Nul ne sait encore qui, à l’avenir, habitera la cage, ni si, à la fin de ce processus gigantesque, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des penseurs et des idéaux anciens, ou encore – au cas où rien de cela n’arriverait – une pétrification mécanique, agrémentée d’une sorte de vanité convulsive. En tout cas, pour les derniers hommes de ce développement de la civilisation, ces mots pourraient se tourner en vérité – spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là. (Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1964, p. 251).
- 1 La version définitive de cet article n’engage que ses auteurs. Toutefois, des versions préliminaire (...)
1Transistor, microprocesseur, informatique personnelle, Internet, réseaux sociaux, cloud, intelligence artificielle : plusieurs générations de technologies informatiques ont été produites dans la Silicon Valley1. En plus d’un pôle industriel de premier plan, cette région du nord de la Californie est devenue au cours des dernières années un lieu de pouvoir et d’influence. Alors que les grandes entreprises de la région se sont hissées au rang des premières capitalisations boursières mondiales, les promesses, de la lutte contre le vieillissement menée par les startups de la « biotech » aux ambitions spatiales d’Elon Musk, suscitent un intérêt planétaire. La région a même été définie comme un « laboratoire » et un « modèle » de société nouvelle (Dagnaud, 2015), ayant accouché d’une suite de révolutions : celle des grandes bases de données et des modèles prédictifs (Anderson, 2008) ; celle d’une rupture esthétique initiée par la diffusion d’outils informatiques plaçant en leur cœur les notions de design et de créativité à la manière des produits Apple (Katz, 2015) ; celle d’une révolution entrepreneuriale, avec le développement de formes organisationnelles considérées comme particulièrement propices à l’innovation (Lécuyer, 2005 ; Rosental, 2007). Dans ces trois mouvements, le réseau constitue le principal motif.
2Dès les années 1980, les collaborations horizontales au sein et entre les entreprises de la région ont été identifiées comme le principal avantage comparatif de la Silicon Valley sur le foyer de production concurrent de la région de Boston (Saxenian, 1994). Son essor dans les années 1990 aurait favorisé la démocratisation d’une société d’entrepreneurs indépendants (Shapiro & Varian, 1998), artisans d’une « nouvelle économie » (Kelly, 1999) alors présentée comme le pendant de modes de sociabilités horizontales et réticulaires repérables dans l’ensemble des sociétés industrielles en voie de modernisation, à rebours des formes d’organisations hiérarchiques attachées aux bureaucraties et aux grandes entreprises du siècle passé (Castells, 2001).
3Plusieurs travaux ont tenté d’éclairer plus spécifiquement la dimension culturelle et intellectuelle de cette dynamique. Selon leurs auteurs, chez les pionniers d’Internet, la production des technologies et services de communication s’adossait à un « imaginaire » (Flichy, 2001), une « utopie » (Turner, 2006) ou encore un « projet politique » (Loveluck, 2015), tourné vers la démocratisation des communications et la libération des individus par le biais des technologies personnelles. L’émergence d’Internet, le développement de la messagerie électronique, l’enthousiasme pour le blog et l’engouement pour les médias sociaux de « l’Internet 2.0 », venaient concrétiser cette ambition universelle de sociétés décloisonnées, riches de leurs réseaux (Benkler, 2006). Les technologies numériques rendaient ainsi possible une « démocratie Internet », définie par une double évolution (Cardon, 2010, p. 11). Là où les anciens médias se caractérisaient par une stricte démarcation entre l’espace privé et l’espace public, Internet offrait un accès formellement ouvert à la parole publique. Dans le même temps, alors que la sphère privée et les productions amateurs (Flichy, 2010) s’affichaient sur Internet, certains annonçaient l’affaiblissement du pouvoir de contrôle et des fondements économiques de ceux désignés traditionnellement par l’appellation de « gatekeepers ». Les réseaux sociaux ont joué à cet égard un rôle déterminant, en bouleversant les pratiques d’information, leur production et les modes de circulation des idées.
4Or, ces réseaux sociaux ont historiquement été portés au sein de la Silicon Valley par des personnalités positionnées à l’interface de plusieurs univers et domaines d’activités, ceux de l’université, de l’entrepreneuriat et des médias. Ce type de profil connectiviste, positionné à l’interface de plusieurs mondes, y constitue une particularité historique. Frederick Terman dans l’après Seconde Guerre mondiale a ainsi fondé le département de Computer Science de Stanford en multipliant les passerelles entre académie, entrepreneuriat et recherche militaire (Gillmore, 2004). Steward Brand dans les années 1970 et 1980 a développé le Whole Earth Catalog ou le WELL à la frontière des communautés hippies, des mouvements d’avant-garde du nord de la Californie et des communautés de hackers (Turner, 2006). Tim O’Reilly à partir des années 1980 s’est d’abord fait connaître au sein de la région, puis au niveau international, par un travail d’édition dans le domaine de l’informatique, l’organisation de conférences et la théorisation du « Web 2.0 » (Tuner & Larson, 2015).
5Ces figures historiques de la région trouvent aujourd’hui leur prolongement dans les « influenceurs » du numérique. Le terme même d’influenceur qualifie un ensemble hétérogène de « célébrités de réseaux » appartenant à différents domaines d’activités (mode, cuisine, beauté, etc.) et reconnu pour des contributions en ligne, souvent faiblement monétisées (Duffy, 2017). Toutefois, ce terme a d’abord qualifié des pionniers d’Internet reconnus pour leur expertise et leur vision (Marwick, 2013). Alors que le travail de marchandisation de la visibilité en ligne des micro-célébrités fait l’objet d’une littérature importante (Abidin, 2018), les influenceurs de l’industrie numérique n’ont pas fait l’objet à ce jour d’étude spécifique. Ce groupe social constitue pourtant l’un des principaux véhicules des discours sur la révolution numérique produits par la Silicon Valley et constitue une élite d’un genre particulier, située à l’intersection de l’entrepreneuriat, du monde des technologies et des médias.
6Cet article s’intéresse au paradoxe qui les unit : celui d’une population qui plaide en faveur d’une démocratisation de l’entrepreneuriat et des nouvelles technologies, en continuant d’occuper une position préférentielle au sein de l’espace public. Pour dénouer cette contradiction, nous nous sommes notamment appuyés sur une sociographie et une étude des discours publics d’un échantillon de personnalités suivies sur les médias sociaux à vocation professionnelle (Twitter et LinkedIn) par des entrepreneurs et des dirigeants de startups au sein de la Silicon Valley. L’examen des propriétés sociales de l’échantillon d’influenceurs ainsi obtenu montre qu’il s’agit de personnalités multi-positionnées, dont la légitimité repose en partie sur les écarts qui les différencient des élites traditionnelles nord-américaines. Bien qu’ils rassemblent des individus suivis sur les réseaux sociaux en raison de la pertinence de leurs contributions et de la singularité de leur vision, les thématiques de leur discours s’avèrent homogènes et cohérentes : à travers des informations, des conseils et des guides pratiques relatifs à l’entrepreneuriat technologique, ces influenceurs lient la promotion des technologies à celle de leur personnalité. Le fort optimisme qui se dégage de leurs contributions a pour envers une forme d’étanchéité à la critique au sein de l’industrie numérique.
