant sur quatre en 1962 et un sur deux en 1965 échoue dans un bidonville » (Gastaut, 2000, (...)
10En comparaison avec le nombre de migrant·es3 qui vivaient en bidonville dans les années 19604 (Gastaut, 2000), les habitant·es des squats sont aujourd’hui proportionnellement moins nombreux·euses. Les personnes en provenance de l’étranger demeurent toutefois surreprésentées dans ce type de logement précaire (Bouillon, 2009). L’habitat en squat traduit très directement la privation de droits (au séjour et au logement) qui caractérise une partie de cette population et entraine une relégation sociale, spatiale et économique. Cette situation de non-logement s’accompagne en effet de difficultés d’accès à l’emploi et aux dispositifs de protection sociale, d’un isolement relationnel (Revault, 2017), exposant les migrant·es à un ensemble de vulnérabilités (Fassin, 2000 ; Adam, 2017) socio-économiques et sanitaires qui s’enchevêtrent – et qui justifient donc l’action de MdM. Si la santé est un capital initial essentiel au départ migratoire (Simon Combes, 2019), elle est fortement dégradée au cours du parcours de migration et, plus précisément, par la précarisation des conditions d’existence et les discriminations vécues dans le pays d’accueil (Cognet et al., 2012 ; Khalt & Guillot, 2017 ; Mestre, 2017 ; Revault, 2017). Les pathologies les plus fréquentes dont souffrent les migrant·es (la tuberculose, l’hépatite B et le VIH) ne sont guère spécifiques à cette population (Fassin, 2000), mais il·elles y sont en revanche davantage exposé·es. La prévalence de certaines pathologies (digestives et musculo-squelettiques) et des troubles psychiques doit davantage être rapportée à des séquelles des parcours migratoires. La santé mentale des migrant·es se trouve encore aggravée par les conditions d’accueil et d’autant plus touchée quand il·elles subissent des discriminations liées au genre et à la sexualité (Beltran, 2020). Enfin, les risques de mortalité périnatale et certaines pathologies concernent plus spécifiquement les femmes migrantes et leurs enfants (Mestre, 2017). Cette fragilisation multidimensionnelle n’a cessé de s’accentuer au cours des deux dernières décennies. La fermeture des frontières européennes à l’immigration régulière et le manque de cohérence des politiques publiques françaises d’accueil des migrant·es ont eu pour conséquences majeures la dégradation de leurs conditions de vie (Mestre, 2017 ; Simon Combes, 2019) et leur criminalisation. Sont alors apparus de manière croissante les « délits d’immigration » (Palidda, 1999), dont le squat fait partie.
11Loin de l’uniformité à laquelle ils sont couramment renvoyés, les squats de migrant·es sont en réalité pluriels et peuvent être rapportés à différentes typologies selon leurs usages (Bouillon, 2009 ; Péchu, 2010). De manière générale, les squats sont difficiles à quantifier. Leurs caractères mouvant et instable en font des habitats temporaires qui ne durent généralement que quelques mois. Le statut illégal du squat et les risques juridiques qu’encourent leurs occupant·es les obligent par ailleurs à la prudence et à la discrétion. Peu de squatteurs et de squatteuses indiquent ainsi explicitement leur mode d’habitat. L’impossibilité d’estimer précisément le nombre de squats de migrant·es et leur localisation s’explique par ailleurs par leur prise en charge sociale et sanitaire morcelée. En 2018, les militant·es anarcho-autonomes estiment le nombre de personnes étrangères qu’il·elles (re)logent à Toulouse à plus de 200, réparties dans différents bâtiments du centre-ville. Cette même année, la cartographie des squats, établie par la plateforme « santé précarité », recense huit squats de migrant·es allant de 12 à 100 personnes, dont certains sont déjà soutenus par des collectifs militants et l’association « Droit Au Logement ». MdM intervient au départ dans quatre de ces huit squats. Après l’expulsion de l’un d’entre eux, la mission se poursuit dans le squat de Minali et les deux squats de Lapantes durant l’année 2018 et l’année 2019. Les squats dans lesquels MdM intervient au cours de cette période ne représentent donc qu’une partie des squats de migrant·es à Toulouse.
- 5 Des espaces dont la vocation première est d’héberger leurs résident·es.
- 6 Le nombre d’habitants à continûment augmenté depuis leurs ouvertures. Le deuxième squat a été ouver (...)
- 7 Elles appartiennent à des propriétaires privés différents.
- 8 Ils ont, pour la plupart, entre 20 et 30 ans.
- 9 Ils sont aidés par différentes associations pour accéder gratuitement à de la nourriture, des carte (...)
12Si le squat de Minali et ceux de Lapantes sont avant tout des squats d’habitation (Bouillon, 2009)5, ils sont cependant très différents sur de nombreux aspects. Les deux squats de Lapantes (le premier regroupant une trentaine de personnes, le deuxième entre sept et quinze selon les périodes6) sont des squats de passage et de pauvreté. Situées dans la même rue d’un quartier résidentiel excentré, les deux petites maisons occupées7 comportent trois chambres, un salon et une cuisine. À part la cuisine, toutes les autres pièces ont été transformées en couchage. Les jeunes8 hommes migrants qui habitent ces maisons ne souhaitent pas y rester. Sauf un (venu de Bulgarie), tous sont originaires de pays d’Afrique de l’Ouest (du Nigéria, de Guinée, de Côte d’Ivoire pour une grande partie). Ils n’ont pas d’activité professionnelle « ici » et ont donc de très faibles ressources économiques9. Toulouse, et plus généralement la France, ne représente qu’une étape de leur parcours migratoire. Ces squats constituent donc un point de chute temporaire. Tous veulent se rendre en Angleterre parce que les conditions d’accueil et de vie des migrant·es leur semblent meilleures. Sachant néanmoins qu’il est « plus facile de se soigner en France », tous ont demandé l’aide médicale d’État (AME) à leur arrivée sur le territoire. Le mode d’organisation collective des squats de Lapantes repose sur la nomination d’un « chef » (pour les deux squats) selon un critère d’âge (c’est l’aîné du groupe) et un rapport de force : « c’est celui qui s’impose, qui domine », explique Joe quand je lui demande comment le « chef » a été choisi.
