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AccueilNumérosN° 2, vol. 12EnquêtesDes petits écarts : distance au rôle(…)

Des petits écarts : distance au rôle et reproduction du jugement scolaire dans des sociabilités lycéennes de classes moyennes et supérieures

Stepping out of line: Deviant practices among middle-class high school students
Cyriac Gousset et Vincent Hugoo

Résumés

La déviance, plus souvent étudiée dans le cas des classes populaires, traverse pourtant les frontières sociales. En suivant deux pratiques transgressives banales, le graffiti et la consommation de cannabis, cet article vise à interroger la place qu’occupent les désordres juvéniles dans les classes moyennes et supérieures, lorsqu’ils ne perturbent qu’à la marge le cours des scolarités. Ce qu’on se propose d’appeler des « petits écarts » ne remet qu’exceptionnellement en cause le fonctionnement normal de l’institution ou les trajectoires scolaires des lycéens. Ils trouvent leur importance dans les relations entre pairs. Les pratiques transgressives participent à la formation des hiérarchies juvéniles et les hiérarchies juvéniles intègrent et normalisent les pratiques transgressives. Leur valeur reste cependant conditionnée à un certain sens de la mesure. Les pairs contribuent à ce que les petits écarts cèdent le pas lorsque les enjeux scolaires se resserrent. À l’approche du baccalauréat, la sociabilité remet en jeu des dispositions inégales à la réussite scolaire qui avaient été un moment occultées. Les élèves rentrent alors « dans le rang » – du moins ceux qui le peuvent.

Stepping out of line: Deviant practices among middle-class high school students

Although the study of deviance has often focused on the lower classes, deviance is a phenomenon which transcends class boundaries. This article will focus on two common transgressive practices amongst middle and upper class youths, graffiti and cannabis consumption, in order to assess the role of deviance in cases where it only marginally affects school life. These minor transgressions never put into question the fundamental order of the school environment, nor do they threaten a student’s path to graduation. However, the importance of these minor transgressions lies in how they affect the relationships between students. Transgressive behaviours help to shape peer hierarchies, in return peer hierarchies normalise and integrate transgressive behaviours. Middle-class high school students only value transgressive practices when they are undertaken within limits. There is a time to transgress and there is a time to conform. As graduation approaches however, the importance of academic ability reasserts itself, setting apart those who are capable of engaging in transgressive practices whilst maintaining a high level of academic performance and those who are not.

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Texte intégral

  • 1 Les auteurs remercient Muriel Darmon, Anne-Catherine Wagner et les évaluateurs de la revue Sociolog (...)

1Quelle place accorder aux comportements dissipés, désinvoltes voire transgressifs, dans le cas des jeunes de classes moyennes et supérieures ? Comme le révèlent les lieux communs journalistiques sur la banlieue (Berthaut, 2013), les actes « déviants » restent largement associés aux classes populaires. Comparativement, les jeunes de classes moyennes et supérieures semblent parfois bénéficier d’une « bonne réputation sociologique » (Passeron, 1991, p. 470) qui leur évite qu’on s’interroge sur leurs inconduites. De fait, la littérature existante sur la « déviance » juvénile se concentre sur les classes populaires. Elle met en évidence le rôle de la distance culturelle à l’école dans l’émergence des « désordres scolaires » (Testanière, 1967 ; Millet & Thin, 2005) et la place de l’échec scolaire dans l’étiquetage d’une partie de ces jeunes comme « déviants » (Andréo, 2005 ; Mohammed, 2011). En gardant à l’esprit ces résultats, nous voudrions sortir les désordres juvéniles des seules classes populaires pour comprendre comment ils persistent dans des régions du monde social qui se caractérisent, au contraire, par une proximité culturelle avec l’école (Bourdieu & Passeron, 1964). Il s’agit donc de penser et de décrire des pratiques qui, à l’image des chahuts traditionnels (Testanière, 1967), troublent l’ordre scolaire – et social – en surface sans le remettre en cause, voire participent à le reproduire1.

2Pour répondre à ce questionnement, nous opérons un rapprochement entre deux terrains : d’une part, des élèves d’un lycée français à Berlin et, de l’autre, un groupe de pairs dans un lycée à Toulouse. Partant de méthodologies différentes (voir encadré), ils ont tous les deux permis de produire des matériaux sur des lycéens appartenant aux classes moyennes ou supérieures dont certaines habitudes sont peu orientées vers l’effort scolaire. La consommation de cannabis et les graffitis reviennent ainsi de manière récurrente dans les observations et les entretiens, que ce soit dans l’enceinte des lycées ou à leurs proximités immédiates. Les origines sociales des enquêtés sont plus mêlées à Toulouse qu’à Berlin : 10 des 14 enquêtés du groupe de pairs toulousains ont au moins un parent catégorisable comme cadre, alors qu’à Berlin ce chiffre passe à 90 %2. Dans les deux terrains les origines sociales populaires sont rares et les enquêtés s’en distinguent par un ensemble d’évidences partagées : détention de la nationalité française, existence de revenus réguliers au sein du foyer, accès à une chambre individuelle. Surtout, les lycéens des deux enquêtes partagent comme horizon commun l’obtention du baccalauréat, général pour la grande majorité – et technologique pour les autres – alors que seulement 55 % de leur génération y parvient – et seulement 45 % si on s’en tient au baccalauréat général –, chiffres stables depuis le milieu des années 1990 (Insee, 2019). Pour la plupart des enquêtés, il ne s’agit d’ailleurs que de suivre un chemin déjà connu au sein de leur famille.

3Dans ce cadre, il s’agit de comprendre comment des pratiques apparemment peu compatibles avec l’effort scolaire préservent, globalement, les scolarités de ceux qui s’y adonnent – pratiques qu’on appellera pour cette raison des « écarts » ou, mieux, des « petits écarts ». Les études ayant cherché à observer la reproduction sociale « en train de se faire » se sont logiquement intéressées avant tout aux pratiques et dispositions rentables scolairement comme la culture écrite (Lahire, 1993) ou la gestion du temps (Darmon, 2013) et aux conditions de leur transmission (Lahire, 1995 ; Henri-Panabière, 2010). D’autres chercheuses ont mis en évidence le rôle des pratiques parentales explicitement orientées vers l’encadrement des scolarités, comme les stratégies scolaires (van Zanten, 2009), les négociations avec les enseignants (Calarco, 2018) ou le travail d’« accompagnement éducatif » (Garcia, 2018). Poursuivre ces analyses dans le cas de pratiques non-rentables, voire potentiellement nuisibles pour les trajectoires scolaires, revient à expliciter les modalités – de temps, de lieu, de forme – qui réduisent largement leur impact. On tâchera aussi de montrer, par la comparaison entre les terrains et à l’intérieur des terrains, que les variations de cet impact correspondent à des variations dans les dispositions et les configurations familiales.

4Ces petits écarts doivent cependant être rapportés à autre chose qu’à des trajectoires scolaires de classes moyennes et supérieures où ils apparaissent soit comme des scories (lorsqu’ils accompagnent de moins bons résultats qu’attendu), soit comme des écarts qui n’en sont pas vraiment (lorsque les résultats restent bons). Les travaux menés sur les écoles de commerce et d’ingénieurs montrent que des écarts manifestes à la concentration et à l’effort scolaire sont surtout des modes d’intégration au sein des relations entre pairs. L’alcoolisation, selon qu’elle occupe, ou non, une place centrale révèle « les caractéristiques distinctives des modes de sociabilité dans ces écoles » (Massé, 2002, p. 127). Les festivités « intenses » de début d’année sont des moments où les étudiants se hiérarchisent les uns par rapport aux autres (Subramanian & Suquet, 2016). Nous montrerons ainsi que les petites transgressions n’ont de sens que rapportées aux enjeux de distinction à l’œuvre dans certaines sociabilités lycéennes, où les postures scolaires, voire les efforts scolaires trop visibles, sont parfois dévalorisées au profit d’un jeu avec les règles. Ce jeu peut être considéré comme étant dans l’ordre du genre dans la mesure où « les filles sont plus “tenues” ou, plus exactement, sont “tenues de se tenir”, c’est-à-dire sommées [...] de s’imposer à elles-mêmes le contrôle souhaité » (Bouissou, 2008, p. 3). La mise à distance des attitudes perçues comme dociles ne se confond pourtant pas avec un rejet des normes scolaires. En effet, il faut inscrire les attitudes désinvoltes dans l’ensemble des attitudes adoptées par les mêmes élèves, au fur et à mesure des temporalités scolaires, pour comprendre qu’elles ne valent complètement que lorsqu’elles n’entravent pas la réussite. En situant précisément l’analyse à l’endroit des « écarts », on cherchera à montrer comment le jugement scolaire pénètre les hiérarchies juvéniles des classes moyennes et supérieures, y compris là où il peut sembler exclu.

5Deux perspectives complémentaires sur les pratiques transgressives, qui seront les deux temps de notre démonstration, nous permettront de montrer comment ces écarts restent petits. La première consiste à montrer le faible degré de transgression inscrit dans les petits écarts, dès lors qu’on les rapporte à l’ordre scolaire dans son ensemble et aux carrières scolaires des élèves. La deuxième considère la modération des pratiques transgressives au sein de la sociabilité lycéenne et leur effacement au profit d’une adhésion revendiquée à l’effort scolaire à l’approche du baccalauréat.

