- 1 Je tiens à remercier le comité de rédaction de la revue, ainsi que les évaluateurs extérieurs pour (...)
- 2 Ce dernier a été adjoint, maire, député et sénateur communiste d’Aubervilliers (1959-2011), ainsi q (...)
- 3 Outre ses fonctions électives, il a initié des campagnes politiques visant à influer sur les politi (...)
1En octobre 20111, dans sa ville d’Aubervilliers, en banlieue parisienne, était organisée « la fête à Jack » rendant hommage à Jack Ralite2 prenant alors sa retraite de tout mandat électif après un demi-siècle de vie politique. Ce soir-là, de nombreux artistes se sont succédés à la tribune pour lui exprimer leur affection et leur gratitude. Entre Jack Ralite, homme politique communiste, et de nombreux artistes contemporains s’est établie une complicité au long cours dont les racines plongent en 1961 quand, jeune élu à la Culture, il a soutenu la démarche pionnière de Gabriel Garran d’implanter un théâtre populaire en banlieue ouvrière, le Théâtre de la Commune. Ce dernier était présent ce soir-là, de même que Bartabas, pionnier du cirque contemporain, dont le théâtre équestre est implanté au Fort d’Aubervilliers depuis 1989. Pour nombre d’artistes contemporains, la banlieue communiste a incarné un lieu accueillant où, à partir des années 1960, ils ont pu développer leurs créations, y compris quand ils étaient encore peu reconnus dans le champ artistique, voire que leur genre était émergeant, peu légitime et peu soutenu par les politiques culturelles. Si Jack Ralite est la figure la plus connue3, il ne fut pas le seul à œuvrer pour faire de la banlieue rouge un espace marqué par d’actives politiques publiques soutenant la création contemporaine, parfois en rupture avec le légitimisme dominant. Cette spécificité a été portée par un ensemble d’individus qui, malgré une origine sociale populaire, en sont venus à occuper une position de pouvoir dans le champ des politiques culturelles, où – s’appuyant sur des dispositions incorporées au sein du PCF pendant les années 1960 et 1970 – ils ont fait preuve d’une certaine autonomie culturelle. La position et les dispositions de ces acteurs interrogent le paradigme de la légitimité culturelle (Bourdieu, 1979a) : comment ces individus issus des classes populaires sont-ils parvenus à devenir des prescripteurs culturels reconnus localement, voire nationalement, quand, en outre, leur action n’a pas toujours entériné le goût des classes supérieures ou des prescripteurs culturels dominants à l’échelle nationale ? À la suite des recherches s’inscrivant dans une approche non-mécaniste de ce paradigme (Coulangeon, 2010 ; Robette & Roueff, 2014), cet article explore les ressorts de cette énigme sociologique, en montrant que la mobilité sociale et l’autonomie culturelle qui les caractérisent ne sont pas liées à la diversité des instances de socialisation fréquentées – cas le plus étudié par la littérature sociologique (Peterson & Simkus, 1992 ; Lahire, 2006 ; Bernard, 2012) –, mais qu’elles résultent d’une socialisation partisane, dont les dispositions ont été actualisées dans le champ des politiques culturelles.
- 4 La socialisation de transformation constitue l’un des trois types de socialisation continue – posté (...)
2Au cours des années 1960 et 1970, la socialisation partisane au sein du PCF a favorisé l’incorporation d’un schème politisé – alimentant la perception du monde social et la pratique des militants – liant l’objectif de transformation d’une société inégale à l’injonction de transformation de soi, notamment sur le front culturel4. La dimension mimétique du travail de transformation de soi visant à ressembler à un groupe de référence a été soulignée par plusieurs travaux (Darmon, 2008, 2013 ; Giraud, 2014). Néanmoins, à la suite d’autres recherches (Albenga & Bachmann, 2015), l’article montre qu’il peut aussi être mené dans un but subversif, quand il vise à mettre en cause et à transgresser l’espace des possibles assignés par l’appartenance de genre ou de classe.
- 5 Cette caractéristique est atypique parmi les individus en mobilité sociale, y compris au sein du PC (...)