- 10 Tous les enfants de plus de trois ans sont scolarisé·es.
- 11 En tant qu’ouvriers sur des chantiers pour les hommes, en tant qu’ouvrières agricoles ou femmes de (...)
- 12 Les habitant·es du lieu se désignent comme tel.
13Le squat de Minali est un squat de sédentarisation aux contours militants. Il héberge entre 75 et 80 personnes (dont une vingtaine d’enfants10), très majoritairement des familles venues d’Afrique du Nord (du Maroc, d’Algérie et de Tunisie) et d’Europe de l’Est (de Bulgarie), qui souhaitent demeurer à Toulouse, certaines dans ce squat. Plus de la moitié des occupant·es sont en attente de régularisation de leur situation administrative. Les adultes sont agé·es de 18 ans à plus de 70 ans. La majorité a connu une scolarisation courte dans son pays d’origine. D’autres, minoritaires (des femmes originaires du Maroc et d’Algérie qui ont fui des situations de violences conjugales), ont fait des études universitaires courtes et travaillaient en tant qu’employées avant leur départ. « À peu près la moitié » (Farid) des habitant·es occupent des emplois précaires non-déclarés11. Situé dans l’ancien pavillon des maladies infectieuses au sein d’un centre hospitalier universitaire (CHU), le bâtiment se compose d’un rez-de-chaussée et d’un étage, chaque niveau comprenant une quinzaine de chambres et une cuisine collective. Les différentes communautés12 ethniques se sont réparties par étage : la communauté maghrébine occupe le rez-de-chaussée, la communauté bulgare le premier étage. Toutes les chambres mesurent une quinzaine de mètres carrés, et disposent d’un WC et d’une douche séparés par une cloison. Le mode d’organisation collective du lieu se veut horizontal et autogéré. Toutes les décisions concernant le squat sont prises lors des « réunions d’habitants » qui ont lieu chaque lundi soir.
14En France métropolitaine, MdM compte quinze délégations et mène un peu plus de soixante programmes. Les actions de l’association ciblent des populations précarisées (SDF, usager·es de drogues, migrant·es, travailleuse·eurs du sexe, mineur·es non-accompagné·es). À l’exception des centres d’accès aux soins et d’orientation, toutes les missions sont menées là où ces populations résident (dans la rue, les squats et les bidonvilles) et impliquent la présence de pairs-relais pour faciliter les interventions des bénévoles. En 2018, dix programmes sont menés auprès des personnes vivant en squats et en bidonvilles. Au sein de ces programmes, quatre missions ciblent spécifiquement les squats, à Paris, Marseille, Bordeaux et Toulouse. La médiation en santé est au cœur de chacune d’elle. Présentée comme « particulièrement adaptée » pour « améliorer la prise en charge des habitants » et « renforcer leurs capacités de recourir aux soins et aux droits de façon autonome13 », cette médiation relève d’un travail auprès des partenaires associatifs et de droit commun. Rien ne stipule cependant que ces médiateurs en santé sont, ou doivent être, des pairs communautaires. Pourtant, dans chaque ville où MdM intervient, des squatteur·euses sont indispensables à la mise en œuvre de ces missions car les bénévoles ne peuvent, ou ne veulent, pénétrer seul·es dans ces lieux.
15À Toulouse, leur rôle a été formalisé par la responsable de mission à travers la fabrication d’une figure, celle de la « personne ressource ». Présentées comme des « relais-communautaires » dans le rapport de la « mission exploratoire », ces squatteur·euses voient ensuite leur statut se spécifier dans un document intitulé « Profil de la “personne ressource”14 ». Y sont ainsi définies leurs missions et les tâches, nombreuses et diverses, à réaliser. MdM attend notamment qu’elles identifient les squatteur·euses dans le besoin (médical, psychologique ou social), qu’elles les informent, les orientent et les accompagnent, qu’elles sensibilisent leur co-habitant·es à travers des messages de prévention, qu’elles recueillent des données pour MdM, qu’elles organisent les activités communautaires au sein du squat, enfin qu’elles participent aux différentes réunions de MdM. Apparaissent également les conditions auxquelles ces tiers doivent répondre pour correspondre au « profil » : connaître les squats et les populations qui y résident, être reconnue au sein de leur « communauté » et avoir des « facilités » communicationnelles. Si le terme de médiation n’est pas mentionné, cette figure de la « personne ressource » est pourtant proche de celle du médiateur social (Barthélémy-Stern, 2009) ou en santé (Chambon et al., 2020). C’est en effet, d’abord, en tant que pairs que les « personnes ressource » sont sollicitées et que leurs savoirs sont valorisés. Un flou toutefois demeure quant à ladite communauté dont il·elles font partie et puisent leurs savoirs. L’appartenance au monde des squats apparaît comme évidente pour les bénévoles. En revanche, l’ethnicité n’est jamais évoquée, alors même qu’elle détermine la manière dont les migrant·es se répartissent entre les – et à l’intérieur des – squats. Bien que l’ethnicité joue inévitablement sur les relations au sein du squat15, elle ne représente pas un critère de désignation, par MdM, dans ce rôle. Moins qu’une marque d’adhésion à l’idéologie de l’intégration, contre un présumé « communautarisme » (Bertheleu, 2002)16, cette absence de considération semble davantage refléter les attendus des bénévoles à l’égard des « personnes ressource » : elles doivent avoir des rapports harmonieux avec l’ensemble de leurs co-habitant·es et fédérer malgré les différences ou les clivages ethniques. Ce que ces documents ne disent pas, mais laissent pourtant présumer, c’est que ce travail de médiation nécessite des compétences, nombreuses et invisibles, bien au-delà de celles énoncées.
- 17 Au sein des missions MdM France, l’immense majorité des acteur·rices de terrain sont bénévoles. Au (...)