Encadré méthodologique

Si les deux terrains, conduits de manière distincts, ont permis de produire des matériaux analogues sur la sociabilité lycéenne, ils sont de nature telle que la perspective prise sur les pratiques transgressives varie. La première enquête (Cyriac Gousset) porte sur un groupe de pairs masculins du périurbain d’une grande ville de province, la deuxième (Vincent Hugoo) sur les élèves d’un lycée français en Allemagne en classe de première et terminale. Le premier privilégie l’espace « intime » d’un groupe de pairs, le second l’espace « public » des relations entre élèves au sein d’un établissement.
Dans la première enquête, le groupe étudié se distingue d’emblée par une sociabilité intense. Groupe composé de vingt amis, celui-ci s’est constitué principalement à travers l’école et s’est consolidé au moment du lycée. Les réunions au complet se font à l’occasion de fêtes chez les uns et les autres, mais quatorze d’entre eux fréquentent le même lycée et se côtoient quotidiennement. C’est sur ces derniers qu’on se concentrera ici. L’enquête s’est attachée à retracer les concurrences, mais aussi les convergences, des socialisations familiales, scolaires et amicales. Procédant par observations et entretiens répétés, elle se fonde sur 59 entretiens avec dix-neuf enquêtés en trois vagues étalés de 2015 à 2018, alors qu’ils étaient âgés de 20 ans à 24 ans. L’enquête prend appui sur une connaissance par l’intime puisque l’enquêteur faisait partie du groupe avant de le constituer en objet d’étude quelques années plus tard. Les entretiens étaient centrés en grande partie sur le lycée, période structurante dans l’histoire du groupe. L’interconnaissance entre les enquêtés a permis de percevoir les variations de points de vue sur un même événement. Dans les récits, les pratiques transgressives apparaissent comme un passage obligé du discours sur le groupe et sur soi-même, sans que tous n’en parlent de la même manière. Ainsi, le regard rétrospectif, saisi à plusieurs reprises, laisse voir l’évolution et la différenciation du regard porté sur les petits écarts.
Dans la seconde enquête, l’observation des petits écarts n’était pas un objectif a priori de l’enquête, dont l’interrogation portait d’abord sur la constitution d’un capital international. Ancrée dans une démarche ethnographique, l’enquête s’est déroulée en deux séquences de quelques semaines, deux années d’affilée, pendant la période du printemps. Elle se compose d’entretiens avec le personnel (surveillants, conseiller principal d’éducation, enseignants, secrétaires) et avec les élèves de première et de terminale (n = 32), d’un questionnaire distribué dans les classes de première (n = 129) et d’observations dans et à proximité du lycée. Lors des premiers entretiens, les pratiques et postures associées aux petits écarts arrivaient parfois comme réponses à des questions très générales comme « maintenant que tu arrives au bout, tu penses quoi du lycée ? » ou « est-ce qu’il y a des choses qui t’énervent chez les autres élèves ? », puis ils sont devenus un objet central au fur et à mesure que les observations se sont élargies aux espaces périphériques au lycée. Il était d’autant plus facile d’aborder le détail des relations entre pairs que, me présentant avant tout comme étudiant, je pouvais relativiser l’écart d’âge à la faveur d’une certaine proximité sociale – séjour à l’étranger, capital culturel, études longues – et d’une attitude comparable sur certains points – installé dans les lieux qu’ils fréquentent, « attendant des entretiens » comme ils attendaient les cours.
Le rapprochement entre les deux terrains consolide la description des petits écarts en tant que processus social général, inscrit dans la sociabilité de lycéens de classes moyennes et supérieures, à des échelles plus ou moins resserrées (au niveau d’un établissement, au niveau d’un groupe d’amis). Bien que l’administration de la preuve privilégie l’un ou l’autre des terrains, un soin constant fut apporté pour trouver des points de comparaison (de temps, de lieu, d’intensité) qui permettent de dégager des principes communs qui vont au-delà des spécificités locales et des nuances dans la composition sociale.

La place accordée aux petits écarts

6Aucun établissement scolaire ne parvient à faire complètement disparaître des comportements qui lui sont formellement opposés. Sur nos deux terrains, ces comportements existent mais ne remettent réellement en cause ni l’ordre scolaire, ni les scolarités des élèves concernés. Prenant appui sur la sociologie interactionniste, nous considérerons ces petits écarts non comme des transgressions réelles mais plutôt comme des « adaptations secondaires », c’est-à-dire comme une manière de « tourner les prétentions de l’organisation relatives à ce que [les individus] devraient être ou faire » (Goffman, 1961, p. 245). Ces comportements ne peuvent donc pas être séparés des « prétentions » des établissements, c’est-à-dire des interdits qu’elles posent, mais aussi d’une activité plus large de gestion de la transgression. L’activité institutionnelle ne consiste pas tant à définir ce qui n’est pas autorisé – comme le fait un règlement – qu’à poser les frontières mouvantes du normal, du tolérable, du pardonnable ou encore à étiqueter ce qui relève de la déviance (Becker, 1963). Sans prétendre épuiser la description de ce processus, nous voudrions insister sur deux aspects centraux dans le déroulement des scolarités : le recrutement des élèves et l’encadrement des comportements transgressifs. Cette opération permettra de caractériser socialement les établissements dont il est question : la gestion de la transgression découle de la position des institutions considérées, en même temps qu’elle participe à les positionner. Enfin, il faudra dire à quels fins l’ordre scolaire est « détourné », en montrant la place qu’occupent ces jeux avec l’interdit au sein des relations entre pairs.

Ordinaire de carrières scolaires « pas du tout dingues »

7De nombreux travaux ont mis en évidence les mécanismes de ségrégation au sein des établissements scolaires : la ségrégation scolaire reproduit la ségrégation spatiale, et l’amplifie via les stratégies parentales et institutionnelles (van Zanten, 2009). Les deux établissements étudiés n’échappent pas à ce processus dans la mesure où ils accueillent majoritairement des enfants des classes moyennes et supérieures, tout en se situant respectivement aux deux bouts de ce spectre extrêmement large. Néanmoins, cette ségrégation n’entre pas – ni dans un cas ni dans l’autre – en contradiction avec l’accueil d’élèves déjà situés par des écarts de résultats ou de comportements dans le cours de leurs scolarités.

8Les enquêtés du lycée toulousain habitent dans une zone périurbaine dominée par les pavillons. Dans l’agglomération toulousaine, ces quartiers sont loin de présenter un niveau de ségrégation résidentielle comparable aux banlieues bourgeoises de l’Est ou aux banlieues populaires du Nord. Pourtant, la population locale reste favorisée : les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent entre 18 % et 32 % de la population active des villes considérées et les ouvriers entre 4 % et 7 %, contre respectivement 18 % et 20 % à l’échelle nationale (Insee, 2014). Les trajectoires résidentielles des enquêtés participent de cette mixité sociale. Les familles de cadres sont souvent propriétaires de maisons avec jardin et piscine. L’arrivée dans cette banlieue peut ainsi résulter d’une ascension sociale, comme pour les parents de Raphaël, qui ont fait construire une maison avant son entrée au collège. D’autres familles demeurent locataires de petits pavillons mitoyens, ce qui participe dans ce contexte d’un statut de petite classe moyenne.

9Le lycée étudié recrute au sein de ces catégories sociales favorisées, ce qui ne l’empêche pas d’accueillir des trajectoires scolaires disparates. Il témoigne de ce que la scolarité d’enfants des classes moyennes et supérieures passe parfois par des filières scolaires peu distinctives. Lycée « polyvalent » du secteur, il rassemble des filières générales aussi bien que technologiques et professionnelles. Durant les années de passage des enquêtés, le taux de réussite au baccalauréat est très proche de la moyenne nationale. Il apparaît comme relativement dominé au sein de l’espace scolaire local, en haut duquel on trouve les lycées publics réputés du centre-ville. À proximité, on trouve aussi un lycée qui se distingue par ses liens avec une école d’ingénieur reconnue et dont les résultats au baccalauréat sont meilleurs. Dans ce cadre, le recrutement échappe en grande partie à l’institution qui doit « faire avec » des élèves renvoyés d’autres lycées ou ré-orientés à la suite d’un redoublement. Deux des enquêtés y redoublent ainsi leur seconde, alors qu’ils étaient auparavant dans le lycée voisin.

  • 3 Le lycée a depuis imposé la fermeture des grilles, ce qui a occasionné le blocage du lycée en guise (...)

10Si certains enquêtés ont connu des écoles primaires où l’entre-soi social était conservé, le lycée vient conforter la logique de décloisonnement social amorcée au collège et renforce les distorsions entre les stratégies familiales et l’« offre scolaire disponible » (van Zanten, 2009, p. 179-205). Le passage dans ce lycée est souvent vécu par les enquêtés comme un choix par défaut et ils tiennent eux-mêmes un discours sur la mauvaise réputation de l’établissement. Certains mentionnent des attributs qui appuient l’idée d’un mélange incontrôlé : avec plus de deux mille élèves, l’établissement est un des plus grands de la région, et ses grilles sont ouvertes en tout temps et (quasiment) à tous3. Les quatorze membres du groupe fréquentant le lycée ont eux-mêmes des positions scolaires hétérogènes : deux enquêtés qui ont les origines sociales les moins favorisées s’orientent vers un baccalauréat professionnel, deux s’orientent vers un baccalauréat technologique et certains se maintiennent difficilement en filière générale, comme Christophe, qui a dû « faire appel » pour passer en première ES. Cinq enquêtés font partie des bons élèves de leur classe mais, dans le lycée et dans leur groupe d’amis, ils fréquentent des élèves dont les scolarités sont déjà dévalorisées par des redoublements, des changements de lycée ou de filière, ou des mauvaises notes à répétition.

  • 4 Au niveau des classes de première, seul 10 % des élèves n’a aucun parent identifiable comme cadre o (...)

11Le processus de construction de la ségrégation scolaire par la ségrégation spatiale se lit de manière encore plus évidente dans le cas du lycée français, situé à Berlin. La position à l’étranger du lycée sélectionne d’emblée : au sein de la population française, ce sont les classes supérieures qui émigrent le plus (Wagner, 2020). De fait, plus de 80 % des parents des lycéens appartiennent aux classes supérieures4. L’emplacement du lycée dans la capitale politique et culturelle de l’Allemagne précise encore cette sélection puisque la plupart des parents appartiennent au pôle culturel des classes supérieures : les professions surreprésentées sont les diplomates, les artistes, les journalistes et les professeurs du secondaire ou du supérieur. Pourtant, cette situation transnationale, sélective socialement, fait aussi parfois apparaître le lycée comme un refuge. Il arrive ainsi que le lycée accueille des élèves qui, par leurs écarts comportementaux, n’auraient pas pu continuer leur scolarité dans un autre lycée de la ville :

Mes résultats étaient pas du tout dingues. Et puis en gros ce qu’ils font en Allemagne c’est qu’ils te laissent super libre jusqu’à la dixième [équivalent de la seconde] et à la fin de la dixième ils virent tout le monde. Ils virent 80 % des élèves et ils gardent 20 % des élèves pour avoir l’Abitur [équivalent allemand du baccalauréat] après. Et résultat moi j’étais clairement pas dans les 20 % et du coup on s’est dit, mes parents ils se sont dit, faut absolument l’faire passer au lycée français sinon il n’aura pas son bac (Maxence, père artiste, mère chercheuse).

