1L’année 2008 marque un tournant pour le système de relations professionnelles français. La loi du 20 août 2008 a non seulement introduit de nouvelles règles en matière de représentativité syndicale, elle a aussi ouvert une décennie de réformes du droit du travail de grande ampleur, jusqu’aux ordonnances Travail de septembre 2017, contribuant potentiellement à reconfigurer en profondeur le système français. La mesure des changements induits par ces réformes successives est en cours. Des recherches sont initiées pour analyser comment les acteurs et actrices des relations professionnelles perçoivent, s’approprient et mobilisent (ou non) ces nouveaux instruments. D’autres tentent d’évaluer les effets, attendus ou émergents, de ces nouveaux dispositifs, que ce soit sur les positions et stratégies des organisations patronales et syndicales, sur les relations qui les unissent, sur les actions et décisions qu’ils et elles produisent ou bien encore sur les résultats, notamment économiques, qui en découlent.
2L’ouvrage de Vincent-Arnaud Chappe, Jean-Michel Denis, Cécile Guillaume et Sophie Pochic s’inscrit dans cette veine, en braquant le projecteur sur un objet singulier : les discriminations syndicales et les moyens de les repérer et de les contrer, dans et hors de l’entreprise. Les auteurs et autrices rappellent en effet qu’en France, l’attention (publique et académique) portée à cet enjeu s’est accrue après 2008, avec l’introduction d’une obligation légale de négocier pour contraindre « dorénavant les entreprises d’une certaine taille à se préoccuper de la carrière de leurs salariés dotés de mandats syndicaux » (p. 159) – plusieurs textes de loi l’ont depuis renforcée. Le phénomène et les questions qu’il soulève ne sont toutefois pas nouveaux, comme le rappelle utilement l’introduction générale en revenant sur « les trois temps de la législation » française en matière de discrimination syndicale. À la protection de la pratique syndicale dans l’entreprise contre la répression patronale (1946-1995), succède entre 1995 et 2008 la défense des intérêts des personnes syndiquées elles-mêmes, en termes d’évolution salariale et de carrière notamment, ce qui soulève à son tour, après 2008, la double question de la « conciliation » entre vie professionnelle et carrière syndicale, et de la valorisation des « compétences syndicales ». En se concentrant sur la période contemporaine, l’espace dans lequel les discriminations syndicales sont entendues tout au long de l’ouvrage est ainsi celui des « effets de l’engagement syndical sur la situation professionnelle des individus » (p. 10).
3Si la législation et ses inflexions constituent le contexte de l’étude, elles n’en sont pas l’objet. Par son cadrage théorique, l’ouvrage s’inscrit en effet dans un ensemble de travaux contemporains consacrés à la dynamique d’endogénéisation du droit dans les entreprises, telle que théorisée par la sociologue états-unienne Lauren B. Edelman (2016). C’est donc aux pratiques observées dans l’entreprise – qu’elles soient gestionnaires, syndicales ou négociées – et à celles portées par les acteurs et actrices de l’entreprise dans l’arène judiciaire qu’est consacrée l’analyse. Ce croisement entre sociologie du droit et sociologie du travail et des relations professionnelles (Pélisse, 2018), qui trouve dans l’objet « discriminations » un terrain de prédilection, se montre une nouvelle fois fécond pour étudier dans un même mouvement les « luttes judiciaires » et les « pratiques négociées » qui contribuent à donner corps aux injonctions légales.
4Le choix de ce cadre d’analyse explique l’entrée privilégiée, celle de monographies d’entreprise, alors que le phénomène a été principalement saisi à travers des données statistiques (Amossé & Denis, 2016a). L’enquête repose sur deux partis-pris : étudier de grandes entreprises, là où l’implantation syndicale et l’activité de négociation d’accords d’entreprise sont de fait plus développées ; interroger les acteurs des relations professionnelles dans leur diversité – représentant·es syndicaux·ales de différentes organisations syndicales, membres de la direction, personnels d’encadrement à divers niveaux hiérarchiques, mais aussi avocat·es dans quelques cas. Privilégiée pour l’enquête, l’entrée monographique structure aussi le propos du livre : une introduction d’une grande clarté et une conclusion d’une grande utilité, tout comme les tableaux synthétiques présentés en annexes, encadrent six chapitres monographiques dédiés aux cas de PSA, la DCNS, GrDF, la SNCF, La Poste et Disneyland Paris. Prendre le temps de développer chacun de ces cas est un atout indéniable de l’ouvrage. Cela permet tout d’abord de saisir chacun d’eux dans une perspective de long terme, en remontant pour les premiers cas aux années 1950-1960 (GrDF) et 1980 (PSA), afin de montrer dans quels contextes la question des discriminations syndicales émerge, s’affirme (sans jamais totalement s’imposer) et est progressivement pensée et outillée. De là découle le deuxième intérêt des monographies : donner à voir très concrètement les outils, instruments, méthodes et indicateurs qui sont conçus et mobilisés par les directions d’entreprise et les représentants du personnel pour gérer conjointement les carrières professionnelles et syndicales, et pour tenter de dire, de prévenir et de guérir les discriminations syndicales.