3Cet article montre ainsi que la socialisation partisane – dont les dispositions ont été actualisées au sein des institutions culturelles de la banlieue rouge – a introduit du jeu dans les rapports sociaux de classe dominants dans deux directions. D’une part, l’injonction à mener un travail de transformation de soi sur le front culturel a débouché sur l’accumulation de ressources (partie 1), transmuées en capital culturel « institutionnalisé » par les institutions locales (partie 2) – ce qui a permis l’ascension sociale collective d’individus issus des classes populaires qui se sont ancrés dans l’espace des classes supérieures, en devenant des prescripteurs culturels reconnus. D’autre part, ces individus ont intégré une fraction spécifique des classes supérieures – la « bourgeoisie rouge » – qui, loin d’être dans une position mimétique vis-à-vis des normes et des goûts des classes supérieures traditionnelles, jouit d’une certaine autonomie culturelle5 : ces militants ont en effet incorporé une double échelle de légitimité culturelle dont les effets se font sentir sur l’action publique menée – jusqu’à faire bouger les lignes de la légitimité culturelle (partie 3).
Encadré 1. Présentation de la méthodologie et du corpus d’enquêtés
- 6 Ces villes ont connu un déclin de l’encadrement partisan de la population à partir des années 1980, (...)
- 7 Les services Jeunesse abritent un pôle culturel (voir Encadré 2).
- 8 Les expressions entre guillemets sont celles employées par des enquêtés en entretien.
- 9 Une description relationnelle de ces groupes est faite dans l’encadré 2.
- 10 Le recours à ce concept (Bourdieu, 1984) souligne que le milieu professionnel et politique en charg (...)
- 11 À l’issue d’une réunion des élus communistes à Vitry en 1966, il rédige un texte, publié dans Franc (...)
L’analyse est issue d’une recherche doctorale portant sur l’étude conjointe des politiques culturelles et des recompositions sociales en banlieue rouge depuis les années 1960. Les terrains principaux sont les communes de Saint-Denis et Nanterre – villes historiques de l’implantation communiste6. Le matériau empirique principal est issu d’une enquête de terrain, réalisée entre 2009 et 2014, ayant consisté à identifier et rencontrer les acteurs ayant eu, à un moment de leur trajectoire, un rôle décisif au sein de la configuration artistique locale – comme élu, artiste, fonctionnaire ou associatif. Il s’est en effet avéré utile de mettre au jour l’ensemble de la chaîne d’individus en interaction dont les décisions, les relations (affinités d’habitus ou conflit) et les visions du monde ont contribué à la façonner au cours du temps. Pour la période de l’enquête, j’ai cherché à rencontrer l’ensemble des acteurs impliqués dans la configuration artistique étudiée – maire, élu à la Culture, cadres du service Culture ou Jeunesse7, directeurs des institutions ou associations financées, artistes en résidence. Pour les périodes passées, j’ai rencontré les acteurs ayant contribué aux moments d’inflexion du paysage artistique local (invention du service culturel, implantation d’une institution culturelle, soutien à un nouveau genre artistique). J’ai également mené ce travail – moins systématiquement – pour le Conseil général de la Seine-Saint-Denis, où des militants communistes ont mis en place une politique culturelle de 1982, au moment de la décentralisation, à 2008 où ils sont supplantés par les socialistes, ainsi que pour Aubervilliers, « ville phare » ou « Mecque8 » des politiques culturelles municipales communistes sous l’impulsion de Jack Ralite. Ces deux derniers terrains – complétés par des entretiens avec des militants ayant eu des responsabilités culturelles au sein des instances centrales du PCF – ont permis de mettre au jour la manière dont ont été politisées les questions culturelles au sein de ce parti. J’ai ainsi mené des entretiens biographiques avec cent enquêtés. Leurs discours ont été recoupés avec un travail ethnographique quotidien de trois ans (observation des évènements artistiques, de la sociabilité locale et des pratiques culturelles locales) et un travail sur archive (fonds Culture des archives municipales de Saint-Denis et journaux locaux).