7Plutôt que de proposer une histoire intellectuelle, nous avons procédé par le bas, en identifiant les personnalités les plus suivies sur les réseaux sociaux par ceux qui occupent des positions entrepreneuriales et managériales de premier plan au sein de la Silicon Valley. Nous avons procédé à cette identification en utilisant le réseau social LinkedIn. Développé au sein de la région au début des années 2000, ce réseau social professionnel a été conçu et est employé pour la recherche d’emploi, la présentation d’un soi professionnel et l’affichage d’un CV. Gratuit pour ses utilisateurs, il est employé, dans une formule payante, par les recruteurs et les services de ressources humaines pour identifier et contacter de potentielles recrues, ou pour publier des offres d’emploi. Aux États-Unis, son usage est beaucoup plus fréquent chez les diplômés du supérieur que chez les non-diplômés, ainsi que parmi les hauts niveaux de revenus (Hargittai, 2020). Il s’est imposé dans le courant des années 2010 comme le réseau social professionnel dominant dans la Silicon Valley, aux États-Unis et dans le monde. Plusieurs fonctionnalités y ont été ajoutées au cours de cette décennie avec l’objectif d’en faire un média à part entière. Outre la mise en relation entre pairs, il offre la possibilité de publier des analyses personnelles, de partager des contenus (articles, vidéos), de les « liker », de les commenter et de les relayer. Depuis 2012, l’entreprise a développé un programme « d’influenceurs », proposant aux membres du réseau de « suivre » des personnalités reconnues pour leurs accomplissements, l’importance de leurs contributions et le nombre de leurs abonnés.
8Nous avons établi un premier échantillon de ces influenceurs en sélectionnant ceux auxquels étaient le plus souvent abonnés les entrepreneurs et dirigeants (Chief Executive Officer, Chief Technical Officer ou Chief Financial Officer) des mille sociétés les plus importantes de la Silicon Valley en termes de capitaux levés, sélectionnées dans la base de données Crunchbase. Ce choix répond à la volonté de retenir des personnes souvent activement engagées dans la production et la consommation de contenus en ligne au sein de la région, mais aussi décisionnaires et parties prenantes dans les choix stratégiques qui y sont opérés. Notons que ce mode de sélection de nos enquêtés se fonde sur la qualité plutôt que sur la taille de leur audience. Les comptes les moins suivis excèdent de peu les mille abonnés, tandis que les plus populaires comptent jusqu’à 35 millions d’abonnés pour Bill Gates (au moment de la production des données ; en 2020, ce nombre monte à plus de 45 millions). Mais tous ont en commun d’être largement suivi au sein de la Silicon Valley. Nous avons ainsi obtenu un premier échantillon de 237 personnes. Dans cette première sélection, nous avons omis ceux dont l’activité sur les réseaux concernait quasi exclusivement leur entreprise, au point que leurs comptes pouvaient être considérés comme institutionnels plutôt que personnels, tels que ceux des cofondateurs d’Airbnb, du CEO de Salesforce, ou encore des dirigeants de Facebook, Twitter ou Linkedin, dont les contributions, en tant que dirigeants de réseaux sociaux, nous semblaient porteuses de biais trop importants.
9À partir de l’échantillon obtenu, nous avons suivi ces personnalités sur deux réseaux sociaux, LinkedIn et Twitter. Créé au milieu des années 2000, Twitter, dont le siège social est situé à San Francisco, propose un service de micro-blogging, permettant la diffusion de textes courts et de liens vers des articles de presse, des posts de blogs ou des contenus vidéos. Nous avons collecté l’ensemble des contenus disponibles postés sur Twitter entre 2014 et 2016 par les membres de notre échantillon, et nous avons suivi qualitativement les contenus postés sur LinkedIn. Ce choix s’explique par l’absence de politique d’ouverture de l’API de ce service. Nous avons à nouveau réduit notre échantillon aux personnes suffisamment actives sur Twitter (400 messages originaux entre 2014 et 2016), pour obtenir un échantillon final de 167 personnes.
10Afin de qualifier socialement les porteurs du discours de la révolution technologique les plus légitimes au sein de l’espace public en ligne, nous avons constitué une base de données prosopographique rassemblant des informations sur les propriétés sociodémographiques (âge, genre, niveau, institution et spécialité des diplômes, origine sociale, situation professionnelle principale, ville de résidence principale) et sur leurs trajectoires professionnelles (secteurs et types de postes occupés) des membres de cet échantillon. Cette base a été produite à partir d’informations publiques tirées de profils Linkedin, de pages Wikipedia, de portraits dans la presse généraliste (New York Times, New Yorker) et spécialisée (Wired, TechCrunch, Business Insider, Forbes, Inc., Fast Company), des interviews TV (Bloomberg TV, CNBC), radio ou vidéo, ainsi que de la lecture de blogs tenus par les membres de la base de données quand cela était le cas.
- 2 Cette méthode considère un corpus de documents comme le résultat d’un processus génératif consistan (...)
- 3 L’interprétation consiste à donner un nom à chaque thème en fonction des termes et documents les pl (...)
11Ensuite, nous avons constitué une base de données à partir de leurs activités sur Twitter, composée de 317 651 observations, correspondant à autant de messages postés sur le réseau social. Nous disposons pour chacun de métadonnées (statut de retweet ou de tweet, usager original en cas de retweet, date de publication, url associée, etc.) ainsi que du contenu du message (tweet). Afin de ne pas surreprésenter les usagers les plus actifs, nous travaillons sur un échantillon aléatoire de 370 messages par usager. Toutes les analyses quantitatives présentées dans l’article portent sur cette sélection. Le corpus tiré des activités sur les réseaux sociaux numériques a été analysé par un topic model (Blei & Lafferty, 2009), afin de repérer les principaux registres de parole et les modes de circulation de l’information2. Une fois le modèle réalisé, nous avons interprété les résultats à partir d’indicateurs décrits dans l’annexe électronique qui contient en outre les diagnostics employés3. Nous mobilisons des extraits de l’activité des enquêtés sur LinkedIn, que nous analysons qualitativement.
- 4 Une quarantaine de membres de la base de données ont été sollicités. La moitié des sollicitations e (...)
- 5 Les conférences TED (Technology, Entertainment and Design) sont une série de conférences organisées (...)
12Le troisième ensemble de données est constitué d’un corpus d’entretiens et d’observations, issu d’une ethnographie de la Silicon Valley conduite entre 2015 et 2018. Elle a permis le suivi d’influenceurs lors de conférences (8), de sessions de networking (12) et d’entretiens (11)4. Ces données se sont avérées relativement pauvres ou difficilement exploitables en raison des contraintes de l’enquête (difficultés d’accès aux sites ou aux personnes contactées, temps d’entretiens réduits, etc.) et du caractère redondant du matériau collecté avec les données publiques par ailleurs récoltées. L’intérêt de l’exploitation de ces résultats s’est avéré limité en raison de l’évocation souvent stéréotypée de la biographie, des analyses développées de manière tronquée ou synthétique du fait du manque de temps accordé à l’enquêteur ou des renvois fréquents directs vers des contenus existants durant l’entretien. Afin de contourner ces difficultés, nous avons tenté d’élargir au maximum la consultation des ressources publiées en propres par les membres de l’échantillon, à travers notamment la recension d’ouvrages (42) écrits par des membres de la base de données et le visionnage de 28 conférences TED5.
13L’articulation entre les différentes méthodes prend plusieurs formes. Les données qualitatives sont mobilisées ponctuellement pour servir à l’interprétation des résultats statistiques. Les résultats de l’analyse lexicométrique ont été croisés avec les données prosopographiques. C’est sur cette base que les analyses présentées dans l’article ont été construites, en tentant de renseigner la sociologie des membres de l’échantillon, de rendre compte des thématiques de leur discours et de leur tonalité.