16Compte tenu du rôle identique qu’elles sont censées jouer dans la « mission squats », les « personnes ressource » sont fréquemment présentées par les bénévoles à travers leurs traits communs. Le titre du document qui les présente au singulier (« Profil de la “personne ressource” ») atteste de cet effet d’homogénéisation. Leur recrutement apparaît par ailleurs, pour la plupart des bénévoles, comme aléatoire. Il est généralement présenté sur le registre de la spontanéité : « c’est lui qui est venu vers nous, ça s’est fait très naturellement », m’explique ainsi une bénévole. Bien que peu formalisé, ce recrutement relève en réalité de critères implicites qui renvoient à des savoir-faire empiriques issus de l’expérience (Barthélémy, 2004), à des aptitudes relationnelles induisant un certain savoir-être et à des capacités d’adaptation face à une multitude de tâches et de situations qui restent vagues et peu délimitées. À l’image des conditions d’embauche des jeunes dans le travail de médiation sociale, le recrutement des « personnes ressource » repose sur un mode intuitif par lequel s’opère une sélection silencieuse (Gadrey et al., 2001). Dans le cas de MdM, cette sélection est d’autant plus implicite qu’il ne s’agit pas d’un recrutement professionnel impliquant, a minima, d’établir des profils de poste et de définir des critères de recrutement. Les missions de MdM en France métropolitaine reposant essentiellement sur le bénévolat17, les « personnes ressource » recrutées ne peuvent envisager d’être embauchées pour le travail qu’elles effectueront. Elles demeurent donc éloignées d’une logique de professionnalisation qui caractérise pourtant le travail de médiation sociale et en santé (Gadrey et al., 2001 ; Bertheleu, 2002 ; Gardien & Laval, 2020). C’est précisément cet argument – (non)professionnel – qui est avancé par la responsable de mission pour justifier la forme souple et le caractère a priori non-sélectif du recrutement des squatteur·euses :
Responsable de la mission : Donc la ressource c’est en termes… dans le sens de la légitimité que cette personne a, plus que ses compétences elles-mêmes, puisqu’après nous on les fait monter en compétences.
Enquêtrice : Mais les « personnes ressource » ne doivent pas avoir des compétences spécifiques au préalable pour, justement, pouvoir jouer ce rôle ?
Responsable de la mission : Non non, pas forcément. Si tu veux, c’est nous qui les formons. Donc non. Et puis on va pas leur demander un CV ou leur faire passer un entretien ! [rires] Ce serait absurde !
17En envisageant le recrutement à travers le « transfert de compétences » qui lui est postérieur, MdM occulte les conditions et les critères qui président à leur sélection. Or, derrière l’apparente spontanéité et le caractère aléatoire des rencontres se dissimule un tri, une sélection sociale. Si cela n’est pas perçu comme tel par les bénévoles, cette sélection se fonde sur la détention de certaines ressources qui permettent de mobiliser des compétences spécifiques.
- 18 Qui représente le socle de leur réputation au sein du squat mais qui ne repose pas sur la détention (...)
18Établir puis entretenir des liens entre MdM et les usager·es des squats, gérer une multiplicité d’interactions, traduire les échanges ou encore diffuser des savoirs en santé auprès de leurs pairs, supposent en premier lieu des compétences linguistiques et relationnelles. Dans le cas des « personnes ressource » rencontrées, ces aptitudes relèvent d’un capital symbolique personnalisé18 (Serre, 2012) et d’un capital social localisé (Bréant et al., 2018) « ici » à l’échelle du squat. La légitimité acquise auprès de leurs pairs n’est pas liée à leur âge mais provient de leur investissement dans la sociabilité du squat et dans les relations d’entraide avec les autres habitant·es. Leurs compétences relationnelles et cognitives, courantes parmi les squatteurs (Bouillon, 2009), peuvent être issues de l’expérience même du squat. La vie en collectivité implique en effet de réguler quotidiennement l’usage de l’espace et les relations interpersonnelles. Néanmoins dans le cas des squats de migrant·es qui réunissent différents groupes ethniques, et donc une diversité de langues et de dialectes, ce savoir-être ne peut fonctionner sans un minimum de ressources langagières : des dispositions à parler (en son nom ou au nom du groupe), d’une part, une maitrîse de différentes langues (dont le français ou l’anglais nécessairement) et formes de langages, d’autre part, leur permettant ainsi de « faire tiers » (Chambon et al., 2020 ; Gardien & Laval, 2020).
- 19 Une disponibilité qui est par ailleurs de plus en plus limitée par les nouveaux dispositifs institu (...)
19Le temps, et sa maîtrise, est une autre ressource indispensable à leur investissement dans la mission. En premier lieu, parce que les tâches multiples qu’elles doivent mener impliquent une disponibilité temporelle importante, quasi-permanente19. La maîtrise du temps est d’autant plus indispensable à l’engagement de ces squatteur·euses que la plupart des tâches qui leur sont demandées nécessitent des compétences planificatrices et organisationnelles qui supposent donc un rapport au temps spécifique (Bourdieu, 1997 ; Darmon et al., 2019). La temporalité rapide, de l’urgence, chargée d’incertitudes, qui caractérise l’habitat en squat (Bouillon, 2009) et les conditions d’existence des plus précaires (Millet & Thin, 2005), ainsi que la soumission à des temporalités antinomiques imposées par les administrations (Blum & Neuberg, 2019 ; Auyero, 2019), sont autant d’expériences quotidiennes de dépossession du temps qui limitent les possibilités de projection et de planification. Celles et ceux qui parviennent à anticiper, à planifier et à organiser ont donc nécessairement acquis des dispositions planificatrices qu’il·elles réactualisent dans ce contexte peu propice à la maîtrise du temps.
- 20 Notamment en participant à des réunions ou des conférences.