L’analyse des visions du monde, des actions culturelles, des relations interpersonnelles et des trajectoires de ces acteurs a permis de mettre au jour l’existence de sept sous-groupes9. L’un d’eux – que j’ai nommé « génération Waldeck Rochet » – correspond aux enquêtés à la fois au cœur de cet article et des politiques culturelles de la banlieue rouge : ses membres sont marqués par une socialisation partisane communiste et sont parvenus à occuper une position de pouvoir au sein du champ des politiques culturelles10. Seize enquêtés (onze hommes et cinq femmes) composent ce sous-groupe. Nés entre 1928 et 1955, ils composent une génération partisane de militants marqués par un même évènement fondateur (Mannheim, 2011 ; Mauger, 2015), la période d’Aggiornamento (des années 1960 au tournant ouvriériste de 1977), au cours de laquelle ils connaissent une intense socialisation partisane. À ce moment, la direction du PCF prend ses distances avec l’Union soviétique et revendique une certaine autonomie politique (Matonti, 2005). Sur le plan doctrinal, le parti s’éloigne de l’ouvriérisme : la méfiance vis-à-vis des intellectuels et des artistes diminue un temps – les premiers acquièrent une certaine légitimité pour discuter le corps doctrinal du parti (Pudal, 2009) et les seconds voient reconnaître leur « liberté de création » à l’issue d’une réunion tenue par le Comité central à Argenteuil en 1966 (Fayet, 2011). Cette période correspond à une stratégie des dirigeants cherchant à inventer un nouveau cadre pour sortir de la « matrice stalinienne » (Pudal, 2009), ainsi qu’à l’arrivée d’individus dont les dispositions ont favorisé ce mouvement (Leclercq, 2011) – ce qui est le cas des enquêtés rencontrés. Parmi eux, se trouvent Jack Ralite et Roland Leroy. Le premier a eu un rôle central dans l’élaboration des politiques culturelles communistes municipales à partir des années 196011 et le second a eu un rôle fondamental au sein du Comité central – dont il dirige le secteur dédié aux questions culturelles entre 1967 et 1974.
J’ai choisi de nommer cette génération du nom du secrétaire général du PCF entre 1964 et 1972 car, en entretien, ces enquêtés se sont souvent référés à lui, même si peu l’ont directement connu. En août 1968, Waldeck Rochet condamne l’intervention russe à Prague (matant la tentative d’autonomie politique), mais sous pression soviétique il doit ensuite revenir sur ses déclarations. Il ne s’en est jamais remis : il a une attaque en 1969 et reste diminué jusqu’à sa mort (Vigreux, 2000 ; Pudal, 2009 ; Boulland, 2016). Les conséquences somatiques que l’intervention soviétique à Prague a eues sur lui est une mémoire entretenue par les enquêtés. Sa maladie m’a de nombreuses fois été racontée comme leur permettant de décoder l’existence d’un courant non-ouvriériste au sein du PCF, qui devient progressivement minoritaire, mais dans lequel ils continuent de se reconnaître.
Si, quand je les rencontre entre 2010 et 2013, la majorité de ces enquêtés est à la retraitea, l’analyse montre qu’ils ont été la cheville ouvrière des politiques culturelles locales, à partir de diverses fonctions et responsabilités : au niveau partisan (en charge des questions culturelles au Comité central), électif (élu à la culture à différents échelons de pouvoir), administratif (cadre des services culturels) ou associatif (directeur d’institutions culturelles). Outre que l’on observe un va-et-vient entre ces différentes fonctions, ces enquêtés se côtoient dans l’espace local et partisan et, en général, s’estiment.
a Voir la liste des enquêtés et leurs caractéristiques en annexe électronique : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/8132.
4Avant d’étudier les vecteurs et les contenus de la socialisation au sein du PCF, l’analyse explore la socialisation enfantine de cette génération partisane. La socialisation de transformation compose avec les dispositions déjà incorporées – elle ne les efface pas, mais les infléchit – d’où la nécessité d’articuler ces deux temps de l’analyse. On montre comment les institutions dans lesquelles ces militants communistes ont été insérés – famille, école, parti – ont favorisé l’accumulation de ressources culturelles et l’incorporation de dispositions à une transformation de soi.
- 12 Les noms des enquêtés ont été modifiés dans la suite de l’article – sauf pour Roland Leroy dont je (...)