14Qui sont les principaux hérauts de la « révolution technologique » ? Au cours de notre enquête, sur les deux réseaux sociaux retenus, dans les salons et les conférences auxquels nous avons pu accéder, nous avons rencontré plusieurs expressions employées pour les désigner : « tech guru », « thinkfluencer », « thought leader », « global thinker », « world leading speaker », « superinfluencer », « key opinion leader ». La catégorie d’« influenceur » fut la plus couramment mobilisée et c’est celle que nous retenons ici. Ce groupe est composé de profils variés. Ceux qui sont le plus immédiatement associés à ces labels sont des entrepreneurs de notoriété internationale, comme Peter Thiel et Elon Musk, dont la célébrité dépasse largement les cercles professionnels restreints des hautes technologies. En 2019, des membres de l’échantillon tels que l’ancien « évangéliste » du Macintosh d’Apple (Guy Kawasaki), l’un des principaux théoriciens de l’open source (Tim O’Reilly) ou celui qu’un article du magazine de référence Wired célébrait comme le « plus grand auto-entrepreneur de tous les temps » (Tim Ferris) comptaient chacun 1,5 million de « followers » sur Twitter, ce qui les situait à un niveau de visibilité en ligne comparable à celui d’un chef d’État d’un pays de l’Union européenne. Il serait cependant réducteur de considérer ce groupe social à partir de ses représentants les plus connus ou fortunés.
15En effet, la morphologie du groupe des influenceurs de l’échantillon montre des différenciations internes, ainsi que des écarts notables entre leurs caractéristiques et celles des classes supérieures au États-Unis. Professionnellement, ils occupent des positions diverses, mais sont liés par l’entrepreneuriat technologique. Socialement, on y repère des trajectoires atypiques au regard de celles des élites nord-américaines, mais y domine les hommes de plus de 40 ans, blancs, majoritairement états-uniens, fortement diplômés et issus des catégories intellectuelles supérieures ; des caractéristiques qui comptent comme des constantes dans l’histoire de l’industrie informatique (Lécuyer, 2005).
16Toutefois, le premier résultat de notre travail prosopographique est de mettre en lumière l’amplitude des variations en termes d’activité et de visibilité au sein de l’échantillon. Certains ont acquis des fortunes de plusieurs milliards de dollars tandis que d’autres présentent des profils plus proches de l’expert. De plus, comme le montre le tableau 1, on trouve des entrepreneurs (près de la moitié de l’échantillon), mais aussi des investisseurs en capital-risque, des journalistes, des universitaires, des auteurs d’essais, des analystes ou des consultants.
Tableau 1: Distribution de la profession principale
Profession principale
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Effectif
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Fréquence
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Fondateur / PDG
|
73
|
44 %
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Cadre exécutif
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12
|
7 %
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Investisseur
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21
|
13 %
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Auteur, essayiste
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28
|
17 %
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Journaliste
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11
|
7 %
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Universitaire
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15
|
9 %
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Analyste, expert, avocat
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7
|
4 %
|
Total
|
167
|
100%
|
17On retrouve en cela les différents rôles jalonnant l’histoire d’Internet identifiés par Patrice Flichy (2001), avec des « concepteurs » (entrepreneurs, chercheurs, ingénieurs), devenus « investisseurs » (Venture Capitalist, grands patrons, administrateurs), ou des « experts » (journalistes, blogueurs, commentateurs, universitaires) convertis à l’entrepreneuriat. Mais ces rôles se retrouvent ici fréquemment de manière cumulative. En effet, en dépit de différences d’activités, les influenceurs sont liés par une commune pluriactivité et l’attachement à l’entrepreneuriat. Alors que les élites nord-américaines ont souvent été appréhendées à partir d’organisations, de secteurs ou d’espace exclusifs les uns des autres qu’il s’agisse du pouvoir municipal (Dahl, 1961), des traders de Wall Street (Abolafia, 2001) ou des dirigeants d’industries culturelles (Rossman, 2012), on trouve ici une logique de portefeuilles d‘activités.
18Si la profession principale présentée dans le tableau 1 est mesurée à partir de l’identité la plus mise en avant par les influenceurs sur leurs profils de médias sociaux, elle n’est jamais unique. Le recensement de l’ensemble des activités professionnelles des enquêtés présentes ou passées fait apparaître que la création et l’administration d’entreprise constituent un rôle à la fois prépondérant et connexe à d’autres activités. Ainsi, 95 % de l’échantillon (159 personnes) ont été soit fondateurs, soit investisseurs, soit membres du conseil d’administration, soit conseillers auprès d’une entreprise, et quatre personnes sur cinq ont occupé le rôle de fondateur à un moment ou un autre de leur carrière, une proportion qui demeure forte y compris parmi les universitaires (six sur dix) et les journalistes (près d’un sur deux). L’entrepreneuriat technologique va, pour eux, de pair avec une activité et une reconnaissance éditoriales.
19En effet, les présentations de soi faites sur les profils de médias sociaux mettent fréquemment en avant l’écriture et la publication de contenu. Le terme « author » [auteur] est cité dans 38 auto-descriptions, à égalité avec les termes « CEO – chief executive officer » [directeur général] (39) et « founder » [fondateur] (40), loin devant les autres termes – « investor » [investisseur] n’est cité que dans 18 profils ; le terme « writer » [écrivain] est cité dans 9 autodescriptions et ceux qui ne se désignent pas comme « auteur » écrivent et publient, parce qu’ils exercent en premier le métier d’universitaires ou de journalistes, et n’ont donc pas besoin de préciser leur activité d’écriture. Le blog, moyen d’expression emblématique des premiers temps d’Internet (Cardon & Delaunay-Téterel, 2006), demeure un médium préférentiel dans les espaces les plus visibles et professionnalisés puisque neuf personnes sur dix continuent d’en tenir un.