20Parvenir à comprendre les enjeux de la « mission squats », à s’approprier des savoirs20 et recueillir des données pertinentes pour y répondre, nécessite enfin d’autres types de ressources qui relèvent davantage du capital culturel (Bourdieu, 1979) acquis, pour une partie, au sein du cadre scolaire ou incorporées, pour d’autres, de façon plus autodidacte, notamment au cours des expériences militantes. Le capital culturel incorporé, propre aux classes dominées, a par ailleurs une forte composante morale (Serre, 2012). L’ensemble de valeurs et de principes constitutifs d’un ethos qui permet de faire valoir sa dignité (Skeggs, 2015) joue fortement sur la mobilisation des « personnes ressource » pour soutenir leurs pairs et construire de leur propre respectabilité. Certaines tâches qui leur sont demandées impliquent en outre de fréquenter une multitude d’individus appartenant à des sphères sociales (associative, institutionnelle, médicale) éloignées du monde des squats. La détention de ce type de capital facilite ainsi le contact avec des individus et des groupes sociaux, de classe et de race, plus dominants et peut aussi parfois fonctionner comme un moyen de distinction vis-àvis de leurs propres groupes de pairs, de squatteur·euses ou de migrant·es, stigmatisés.
- 21 Sur la dizaine de squatteur·euses-pairs rencontrée, trois ont endossé ce même rôle de « personnes r (...)
21Si les squatteur·euses recruté·es par MdM possèdent ces différents types de ressources, tout.es n’ont pas pour autant le même profil. Leurs trajectoires et les expériences différenciées en leur sein permettent de distinguer trois types de profils : les « personnes ressources » militantes, les « personnes ressources » migrantes et celles à la fois migrantes et militantes. Les cas de Marie, Joe et Farid permettent d’illustrer ces différents profils. Bien que peu nombreux, ces cas ont toutefois une portée plus générale. D’une part, parce qu’ils s’apparentent à des profils similaires de squatteur·euses-pairs rencontré·es antérieurement ou au cours de l’enquête21. D’autre part, parce que le mode de « pensée par cas » (Passeron & Revel, 2005) permet d’identifier des configurations de mécanismes et de spécifier les conditions par lesquelles les processus sont susceptibles de s’opérer (Hamidi, 2012). Moins que de chercher à généraliser sur des individus ou sur des populations, il s’agit donc davantage de faire apparaitre les conditions et les logiques, généralisables, de la participation des « personnes ressource » tout en les réinscrivant dans leur contexte.
- 22 Elle connaît l’ensemble des occupant·es, elle organise les « réunions d’habitants » et est fortemen (...)
- 23 Elle n’a pas d’activité professionnelle stable. Elle vit avec le RSA, qu’elle complète parfois par (...)
22Marie incarne le profil de la « personne ressource » militante. Née en France, elle n’a pas connu d’expérience migratoire. L’habitat en squat est lié à son parcours militant et à sa politisation anarchiste. Après l’obtention du baccalauréat, elle déménage à Toulouse pour entamer des études supérieures. Elle rencontre dans cette ville des militant·es anarcho-autonomes du milieu des squats et s’engage pendant plusieurs années dans un collectif qui réquisitionne des bâtiments vides pour ouvrir des centres sociaux autogérés (CSA) et permettre à des familles migrantes et sans-papier « d’avoir un toit ». Le collectif se délite en 2014, mais Marie continue « d’ouvrir des maisons » dans lesquelles elle habite avec des familles n’ayant pas accès à un logement. Son engagement « total » transforme peu à peu l’habitat en squat d’un mode de contestation militante à un mode de vie. En 2015, après une série d’expulsions rapprochées de plusieurs squats renvoyant de nombreuses familles « à la rue », elle crée avec d’autres militant·es et certaines familles migrantes un nouveau collectif. Il·elles « repèrent » puis réquisitionnent un grand bâtiment abandonné dans l’un des CHU de Toulouse pour y loger, au départ, « un peu plus de 70 personnes ». Le squat de Minali porte le nom de l’ancien pavillon des maladies infectieuses. Marie décide d’y habiter avec « l’idée de construire un vrai projet collectif » d’habitat et d’activités. La victoire du collectif d’habitant·es à l’issue des deux procès engagés par la direction de l’hôpital donnera raison à ce projet. En raison de la médiatisation de la lutte des squatteur·euses pour demeurer dans le bâtiment de l’hôpital, le squat de Minali se fait connaître localement. MdM s’y rend à la fin de l’année 2015 au cours de sa « mission exploratoire ». Parce que Marie occupe une place centrale dans le squat22, reconnue par les autres occupant·es, et qu’elle dispose de temps23, elle sera rapidement identifiée en tant que « personne ressource » par MdM et acceptera d’endosser ce rôle.
- 24 Ses parents travaillent, son père occupant un poste de cadre dans une entreprise privée.
23Joe représente quant à lui le profil de la « personne ressource » migrante. Originaire de Guinée, il vient d’une famille qu’il présente comme « assez aisée24 ». « Bon élève » pendant toute sa scolarité, il suit ensuite des études supérieures de commerce. Il décide de quitter la Guinée en 2018 « pour des raisons politiques ». En désaccord avec le gouvernement guinéen en place et pour fuir les violences qui ont éclaté pendant les élections locales, il entame sa trajectoire migratoire vers l’Europe. Après être passé par l’Italie, Joe réussit à se rendre en France et arrive à Toulouse en février 2018. Par un réseau d’interconnaissances de migrants originaires de Guinée, il parvient à se faire héberger dans un squat occupé par des jeunes hommes originaires d’Afrique de l’Ouest : le premier squat de Lapantes. N’ayant pas de titre de séjour ni d’autorisation à résider sur le territoire français, il ne peut occuper légalement un emploi ni trouver un logement et reste donc dans ce squat. MdM y mène ses premières interventions en mars 2018. Parce que Joe se démarque des autres squatteurs de Lapantes – en raison de sa maîtrise du français et des « bons rapports » qu’il entretient « avec tout le monde » (Joe) – et parce qu’il se rend disponible pour accompagner les bénévoles pendant leurs premières interventions, il devient rapidement la « personne ressource » du lieu. C’est précisément grâce à Joe que MdM a pu être informé de l’ouverture de l’autre squat de Lapantes, 50 mètres plus loin. Il permettra aux bénévoles d’entrer dans ce nouveau lieu en les accompagnant pendant la « première visite ».