12Si, dans le cadre français classique, les établissements se « renvoient » les élèves exclus pour qu’ils restent scolarisés, comme la loi le prévoit avant 16 ans, cette nécessité rend, à l’étranger, plus difficile l’exclusion d’un élève. Sur ce terrain, la famille se trouve une institution plus sourcilleuse que l’école : les parents choisissent parfois eux-mêmes de changer d’établissement un enfant dont les notes sont jugées insuffisantes. Les redoublements sont relativement peu nombreux, mais néanmoins visibles et concernent des élèves identifiés par l’établissement comme « en difficulté scolaire ». Certains enquêtés sont connus par leurs écarts passés : l’un d’entre eux est ainsi qualifié par certains ses camarades d’« ancien bagarreur » qui « tapait sur tout le monde » au collège. Le conseiller principal d’éducation du lycée rapporte ces redoublements et ces difficultés aux instabilités familiales, dues à la situation transnationale du lycée. Sans pouvoir réellement évaluer l’existence d’un « facteur transnational » dans la perturbation des configurations familiales entourant les élèves, toujours est-il qu’il faut admettre que ces perturbations existent et contribuent à entretenir le flux, fût-il ténu, d’élèves dont les résultats ou les comportements ne correspondent pas aux exigences scolaires. Il faut cependant entrer dans la vie ordinaire des institutions pour objectiver la présence des petits écarts dans ces deux établissements dominés par les classes moyennes et supérieures.

Les petits écarts comme adaptations secondaires : un compromis qui sauvegarde l’ordre scolaire

13La transgression scolaire adopte sur nos deux terrains des formes comparables : elle a une forte visibilité sans pour autant poser de véritables problèmes de discipline. Deux comportements transgressifs illustrent bien cette affirmation : la consommation de cannabis, dans ou à proximité du lycée, et la forte présence de tags.

  • 5 Ce chiffre est sans doute encore sous-estimé dans la mesure où la consommation de drogue est illéga (...)

14La place du cannabis sur nos deux terrains s’inscrit dans la continuité des constats faits par les études épidémiologiques qui soulignent la forte prévalence de sa consommation à l’âge de l’adolescence : à 17 ans, sans différence marquée selon le statut socio-économique, entre la moitié et un tiers des jeunes en ont déjà fait l’expérience5 (Spilka et al., 2018). Cette présence se traduit d’abord par une certaine visibilité : elle s’invite suffisamment sur la scène scolaire pour être connue par le personnel de l’établissement comme par les élèves – qu’ils soient consommateurs ou non. Pour autant, cette visibilité s’accorde avec une proximité à l’institution qui reste mesurée. À l’image d’autres établissements du même type, la consommation se cantonne généralement à ce qu’on pourrait nommer des « zones franches », c’est-à-dire des endroits où il est possible de s’affranchir plus ou moins du contrôle de l’institution (Goffman, 1968, p. 283). Le lycée toulousain, qui possède une trentaine d’hectares, permet de nombreux espaces correspondant à cette définition. Les enquêtés se rendent ainsi régulièrement à ce qu’ils nomment le « champ », une passerelle d’herbe à proximité d’un terrain de foot, du réfectoire et de l’entrée du lycée – ce qui permet la venue d’adolescents extérieurs à l’établissement – mais éloignée des bâtiments de cours. Ainsi, ils restent à l’écart des allées et venues des enseignants ou du personnel encadrant, même s’ils ne peuvent manquer d’apercevoir des jeunes fumer.

15À Berlin, il s’agit d’un parc situé derrière le lycée – mais il faut traverser la rue où les professeurs garent leurs voitures pour l’atteindre. Ainsi, bien que n’étant pas complètement détachés de l’espace scolaire, les consommateurs s’en écartent et échappent au contrôle ; ils restent même invisibles au personnel de l’école, sauf lorsque ces derniers y passent pour traverser le pâté de maison. Ces remarques distinguent ces zones franches d’une autre possible, qui ne se présente qu’exceptionnellement sur nos terrains : la consommation de joints en dehors, mais juste à côté de la grille du lycée, là où les consommateurs restent visibles aux yeux de l’institution tout en se situant au-delà de ses possibilités de contrôle et instaurant par-là un rapport de provocation direct.

  • 6 Le dernier rapport d’inspection du lycée par la ville se conclut ainsi par des remarques critiques (...)

16Les pratiques transgressives ne se cantonnent pourtant pas aux espaces périphériques ; certaines s’invitent à l’intérieur des bâtiments et le font même avec suffisamment de force pour marquer l’apparence de l’établissement. C’est le cas des tags, qui encombrent les murs des deux établissements. Les élèves ou les professeurs sont prompts à citer cet exemple lorsqu’il est question du lycée de manière générale. À Toulouse, ils sont fortement associés à la « mauvaise réputation » de l’établissement. Au lycée français à Berlin, ces tags sont encore plus remarqués dans la mesure où ils singularisent le lycée6. On pourrait qualifier cette pratique d’ostentatoire : la visibilité est au principe même de leur existence, puisqu’il s’agit d’afficher son pseudonyme (« blaze »), ou le nom de sa bande (« crew »), sur les surfaces les plus visibles. Certains visent aussi explicitement, voire nommément certains membres du personnel d’encadrement – ce sont les premiers à être effacés. Pourtant, la confrontation à l’institution reste, là encore, inachevée. Si le tag se doit d’être visible, l’auteur ne doit pas se faire prendre – et, sur nos terrains, ils ne se font pas prendre. La provocation est ainsi aussi limitée que l’est la consommation de cannabis dans des zones franches : taguer implique de rester invisible aux yeux de l’institution.

  • 7 Circulaire « Application de la règle, mesures de prévention et sanctions » no 2014-059 du 27 mai 20 (...)

17La préservation de l’ordre scolaire se joue aussi dans la rareté de la violence physique ou de la violence symbolique – ainsi qu’on pourrait qualifier le harcèlement scolaire – et du vol au sein des établissements. De telles transgressions auraient été sans doute bien moins tolérées par l’institution scolaire. Si l’Éducation nationale n’a de cesse de rappeler à ses agents le « principe de proportionnalité » en matière de sanctions, les violences et les vols restent en effet mentionnés comme des exceptions. Une circulaire émise à une date proche de nos terrains invite ainsi à « limiter la nécessité de recourir aux sanctions les plus graves » mais précise aussitôt qu’« il convient à cet effet de prendre en compte la nature de la faute commise : les atteintes aux personnes et aux biens doivent, par exemple, être clairement distinguées7 ».

  • 8 Le personnel de la vie scolaire se compose du conseiller principal d’éducation (CPE) ainsi que des (...)

18Le caractère peu conflictuel de ces transgressions ne s’explique pas seulement par la prudence de ceux qui les commettent. La petitesse des petits écarts se dit aussi dans la manière dont l’institution les perçoit et ce qu’elle en fait, c’est-à-dire, pour parler comme Aaron Cicourel (2017 [1968]), quelles sont les « attentes d’arrière-plans » des agents sociaux quand ils évaluent les désordres scolaires. À Berlin, le constat général du personnel encadrant associe à la fois la banalité de la transgression et le maintien de l’ordre scolaire. La plupart des agents de la « vie scolaire8 » s’accordent ainsi à trouver l’établissement « calme » et soulignent la dominante de la bonne conduite parmi les élèves  :

C’est très calme. Ouais c’est très calme. Bon ça n’empêche pas qu’il y ait des petites choses quand même qui se produisent de temps en temps... euh... mais vous savez ici on est dans un établissement où il y a une grande majorité d’élèves qui ne pose pas de problème (Entretien, conseiller principal d’éducation).

19Les écarts à l’ordre scolaire sont toujours perçus comme minoritaires. Dans les discours, le constat d’un calme global peut ainsi très bien coexister avec la constatation, par ailleurs, des petits écarts décrits précédemment :

Je discute avec la surveillante qui se trouve dans « l’aquarium », nom donné à l’espace vitré d’où il est possible de contrôler les entrées et les sorties […] Je lui demande comment elle trouve « l’ambiance ». « C’est calme, un peu trop calme, j’ai pas grand-chose à faire. J’dois être ici mais bon… ». Elle me raconte qu’auparavant elle était dans un lycée technologique à Strasbourg, je dis : « c’était pas pareil ? » ; elle répond : « Ah bah ça avait rien à voir. » Puis subitement son ton change : « après ils se droguent autant qu’ailleurs hein ! Û et elle ajoute : « Ça fume beaucoup… On a déjà retrouvé des joints dans les couloirs hein ! » (Carnet de terrain, 5 avril).

20Cet extrait laisse voir comment cette relativisation des écarts passe par la comparaison avec les autres établissements scolaires, qu’il s’agisse, comme ici, d’expériences vécues, ou de représentations associées à l’« établissement français typique » comme en fait mention le conseiller principal d’éducation lors d’un entretien. Certains élèves sont certes repérés comme des fauteurs de trouble et leurs parents peuvent faire l’objet d’une convocation, mais il s’agit d’un travail d’encadrement individualisé, qui se passe de catégorisations institutionnelles collectives, qui opposeraient ces élèves aux autres, ce que Mathias Millet et Daniel Thin (2007, p. 158) appellent l’« assignation institutionnelle à la déviance ». On note ainsi, à Berlin comme à Toulouse, l’absence de dispositifs de relégation comme les classes-relais ou de « mauvaises classes » où seraient envoyés les « perturbateurs ». La gestion de la transgression scolaire par les différenciations institutionnelles se joue pour l’essentiel avant, au sein du collège, puis au lycée dans la distinction avec les établissements professionnels et technologiques (Palheta, 2012).

  • 9 Séverine Depoilly (2014) a montré que dans les lycées professionnels le processus d’étiquetage tend (...)

21La faible prise en compte institutionnelle de ces écarts se retrouve aussi dans les sanctions distribuées qui évitent celles qui remettraient en cause les carrières scolaires, à savoir les exclusions temporaires et a fortiori les exclusions définitives. Sur les quatorze enquêtés du lycée de Toulouse, douze reconnaissent avoir fumé au moins un joint au sein de l’établissement, certains « entre midi et deux assez régulièrement en seconde », voire faisaient du deal, mais un seul s’est vu sanctionné par une exclusion temporaire. Dans l’autre lycée, aucun des consommateurs de cannabis n’a déjà été sanctionné pour cela. Au final, pour toute l’année, et quelle qu’en soit la raison, il n’y a eu non seulement aucune exclusion mais, même, aucun conseil de discipline dans les classes de terminale des enquêtés9.

  • 10 Même lorsque les institutions scolaires sont confrontées à des désordres plus importants, les solut (...)