5La mise en comparaison de ces six cas n’a toutefois pas seulement un intérêt heuristique. Elle résonne également avec ce que l’on pourrait appeler la stratégie jurisprudentielle qui traverse les mobilisations étudiées : ce qui est expérimenté dans une entreprise, à l’initiative de la direction ou de représentant·es du personnel ; ce qui est obtenu par une organisation syndicale, dans la négociation d’un accord ou par un recours en justice, peut aussi servir de « levier » (pour reprendre un terme souvent employé par les auteurs et autrices) pour faire avancer la cause de la non-discrimination syndicale dans une autre. Rapprocher ces cas, c’est donc montrer ces circulations à l’œuvre, pointer les dynamiques d’apprentissage et souligner l’attention que ces acteurs et actrices portent à ce qui se joue dans d’autres situations, aidé·es par quelques personnages-clés, au premier rang desquels François Clerc, « Monsieur lutte judiciaire contre les discriminations » à la CGT (voir chap. 1), ou grâce à l’appui de relais auprès des fédérations syndicales ou de juges prud’homaux. Mais rapprocher ces cas, comme le fait l’ouvrage, c’est aussi participer directement à la constitution de cette « jurisprudence », en mettant au jour ces pratiques et ces luttes, et en analysant leurs conditions de possibilité, leurs ressorts et leurs effets. En ce sens, l’ouvrage s’adresse au public académique, tout autant qu’à celles et ceux qui, dans le monde du travail, œuvrent à la mise au jour et à la prise en charge de ce phénomène.
6Au delà de son objet singulier, l’ouvrage devrait aussi intéresser celles et ceux que les transformations contemporaines du monde du travail interpellent. À partir de la question des discriminations syndicales et des moyens d’y mettre « fin », il apporte en effet des éclairages sur plusieurs questions d’ordre général. Citons-en trois.
7En premier lieu, l’analyse de quatre des six cas alimente directement les réflexions sur les transformations à l’œuvre au sein des organisations publiques ou récemment privatisées. Ces cas interrogent les façons dont un droit syndical ancien et protecteur, hérité de la fonction publique, compose aujourd’hui avec les exigences légales et conventionnelles qui introduisent de nouveaux principes d’évaluation et de promotion des salarié·es. Leur intérêt tient aussi au fait que la problématique de l’égalité de traitement y joue à deux niveaux : entre syndicalistes et non syndicalistes, d’où découle la question des discriminations syndicales, mais aussi entre salarié·es à statut et de droit privé, dont la coexistence défie précisément les représentant·es du personnel. En outre, les transformations de ces (anciennes) entreprises publiques créent des situations conflictuelles susceptibles de faire émerger avec une plus grande acuité les cas de discriminations syndicales, là où les restructurations en cours nourrissent contestations et protestations, détériorant le climat social.