24Farid est l’autre « personne ressource » du squat Minali, à la fois migrant et militant. Originaire d’Algérie, il migre d’abord en Espagne pour poursuivre ses études supérieures. Il y suivra une formation de philosophie et de littérature espagnole à l’université. Ne souhaitant pas retourner en Algérie, il décide de se rendre en France avec l’intention de faire une demande de titre de séjour, « plus facile », selon lui, à obtenir qu’en Espagne. Il arrive à Toulouse en 2014. Les démarches administratives sont longues et obligent Farid à attendre dans l’illégalité. Ne parvenant pas à trouver légalement un logement, il est obligé de squatter. C’est à travers le réseau local des squats qu’il rencontre des militant·es du collectif anarcho-autonome dont fait partie Marie. Il s’investit progressivement dans ce collectif et aide à réquisitionner des bâtiments vides pour y loger des familles. Sa politisation se fait donc au sein du milieu militant des squats. En 2015, Farid participe lui aussi à l’ouverture du squat Minali et décide d’y habiter. Au départ contraint, le mode d’habitat en squat se transforme peu à peu en « choix » militant guidé, comme Marie, par une volonté de construire un projet d’habitat collectif. Si Farid devient rapidement le référent et l’interlocuteur privilégié au sein de la communauté maghrébine de Minali, il est cependant très impliqué dans la sociabilité du squat, dans son ensemble, et dans la gestion des relations inter-ethniques en particulier. Ce rôle de médiateur fait de lui une figure centrale, appréciée et respectée par l’ensemble des occupant·es. Pendant la « mission exploratoire », Farid met au service de MdM ses compétences relationnelles. Il accompagne les bénévoles pendant leurs visites, mène les traductions et facilite ainsi grandement le recueil de données de MdM. Après la proposition de la responsable de mission, il accepte de devenir « personne ressource ».
25La description des cas de Joe, Farid et Marie fait ainsi apparaitre certaines conditions à l’investissement dans ce rôle. Jeunes, sans emploi, n’ayant pas d’enfants à charge, il·elles disposent d’abord de temps et savent l’organiser. Bien que différenciées, leurs parcours scolaires, leurs expériences migratoires, leurs activités militantes et leurs expériences des squats leur ont permis d’acquérir des ressources multiples et des compétences de malléabilité permettant de gérer les attendus invisibles de leurs missions : effectuer des tâches morcelées, s’adapter à des situations très diverses, circuler entre différents acteur·rices et structures. Néanmoins, leur investissement auprès de MdM est loin d’être identique. Il dépend étroitement de ce qu’il·elles veulent et peuvent en retirer. Les possibilités de reconnaissance et de reclassement permises par MdM sont différemment envisagées selon leurs positions et leur appartenance à des réseaux.
26La déclinaison des missions des « personnes ressource » laisse au premier abord supposer une forte instrumentalisation des squatteur·euses par MdM. Répondre à l’ensemble des tâches qui leur sont demandées relève d’un travail à plein temps qui nécessite un investissement dans la durée. En réalité, aucune des « personnes ressource » rencontrées ne s’investit dans la totalité de leurs missions. Les modes d’engagement varient, allant d’un engagement distancié, en pointillé, tourné vers l’intérieur du squat, à un engagement dévoué, continu, dans différents espaces, et qui aboutit généralement à l’adhésion à l’association en tant que bénévole. Ceci pourrait s’interpréter sous l’unique angle des logiques de recrutement de l’association. Or, l’adhésion de certain·es squatteur·euses à MdM doit aussi se comprendre et s'analyser comme une stratégie face à l’expérience vécue du déclassement social post-migratoire. Au-delà de l’acquisition de connaissances et de compétences liées aux spécificités de la mission, s’investir en tant que « personne ressource » peut en effet procurer des formes de rétributions sociales et symboliques dont les effets dépendent précisément du niveau d’engagement. Dans certains cas, il s’agit donc d’une instrumentalisation réciproque entre MdM et les « personnes ressource ».
- 25 Il a trouvé un hébergement gratuit dans le centre-ville.
- 26 La majorité des bénévoles proviennent de classes sociales moyennes et supérieures, sont diplômé·es (...)
27Joe en est le cas exemplaire. Après avoir accepté d’endosser ce rôle, son engagement auprès de MdM s’intensifie rapidement et prend la forme d’un « dévouement ». À chaque fois qu’il est sollicité par les bénévoles, il se rend disponible pour les accompagner à Lapantes. Après deux mois d’investissement continu, il adhère à l’association, intègre l’équipe et devient bénévole dans la mission tout en gardant son statut de « personne ressource ». Joe assiste alors à toutes les réunions d’équipe qui ont lieu deux mardis soirs par mois. Apprécié par les autres bénévoles, il est aussi convié à des temps de sociabilité plus informels. Bien qu’un an plus tard Joe n’habite plus à Lapantes25, il se rend toujours disponible pour y accompagner les bénévoles ou pour les guider par téléphone lorsqu’il ne peut s’y rendre. Sans Joe, MdM n’aurait pu intervenir dans les squats de Lapantes. En le sollicitant comme « personne ressource », l’association assure en même temps le recrutement d’un nouveau bénévole et le renforcement de l’équipe déployée pour la mission. Pour Joe, l’engagement à MdM s’ancre dans une stratégie de reclassement en raison d’une dévalorisation de sa position (de classe et de race) après son arrivée en France. Diplômé de l’enseignement supérieur en Guinée, il se retrouve en France en attente de papiers, dans l’impossibilité de prolonger ses études ou de trouver un emploi légal correspondant à sa formation. Par ailleurs, le réseau d’interconnaissance qu’il détient se limite, au départ, au groupe de migrants des squats de Lapantes. S’ils se trouvent dans la même situation administrative que Joe, la majorité de ses co-habitants sont moins diplômés que lui et ne proviennent pas du même milieu social dans leur pays d’origine. Par le biais de MdM, de ses bénévoles et de leurs réseaux, Joe rencontre de nouvelles personnes, « des français » aux propriétés sociales plus proches de celles qu’il détenait en Guinée26. En entrant ainsi dans des cercles de sociabilité auxquels il n’aurait pu avoir accès autrement, en se constituant un nouveau réseau lui assurant, à terme, davantage de possibles, notamment professionnels, Joe semble œuvrer à contrer son déclassement post-migratoire. Le besoin de reconnaissance et d’intégration, qu’il exprime fortement, traduit également une aspiration d’ordre plus symbolique. Si l’engagement à MdM lui permet de sortir de l’inertie, « d’occuper [s]es journées », il est aussi chargé symboliquement. Selon Joe, MdM est une association « reconnue », nationalement et internationalement, dans un domaine d’intervention respectable : la santé.