22Les lycéens qui se sont signalés par des comportements transgressifs bénéficient ainsi d’une dédramatisation que l’on peut comparer au traitement socialement différencié des actes potentiellement délinquants sur le terrain judiciaire (Cicourel, 2017 [1968]). Le personnel de l’établissement les regrette plutôt et cherche à s’en débarrasser, comme en témoignent, par exemple, la campagne d’affichage organisée par le lycée français à Berlin contre les graffitis, ou les campagnes de prévention sur les drogues à Toulouse ; mais ils ne sont pas considérés comme remettant en cause l’ordre scolaire, ni comme des engagements dans une carrière déviante. Ils sont plutôt perçus comme des passades liées à l’adolescence et appelées à disparaître rapidement, c’est-à-dire comme une étape dans une carrière normale. À Berlin, alors que les résultats au baccalauréat sont affichés dans le hall, l’enquêteur remarque devant le conseiller principal d’éducation : « il y en a quand même quelques-uns qui ne l’ont pas eu ». Il répond : « vous savez, des élèves qui ratent le baccalauréat une année, ça arrive. Mais est-ce que vraiment l’objectif c’est d’avoir toujours 100 % au baccalauréat, 100 % de mention, 100 % de… pas forcément je crois. Les élèves qui ne l’ont pas eu, ils l’auront l’année prochaine. Et c’est pas grave ! ». Les échecs scolaires qui accompagnent certains petits écarts peuvent ainsi être aussi relativisés à l’aune de la bonne réussite globale et en évoquant la suite, où il sera toujours possible de se rattraper. Le caractère modéré des transgressions se prolonge ainsi dans une gestion souple de l’ordre scolaire. Mais si on perçoit facilement l’intérêt de l’institution à ne pas « faire de vagues » à partir de perturbations modérées10, il reste à comprendre cette modération : si la « transgression » ne transgresse pas vraiment l’ordre scolaire, vers quelles fins est-elle dirigée ? Ou, pour reprendre les termes d’Erving Goffman, dans quel but l’organisation est-elle « détournée » ?

Petits écarts et mise à distance des postures scolaires

23Les petits écarts participent de grandes divisions au sein de la sociabilité dans la mesure où ils permettent de se démarquer, d’une manière particulièrement visible, des attitudes associées à l’école – ou, pour le formuler autrement, de se distancier du rôle de l’élève (Goffman, 1961). On comprend alors que si les auteurs des petites transgressions ne sont guère identifiés comme tels par l’institution, ils sont en revanche bien connus au sein de la sociabilité lycéenne.

24Le groupe de pairs enquêté à Toulouse montre comment les petits écarts peuvent participer à une forme intense de sociabilité lycéenne. Les quatorze amis présents au sein du lycée se côtoient quotidiennement, bien qu’ils ne soient ni dans la même classe, ni dans la même filière. C’est entre les temps scolaires qu’ils se voient et que le groupe se soude, principalement au « champ », dès que le temps le permet. Les petits écarts interviennent dans la sociabilité autant sous la forme d’histoires ou de récits que dans leurs performances : les enquêtés profitent des intercours non seulement pour exercer des « petites » transgressions, mais aussi pour s’en rappeler d’autres, comme « technique de réitération de la fête à moindres risques » (Testanière, 1967, p. 23). Les enquêtés se souviennent ainsi de l’anecdote, maintes fois racontée, où Léo fume un joint dans les toilettes du centre de documentation et d’information (CDI). Les pauses dans l’enceinte scolaire sont ainsi l’occasion de se montrer des photos et vidéos issues de soirées ou du « champ » et liées aux manifestations visibles des effets de l’alcool ou des joints : on s’amuse des yeux rouges de l’un, du teint blafard de l’autre, de celui qui ne tient pas droit. Photos dites « dossier » dans la mesure où elles pourraient porter préjudice à celui qui apparaît dessus si elles venaient à être dévoilées à une audience plus large, celles-ci ne visent pas tant à rechercher l’honneur et le respect (Mohammed, 2011) qu’à faire rire les copains :

  • 11 Technique collective qui consiste à tirer une bouffée, garder la fumée en bouche, passer le joint e (...)

J’ai un putain de souvenir avec Christophe en seconde, tu sais il est tout le temps là à faire le beau genre « je suis invincible » et mi-avril on fumait deux bambous [joints] avant d’aller manger et on les a fumé en indienne11. Corentin et moi on s’était assis à l’ombre et Christophe au soleil, et on lui dit « mec tu devrais fumer à l’ombre, tu vas trop ramasser » ; là il dit « t’inquiète je suis invincible ». On a donc fumé, on part manger au self, on se retourne et là on voit Christophe en mode tout blanc [rires] trop dans le mal, genre on rigole, on retourne la tête et il a disparu. On sort, on l’appelle et il fait « je suis aux chiottes, allongé», bref que des bons souvenirs, ça c’était la seconde (Léo, père cadre d’exécution à La Poste, mère factrice).

25Le récit, bien que relatant une transgression évidente du règlement scolaire, ne met pas vraiment en scène une confrontation avec l’institution et illustre l’usage ludique qui est fait des drogues. Même lorsque des pratiques transgressives mènent à des sanctions, les enquêtés ne tirent pas de fierté de leurs « faits d’armes » et cherchent d’eux-mêmes à en minimiser la portée :

Raphaël : C’était des conneries… J’ai pas cramé une caisse quoi [rires].
Léo :
C’était souvent faire le con en cours, petites remarques à la con quoi, mais jamais rien d’extravagant.

26Au sein du groupe, il y a bien, même si essentiellement au second degré, une valeur symbolique des transgressions (« les gens rigolent, c’est valorisé » se rappelle Alex). Par exemple, Raphaël est une figure centrale du groupe parce qu’il incarne les normes d’âge en vigueur : il bénéficie d’une forte autonomie, sort régulièrement, est avenant, ose « tester » des choses (comme les drogues), organise des soirées dans sa maison (dont on parle par la suite), est « très ouvert », a été en couple avec une jolie fille (selon les critères en vigueur) et bénéficie d’une aisance qui fait écho au sense of entitlement qu’évoque Annette Lareau (2003). Les enquêtés sont ainsi fiers de témoigner de leur relation « privilégiée » avec Raphaël ou, au contraire, attristés de leur éloignement. Ronan considère avec le recul que « certains sont plus exubérants que d’autres », qu’on « les remarque » et qu’on a l’impression que « c’est un peu une compétition ».

27Dans ce mode de sociabilité, les petites transgressions occupent une place nettement plus importante que les notes ou le travail scolaire. Les filières des uns et des autres sont connues et les notes se savent lorsqu’on est dans la même classe, mais ce sont les anecdotes de cours qui sont privilégiées, et notamment les petites provocations et les remontrances des enseignants. L’effort scolaire menace plutôt la participation à ce type de sociabilité. Deux enquêtés en filière S, dont les parents restreignent considérablement les possibilités de sorties, sont par exemple qualifiés de « condamnés », ce qui souligne surtout leur indisponibilité au sein du groupe d’amis :

Bah ça a été le point conflictuel [les sorties] finalement, au lycée c’était… en même temps ils me disaient toujours « ouais tu nous remercieras », donc je suis obligé d’admettre que je les remercie mais bon c’était quand même assez chiant à l’époque, c’était voilà, c’était assez compliqué. [...] Quand tes potes te disent en plus « ouais, t’es un condamné » et tout, tu l’acceptes parce que c’est vrai et tu vas pas rager contre eux parce qu’ils disent ça – d’autant plus que ça les fait chier que tu viennes pas – mais… (Constantin, père chercheur en agronomie, mère enseignante-chercheuse).

28Cette sociabilité intense prend une place visible au sein des relations entre pairs. Doté d’un nom qui l’identifie, le groupe d’amis en vient à être connu au sein de l’établissement. Les membres du groupe tirent une certaine fierté de cette appartenance, synonyme de visibilité et de popularité :

Le groupe au lycée, c’était vraiment le groupe populaire, vraiment je garde ça, je dis pas qu’on était des mecs bien ou quoi mais on était le groupe en force, on était tous à déconner en même temps, on avait tous un point en commun faut le dire, de se dire on se rejoint au « champ », on se raconte nos cours, nos profs tout ça, voilà (Mathieu, père ingénieur, mère infirmière).

29Cette réputation se joue aussi dans les soirées, où l’arrivée du « groupe » signifie l’arrivée d’un grand nombre de personnes qui augmente les chances que la soirée soit « réussie » et qu’on en parlera ensuite. Flavien se rappelle que certains élèves attendaient de « faire une soirée avec [la bande] ». Ce groupe n’est d’ailleurs pas le seul et un enquêté raconte ainsi qu’au lycée, lors d’organisation de soirées, « beaucoup de monde parlait de [la bande] » mais aussi de « tous les groupes de potes » identifiables par un nom.

30Le terrain à Berlin permet d’élargir la focale en montrant comment les petits écarts nourrissent les perceptions que les élèves ont les uns des autres au sein de la sociabilité d’un lycée et, d’abord, parce qu’on associe facilement certains élèves aux petits écarts. Ainsi, si les graffeurs se cachent pour taguer, il est assez facile de savoir qui ils sont. Les graffeurs s’affichent parfois sur les réseaux sociaux ou sortent en cours les cahiers sur lesquels ils dessinent les modèles de leurs tags. L’association à la consommation de cannabis est encore plus aisée. Si les fumeurs sortent généralement de l’enceinte du lycée pour aller fumer, les allées et venues vers le « parc » sont visibles et ont une signification explicite.

31Mais les pratiques transgressives ne sont que les signes les plus évidents d’une prise de distance – plus générale – avec les attitudes scolaires. À l’échelle du lycée, cette prise de distance se manifeste dans l’occupation de certains lieux, souvent associés aux petits écarts, comme le « parc » à Berlin ou le « champ » à Toulouse. Au lycée français à Berlin, le Grete en donne un autre exemple. Ce tout petit café, situé en face du lycée, est étroitement associé avec certains petits écarts : on y vend des cigarettes à l’unité et, à l’intérieur ou sur sa terrasse, les lycéens jouent aux cartes – en manquant parfois les cours –, boivent des cafés, fument, et certains y entreposent leurs sacs pour ensuite se rendre au « parc », où quelques-uns consomment du cannabis. Les usages de ce café sont connus au-delà des élèves, une professeure déclare par exemple qu’il « sent le soufre ». Un canapé, situé à l’étage des premières et des terminales, rend possible une prise de distance avec l’école au plus près des temps et des espaces « scolaires » : lors des intercours, on voit ainsi certains lycéens s’y diriger immédiatement, s’y asseoir et échanger à peine quelques phrases avant de retourner en classe.

32Cette frontière symbolique se repère aussi dans les distances et les proximités de la sociabilité lycéenne. À la manière du groupe étudié à Toulouse (« on savait qui était dans le groupe »), les élèves qui gravitent autour de Grete sont bien identifiés (« tout le monde sait qui va à Grete »), tendent à se connaître ou à s’inviter dans les soirées, sans présenter la cohésion du groupe de Toulouse. En fait, la frontière au sein de la sociabilité se manifeste plutôt dans l’exclusion de facto des autres élèves :

Si tu veux y’a le groupe des fumeurs et des non-fumeurs, et les fumeurs c’est ceux qui se retrouvent à chaque pause à fumer une clope au Grete... tandis que y’a les non-fumeurs qui vont peut-être se chercher un petit sandwich, un petit truc à côté et... qui retournent dans le lycée quoi [...] Moi je fais pas partie du groupe des fumeurs donc je peux pas non plus... je sais que quand j’étais petit j’y allais mais j’étais pas au courant que c’était le truc des fumeurs en fait. Donc en CM2 j’y allais pour acheter un bonbon mais je savais pas que c’était le coin des fumeurs quoi (Simon, parents petits indépendants).