20Cet accès privilégié à l’espace public en ligne et aux outils numériques peut être mis en perspective avec les trajectoires et les caractéristiques sociodémographiques des influenceurs qui mettent en évidence une forte homogénéité sociale. En premier lieu, il s’agit d’une population où les hommes dominent (trois personnes sur quatre). On retrouve là des proportions comparables aux standards connus dans l’univers de l’informatique depuis les années 1980, consécutivement au déclin de la part des femmes dans les métiers informatiques après une longue période de féminisation (Collet, 2006). Ensuite, en dépit du caractère limité du matériau que nous avons pu rassembler – l’origine sociale n’a pu être identifiée que dans 45 % de la base de données ce qui apparaît étonnant pour des personnes rompues à la présentation de soi –, on relève une surreprésentation des classes supérieures à forts niveaux de diplômes, avec une majorité de pères médecins (16,9 %), entrepreneurs (13 %), chercheurs (10,4 %) et ingénieurs (7,8 %). Néanmoins leurs parcours ne portent pas toujours trace des mécanismes de sélections sociales visibles dans la haute société américaine : domination des prepschools et des campus de la Ivy League, passage par de grands cabinets de consulting (Mayo et al., 2006). La vocation ou une filiation entrepreneuriale s’y retrouve plus régulièrement. Or, même si la création d’entreprises continue de représenter une aspiration pour une majorité des lycéens du pays (Stross, 2012), la carrière entrepreneuriale s’avère moins présente au sein des catégories les plus aisées. De plus, l’échantillon est composé en majorité d’une population d’héritiers, principalement issue des professions intellectuelles supérieures, parvenue à dialectiser stratégies familiales de mobilité sociale et attendus scolaires par le biais d’un investissement, économique et affectif, dans les nouvelles technologies. Les entretiens et les récits biographiques mettent régulièrement en avant l’importance d’un accès précoce à l’informatique. De ce point de vue, si les influenceurs décrivent souvent leurs origines sociales comme modestes, elles sont en réalité marquées par des opportunités d’équipement et des stratégies parentales d’élévation sociale intergénérationnelle (Berger, 1960). L’ethos familial associe ainsi fréquemment un souci d’économie avec un goût pour les nouvelles technologies : :
J’ai grandi en Inde dans les années 1980, début 1990. Le gouvernement faisait beaucoup d’efforts pour investir et rendre accessible les outils et machines informatiques au sein de l’administration. J’ai eu la chance que mon père fasse un MBA en Angleterre, parce que le gouvernement organisait un programme d’échange ouvert aux fonctionnaires. Je le bassinais toutes les semaines : « je veux un ordinateur papa, s’il te plaît ! » Mon père travaillait dans un service important, mais n’était pas bien payé. Donc c’était un vrai enjeu pour la famille que d’acheter un ordinateur. Mais il l’a fait. Sauf que l’ordinateur qu’il a acheté est tombé par terre et s’est brisé en mille morceaux. Et mon père m’a dit : « on n’achète jamais rien pour la famille, je t’achète un ordinateur et tu le casses… », ça a été terrible pour moi. J’ai dit que j’allais le réparer, et c’est là que ça a vraiment commencé. Je suis allé d’un truc à un autre, j’achetais des magazines sur le marché noir, ou je les empruntais, et c’est comme ça que j’ai appris ce qu’était un circuit, comment on les assemblait, de quoi était fait un ordinateur, et comme je ne pouvais pas l’acheter, je devais apprendre et trouver des solutions par moi-même. (Entretien avec un entrepreneur membre de l’échantillon, dans la Silicon Valley depuis 1996).
21Cet entrelacement est susceptible d’éclairer le rapport d’enchantement exprimé dans les discours publics pour des technologies et leurs capacités à œuvrer à une forme de progrès collectif, renouvelé à chaque nouvelle génération de produits et de solutions. Cette dimension renvoie à la question des cohortes dominantes de l’échantillon.
22La décennie modale de l’échantillon est celle des quarantenaires (un tiers de la base de données), une seule personne ayant moins de 30 ans. Ils ont ainsi souvent occupé des points d’observation privilégiés et durables en tant que concepteurs, entrepreneurs, premiers utilisateurs (« early adopters »), experts, voire théoriciens des nouvelles technologies, dans une phase de développement de l’économie de l’informatique personnelle et d’Internet. La seconde moitié des années 1990 et le début des années 2000 représentent plus particulièrement un moment charnière dans le parcours d’une majorité d’entre eux, avec le lancement du World Wide Web, puis l’essor des blogs et des réseaux sociaux. Plusieurs membres de la base de données ont participé au lancement d’entreprises de renom (Bell, Microsoft, Sun Microsystem, Paypal, LinkedIn, etc.), d’autres comptent parmi les premiers blogueurs, utilisateurs de Facebook ou de Twitter, travaillant à leur diffusion, leur amélioration, leur mise en récit via des essais, des manuels, des conférences, des cours ou des missions de conseils auprès de grandes entreprises, d’administrations et plus généralement de leurs communautés d’audience. Ils ont ainsi réalisé un travail de veille au long cours des nouvelles vagues d’innovation, consolidant durablement un statut d’expert, voire de « visionnaire » (McCray, 2012) dans un univers où la rupture et la volatilité des valeurs constituent la norme. Ces qualités renvoient notamment à leur proximité aux « petits mondes » de la Silicon Valley et des foyers de production technologiques.
Un des avantages d’être dans la vallée, c’est qu’elle est l’épicentre de tout ce qui se passe sur Internet et dans le domaine de la tech, elle reste le centre de toutes les données produites sur Internet. Tout le monde ne parle que de ça ici. Et l’idée c’est de l’utiliser pour comprendre ce qui va se passer, les comportements, etc. (Entretien avec un influenceur, implanté dans la Silicon Valley depuis 2003).
23Or, l’enquête fait certes apparaître cette région comme un point de référence, mais en tant qu’il est intégré à un réseau de hubs technologiques auxquelles la Silicon Valley fut souvent comparée et opposée (Saxenian, 1994). Les membres témoignent d’une forte interconnexion entre la baie de San Francisco et les régions de Boston, Los Angeles, New York City, Washington DC, Seattle ou Austin. Sur leurs profils Twitter, ils mentionnent fréquemment un lieu de résidence dans plusieurs capitales économiques, principalement Shenzhen (Chine), Londres (Angleterre), Tel-Aviv (Israël) et Sydney (Australie). Pour les ressortissants étrangers, la capitale technologique et économique de leur pays d’origine est presque systématiquement accolée à un second lieu de vie aux États-Unis (le plus souvent la région de San Francisco ou de New York). Se dégage ainsi un axe urbain, Nord-Nord, et technologique, qui les associent aux professionnels de l’international les plus légitimes tels que les diplomates ou les experts internationaux en même temps qu’il rend difficile une ethnographie poussée (Lecler et al., 2018).
- 6 On doit noter la rareté de profils équivalents, à mi-chemin entre l’entrepreneur, le consultant et (...)
24Cette internationalisation, voire la dimension cosmopolite souvent attachée à l’industrie des hautes technologies (Saxenian, 2006), s’avère relative. En effet, la composition de la base de données révèle d’importants biais géographiques : 92 % des membres pour lesquels l’information est disponible sont situés aux États-Unis6. Les ressortissants états-uniens représentent 79 % de la base de données, les Anglais, Canadiens et Australiens, 13 %, de sorte que seules douze personnes ont la nationalité d’un pays d’Europe continentale, d’Amérique du Sud ou d’Asie. Si les parents et grands-parents des personnalités suivies sont fréquemment nés dans un pays étranger, la base de données compte une proportion de naturalisés et de binationaux (7,5 % sont nés avec une autre nationalité) qui font de ce groupe une population certes internationale, mais moins diverse que la main-d’œuvre globale de la Silicon Valley. De plus, les membres ayant connu un parcours d’immigrés et les difficultés associées sont issus de familles présentant généralement de hauts niveaux de qualification dans leur pays d’origine. De même, dans un secteur du numérique faisant de la méritocratie et de la compétence des valeurs centrales, on note une surreprésentation des personnes issues des grandes villes, une représentation significative de personnes blanches, et dans une moindre mesure asiatiques, tandis que les deux principales minorités ethniques des États-Unis (hispanique et afro-américaine) sont quasiment absentes de l’échantillon.
25En outre, l’image prégnante du drop-out [décrocheur] au sein de la Silicon Valley7 ne se retrouve pas chez les influenceurs, qui sont en moyenne fortement diplômés, et le plus souvent issue des universités les plus prestigieuses des États-Unis. En effet, 59 % des personnes pour lesquelles nous disposons de l’information (157 personnes) ont un diplôme de niveau master ou supérieur, alors que cela n’est le cas que pour 7,5 % des États-Uniens de plus de 25 ans8. Parmi celles qui en ont un, près d’un quart sort de Harvard, Stanford, Cornell ou Berkeley ; seuls 5,3 % de la base de données n’ayant pas de diplôme de licence.