8En deuxième lieu, l’étude des discriminations syndicales se révèle être un prisme formidable pour analyser ce qu’être syndicaliste aujourd’hui veut dire. L’ouvrage a le grand mérite de déconstruire les représentations homogénéisantes parfois accolées à la figure du « syndicaliste », pour mettre en lumière tout un ensemble de tensions essentielles. Grâce aux portraits biographiques illustrant chaque monographie, on rencontre plusieurs enquêté·es dont les trajectoires syndicales ont été multiples, passant d’une organisation à l’autre. Connu des spécialistes de l’engagement syndical, ce fait gagne à être de nouveau illustré ici, en ce qu’il relativise le poids des étiquettes syndicales qui caractérisent à première vue le paysage syndical français. Plus intéressante encore, la question du degré d’investissement et de responsabilité dans l’activité syndicale apparaît au terme de l’ouvrage comme une véritable ligne de fracture : d’un côté, celles et ceux qui s’engagent à temps plein ou presque et occupent des mandats centraux dans l’entreprise ; de l’autre, celles et ceux dont l’engagement reste largement combiné avec l’exercice d’une activité professionnelle et qui œuvrent principalement au niveau local. Les cas (La Poste et la SNCF particulièrement) montrent bien que les nouveaux accords permettent de contrer les discriminations et de valoriser les « compétences syndicales » avant tout pour les « grands mandats » et bien plus difficilement pour les « petits ». Enfin, l’ouvrage comporte des pages stimulantes sur la façon dont les syndicalistes doivent, pour penser et mesurer les discriminations syndicales, se comparer aux autres salarié·es. On voit poindre là une tension structurante entre distinction (les syndicalistes ne sont pas des salarié·es comme les autres) et normalisation (est-il pour autant légitime de les traiter différemment, quand l’ensemble des salarié·es connaissent des conditions de travail et d’emploi difficiles ou précaires ?).
9En troisième lieu, en analysant conjointement « luttes judiciaires » et « pratiques négociées », les auteurs et autrices contribuent aux réflexions sur l’articulation entre conflit et négociation, qui restent d’une grande actualité pour la sociologie des relations professionnelles. La diversité des cas étudiés permet de souligner la variété des configurations possibles : si le contentieux est envisagé comme substitut de la négociation collective, là où les protections pour les syndicalistes sont les plus faibles notamment (chez Disneyland Paris par exemple), voire comme un moyen de la contester (à La Poste, à certains égards), il est présenté dans la plupart des cas comme un complément de la négociation. Savoir comment combiner ces deux registres d’action, qu’attendre de chacun et de leur combinaison devient alors un enjeu central pour les syndicalistes interrogé·es, notamment dans un contexte de plus en plus marqué par une tendance à l’individualisation de la prévention (et de la réparation) des discriminations syndicales.
10Convaincantes, les analyses présentées dans l’ouvrage donnent envie d’aller plus loin sur certains points. C’est le cas du travail intersyndical, qui apparaît peu présent dans les monographies étudiées, sauf ponctuellement pour la négociation d’un accord, lorsqu’il s’agit d’atteindre le seuil de représentativité nécessaire pour assurer la validité de ce dernier. L’ouvrage donne surtout à voir des stratégies syndicales différenciées, voire divergentes. À cet égard, les étiquettes syndicales jouent parfois – par exemple à travers la stratégie du contentieux embrassée de longue date par la CGT (qui n’a rien de mécanique cependant) ou la difficulté pour nombre de syndicalistes de Sud de voir les discriminations syndicales comme un enjeu de lutte légitime. Mais ce sont surtout les configurations propres à chaque entreprise ou site étudiés qui expliquent les positions et stratégies adoptées. Sur la base de ces constats, si le travail intersyndical est peu observé sur le terrain, il pourrait néanmoins constituer une entrée analytique pertinente pour interroger plus systématiquement, pour chaque organisation considérée, ce qui relève de la défense de « ses » syndicalistes en particulier ou du syndicalisme en général. En accord avec la perspective dynamique qui est celle des monographies, il pourrait être intéressant également d’approfondir en quoi les enseignements tirés de ces cas participent aujourd’hui à la construction de ce problème public : quels effets les négociations et mobilisations étudiées ont-elles, en retour, sur la prise en charge publique de ce phénomène ? Enfin, présente en filigrane – par le cadrage théorique emprunté à la sociologie états-unienne, le rappel du rôle moteur joué par le droit européen ou la mention rapide de quelques expériences étrangères (britanniques par exemple, p. 228) – la comparaison internationale apporterait des prolongements bienvenus à cette étude : donner à voir d’autres façons de cadrer et de traiter la question des discriminations syndicales (Amossé & Denis, 2016b) permettrait de dégager ce que les résultats avancés dans l’ouvrage disent des spécificités du système français de relations professionnelles et de ses transformations contemporaines. Nul doute que les auteurs et autrices, spécialistes incontournables de ces questions comme en atteste cet ouvrage, ont déjà de premiers et précieux éléments de réponse à nous apporter.