33On voit bien, dans le discours de Simon, la frontière qui le sépare du Grete prendre consistance au fur à mesure qu’il est « au courant » de l’occupation du lieu par « le groupe des fumeurs ». La dispersion des élèves à l’heure du déjeuner est aussi significative : aux lycéens qui vont manger à Grete s’opposent ceux qui vont « se chercher un petit sandwich » puis « retournent dans le lycée », ou n’en sortent pas, car beaucoup emportent un repas préparé le matin et déjeunent dans les couloirs du lycée. D’autres préfèrent se rendre – solutions intermédiaires – dans les autres commerces proches, à l’extérieur du lycée mais sans les connotations de Grete.

34Cette différenciation au sein de la sociabilité se prolonge dans une lutte des classements larvée, les uns invoquant les hiérarchies scolaires et les autres les hiérarchies propres à la sociabilité. Les élèves associés aux petits écarts sont parfois dénigrés comme des « poseurs », des « petits rebelles » ou encore – bien que ce ne soit généralement pas le cas – des « redoublants ». De leur côté, les lycéens qui traînent autour de Grete parlent parfois des autres élèves comme des « cas sociaux », des « robots » ou encore des « galériens » accrochés à leurs cours :

Sarah : Y’a genre deux classes de S et y’a vraiment… Genre trente personnes complètement inconnues.
Louise : On les connaît pas du tout.
Sarah : On les voit pas en fait. Ils font que travailler ! [rires] Ils sont là avec leurs fiches de révision en train de galérer.
Louise : Bon après y’a quelques S, genre Adam, qui sont des êtres sociaux et qui sortent.

35On voit que ces remarques ne visent pas tant les résultats scolaires en tant que tels que des attitudes insuffisamment détachées de l’école – et qui ne garantissent pas qu’on soit bien un « être social ». La place dans les hiérarchies propres à la sociabilité se compte donc aussi au nombre d’amis et aux invitations aux soirées. Certains lycéens font directement le parallèle entre accès à cette forme de sociabilité et nombre d’amis :

L’année dernière je connaissais pas trop les gens ici mais cette année j’suis un peu pote avec tout le monde, du coup… [Je mange au Grete] depuis cette année (Olga, parents journalistes).

36Cette forme de sociabilité n’est certes pas la seule qui existe au lycée. L’enquête à Berlin a permis d’observer des amitiés qui se sont nouées et s’entretiennent sans performer l’écart à l’institution, mais elles n’ont pas la même visibilité.

37Il faut souligner que la lutte des classements qu’on vient de décrire se situe au niveau des attitudes affichées sur la scène des pairs et n’a rien d’une véritable opposition entre hiérarchies scolaires et hiérarchies juvéniles. D’abord parce qu’elle se passe de confrontations directes, d’humiliations ou même d’insultes – même les remarques désobligeantes restent généralement internes aux groupes d’amis, mais aussi parce qu’elle est loin d’opposer réellement bons et mauvais élèves. On peut « traîner à Grete » ou au « champ » et être un très bon élève ; on peut en être de facto exclu et avoir des résultats médiocres. Ce dernier point marque une différence fondamentale avec la sociabilité juvénile des classes populaires, que l’on songe à l’opposition entre « lads » et « intellos » (Willis, 2011) ou entre les jeunes des bandes et les « bolos » (Mohammed, 2011), les plus imposants dans la sociabilité sont aussi les plus faibles scolairement. Pour eux, les écarts à l’ordre scolaire se prolongent dans un éloignement progressif de l’école et la sociabilité devient un « refuge symbolique » face au jugement scolaire (Millet & Thin, 2005). Dans notre cas, il reste au contraire à comprendre comment les petits écarts fonctionnent comme mode de distinction tout en restant petits. Pour cela, il faut rentrer plus finement dans l’analyse de leur performance et de leur appréciation par les élèves, car c’est au sein même des relations entre pairs que la modération s’impose comme norme.

Le sens de la mesure

38Dès lors que la présence d’élèves de classes moyennes et supérieures est significative, la prégnance des classements scolaires dans les classements juvéniles est attestée dès la fin de l’école : les mauvais résultats scolaires servent d’« instruments de dépréciation » (Lignier & Pagis, 2014) et la « masculinité distincte » passe par la mobilisation conjointe des compétences scolaires et sportives (Joannin & Mennesson, 2014). Mais à l’âge du collège et du lycée, d’autres enquêtes insistent sur la mise à distance des goûts et des pratiques culturelles adultes – y compris de la culture scolaire – au cœur des relations entre pairs (Pasquier, 2005 ; Danic, 2006 ; Mardon, 2010). Comment concilier ces résultats, avec la meilleure réussite des élèves de classes moyennes et supérieures, qui témoigne pourtant de l’activation de dispositions scolaires ? En partant du principe de la pluralité des contextes d’action (Lahire, 1998), une première hypothèse que nous pouvons suivre est qu’il existe une sorte de double jeu où les dispositions scolaires sont comme inhibées au sein de la sociabilité – mais réactivées à la maison ou pendant les cours. Toutefois, nos enquêtes invitent à décrire comment les dispositions scolaires s’actualisent dans les relations entre pairs, y compris si on restreint les observations à cette sociabilité où les postures scolaires sont mises à distance. Les petits écarts sont de véritables transgressions culturelles, mais qui peuvent se révéler de simples « dissonances » lorsqu’ils coexistent avec d’autres pratiques culturelles plus légitimes (Lahire, 2006), plus proches des incitations parentales (Renard, 2013) ou scolaires. Le jugement scolaire est même reproduit, dans la mesure où les pairs valorisent le désintéressement des petits écarts au profit de l’effort ou de la « facilité » à réussir lorsqu’approche le baccalauréat – introduisant, sous une forme juvénile, l’idéologie du don.

La marginalisation des écarts mal contrôlés

39Que la sociabilité intense se nourrisse d’écarts au scolaire n’empêche pas les élèves qui y participent d’inciter à la modération. Les engagements trop intenses dans les petits écarts sont déconsidérés ; le bon rapport à la pratique se fait sur le mode de la distance. La pratique du tag, comme la consommation de cannabis, ne sont réellement valorisables qu’à condition d’être suffisamment subtiles dans la provocation – ce qui implique de ne pas « aller trop loin ». L’apparition de tags sur le fronton du lycée français à Berlin donne ainsi à voir comment les pairs peuvent eux-mêmes juger et délégitimer certains comportements transgressifs désajustés :

Enquêteur : Et ça [l’apparition de tags] ça va, ça a pas fait d’histoire non plus ? C’est pas non plus une affaire d’État ?
Grégoire : Euh... si mais... fin... plus au niveau des élèves. Parce que y’a une rivalité de... graffiti quoi. Parce que y’a du monde... à l’intérieur du lycée, qui fait des graffitis, et les gars qui ont fait le truc tout moche là, devant le lycée, ben ils se sont vraiment fait tacler quoi, au niveau des graffs... Y’a plein de trucs qui ont été faits contre eux. Ils ont été, t’sais, barrés, crossés […] Même des trucs collés, t’sais, fuck euh... Fuck FSK et tout ça. C’est vraiment drôle.
Enquêteur : Et donc ils se sont fait tacler parce que c’est moche ?
Grégoire : Ouais parce que c’est moche. Fin même si tu fais un truc comme ça sur la façade du lycée qui s’voit euh... en plein milieu, ben on fait quelque chose de beau. Limite c’est pas dérangeant si tu fais un truc qui est beau quoi. Là ils ont fait un vieux truc pas beau, y’a un 2 à la place du S… ils auraient mieux fait de rien faire (Grégoire, père ingénieur, mère institutrice).

40Un tag peut bien être condamné par les pairs, y compris par ceux engagés dans la sociabilité intense et les autres tagueurs – qui connaissent parfois le nom des auteurs – plutôt que par le personnel encadrant – qui ne connaît pas le nom des auteurs. Que le tag se situe dans un endroit particulièrement visible ne suffit pas à son succès et l’expose même à des critiques d’ordre esthétique. La maladresse du dessin est en effet évidente : le trait est mal assuré, les couleurs dépassent par endroits, il y a une erreur dans le lettrage. Grégoire est sans doute d’autant plus à même de transmettre cette critique qu’il est installé de longue date au sein de la sociabilité des petits écarts.

41L’exemple du cannabis permet d’aller plus loin car il fait l’objet d’une pratique plus visible et de commentaires permanents. Les extraits suivants montrent bien à la fois l’importance de la consommation de cannabis dans la sociabilité intense, mais aussi que sa valeur est « discutable » :

[Le 20 avril des lycéens se rendent au « parc » avec comme idée de commencer à fumer à 4 h 20. L’heure, comme la date, fait référence au « 420 », une sorte de code désignant la consommation de cannabis. Cette « célébration » trouve son origine aux États-Unis mais s’est depuis répandue au-delà.]

Je demande à Antoine si c’est vraiment un jour spécial, et il me répond avec beaucoup de sérieux : « oui, c’est l’anniversaire de la mort de Snoop Dogg [pourtant toujours en vie], je sais pas si tu connais mais c’était un gros, gros fumeur de joint, donc voilà » [...]. Tout le monde est affairé à rouler un joint, tout en s’inquiétant régulièrement de l’heure. Le plus grand groupe, rassemblé autour d’une table de ping-pong, commence un décompte : « 10 ! 9 ! 8 ! », mais qui s’arrête à 5 avec quelques éclats de rire. Puis tout le monde, ou presque, fume. Il y a dans le parc vingt-cinq élèves, peut-être trente [...]. Dans un espace plus périphérique, un « petit » qui jouait au foot se fraye un chemin pour prendre son sac resté sur le banc. Quand il y parvient finalement, tout le monde rit doucement, un lycéen dit « bon c’était un peu gênant là ». Antoine se lève tout d’un coup et reprend à haute voix : « Ahahah ! Trop gênant ! Tu verras plus tard, toi aussi tu vas devenir un gros fumeur de weed, comme tout le monde ici ! », mais sa performance est accueillie dans un silence gêné. Il se rassoit (Carnet de terrain, 20 avril.