5Les enquêtés ont grandi dans des familles situées à la frontière entre les petites classes moyennes (postier, commerçant) et les classes populaires stables (concierge, ouvrier) du monde de l’atelier et des services aux particuliers. Au gré de leur avancement professionnel et de remariages, les parents de dix enquêtés ont d’ailleurs expérimenté des petits déplacements au sein de ce secteur de l’espace social. C’est, par exemple, le cas de la famille de Marie Lopez12. Cette dernière est née en 1955, d’une mère française et d’un père espagnol. Électricien en Espagne, son père est devenu maçon dans la petite ville du Cher où la famille s’est établie. La mère de Marie a longtemps travaillé comme ouvrière, repassant des cols de chemise à la chaîne. À la fin de sa vie active, elle passe le concours d’aide-soignante et se fait embaucher à l’hôpital de la ville – ce que la famille vit comme une promotion sociale. Au cours de leur vie, les parents sont parvenus à accumuler des petites ressources financières ou symboliques et encouragent les enfants à faire mieux qu’eux. Ils investissent particulièrement les pratiques culturelles et l’école, gages d’ascension sociale.
6La plupart des parents se caractérisent par une distance avec les formes culturelles légitimes, mais ils encouragent leurs enfants à se les approprier – en leur achetant des classiques de la littérature et en les incitant à fréquenter les institutions culturelles de proximité. L’entretien avec Marguerite Ramis donne à voir le rapport qui se noue entre les enfants, les parents et les pratiques culturelles. Cette enquêtée a grandi dans le quartier du Marais avec sa sœur jumelle et ses parents, ouvriers dans un atelier de confection textile. Ces derniers, juifs d’Europe de l’Est, ont fui le nazisme et ont trouvé refuge en France, au sein d’un espace social et résidentiel populaire – ce qui a entraîné un petit déclassement social (le père était coiffeur). Les jumelles naissent en 1947. Marguerite explique que son père lui a transmis le goût de fréquenter les bibliothèques et les cinémas du quartier, mais aussi la Comédie française et le théâtre de l’Odéon. Néanmoins, dans ces lieux culturels particulièrement légitimes, elle se rend sans lui – les adultes de la famille laissant ces pratiques aux enfants :
[Avec sa sœur jumelle et son père] On allait beaucoup au cinéma, au moins deux fois par semaine. À l’époque, les sept premiers rangs étaient à tarif réduit [rire] et donc on fréquentait ça. En 5e […] [avec sa sœur et ses cousins], on allait pratiquement tous les mercredis après-midi, sans les parents, au poulailler de la Comédie Française et l’année d’après, on a fait l’Odéon et… ça nous fascinait. Le rapport avec la langue qui n’était pas notre langue maternelle. On est née en France, mais chez nous on parlait yiddish et je pense que l’entrée dans la langue, ça s’est fait par le théâtre, par le cinéma et par la littérature (Marguerite Ramis).
7Comme Marguerite, trois enquêtés ont des parents immigrés et sept enquêtés ont un parent proche d’un courant politique révolutionnaire (communiste ou anarcho-syndicaliste). À la différence de Marguerite, trois enquêtés ont un parent d’origine bourgeoise ou petite-bourgeoise, déclassé, en rupture avec la famille d’origine. Ces éléments biographiques expliquent le rapport entretenu par les parents avec la culture légitime : ils ne cultivent pas une forme d’autonomie culturelle, propre aux classes populaires (Schwartz, 1998), mais encouragent leurs enfants à s’approprier des pratiques qui ne font pas partie de l’univers familier :
J’avais un grand-père maternel compagnon charpentier, un peu venu du mouvement anarcho-syndicaliste, qui me disait toujours : « petit, souviens-toi bien que la culture est une chose trop importante pour laisser ça aux bourgeois ». Et il m’amenait un bouquin à lire chaque semaine et je lui rendais le samedi suivant avec des notes de lectures, ça ne rigolait pas hein ! (André Fabre).
8André Fabre, né en 1941, a grandi dans une famille de commerçants. Son père est d’origine petite-bourgeoise, mais ses convictions socialistes l’ont fait rompre avec sa famille. Il s’est marié avec la fille d’un compagnon charpentier proche du courant anarcho-syndicaliste. En son sein, le grand-père s’est familiarisé avec l’idée que la classe ouvrière doit mener un travail d’appropriation de la culture légitime – ce qu’il inculque de manière explicite à son petit-fils. Comme le grand-père d’André et le père de Marguerite, les parents des enquêtés encouragent les enfants à s’approprier des pratiques culturelles répandues dans des milieux sociaux plus favorisés – qu’ils s’appuient sur une vision politisée (ne pas laisser la culture aux bourgeois) ou intégrationniste (se familiariser avec la langue et le patrimoine français). Pour deux enquêtés, cette socialisation est renforcée par un encadrement religieux :
Enquêtrice : Et la littérature et les films, depuis quand tu t’intéressais à ça ?