26Leurs trajectoires correspondent ainsi le plus souvent à celle d’individus issus de professions intellectuelles supérieures – avec une socialisation précoce aux nouvelles technologies qui a facilité une intégration dans les centres de production de l’espace public en ligne. Le rapport originellement enchanté aux technologies du début de leurs parcours laisse en cela entrevoir un discours socialement intéressé, fait de familiarités et d’opportunités, en tant qu’entrepreneurs, concepteurs et commentateurs de la scène entrepreneuriale. On peut ainsi parler à leur égard d’une forme de double légitimation, les membres de l’échantillon ayant bénéficié socialement des hautes technologies, avant de travailler à leur promotion.Cette récursivité explique en partie la force de conviction qui se dégage de leur discours.
Nous les humains, nous distinguons des autres espèces par notre capacité à faire des miracles ; et ces miracles portent un nom : la technologie. La technologie est miraculeuse parce qu’elle nous permet de faire plus avec moins, en portant nos facultés fondamentales à un niveau supérieur. (Thiel, 1994, p. 10).
27De ce point de vue la diversité des activités et des ancrages, académique, financier, médiatique ou industriel des influenceurs pouvait laisser présager d’un espace des discours marqué par une polarisation des thèmes et une diversité des opinions. Eu égard à la taille du corpus et à la diversité des intérêts déclarés des membres de la base de données, nous attendions une grande diversité des sujets abordés. Cette diversité était d’autant plus plausible que les influenceurs se positionnent régulièrement dans les médias et les salons professionnels où ils sont invités à s’exprimer au titre de l’originalité et de la pertinence de leurs analyses. Or, si on se déprend du contenu détaillé des contributions pour s’intéresser aux thèmes abordés, à de rares exceptions près, ces derniers s’avèrent équitablement répartis dans l’échantillon et présentent une forte cohérence. Pour nous en en assurer, nous avons systématiquement testé les liens entre classification issue du topic model et des caractéristiques sociales des locuteurs, en considérant parmi ces caractéristiques le genre, la profession principale et la popularité sur les réseaux sociaux (mesurée par le nombre d’abonnés). Comme nous le précisons dans la discussion de la classification, il est très rare que l’on trouve des différences importantes dans le contenu des discours, mesurés par le topic model, que ce soit par genre, profession ou popularité.
28Alors que l’entrepreneuriat et l’industrie informatique touchent à des domaines extrêmement diversifiés, le discours des membres de l’échantillon est doublement homogène. Il l’est, d’abord, par sa concentration sur un petit nombre de sujets et, ensuite, par la faible dispersion dans la distribution de ces thèmes par locuteurs. La mise en évidence de cette homogénéité constitue l’un des résultats de notre étude : dans l’univers formellement ouvert, à la fois concurrentiel, sans contrôle ni censure qu’est l’espace public en ligne que nous avons choisi d’observer, l’orientation thématique se trouve fortement normée. Nous pouvons regrouper les thèmes issus de l’analyse lexicométrique en sept grandes catégories (Tableau 2).
Tableau 2 : Distribution des grandes catégories issues du topic model
Grande catégorie
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Nombre de thèmes inclus
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Fréquence dans le corpus*
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Entreprises
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15
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25,13 %
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Technologies
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13
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20,52 %
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Médias
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10
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16,30 %
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Politique et société
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8
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14,04 %
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Conseils
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6
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10,16 %
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Vie personnelle
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5
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8,28 %
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Temporalités
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3
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5,57 %
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* : la fréquence dans le corpus est définie ici par la moyenne de la somme des probabilités a posteriori des thèmes inclus dans la catégorie. Il convient de prendre ces indicateurs avec précaution, comme des ordres de grandeur plutôt que des mesures précises.
29Les deux premiers ensembles, de loin les plus importants, qui émergent du corpus concernent le développement des entreprises et des technologies. Dans le premier (15 thèmes et 25,13 % du corpus), nous avons rassemblé les thèmes portant principalement sur le financement (« Rounds and Silicon Valley », « Fundings and Venture capital »), le management (« Leadership, empathy at work », « Decisions, bad, good », « Motivation, self, inspiration », « Management, careers ») et la croissance des entreprises (« Hiring », « Social business, strategies », « Customer relationship, experience », « Marketing, content, audience »). Dans le second (13 thèmes, 20,52 % du corpus), on trouve des thèmes relatifs aux « Devices, hardware, smartphones », « Infrastructure, cloud », « Health and biotech », « Space exploration and launch », « Self-driving cars and Tesla », « Security, privacy », « Apps, platforms », « Bitcoin » ou encore « Big data, deep learning, Artificial Intelligence ».
30La prévalence des thèmes technologiques dans le corpus témoigne du rôle que se donnent les membres de l’échantillon : orienter les acteurs dans l’univers des nouvelles technologies et guider leurs communautés d’audience au cours du processus chaotique de la création d’entreprise, en triant le bon grain de l’ivraie, attirant l’attention sur les solutions prometteuses, ainsi que la bonne manière d’organiser son travail et celui de ses collaborateurs.
31Dans les contributions, les entreprises sont souvent présentées comme le vecteur permettant d’opérationnaliser le passage de la technologie au marché, de ses potentialités à leur application. Si la « startup » (à travers les thèmes « Startup culture », « Disruption, innovation ») apparaît comme un axe thématique dominant, elle ne constitue pas une forme ou un prisme organisationnel exclusif. On retrouve ainsi en bonne place les grands noms de l’industrie numérique (Amazon, Facebook, Google, Microsoft, IBM, Alibaba, etc.), aux côtés d’enseignes appartenant à d’autres secteurs, particulièrement scrutés en raison de leurs stratégies d’adaptation et de modernisation commerciale (Walmart, Disney, Caterpillar).
- 9 Nous n’avons pas trouvé d’écart dans la mobilisation des thèmes des deux premières catégories, entr (...)
32Contrairement aux prévisions des théoriciens de l’entrée en crise du capitalisme, de Karl Marx à Joseph A. Schumpeter, l’opportunisme économique continue de recouvrir des dimensions universelles. Ainsi « la recherche stratégique de l’intérêt personnel » (Williamson, 1975, p. 255) est souvent appréhendée comme le moyen d’un progrès collectif. Le développement de nouvelles solutions techniques est dit profitable au plus grand nombre (« How Google’s Clever AI Start-up “DeepMind” Is Helping To Create A Smarter World »), tandis que l’actualité politique et technologique offre l’occasion d’identifier les possibilités commerciales de les exploiter (« See new opportunities by monitoring new #legislation and #regulations »)9.
33À l’opposé d’une idée reçue sur les univers technologiques, les entreprises et les technologies ne sont pas envisagées comme désencastrées, mais sont régulièrement rapportées à des enjeux politiques et sociaux. Ces derniers représentent en effet une part importante des contributions (8 thèmes et 14 % du corpus). Donald Trump demeure l’objet des tweets les plus populaires du corpus, et ce presque exclusivement avec une connotation négative. La commune condamnation de sa politique au sein de l’échantillon fait apparaître une communauté de sens réunie autour des défis écologiques, de la croissance économique et de l’ouverture des frontières. Le pendant de ces trois axes est l’attention accordée à la production de savoirs (« Education, schools, Universities »), de richesses et la liberté d’entreprendre. Là encore, les thèmes politiques génèrent très peu d’écarts. Les journalistes et les universitaires sont plus susceptibles d’utiliser les thèmes de cette catégorie (17 %) que les autres professions, ce qui s’explique par la place qu’ils occupent dans cet espace, mais tous les membres de l’échantillon utilisent les thèmes de cette catégorie.