Après la sortie des cours les lycéens sont attablés devant Grete. Tout le monde se moque d’Antoine parce qu’il dit fumer avant d’aller à la salle de sport. Marine : « mais pfff, n’importe quoi, même moi je ferais jamais ça ». Quelqu’un suggère : « après, peut-être, à la limite… ». Lui maintient : « la dernière fois à la salle tout le monde avait grillé ! Je vous jure, ça se voyait comment ils me regardaient ! Mais ils s’en foutaient, limite ça les faisait marrer plutôt ». Mais les autres continuent de trouver l’idée mauvaise : « les joints c’est pas fait pour ça en fait ». Quelques temps après, lorsque les gens commencent à partir, Antoine se ravise à voix haute : « Non mais je vais fumer après en fait ». Marine : « C’est bien. Enfin non c’est pas bien mais c’est mieux » (Carnet de terrain, 26 avril).

42Nouvel entrant parmi les lycéens qui fréquentent assidûment Grete – il doit son arrivée à un rapprochement avec Grégoire – Antoine (mère enseignante) ajuste encore mal sa pratique. Ses tentatives successives pour décrire sa consommation – ou la consommation de cannabis en général – se heurtent à une série de dénégations. Même parmi les consommateurs assumés, la revendication d’être « un gros fumeur de weed » n’enthousiasme pas grand monde et s’en vanter tous azimuts est considéré comme ridicule. Il faut trouver le « bon usage », dont ses amis assènent quelques éléments : s’en amuser sans s’en vanter exagérément, respecter un certain tempo avec les autres activités sociales – certainement pas avant une activité sportive. Mais ce jugement est aussi un jugement scolaire. En entretien, Grégoire, qui me donne rendez-vous un matin de vacances, compare de lui-même son relatif ascétisme – il cherche à se lever plus tôt pour travailler « même si franchement j’ai toujours la flemme » – avec l’hédonisme hors de proportion d’Antoine : « c’est vraiment une grosse larve ». De même, Marine est d’autant plus prompte à trouver qu’Antoine fait « n’importe quoi » qu’elle connaît ses mauvais résultats scolaires, tandis qu’elle considère que ses propres « moments difficiles » avec le lycée sont derrière elle.

43Au moment du lycée, l’expérience du cannabis croît rapidement mais, en même temps que la pratique s’étend, son appréciation est plus étroitement conditionnée à la retenue, à un usage ludique contrôlé plutôt que provocant. Le terrain toulousain permet d’observer ce passage à l’échelle plus étroite des relations entre amis, lorsque la marginalisation des écarts mal contrôlés se fait sur le mode de l’émulation collective plutôt que sur celui de la moquerie. Loïc attribue ainsi son passage d’une consommation régulière à une consommation occasionnelle au « modèle » incarné par Mathieu, qui était « devenu déjà plus sérieux en terminale ». Réciproquement, Mathieu considère qu’avoir « dit stop en même temps que Loïc » l’a « énormément aidé » et qu’il n’aurait « pas tenu sinon ». En entretien, les deux relient ce passage à une série d’expériences négatives avec la drogue ou, plus largement, aux « excès » partagés avec leurs amis. Loïc parle d’un « bad trip » vécu avec trois autres enquêtés, mais aussi de son oral de baccalauréat en première, où il avait beaucoup fumé la veille et s’était « réveillé complètement démotivé, fatigué » et obtenu une note sous la moyenne. De son côté, si Mathieu évoque une « apothéose de la bande » au début du lycée et estime même avoir « vraiment bien fait de fumer et tout ça, à cette période », il fait aussi part d’un sentiment de lassitude, jugeant que la terminale était « peut-être le “trop” de la bande ».

  • 12 Mickael Chelal, « La socialisation urbaine des “jeunes hommes et femmes de cité” et les rapports so (...)

44La normalisation de la pratique se fait ainsi directement par les pairs, et non seulement par la famille ou l’école. Les lycéens des deux enquêtes valorisent un rapport distancié ou récréatif aux graffitis ou à la drogue, avant la pratique elle-même. La consommation de cannabis reste surtout cantonnée à l’occasion de fêtes, aux fins de journées d’examens, aux récréations, la plupart du temps sans caractère systématique. L’usage « utilitaire » – pour s’endormir, pour oublier ses soucis – est minoritaire et plutôt considéré comme devant s’achever aussi vite que possible. Cette configuration des usages possibles est à comparer avec celle que l’on trouve parmi les jeunes de classes populaires, où l’usage utilitaire est au contraire souvent assumé, tandis que l’usage récréatif, léger, que nous venons de décrire comme un modèle, fait figure de repoussoir, précisément parce qu’il est associé aux « petits bourgeois12 ». La consommation de cannabis ou les graffitis, bien que n’appartenant pas vraiment au répertoire canonique de la culture légitime, apparaissent dans un usage qui rappelle parfois la « distance » caractéristique du rapport légitime à la culture selon la description classique qu’en fait Pierre Bourdieu (1979, p. 36-42). La valorisation de ces usages ludiques a en tout cas comme conséquence de prévenir partiellement les engagements trop forts dans des attitudes désinvoltes – et de rendre moins difficile un ré-engagement dans l’effort scolaire.

L’approche du baccalauréat et la conversion à l’effort scolaire

45L’approche du baccalauréat montre comment les relations entre élèves changent lorsque les échéances scolaires se font pressantes : la place des petits écarts diminue et les pairs favorisent l’engagement scolaire. Les professeurs et les parents encouragent, voire cherchent à contraindre les enquêtés à se mettre au travail, mais nous voudrions ici souligner que les pairs y prennent aussi leur part et que leurs exhortations peuvent être d’autant plus cinglantes qu’elles arrivent là où les résultats scolaires semblaient bien moins compter qu’à la maison ou dans les salles de cours.

46La dévaluation des efforts scolaires trop visibles ne doit pas nous tromper : comme dans les campus américains des années 1960, les notes demeurent un enjeu individuel, même si ce n’est pas nécessairement ce dont on parle le plus entre amis (Becker et al., 1968). Dans les milieux fortement dotés en capital culturel, l’école est globalement associée aux parents (Lahire, 2006, p. 498) ; on s’abstient sans doute d’autant plus facilement de discuter les notes et les devoirs avec ses amis qu’on continue à en parler au sein de la famille. Par exemple, Raphaël se souvient que son grand-père a « toujours regardé ce qu’il faisait comme devoirs » et s’assurait auprès de lui qu’il obtenait de « bons résultats ». Ainsi, la totalité du groupe de pairs étudié à Toulouse considère, sur le ton de l’évidence (« ça permettait d’être orienté », « c’était important pour passer »), qu’il était important – pour eux ou pour leurs parents – d’avoir de bonnes notes tout le long de leur scolarité :

Indirectement pour moi [c’était important les notes], c’était surtout pour mes parents… Mais je suis content aujourd’hui d’avoir eu de bonnes notes ! [...] Après à l’époque, l’école c’était juste retrouver les copains en cours et faire des conneries [rires] (Alban, père haut fonctionnaire, mère avocate).

47L’approche du baccalauréat s’accompagne d’une série d’échéances institutionnelles qui s’invitent largement au sein de la sociabilité intense. L’orientation devient un problème discuté. Il n’est plus question, comme parfois auparavant, de « ce qu’on veut faire plus tard », question imprécise et qui semble dépasser les enjeux proprement scolaires, mais de quoi sera faite l’année prochaine. Bientôt, à la terrasse du Grete comme ailleurs, on parle des modalités de « Parcoursup », des dates limites pour rendre les dossiers pour telle ou telle école, des révisions pour tel ou tel examen préparatif et on s’interroge sur le deuxième ou le troisième « vœu » pour les études supérieures. On sait, désormais, qui veut aller où et on estime la valeur de ces choix comme des possibilités pour la personne d’y être acceptée. Cette « adaptation primaire » de la sociabilité à l’institution – alignement, désormais sans ambiguïté, sur les comportements prescrits – se retrouve aussi dans le report des festivités, fortement suggéré par les coutumes de l’établissement. Les soirées et les sorties se tiennent de plus en plus dans le cadre de limitations explicites. Lors de la fête du premier mai, même parmi les plus « fêtards », beaucoup s’abstiennent ou se restreignent (« je suis rentré à 22 h 30, sinon j’aurais passé tout le dimanche à rien faire ») et les organisations de soirée se font plus rares. Empruntant aux usages locaux, les lycéens à Berlin commencent à parler de l’Abibal, soirée festive ayant lieu juste après le baccalauréat, ou de l’Abifahrt, voyage tout aussi festif qui devrait avoir lieu en Croatie cette année. On contemple ainsi les occasions de faire la fête, sans pouvoir encore les consommer – mis à part l’Abimotto, une semaine où les lycéens se rendent en cours déguisés, avec plus ou moins d’application, et où quelques bières traînent dans les couloirs.

48Pour une part, la sociabilité intense se convertit même à l’effort scolaire : certains groupes d’élèves qui fréquentent le Grete et le « parc » se retrouvent autour du lycée, dans le lycée, voire hors du lycée, pour travailler ensemble plutôt que séparément. L’idée partagée est que « ça aide à se motiver ». On les croise aux terrasses des cafés, compulsant leurs cahiers, dans les bibliothèques municipales ou universitaires de la ville, et parfois jusqu’au CDI du lycée, devenu un lieu qu’il est possible d’investir. À ce changement dans la physionomie générale de la sociabilité à Berlin fait écho la transformation des relations plus étroites qui constituent le groupe de pairs à Toulouse. L’effort scolaire s’invite au sein du groupe sous la forme d’incitations explicites et le groupe de pairs devient une caisse de résonance des injonctions scolaires et parentales. Il n’est pas surprenant que ces incitations proviennent d’abord des enfants les plus dotés en capital culturel, à l’exemple de Raphaël :

C’était important de se réveiller en terminale pour avoir une bonne mention […] Avant la terminale pas trop, mais après il fallait se bouger le cul parce que y’avait un enjeu (Raphaël, père ingénieur, mère clerc de notaire).

49Ce sont eux qui vont progressivement immiscer au sein du groupe la norme minimale du succès au baccalauréat et l’exigence plus floue d’avoir une note convenable, soit les deux sens de l’expression « réussir son bac » :

[C’est en terminale que] Raphaël commence les premières fois à me dire de me sortir les doigts du cul pour réussir mon bac, le premier qui m’a chié à la gueule au téléphone quand je lui ai dit que j’étais au rattrapage et le premier à m’avoir applaudi quand je lui ai dit que je l’avais eu au rattrapage, mais quand je lui ai dit la note il m’a re-chié sur la gueule [rires] (Christophe, père employé au conseil départemental, mère secrétaire médicale).