- 27 Rattachés, ou non, à la mouvance anarcho-autonome.
28À l’opposé, Farid et Marie manifestent un engagement distancié et plus aléatoire auprès de MdM. Ils ne se rendent pas toujours disponibles pour les interventions de MdM. Ils reportent souvent les tâches dans lesquelles ils se sont engagé·es. Ils n’assistent jamais aux réunions d’équipe et n’ont pas souhaité devenir bénévoles de l’association. Dans leurs cas, c’est davantage MdM qui s’ajuste à leur temporalité et à leurs disponibilités que l’inverse. S’ils disposent de temps, Farid et Marie l’investissent dans d’autres activités qui dépendent de leur propre réseau militant. Leur expérience du déclassement, social ou post-migratoire, n'est pas vécue douloureusement. Elle est compensée par un mode de vie alternatif, éloigné d’une volonté de réussite sociale et conçu comme un choix militant. Forgeant leur légitimité et leur respectabilité dans la sphère militante, ni l’un ni l’autre n’exprime un besoin de reconnaissance à travers leur engagement auprès de MdM. De plus, si Farid et Marie reconnaissent l’importance de l’intervention de MdM dans les squats, ils manifestent en même temps une posture critique à l’égard de l’association, et plus largement de ce type d’organisation humanitaire, qui « découvre à peine » (Marie) le monde des squats et les réalités sociales de ses occupant·es. Etabli·es dans le milieu des squats et dans ses réseaux d’entraide depuis plusieurs années, tous deux expliquent que les squatteur·euses « n’ont pas attendu Médecins du Monde pour se démerder » (Marie). Ils rappellent aussi que des collectifs d’aide aux personnes migrantes27, desquels ils ont pu faire partie, existent depuis de nombreuses années et réalisent, plus silencieusement, ce même travail d’accompagnement administratif et sanitaire.
29L’engagement des « personnes ressource » et les modes de collaboration avec MdM doivent donc s’analyser au regard de leurs trajectoires de mobilité sociale et spatiale, mais également de leurs possibilités, inégales, de se repositionner au sein d’espaces et de réseaux localisés (Bidet, 2018). Pour les « personnes ressource » militantes, l’appartenance à un réseau militant donne accès à des activités variées et à des perspectives qui atténuent les effets du déclassement et qui permettent de réhabiliter une position dominée ou désajustée. Critiques vis-à-vis des ONG et des institutions, elles manifestent un engagement distancié. Pour les « personnes ressource » migrantes, non-militantes, dont l’ancrage local est plus précaire, l’engagement auprès de MdM est nettement plus soutenu. Susceptible d’infléchir leur trajectoire déclassée par la migration en permettant des formes de reclassement ou de reconversion, il participe ainsi à redéfinir leur position et leur statut post-migratoires.
30Préalablement doté·es d’un certain nombre de ressources, ces squatteur·euses vont également capter des ressources produites par le dispositif à travers les différentes tâches qu’il·elles sont amené·es à réaliser pour le mettre en œuvre. En amont, ou à côté, des interventions à proprement parler, les « personnes ressource » informent MdM de l’ouverture de nouveaux squats vers lesquels la mission pourra se déployer. Ce travail d’information ne s’arrête pas à la localisation des bâtiments. Il implique également de diffuser des données précises sur les caractéristiques du lieu (la taille du bâtiment, le nombre de personnes qui l’occupent, leurs situations sanitaires) et sur les propriétés sociales des occupant·es (leur âge, leur sexe, leur provenance migratoire, leur situation familiale). Cette captation et cette mise en circulation d’informations leur demandent de solliciter leurs réseaux de relations, sinon de se rendre elles-mêmes dans ces nouveaux squats pour y rencontrer les occupant·es. La « première visite » se déroule ensuite systématiquement avec la « personnes ressource » qui a repéré le lieu et en a informé les bénévoles. Le protocole au sein de l’équipe à cet égard est formel : ce sont obligatoirement les « personnes ressource » qui introduisent MdM dans les squats. Tous et toutes étrangères, au départ, au monde des squats, les bénévoles n’en détiennent pas les codes et préfèrent donc être présenté·es par un·e pair jouant le rôle de passeur·euse. Au-delà de traduire et de faciliter les échanges, leur rôle au cours de la « première visite » de MdM consiste à diminuer la méfiance des squatteur·euses, à tempérer la défiance et à favoriser des rapports de confiance déterminants pour la suite de la mission. Parce qu’il implique d’établir des conditions relationnelles favorables aux deux parties, ce travail de médiation renforce et affine donc leur savoir-être. Leur rôle tout au long des interventions qui succèdent à cette première prise de contacts consiste précisément à pérenniser ces rapports de confiance.