34L’un des très rares thèmes inégalement distribués est celui qui regroupe des messages dénonçant les inégalités genrées de revenus, « Diversity, gender, pay », abordé plus de deux fois plus par les femmes (2,9 % des discours) que par les hommes (1,3 %). Cette différence illustre la domination masculine au sein de l’échantillon. Toutefois, sur les autres thèmes, hommes et femmes ne se différencient pas. Il n’y a pas de lien entre les thèmes de cette catégorie et la popularité des membres de la base de données. Cette homogénéité se retrouve dans les manières de communiquer, à travers l’autopromotion et la sélection des informations.
35En effet, le critère de sélection de nos enquêtés est la qualité de leur communauté d’audience : ils sont pour partie suivis par les cadres dirigeants de l’entrepreneuriat et de l’industrie à l’échelle internationale. La fidélisation de ce public passe non seulement par le traitement de certaines thématiques, mais aussi par un travail d’intermédiation de l’information, qui transparaît dans les données. On en distingue deux formes : d’une part, nos enquêtés sélectionnent, diffusent et éditorialisent des ressources médiatiques, articles de presse, vidéos, billets de blogs, etc., portant sur les thèmes présentés ci-dessus, tels les entreprises, les technologies et les enjeux sociopolitiques ; d’autre part, ils y mêlent un forme d’autopromotion (« self-branding ») aussi bien chez les macro-célébrités que les micro-célébrités des hautes technologies (Marwick, 2013, ch. 4). La construction du soi numérique conforte en retour l’image d’une maîtrise des technologies et des codes de communication qui s’y rapportent.
36Plusieurs analyses permettent de décrire une position d’intermédiaire, voire de surplomb qui atteste de la permanence de la figure du « gatekeeper » au sein de l’espace public en ligne. La part de rediffusion de messages, les retweets, est importante, soit 38 % des messages du corpus, mais la part de retweets dans l’activité totale d’un compte dépasse rarement les 75 % et 64 % des messages du corpus comprennent un lien url, qui renvoient vers une autre page. En l’absence de données sur les usages moyens de la plateforme, il est difficile de conclure à la singularité de l’activité de nos enquêtés en la matière. Notons cependant que cette forme de diffusion de l’information s’est inventée dans les premières années de Twitter, alors que la plateforme était essentiellement utilisée dans la Silicon Valley (Marwick, 2013), de sorte que, si nos enquêtés diffèrent peu des autres usagers de Twitter, c’est parce qu’ils ont contribué à forger un dispositif qui s’est progressivement diffusé auprès d’autres utilisateurs. En outre, le topic model fait ressortir plusieurs thèmes liés au partage de l’information, que nous avons agrégé dans la catégorie « média ». Elle représente la troisième catégorie la plus représentée dans le corpus (16 %, 10 thèmes). On y trouve une fois encore des thèmes liés à l’autopromotion, tel que l’annonce des interviews, des conférences, des parutions de livres ou des épisodes de podcasts.
37L’importance de ce travail de sélection et d’intermédiation peut paraître surprenante dans un contexte supposé de gouvernementalité des algorithmes (Berns & Rouvroy, 2013) et de décloisonnement de l’espace public en ligne. Il doit être envisagé à l’aune de la transformation du système de production et d’accès à l’information dans un nombre croissant de secteurs d’activité. De ce point de vue, le cas des traders mettait en lumière dès les années 1980 la nécessité pour des métiers en phase d’informatisation de trier (« sorting »), vérifier (« checking ») et analyser (« analysing ») un nombre croissant de données et d’informations, elles-mêmes issues de sources en constante expansion (Abolafia, 2001). or, la multiplication des services, des supports et des contenus a étendu ce besoin à une multitude de professions et de secteurs, à partir des hautes technologies. Un « vétéran » de la Silicon Valley évoque en ces termes la transformation de l’environnement informationnel consécutive à l’arrivée d’Internet (les noms cités se retrouvant par ailleurs dans la base de données) :
Durant la première bulle à la fin des années 1990, un tas de newsletters s’étaient mises à circuler via Internet. Plusieurs personnes ont commencé à se dire qu’il faudrait faire une entreprise de média dédiée à la Tech, ce que ne faisait ni Forbes, ni le Financial Times, ni Wall Street Journal, qui dépêchaient des journalistes dans la vallée pour suivre l’actualité et les entrées en bourse, mais qui ne traitaient seulement que des entrées en bourse, des grosses fusions ou des très grands noms. Si bien que la seule publication de référence à cette époque, c’était The Red Herring [publication spécialisée dans l’investissement dans les nouvelles technologies créée en 1993 par Anthony Perkins et particulièrement suivie par les investisseurs] qui n’a pas vraiment survécu à l’éclatement de la bulle. Michael Arrington [fondateur de TechCrunch, devenue une publication de référence sur l’univers des hautes technologies], qui était un entrepreneur à l’époque, commençait à tourner pas mal dans les conférences Tech… Même chose, pour Robert Scobble, qui travaillait pour Microsoft. Arrington a fait renaître l’idée de la newsletter Tech, à partir du blog. L’idée de sous-traiter le journalisme est arrivée après. Ça a été tout le projet de TechCrunch : faire du contenu à partir d’une petite équipe de stagiaires, commencer à générer du trafic, puis du profit, en mettant des conférences par-dessus. Toutes les boîtes de média ont commencé à la suite de ça à faire de leur nom une plateforme, mais c’est Arrington et TechCrunch qui a le mieux géré ce modèle, autour duquel gravitait toute une galaxie de blogs. (Entretien avec un investisseur, dans la Silicon Valley depuis 1983).
- 10 On trouve mention des newsletters circulant dans la Silicon Valley dès les années 1980, intégrées à (...)
38Cette économie des newsletters, des blogs, des publications en ligne et des vidéos, a ainsi vu croître le nombre de contributeurs et participants à l’espace public en ligne à partir de statut divers (journalistes, dirigeants, salariés, indépendants, experts, travailleurs du numérique, etc.10) et partant s’y est vu généraliser le besoin de sélection. Au sein de la Silicon Valley, les entrepreneurs et membres de l’industrie du numérique louent régulièrement cette fonction de « curation » de l’information des influenceurs qu’ils ont choisi de suivre sur les réseaux sociaux (Cardon, 2011).
Je ne lis plus la presse… Par contre j’ai identifié les gens pertinents dans mon domaine, et je les suis directement, via mon compte Facebook, mon Twitter ou mon Linkedin, pour savoir ce qu’ils écrivent et ce qu’ils lisent. Et là, la logique est renversée : ce n’est pas moi qui vais à la presse, c’est la presse qui vient à moi. Je ne fais même plus attention à où l’information est publiée, c’est seulement la personne que je référence. C’est une caution pour moi, parce que la personne a déjà fait la curation, le tri, parce qu’aujourd’hui, il y a énormément d’informations donc c’est difficile de faire le filtre. (Entretien avec un entrepreneur, dans la Silicon Valley depuis 2009).
39Si les influenceurs opèrent trois tâches (celle de tri, de vérification et d’analyse), la proportion des « conseils » dans le corpus (6 thèmes, 10,16 % du corpus) permet de mieux saisir le caractère solidaire et dynamique de ces opérations.