50Ces incitations à « se motiver » arrivent subitement, voire brutalement, après un ordinaire où les capacités scolaires des uns et des autres étaient relativement tues. Elles suggèrent que la réussite scolaire vient à qui accepte de « se sortir les doigts du cul », quand bien même tardivement – une idée qu’il est possible de rapprocher avec l’idéologie méritocratique, selon laquelle il suffit de vouloir pour pouvoir, de se motiver pour parvenir.

51Les effets de cette sommation se laissent aussi voir dans le cas des élèves les plus engagés dans les petits écarts. Rami fait ainsi figure d’exception : d’origine sociale plus modeste, un des rares enquêtés en filière professionnelle, il cumule les absences et les mauvaises notes et sa place au sein du groupe doit beaucoup aux fêtes qu’il organise régulièrement dans le grenier de ses parents. Il a de plus l’habitude de fumer dans l’enceinte du lycée, parfois à l’aide d’un bang (sorte de grosse pipe en verre permettant de fumer du cannabis). Un jour, « défoncé », il interpelle un professeur dans l’établissement, ce qui l’amène à une exclusion pour les six derniers mois de sa terminale. Mais il ne perd pas pour autant l’espoir d’avoir le baccalauréat et continue de suivre le jeu scolaire, quand bien même d’une manière minimale. Il déclare ainsi avoir « tout [fait] » pour garder le droit de passer son baccalauréat à l’issue du conseil de discipline, se prêtant à l’exercice de l’autocritique et de la rémission (« j’ai fait mon petit discours, voilà tu connais il faut faire l’acteur »). Ses amis, qu’il continue de voir chez lui, lors des fêtes, jouent un rôle central dans ce maintien relatif alors qu’il ne fréquente plus l’école. Malgré sa nonchalance revendiquée, sa mise au travail lui permet finalement d’avoir son examen :

Moi tu vois, même moi qu’étais un branleur, je me suis quand même bougé le cul jusqu’au bac, avoir mon bac c’était important… Bah ça c’est un peu grâce à vous, la [bande], parce que du coup vous étiez tous trop chaud pour avoir le bac et tout, du coup moi ça m’a chauffé et j’ai quand même eu mon bac, c’est grâce à vous ça mec ! […] J’allais pas être le seul qu’allait pas avoir mon bac, c’est sûr et enfin vous m’avez donné un peu cette notion de l’importance d’avoir le bac (Rami, père commercial, mère femme de ménage).

52Rami considère ses amis comme les principaux agents de sa conversion à l’importance d’avoir le baccalauréat, plutôt que sa famille – à l’envers des représentations sociales qui voient dans l’engagement fort dans les sociabilités juvéniles un risque de dissipation. Dans la conversation, Rami a d’ailleurs de lui-même abordé le sujet du baccalauréat en confrontant son expérience à celle de son petit frère, orienté en troisième SEGPA, et qui, à ses yeux, ne perçoit pas les enjeux de la réussite scolaire : « c’est un petit con ».

Après les petits écarts : la nouvelle jeunesse des classements scolaires

53La conversion à l’effort scolaire des lycéens transforme plus largement les perceptions que les lycéens ont les uns des autres. Les classements scolaires reviennent au cœur des relations entre pairs, même chez ceux qui s’étaient écartés et, dans une certaine mesure, s’écartent encore des postures scolaires : le jugement scolaire se manifeste alors comme la capacité à gérer à la fois l’investissement dans les sociabilités festives et la réussite à l’école. En ce sens, les petits écarts amènent finalement à reconnaître « l’intelligence » de ceux qui, par le passage visible d’une attitude désinvolte à une attitude sérieuse, semblent réussir de leur propre chef et par leur simple volonté – c’est-à-dire amènent à méconnaître les conditions de possibilités de la réussite, dans une forme juvénile de l’« idéologie du don » (Bourdieu & Passeron, 1964, 1970 ; Bourdieu & de Saint-Martin, 1975).

54De manière bien plus nette qu’avant, les positions dans la sociabilité au fur et à mesure que l’on s’approche du baccalauréat pourraient être classées par un tableau à quatre cases, selon qu’on est bon à l’école ou non, à l’aise en société ou non, et ceux qui savent faire l’un et l’autre occupent une place de choix. Dans le lycée français à Berlin, Maxence symbolise bien les retournements à l’œuvre dans les hiérarchies symboliques. Ancien fumeur, associé au Grete par les lycéens, Maxence éprouve pourtant une aversion de plus en plus marquée pour les lieux associés à la consommation de cannabis :

Je cherche un endroit pour faire un entretien avec Gabriel et Maxence (« si ça vous dérange pas de faire ça très vite parce qu’il faut que je travaille »). Maxence me dit « comme tu veux, on peut même aller à Grete [s’il le faut] », mais la terrasse est saturée de lycéens. Je propose le parc, juste à côté. Sur le chemin : « allez on va aller se fumer un gros joint » dit Maxence ironique, d’un air idiot. Gabriel l’appuie dans un rire : « c’est exactement ça… ». On finit par s’asseoir dans l’herbe de l’autre côté de la route, évitant le parc (Carnet de terrain, 2 mai).

55Ce reniement des petites transgressions se couple à une participation bien plus parcimonieuse aux fêtes, et à une posture désormais sérieuse – ce qui n’empêche pas de maintenir une certaine distance à l’école. Gabriel, Maxence, ou encore Marion, s’assoient ainsi volontiers à la terrasse du Grete, mais en profitent parfois pour réviser et fréquentent le CDI. Dans le même temps, d’autres maintiennent leur investissement dans la sociabilité intense. Parmi les enquêtés, Sarah, habituée du Grete, fêtarde et à l’aise avec tout le monde, incarne, avec d’autres, cette seconde possibilité. Elle subit plus les reconversions en cours qu’elle n’y participe. Elle constate la position avantageuse qu’occupe de plus en plus clairement Maxence et déplore que beaucoup des garçons, comme Gaspard, soient « admiratifs » voire « complètement soumis à Maxence ». Lorsqu’on lui demande pourquoi, elle l’explique ainsi :

Parce qu’en fait il sort pas trop souvent, enfin il se laisse désirer et quand il vient, fin quand il sort, y’a tout le monde qui veut qu’il sorte avec lui et souvent il dit non, et quand il dit oui c’est vraiment, genre, un événement. [...] En même temps y’a le côté, vraiment, avec les bonnes notes et, comment dire, studieux, travailleur, mais en même temps il est vraiment... Je pense qu’il est pas con mais il travaille pas autant que les autres pour avoir ses notes (Sarah, mère cadre dans l’événementiel, père manager).

56Comme le suggère le portrait qu’en dresse Sarah, Maxence impressionne les autres lycéens de sa classe habitués aux petits écarts, qui voient leur camarade se révéler un excellent élève. Il incarne une réussite sans trop d'effort apparent, qui permet une reconnaissance particulière au sein de la sociabilité.

57Dans cette nouvelle image de la sociabilité intense, l’aisance apparaît comme le rapport dominant à l’école, qui se manifeste par la facilité et évite l’image du dur labeur (Bourdieu & Passeron, 1964  ; Khan, 2015)). Nous voudrions cependant souligner le rôle que jouent les petits écarts dans la reconnaissance de cette aisance, même lorsqu’ils remontent aux premiers temps du lycée, voire au collège. Dans le discours de Maxence et de quelques autres enquêtés, sur les deux terrains, revient ainsi un schème narratif, celui de « la crise d’adolescence » ou d’une « période rebelle » associée à des « conneries », désormais mises derrières soi. Ce faisant, les petits écarts permettent de raconter et d’assumer la mise au travail – autre manière d’en tirer des bénéfices symboliques. Ce schème narratif se termine ainsi par le moment où on « arrête les conneries », « gagne en maturité » ou « se reprend en main ». Les petits écarts permettent de se vivre et de se raconter sur l’air du chemin cahoteux, voire chaotique, plutôt que sur celui du chemin tout tracé. Dans un milieu social caractérisé par un fort capital culturel et alors que certains – en filière ES – apprennent la sociologie en cours de sciences économiques et sociales, l’explication des différences de réussite à l’école par l’origine sociale est à l’esprit de beaucoup des élèves. L’évocation des petits écarts passés participe à éloigner cette image. Ces récits sont d'ailleurs presque superflus, car la mise à distance des postures scolaires est une forme de mise en scène de l’autonomie. Dès lors, la réussite sur le plan scolaire est moins suspecte d’être liée à l’hétéronomie que représente la famille.

58Si le jugement scolaire retrouve une nouvelle jeunesse, il ne le fait pas au bénéfice de tout le monde. Les coups d’éclat de Sarah ne compensent plus complètement, dans les derniers mois du lycée, la faiblesse relative de ses notes et l’incertitude qui entoure son orientation :

Dans le « parc », je parle de l’attitude de Sarah la veille, au premier rang devant la représentation du club-théâtre, ne quittant pas ses lunettes noires et un sourire ennuyé. « Ouais, elle avait fumé avant, elle était défoncée… » me dit Constance avec un sourire. J’avance : « ah ouais, elle était marrante en tout cas ! » Marion fait une moue dubitative : « Ouais, elle est marrante. Mais bon, tu sais ce qu’elle veut faire après le bac ? Bah elle non plus je crois. Une fac, je sais même plus où, une université près de Paris, Nanterre... Franchement, c’est quoi ça ? » (Carnet de terrain, 16 mai).

59La fidélité de Sarah à une sociabilité où l’effort, ou même la bonne volonté scolaire, restent largement absentes l’amène à défendre sa position, mais elle ne peut le faire qu’en essayant de retourner pour elle, malgré tout, le jugement scolaire. Elle parle ainsi de son projet, encore vague, d’intégrer une école où « c’est la capacité à se mettre en avant » et « la personnalité » qui comptent et « pas que les notes ». De même, elle se révèle sans doute d’autant plus une informatrice précieuse sur la sociabilité lycéenne (par exemple en dessinant les plans de classe) qu’il s’agit d’une manière de revaloriser son appartenance au monde finissant des petits écarts et de répondre aux reproches d’autres élèves quant à sa « superficialité ».

60À une échelle plus resserrée, les amis eux-mêmes participent à dévaloriser ceux qui peinent à se mettre au travail efficacement. Les classements scolaires ressortent désormais régulièrement dans les discussions, par exemple par l’évocation des notes et des bulletins trimestriels, ou encore la hiérarchisation des filières. Si les remarques des amis peuvent « motiver », elles peuvent aussi rabaisser dans la mesure où elles ne sont guère plus compréhensives que celles émises par l’institution scolaire. À Toulouse, Axel, dont le parcours scolaire est chaotique, est souvent l’objet de blagues :

Ouais c’était très, c’était quelque chose de normal pour des gens qui travaillaient et réussissaient mais pour moi c’était quelque chose de, de voilà, « regarde t’es une merde, tu t’es pas motivé », donc c’est vrai que c’était plus des remarques, genre voilà t’es pas bon, c’était plus des reproches que je me refaisais en moi que des encouragements. [...] C’est dur à ce moment-là parce que tu te poses des questions en mode « qu’est-ce que tu vas faire ? » (Axel, père enseignant-chercheur, mère infirmière).