31Les autres aspects de leurs missions les amènent à acquérir des connaissances administratives et médicales, à s’approprier des savoirs institutionnels et parfois théoriques. Pour accompagner et orienter les bénévoles pendant leur intervention, les « personnes ressource » doivent, au préalable, identifier les problèmes de santé des habitant·es, et déterminer leur gravité, puis recueillir leurs demandes. Pendant les visites de suivi de soins de MdM, elles guident les bénévoles vers leurs pairs ayant besoin d’une prise en charge médicale pour qu’il·elles puissent être « orienté·es » dans un circuit de soins. Selon les situations et les difficultés rencontrées par leurs co-habitant·es, elles les soutiennent dans certaines de leurs démarches : elles prennent leurs rendez-vous, lisent leurs prescriptions et résultats médicaux, suivent leurs prises de traitement. À mesure de leur investissement, les « personnes ressources » sont amenées à se substituer aux intervenant·e.s MdM. Après six mois d’investissement continu dans la mission, Joe n’a par exemple plus besoin d’appeler systématiquement un·e autre bénévole de l’équipe pour venir en aide à ses co-habitant·es. En fonction des problèmes de santé et des situations administratives qui lui sont exposés, il sait vers qui et où diriger ses pairs : entre structure hospitalière (la PASS), médecin traitant et centre de soins militant. Ce travail de substitution ne relève pas seulement de l’orientation vers des structures (socio)médicales adaptées. Il peut aussi s’apparenter à une traduction du langage médical pour permettre aux habitant·es des squats de comprendre leurs prescriptions et leurs résultats médicaux. À la suite des indications données par une bénévole concernant le test de dépistage de la tuberculose, Marie sait ainsi décrypter les résultats remis individuellement par courrier. Un lundi soir, avant la « réunion d’habitants », ses cohabitant·es défilent dans la cuisine collective en lui tendant leur courrier. Marie leur annonce et leur explique, un à un, les résultats.
- 28 Trois sur les six « personnes ressource » investies à MdM au cours de cette période ou antérieureme (...)
32Enfin, une partie des « personnes ressource28 » participe également aux réunions d’équipe de MdM. Dans ce cadre, elles sont amenées à réaliser le même travail que les autres bénévoles (faire les comptes-rendus oraux des interventions, exposer les difficultés rencontrées, programmer les interventions à venir). Néanmoins, leur tâche est aussi spécifique. Elle consiste à transmettre aux bénévoles des informations et des éléments contextuels de compréhension qu’aucun·e ne peut recueillir pendant le temps court de l’intervention. En leur spécifiant certains aspects de l’habitat en squat, les routines collectives établies dans leur lieu de vie, ou encore les difficultés qui affectent les relations entre les habitant·es, elles diffusent des données et des connaissances qui permettent à MdM de préciser son intervention, d’ajuster le dispositif au contexte spécifique d’habitation. Les discussions et les réflexions qui traversent les réunions d’équipe sont par ailleurs des supports d’acquisition de savoirs en santé. Au-delà des savoirs théoriques et institutionnels relatifs à la définition du droit commun et aux rôles des différentes structures médico-sociales dans le système de santé, ces savoirs ont aussi une dimension pragmatique. Parce que MdM délègue la prise en charge médicale des usager·es des squats à leur propre équipe d’accueil ou à leurs partenaires socio-médicaux, les « personnes ressource » acquièrent une connaissance pratique de ce réseau socio-sanitaire local pour pouvoir ensuite le mobiliser.
33La collaboration des « personnes ressource » avec MdM s’établit ainsi à travers un ensemble de pratiques et d’échanges qui leur permettent de capter différents types de savoirs, de renforcer leurs compétences afin de faire tourner, et tenir, le dispositif. Si, ce faisant, elles favorisent l’accès aux droits et aux soins des habitant·es des squats, migrant·es et précarisé·es en marge du système de santé, ces pratiques collaboratives produisent néanmoins des effets ambivalents au regard de l’autre objectif de la mission affiché par MdM : « l’autonomisation des habitants des squats dans leurs parcours de soins ».
34Force est d’abord de constater que cette forme de participation sélective ne renforce pas les « personnes ressource » uniquement dans le domaine de la santé. En étant visibilisées par MdM, présentées en tant que « référent·es santé » auprès des autres habitant·es et en soutenant effectivement au quotidien leurs pairs dans leurs démarches de santé, elles acquièrent, ou consolident, en retour un statut particulier au sein du squat. Leur co-habitant·es reconnaissent l’importance de leur rôle et valorisent leurs compétences. À Minali comme à Lapantes, les occupant·es qui ont un problème ou une requête relevant du domaine sanitaire en informent d’abord Marie, Farid ou Joe, qui préviennent ensuite MdM. Cette pratique routinisée de centralisation des informations et des demandes relatives à la santé auprès des « personnes ressource » ne semble pas faire l’objet de réprobations ou de contestations. Au contraire, l’une des habitant·es de Minali (une femme venue d’Algérie, dont le fils a dû subir plusieurs opérations) affirme que « c’est mieux, c’est plus sûr ». Si Farid et Marie étaient déjà des figures référentes (dans l’organisation collective du lieu, la gestion des conflits, les « récup » alimentaire, etc.), ce rôle de médiation en santé vient donc renforcer une légitimité déjà acquise auprès des habitant·es. En revanche, pour Joe, il lui permet d’acquérir un statut symbolique particulier par une reconnaissance de ses pairs qu’il n’avait pas, ou moins, auparavant.