40On retrouve en effet une démarche commune dans les livres, conférences, vidéos, posts et tweets : savoir tirer d’une masse d’informations des conseils (« advices ») qui sont à la fois pratiques, utiles et profitables au plus grand nombre. Nous identifions ainsi dans le corpus une catégorie de thèmes rassemblés comme des « conseils » (6 thèmes, 10 % du corpus), présentés sous la forme de pensées (« thoughts »), de réflexions (« lessons », « observations »), d’astuces (« tips »), de partages (« sharings »), de citations (« quotes ») ou de listes. On pourrait voir en cela une parenté formelle avec le mouvement hygiéniste de la fin du xixe siècle qui se caractérisait également par « une accumulation de conseils, de précautions, de recettes, d’avis, de statistiques, de remèdes, de règlements, d’anecdotes, d’études de cas » (Latour, 1984, p. 37). Plus que d’un « esprit », d’une « idéologie », d’un « paradigme », et sans que l’on puisse déterminer sa véritable influence, on a affaire à une dynamique d’accumulation.
41Or, cette accumulation ne se distingue pas seulement par ses thèmes, mais aussi par sa tonalité générale. Trois dimensions notables ressortent du corpus : un cadre temporel orienté vers le futur, un discours universalisant et une parole positive. La mobilisation d’un champ lexical du temps, présent et futur, est si importante que nous avons identifié dans le modèle trois thèmes qui lui sont consacrés (« Time, today », « Future » « Time passing »), formant 5,6 % du corpus. Le futur est prédominant, à travers notamment les termes « new », 2e terme le plus employé, « first », 21e et « next », en 29e position dans le corpus. Le temps est évoqué au moyen d’expressions marquant des ruptures proches et inévitables. Certains membres de l’échantillon se donnent ainsi explicitement pour rôle de « préparer [le monde] à une tempête imminente » (Israël & Scoble, 2014, p. 19). Cette conception dramatisée de l’histoire n’est pourtant pas connotée négativement à la différence de nombreuses visions critiques de la technologie et de l’économie des plateformes. Les nouvelles technologies continuent d’y être présentées comme le levier d’un progrès, là où beaucoup d’autres y voient le moteur de la crise. Les expressions et émotions associées restent le plus souvent positives et proactives, comme l’illustre le nombre des injonctions et des tournures impératives : « construisons », « faisons », « préparons », « soyons », « créons », etc., y compris à l’égard d’évènements présentés comme anxiogènes ou tragiques (montée des populismes, crise écologique, crise sanitaire, etc.). Les verbes d’action (« work », 12e terme le plus fréquent, « make », 17e mot le plus utilisé, « take » au 40e rang) sont ainsi associés à des émotions positives dans les messages postés (« great » 3e terme revenant le plus souvent, « love », 11e mot le plus fréquent, ou « amazing », 32e terme).
42Une unité de sens se dégage ce faisant du corpus : le futur se rapproche, les enjeux sont considérables, mais il est possible de l’envisager de manière heureuse si l’on sait s’orienter efficacement à partir des bons repères. L’incertitude propre aux activités d’innovation est conjurée par des modes de comparaison ordinaux. On retrouve ainsi dans le corpus nombre de superlatifs à connotation positive, « best » (15e terme le plus fréquent) et « better » (30e mot le plus utilisé) présentant les plus fortes occurrence. Les influenceurs véhiculent un ensemble de représentations et de schématisations présentées sous la forme de tableaux, de pyramides ou de flèches, identifiant la chronologie à la croissance, et le progrès à la verticalité. Ce symbolisme d’abscisse et d’ordonnée tend à minorer le caractère aléatoire des processus pour se focaliser sur une finalité (la réussite), les échecs valant comme autant de points d’étapes transitoires et préliminaires au succès. Leur discours se situe en cela entre l’idéologie et l’utopie, la prise en compte du principe de réalité et l’exploration des possibles (Flichy, 2001).
Figure 1 : Post sur LinkedIn (octobre 2018)
flashbacksnowetodayedayeLes titres d’ouvrages des membres de l’échantillon en offrent des exemples, aux accents millénaristes : Rules for Revolutionaries (Guy Kawasaki, 2000), The Four Steps to the Epiphnay (Steve Blank, 2005), Without Their Permission: How the 21st Century Will Be Made, Not Managed (Alexis Ohanian, 2013), Startup Rising: The Entrepreneurial Revolution Remaking the Middle East (Chris Schroeder, 2013), Scaling Up Excellence (Bob Sutton, 2014), What’s the Future and Why it’s Up to You (Tim O’Reilly, 2017), Blitzscalling: The Lighting Fast Path to Building Massively Valuable Companies (Reid Hoffman, 2018), etc. 43Leurs contributions tendent également à neutraliser les oppositions et frontières sociales. Pour alimenter leurs analyses, les influenceurs empruntent principalement à trois domaines disciplinaires : l’informatique, l’économie et la psychologie, qui ont pour point commun d’être des disciplines marquées par la modélisation et l’applicabilité. Elles servent à outiller des modes de description qui occultent ou transcendent les dichotomies qui structurent habituellement les représentations du monde social (Boltanski & Thévenot, 2015) : les jeux d’oppositions traditionnels sont presque totalement absents, tant sur le plan économique (puissants/modestes), social (nationaux/étrangers, upper/working class), démographique (jeunes/vieux) que racial (blancs/noirs, hispaniques, asiatiques, etc.) ; la question du genre (hommes/femmes) fait seule exception avec la mise en avant par les femmes de l’échantillon du nécessaire dépassement des inégalités salariales et de la lutte contre le harcèlement sexuel. Les binarismes et catégorisations hiérarchiques sont refondus dans une ligne d’horizon tournée vers l’action suivant des tournures procédurales (« make », 17e mot le plus utilisé), transitives (« -ing » telles que « going », 38e terme le plus employé) et inclusives (« people », 5e mot le plus présent dans le corpus, « world », 19e mot, « team », 23e terme le plus fréquent, et « every » le 50e). Sous ce rapport, les différenciations sociales pertinentes s’avèrent temporelles et positives : « visionaries », « leaders », « early adopters », « followers », etc. Les nombreux constats d’inachèvement du processus de démocratisation à la fois de l’entrepreneuriat, d’Internet et des nouvelles technologies trouvent ici peu d’écho, qu’ils s’agissent du maintien ou de l’approfondissement des inégalités entre générations, catégories sociales, activités, espaces de basse et de haute visibilité, etc. (Dagiral & Martin, 2016). La question de la cohabitation entre des travailleurs précaires et discriminés avec de grandes fortunes, à l’intérieur (Meehan & Turner, 2019) et aux franges de l’industrie (Gray & Siddharth, 2019), est également peu abordée ; et quand elle l’est, c’est de manière positive et dynamique, en saluant les progrès réalisés et les initiatives prises.
44La mise en évidence de ces cadrages permet de mieux appréhender la forme d’étanchéité des influenceurs aux critiques et controverses qui se sont multipliées au cours des dernières années chez les scientifiques, les utilisateurs, les dirigeants politiques à l’égard des techniques en général (Callon et al., 2001) et du numérique en particulier11. Les énoncés négatifs, acrimonieux ou critiques, représentent en effet une part minime dans le corpus. Une analyse de sentiment12 montre qu’une tonalité positive domine, la majeure partie des messages (63 %) ayant un plus grand nombre de mots positifs que de mots négatifs. La critique est réservée aux thèmes politiques et elle culmine avec Donald Trump (14e mot qui revient le plus fréquemment). On trouve d’ailleurs une forte corrélation entre la négativité des messages et leur appartenance à un thème politique, les deux thèmes pouvant être interprétés comme portant sur la personne ou sur la politique du président des États-Unis sont de loin les plus négatifs (40 % et 36,5 % de messages négatifs, contre 25 % dans l’ensemble de l’échantillon). Ce constat se renforce lorsque l’on examine les messages très négatifs : l’analyse d’un échantillon aléatoire de 100 tweets parmi les plus négatifs (score strictement inférieur à 3) les montre très fortement concentrés sur ce thème. Les quelques influenceurs dont le score moyen est négatif sur cette échelle des sentiments sont ceux qui diffusent un grand nombre de documents portant sur des actualités tragiques ou des injustices systémiques. À l’inverse, les thèmes liés à l’entreprise et ceux liés à l’autopromotion sont presque exclusivement positifs, tout comme les thèmes liés à la technologie.