61Les injonctions à la réussite se font d’autant plus explicites, directes, voire moqueuses, qu’elles entrent désormais dans le jeu de la sociabilité intense. Ce qui autrefois pouvait apparaître comme une échappatoire aux classements scolaires devient le lieu de leur constant rappel.

62La connaissance plus précise que les amis toulousains ont des uns et des autres les amène plus logiquement, et d’autant plus a posteriori, à considérer les logiques de « double jeu » entre investissement scolaire et investissement dans la sociabilité. En s’appuyant sur leurs propres discours, nous pouvons ainsi mettre en miroir les parcours de Christophe et Flavien qui se connaissent depuis la maternelle et se retrouvent dans la même classe de terminale ES au lycée. Les deux ne vivent pas leur terminale de la même manière. Pour Christophe, c’était d’abord « la première en plus soft [au niveau des soirées] » mais il a dû mal à s’intéresser aux cours, jugeant que « c’était pas passionnant au niveau scolaire ». Flavien, moins investi dans la sociabilité intense, considère que « c’est pas compliqué de s’asseoir quelque part et d’écouter » et maintient un effort scolaire commencé dès la première. Sa manière de conjuguer travail scolaire et fêtes, ou même, de manière plus large, travail scolaire et détente, reste dans la mémoire de Christophe  :

Flavien travaillait beaucoup puisque sa phrase en première c’était « je travaille au CDI, comme ça quand je rentre chez moi, je joue à la play », le mec te disait « j’écoute en cours, je travaille quand j’ai des heures de trou, je fais tout ce que j’ai à faire, comme ça, chez moi, quand je rentre, je mange, je joue, je me détends », voilà, j’ai toujours fait « Whaou ! » [rires] (Christophe, père employé au conseil départemental, mère secrétaire médicale).

63Cette perception impressionnée de la capacité de Flavien à « se protéger des tentations », amène d’ailleurs Christophe à s’inviter chez lui pour « bosser les mathématiques » pendant la période de révision du baccalauréat. Flavien relate un échange similaire avec Raphaël et Olivier qui « ne percevaient pas les choses de la même façon ». Tandis que ceux-ci considèrent qu’il faut « profiter de la vie », Flavien explique qu’il lui faut « mériter de prendre du plaisir » et relie cet ascétisme à son « éducation » (son père est chargé de clientèle, sa mère cadre spécialiste des ressources humaines, ses grands-parents paternels, dont il est très proche, professeurs d’université) : « moi j’ai été éduqué comme ça, parfois j’étais trop dans l’autocensure en me disant “non j’ai pas encore eu ça, après je pourrai faire la fête” ». La gestion différenciée du relâchement scolaire se répercute dans l’anticipation des stratégies scolaires. Flavien s’inscrit dans le cadre d’un parcours clairement défini, puisqu’il « avait déjà envie de devenir journaliste » au lycée et qu’il considère Sciences Po « comme une suite logique ». Christophe a fait un baccalauréat ES « par défaut » pour se laisser « le temps de réfléchir » et a poursuivi à l’université dans une filière peu prestigieuse, Administration Économique et Sociale (AES), qui était à ses yeux « une filière assez générale et dans la continuité du bac ».

64Si aucun des enquêtés n’a vu son parcours scolaire interrompu avant le baccalauréat, certains n’ont pas eu le « sens de la mesure » suffisant – ou n’avaient pas les ressources scolaires suffisantes – pour accéder aux filières post-bac les plus prestigieuses. De manière générale, la fin du lycée disperse les enquêtés entre différentes filières, différentes villes, voire différents pays et donne à voir, dans les réussites des uns et les échecs des autres, la différenciation du capital scolaire et des dispositions à le placer, premier sujet de conversation lorsque le groupe se voit à nouveau, plus difficilement et sans parvenir à réunir tout le monde – ainsi, Rami, qui organisait souvent les fêtes, n’y participe plus et peu de monde semble savoir ce qu’il devient. Certains enquêtés regrettent alors, a posteriori, d’avoir accordé une place prépondérante au jeu de la sociabilité au détriment du jeu scolaire, comme Christophe qui déclare se « mordre un peu les doigts » aujourd’hui et qu’il aurait pu s’« ouvrir plus de portes » s’il avait obtenu des meilleures notes, ou comme Victorien :

Oui, oui [c’était important les notes], enfin oui mais je faisais toujours un peu le minimum mais je savais que c’était important… Mais pas autant que je le pensais. Maintenant c’est vrai que je m’en suis rendu compte avec les concours, enfin même les écoles que j’ai ratées à cause du dossier, en me donnant un peu plus les moyens j’aurais pu rentrer dans les écoles que je voulais (Victorien, père agent commercial, mère responsable communication d’une grande entreprise).

65Pour ces enquêtés et pour d’autres, la sociabilité intense peut apparaître rétrospectivement – malgré le récit des « bons souvenirs » – comme un jeu qu’ils ont un peu trop pris au sérieux, tandis que pour d’autres, elle apparaît seulement comme une « belle époque » dont ils ne regrettent rien.

Conclusion

66Les écarts de conduite des enfants de classes moyennes et supérieures, sanctionnables mais à peine sanctionnés, remettent peu en cause leurs carrières scolaires. Sans doute parce que, plutôt qu’une remise en cause de l’école et de ses implications, ces petits écarts sont avant tout une manière de trouver une place visible au sein de la sociabilité. Mais même dans ces jeux de distinction, ils s’apprécient avant tout dans un rapport léger, ludique, et dans la mesure où ils peuvent céder la place à une plus forte concentration scolaire lorsque les circonstances semblent l’exiger.

67Le sens de la mesure revient ainsi à respecter certaines limites, mais sans nécessairement que cette tempérance soit apparente, surtout au début du lycée. C’est dans cette nuance que se trouve l’autre grand rôle des petits écarts dans la reproduction de l’ordre social. Ils façonnent les subjectivités juvéniles tout autant, voire sans doute plus, que les positions objectives des uns et des autres telles qu’elles se donnent plus fidèlement à voir dans les classements scolaires ou dans les origines sociales. Cette forme de sociabilité, pour un temps « jeu au cours duquel “on fait” comme si tous étaient égaux » (Simmel, 1981 [1917], p. 129), met en scène le détachement des sphères scolaires et familiales. L’encanaillement, tempéré et provisoire, participe à la méconnaissance des ressources familiales et des efforts sur lesquels la réussite scolaire s’appuie. Les trajectoires sociales se différencient pourtant et dispersent d’autant plus les membres du groupe qu’il est socialement hétérogène. Le mettre en lumière, comme nous avons tenté de le faire en rapprochant a posteriori nos deux terrains, revient à déconstruire une forme moderne, plus juvénile que professorale, de l’idéologie du don.

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Notes

1 Les auteurs remercient Muriel Darmon, Anne-Catherine Wagner et les évaluateurs de la revue Sociologie pour leurs remarques et critiques sur les versions antérieures de cet article.

2 Voir en annexe électronique, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/8636.

3 Le lycée a depuis imposé la fermeture des grilles, ce qui a occasionné le blocage du lycée en guise de protestation.

4 Au niveau des classes de première, seul 10 % des élèves n’a aucun parent identifiable comme cadre ou profession intellectuelle supérieure.

5 Ce chiffre est sans doute encore sous-estimé dans la mesure où la consommation de drogue est illégale et demeure un tabou social. On peut supposer que certains taisent ou réduisent leur consommation réelle dans leurs déclarations même quand l’anonymat est garanti. Sur le terrain toulousain, un enquêté prétendait ainsi, en entretien, n’en avoir jamais consommé, quand bien même le fait était attesté par tous. Cette possibilité n’est, à notre connaissance, pas mentionnée dans les articles d’épidémiologie.

6 Le dernier rapport d’inspection du lycée par la ville se conclut ainsi par des remarques critiques sur les « déchets qui s’accumulent au cours de la journée » et les « graffitis omniprésents ».

7 Circulaire « Application de la règle, mesures de prévention et sanctions » no 2014-059 du 27 mai 2014.

8 Le personnel de la vie scolaire se compose du conseiller principal d’éducation (CPE) ainsi que des assistants d’éducation (AED), aussi appelés surveillants.

9 Séverine Depoilly (2014) a montré que dans les lycées professionnels le processus d’étiquetage tend à s’arrêter lorsque les élèves acceptent de reconnaître leurs « fautes » dans des attitudes un minimum contrites (ce que les filles font plus que les garçons). Sur nos terrains, le processus s’arrête souvent avant. À Berlin un enseignant découvre ainsi, sur un téléphone confisqué, des photos suggérant une activité de revente de cannabis, mais aucune punition ne s’en suit, le personnel estimant ne pas avoir le droit de fouiller le téléphone, ni de juger de faits se déroulant hors de son enceinte.

10 Même lorsque les institutions scolaires sont confrontées à des désordres plus importants, les solutions répressives ne vont pas de soi dans la mesure où elles risquent d’envenimer le conflit ou de dégrader l’image de l’établissement (van Zanten, 2012).

11 Technique collective qui consiste à tirer une bouffée, garder la fumée en bouche, passer le joint et relâcher la fumée une fois que le joint revient, ce qui a pour conséquence d’augmenter considérablement la quantité de THC absorbée.

12 Mickael Chelal, « La socialisation urbaine des “jeunes hommes et femmes de cité” et les rapports sociaux de sexe dans l’espace du grand ensemble », thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de David Lepoutre, en préparation à l’Université Paris-Nanterre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cyriac Gousset et Vincent Hugoo, « Des petits écarts : distance au rôle et reproduction du jugement scolaire dans des sociabilités lycéennes de classes moyennes et supérieures  », Sociologie [En ligne], N° 2, vol. 12 |  2021, mis en ligne le 12 mai 2021, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/8595

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Auteurs

Cyriac Gousset

cyriac.gousset@gmail.com
Doctorant en science politique, LaSSP (Sciences Po Toulouse) - IEP, Laboratoire LaSSP, 2ter rue des Puits Creusés, 31685 Toulouse, France

Vincent Hugoo

vincent.hugoo@gmail.com
Doctorant en sociologie, CESSP (CNRS-EHESS-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) - EHESS, CESSP, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris, France

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Droits d’auteur

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