35Ce travail d’accompagnement et de médiation ne garantit pas pour autant l’autonomie des autres squatteur·euses, bénéficiaires du dispositif. En effet, celles et ceux qui ont moins de ressources parviennent difficilement à acquérir des compétences et des connaissances leur permettant de s’autonomiser dans leurs démarches de soins. En témoignent les situations répétées de recours au dispositif pour des prises en charge d’urgence, les problèmes de santé, physiques ou mentaux, étant déjà avérés. Cet usage curatif du dispositif peut être rapporté aux conditions d’existence précarisées marquées par une multitude de contraintes qui entravent les possibilités d’anticipation (Millet & Thin, 2005), y compris dans le domaine de la santé (Longchamp, 2009). Mais il peut aussi représenter un effet des discriminations vécues par les personnes migrantes dans la sphère médicale, du fait de leur situation administrative irrégulière ou de leur statut d’étranger·es, qui entravent l’accès et la continuité des soins (Cognet et al., 2012). Cette double logique sanitaire de l’urgence et de la réparation place donc la majorité des squatteur·euses dans l’impossibilité de répondre aux attentes émises par MdM. Face à ces situations, les bénévoles redoublent de recommandations qui s’apparentent, pour beaucoup, à des injonctions à se conformer aux « bonnes » conduites (préventives) en matière de santé. La gestion des manquements des squatteur·euses à leurs rendez-vous médicaux en est certainement l’illustration la plus éloquente. Les cas d’absence sont en effet fréquents et font régulièrement l’objet de discussions entre les bénévoles, durant lesquelles la présence aux rendez-vous est normalisée et renvoyée à de « bonnes » conduites sanitaires et morales : qui témoignent à la fois d’un souci de soi (de sa santé) et d’un respect des autres (des professionnel·les de santé). Les « solutions » déployées par les bénévoles consistent alors à aider les squatteur·euses pour les inciter à se conformer à ces « bonnes » conduites : en les appelant la veille du rendez-vous pour leur rappeler l’importance de s’y rendre, en les incitant à prévenir par téléphone le ou la médecin de leur absence, ou encore en fixant un lieu et une heure de rendez-vous le jour-même pour les accompagner. Des incitations qui, bien que représentant une aide à l’organisation, renforcent en même temps les contraintes temporelles, spatiales et linguistiques auxquelles ces squatteur·euses sont déjà soumis·es. S’exprimant peu sur ce sujet, ces dernier·es manifestent en revanche fréquemment, et sous différentes formes, leur sentiment de culpabilité ; certain·es rapportant parfois à demi-mots leurs difficultés aux obligations professionnelles, familiales ou administratives auxquelles il·elles doivent faire face.
- 29 Des demandes auxquelles les bénévoles répondent quand elles le peuvent, sinon qu’elles transmettent (...)
36D’autres injonctions, plus silencieuses, tendent par ailleurs à dicter une certaine définition de la santé, dans sa conception globale, physique et mentale, et sa dimension préventive. En témoignent notamment les ateliers « pause santé » organisés en non-mixité femmes au squat de Minali. Alors que les femmes qui y participent viennent avant tout chercher des informations et des conseils relatifs à leurs démarches de santé physique et formulent en ce sens des demandes très concrètes (traduire des ordonnances médicales, expliquer comment se procurer tel médicament, comment prendre tel traitement)29, les psychologues bénévoles insistent sur le thème du « bien-être » qui fonde l’atelier. Elles réorientent donc les discussions vers les aspects émotionnels et psychologiques de la santé dans une approche préventive (« comment se faire du bien ici dans le squat ? »). Immanquablement, les échanges entre les femmes se portent sur les conflits entre les familles des différentes communautés au sein du squat, chacune témoignant des difficultés à composer avec un collectif multi-ethnique. Éloignés des attentes des intervenantes, ces échanges, récurrents, au sujet des conflits qui traversent le squat sont alors perçus comme trop écartés du thème initial et sont systématiquement renvoyés hors des ateliers, aux « réunions d’habitants ». Ainsi, l’incitation à élargir la définition de la santé au « bien-être », tout en en délimitant ses contours, participe d’une forme de normalisation sanitaire.
37Au centre de la « mission squats », les pratiques de collaboration entre les « personnes ressource » et MdM sont plus que déterminantes : elles permettent à ce dispositif d’exister. La mobilisation de squatteur·euses-pairs représente une condition de possibilité des actions de MdM qui favorisent l’accès aux soins de personnes migrantes et précaires vivant en squats. Le recrutement de ces médiateur·rices est toutefois socialement sélectif. Pour pouvoir s’engager dans les multiples tâches qui délimitent leurs missions, les « personnes ressources » doivent détenir au préalable certaines ressources (linguistiques, relationnelles, temporelles, organisationnelles). Derrière cette même figure, se dissimulent cependant différents profils (migrant·es et/ou militant·es) et différentes façons d’endosser ce rôle. Leur investissement dans la mission dépend étroitement de leurs positions – différemment déclassées – et de leurs (im)possibilités de légitimer, localement et dans d’autres sphères, des parcours socio-biographiques marqués par divers déplacements et des modes d’existence précarisées. Pour une partie, l’engagement auprès de MdM s’ancre dans une stratégie de reclassement : il procure une reconnaissance symbolique et permet en même temps d’entrevoir des possibilités de reconversion sociale post-migratoire. Pour l’ensemble, cet engagement permet de capter de nouvelles ressources, d’acquérir des savoirs en santé et de renforcer leur légitimité au sein du squat. Si la participation des squatteur·euses en vue de leur autonomie dans leurs parcours de soins est au fondement du dispositif, force est de constater qu’elle produit un paradoxe entre, d’un côté, la réduction des inégalités d’accès aux soins au moyen du renforcement des plus doté·es et, de l’autre, les injonctions faites aux plus dominé·es en matière de conduites et de conceptions de la santé, à travers leur accompagnement, qui participent d’une normalisation sanitaire. En cela, cette forme participative en santé creuse donc les écarts au sein d’une population qui, bien que partageant la condition d’immigrée, est loin de représenter une catégorie homogène. Si cette contribution s’inscrit ainsi pleinement dans les débats relatifs à l’empowerment de populations socialement et symboliquement minorisées pour en interroger ses conditions de possibilité – et en comprendre donc ses limites –, précisons, pour finir, que notre démarche (interventionnelle) de recherche consiste aussi à agir. Loin d’une vision et d’une position surplombantes, il s’agit au contraire de s’impliquer auprès des acteur·rices/personnes enquêtées, tout en maintenant une posture critique et réflexive, afin de produire des savoirs pouvant contribuer à une meilleure compréhension des inégalités sociales en matière de santé en vue de les réduire.