45Notre corpus se distingue en cela aussi bien des discussions dans les communautés de programmeurs qui jouent fréquemment de la moquerie et de l’ironie (Auray, 2012 ; Coleman, 2013) que des échanges satyriques en ligne observables dans les milieux modestes (Pasquier, 2018) ou encore des formes d’échanges acrimonieux repérables dans les commentaires de journaux en ligne (Falguères, 2007). Le caractère positif des échanges des influenceurs est d’autant plus étonnant que Twitter est souvent décrit comme une arène politique fortement polarisée (Tufekci, 2017).
46L’orientation professionnelle de LinkedIn pourrait en partie expliquer ce biais ; si ce n’était que leurs modes de communication se révèlent être caractéristiques des espaces les plus visibles, légitimes et professionnalisés de l’espace public en ligne (Cardon, 2008). Les messages de remerciements, soutiens et célébrations y sont même nombreux. Deux thèmes (2,7 % du corpus) peuvent être interprétés comme centrés sur le remerciement, l’un orienté vers le public du compte ou vers d’autres usagers de la plateforme, l’autre constitué d’annonces de succès (« We’ve reached 100k and the halfway mark in our campaign today! Very grateful! ») ou de participations à des événements. « Thanks » et « thank » (you) sont les 20e et 65e mots les plus cités dans le corpus, présents dans 2,6 % des documents.
47Le recours aux instruments de popularités agrégatives propres aux réseaux sociaux numériques participe pleinement à cette positivité des échanges (Cardon & Prieur, 2016). Chacun rend couramment hommage, félicite ou célèbre les idées, initiatives et réalisations d’autres membres, à travers une démarche croisée de reconnaissance (de certains) et d’inclusion (du plus grand nombre) : un membre A valorise la contribution de B, commentaire relayé par C, etc.
Of all the things I’ve discussed with Reid Hoffman, one of the most thought-provoking might be Blitzscaling. I’m glad Reid and his co-author Chris Yeh are sharing their insights on how to start and scale companies in their new book. (3 428 likes, 89 comments). (Linkedin, Post de Bill Gates liké et commenté par Reid Hoffman et Chris Yeh, 2 octobre 2018).
48En dépit d’une parenté formelle, ces échanges se démarquent toutefois de la majorité des pratiques sur les réseaux sociaux qui demeurent marquée par la passivité des participants et des réseaux d’échange limité à des cercles d’interconnaissances (Bastard et al., 2017). Les influenceurs s’insèrent à l’inverse dans un réseau élargi, en prenant un rôle actif de contributeur, de commentateur et d’évaluateur y compris quand ils travaillent dans de grandes entreprises ou les dirigent. Pourtant l’appartenance organisationnelle est reléguée au second plan en raison de l’expression à la première personne, de la tournure et de la personnalisation des énoncées ce qui maintient une relation de proximité, d’horizontalité et de désintermédiation à distance du fonctionnement des grands médias traditionnels, reposant sur une logique d’audience adossée à une production et une diffusion de contenus verticalisées. Cette dernière, repérable à travers la présence de thèmes tels que « Food, drinks, culture », « Music, family » ou « Travel, airports », tend plus particulièrement à brouiller les frontières des pratiques en ligne et hors ligne, professionnelles et privées. Il éclaire en cela d’un autre jour la manière dont le « nouvel esprit du capitalisme » a pu dialectiser l’aporie entre tradition du travail ascétique et culture hédoniste que pouvait identifiait Daniel Bell (1979) dans les années 1960. En effet, le travail acharné est à la fois célébré et associé à des formes d’hédonisme revendiqué, à travers des publications mettant en scène la joie tirée d’une collaboration, la force des liens amicaux créés au fil des années dans le milieu professionnel, la satisfaction des réalisations ou des succès professionnels, et ce souvent de manière humoristique. En septembre 2020, une vidéo montrait ainsi Bill Gates en tablier de cuisine confectionner un gâteau d’anniversaire personnalisé pour les 90 ans de l’homme d’affaires Warren Buffet.
49Le rapport de proximité entre producteurs et communautés d’audience ainsi véhiculé prend formellement le contre-pied des dispositifs d’exploitation et de contrôle situé au cœur des critiques du capitalisme, qu’il s’agisse de l’exploitation au travail ou de l’impossibilité de définir librement ses propres fins (Jaeggi, 2016). On retrouve chez les influenceurs une mise en valeur des prises d’initiatives, projets, collaborations, créativité et des formes d’anticonformismes. Alors qu’ils effacent régulièrement la distinction entre temps de travail et temps de loisir, ils se donnent pour mission de rendre plus efficace et indépendant le travail en livrant les « ficelles » de la réussite entrepreneuriale et technologique au plus grand nombre. Ils dialectisent ce faisant les deux critiques du capitalisme, celle d’un travail exploité et celle d’un travail aliéné (Boltanski & Chiapello, 1999).
50À travers l’étude d’un échantillon des personnalités les plus suivies sur les réseaux sociaux dans la Silicon Valley, l’article met en évidence la spécificité de trajectoires marquées par une socialisation précoce et continue aux outils informatiques et numériques. Le groupe étudié se caractérise par la domination d’individus fortement diplômés, issus des classes supérieures, pleinement intégrés dans l’industrie du numérique, et valorisant conjointement l’entrepreneuriat et les nouvelles technologies à l’interface de plusieurs secteurs d’activités. Ce rôle connectiviste des influenceurs éclaire les modes de développement des entreprises de la Silicon Valley à travers la mise en place de passerelles entre des organisations et des domaines d’activités différents. L’article propose sur cette base de dépasser le caractère parfois anecdotique des contributions pour éclairer la cohérence normative d’un discours qui établit un trait d’union entre promotion des nouvelles technologies et promotion de soi, d’une part, réussite individuelle et progrès collectif, d’autre part. Cette dimension apparaît tout particulièrement à travers les tonalités et l’orientation générale du corpus, tourné vers un avenir défini comme toujours plus proche et source d’opportunités. Les formulations universalisantes et globalement positives véhiculent une représentation du monde et du temps dans laquelle les technologies n’opposent pas terme à terme différentes catégories, qu’elles soient historiques, sociales ou géographiques. À l’inverse, les influenceurs présentent les nouvelles technologies et l’entrepreneuriat comme le moyen de solidariser producteurs, médiateurs et usagers dans une même dynamique entrepreneuriale, sur la base d’informations, de conseils, de schématisations, de guides et de classements présentés comme des repères dans un environnement technologique en constante évolution. Dans cette perspective, il s’agit moins de convoquer des entités abstraites (« capitalisme », « société », « Internet », « numérique », etc.) ou d’établir une doctrine idéologique, que d’inciter les individus à participer à une démarche qui se veut pratique et libératrice. L’envers de cette positivité est l’occultation des prises et points de vue critiques sur l’industrie et l’entrepreneuriat technologique. Les influenceurs, au cœur d’un espace en ligne qu’ils travaillent à représenter comme ouvert et décloisonné, illustrent ce faisant les ambiguïtés politiques de la Silicon Valley qui a œuvré au développement des réseaux tout en y occupant et en renforçant une position de centralité.