Francis Lebon : Bah un peu depuis toujours. La littérature depuis le petit séminaire, les films aussi puisque… c’est assez paradoxal, mais par exemple Le Cuirassé Potemkine, c’est au petit séminaire que je l’ai vu ! Les films les plus progressistes, c’est au petit séminaire que je les ai vus parce qu’il y avait [des prêtres progressistes]. […] Ils avaient envie qu’on se cultive un peu. On avait tous des confesseurs qui avaient des bibliothèques très riches et du point de vue de ce qu’ils nous proposaient, comme on sortait très peu […], y avait une salle de spectacle et on nous projetait des films. C’est là que j’ai commencé à prendre goût au cinéma.
9Francis Lebon, né en 1945, est l’aîné d’une fratrie de onze enfants. Enfant conçu hors mariage, il a fait ses études primaires au petit séminaire – ce qui a constitué, pour sa mère, une façon d’expier cette faute, ayant entraîné un déclassement social : issue de la petite-bourgeoisie, cette dernière s’est mariée avec un garçon de café issu des classes populaires.
10Poussés par les parents ou le personnel religieux, les enquêtés se caractérisent par une soif de connaissance tous azimuts :
Moi, je lisais énormément : ce qui me tombait sous la main. […] Parce qu’on allait en bibliothèque et on regardait quels étaient les rayons les plus grands. Donc on pouvait lire… on pouvait prendre naturellement Zola parce que c’était énorme, donc on prenait en fonction des mètres linéaires, moi c’était mon critère. Si y en avait beaucoup, c’est que ça devait être très bien ! Alors ça pouvait être aussi Guy des Cars parce qu’il écrivait énormément, vu que toutes les grands-mères lisaient ça ! (Marguerite Ramis).
11Pour s’orienter dans la production culturelle, Marguerite met au point des critères ad hoc comme les « mètres linéaires ». Si elle a appris ce terme plus tard dans sa trajectoire (comme bibliothécaire), il explicite comment elle se repérait enfant : elle lisait les auteurs les plus prolifiques, assimilant quantité à qualité. À ce moment de leur trajectoire, ces enquêtés sont en effet marqués par un certain éclectisme (Peterson & Simkus, 1992). Ils n’apprennent pas tout de suite l’existence d’une hiérarchie entre des arts légitimes et illégitimes. Néanmoins, les parents et, plus encore, l’école formatent cette curiosité dans le sens de la légitimité culturelle : ils apprennent à reconnaître l’existence d’une hiérarchie entre le grand art et l’art populaire, à désirer s’emparer du premier et à mépriser le second :
Jean Morel : Et pour la musique, [ce qui m’attirait] c’était de la grande musique, voilà. Ça aussi c’était au-delà de mon horizon. Donc c’était la grande musique. Ma grand-mère aimait beaucoup les chanteurs populaires.
Enquêtrice : Comme qui ?
Jean Morel : Oh des chanteurs de l’époque hein. Ma grand-mère aimait beaucoup Rina Ketty, Édith Piaf. Rina Ketty, elle adorait ça, alors que c’est une inconnue totale hein ! […] Ça devait être du même tonneau, mais en plus petit et en moins bien quoi. [Revenant sur les œuvres qui l’intéressaient] C’était tout ce qui nous sortait de nous-mêmes. La première fois que je suis allé au théâtre, emmené par le collège, c’était un petit théâtre à l’italienne dans une ville de province. Mais, moi, je suis rentré là, mais… c’était l’éblouissement pour moi !
12Jean Morel, né en 1938, parle avec mépris de la « musiquette » que l’on écoutait chez lui : les chanteurs à la mode qu’écoutait sa grand-mère et dont une tante collectionnait les affiches. Il classe cette musique comme sans intérêt, alors que lui, s’orientant à partir de ce qu’il découvre à l’école, veut s’emparer de la « grande » littérature et de la « grande » musique. À ce moment, Jean est caractérisé par un « habitus clivé » qui l’amène à « détester la part populaire de soi » (Lahire, 2005). Ces enquêtés font montre d’une bonne volonté culturelle (Bourdieu, 1979a), consistant à vouloir s’approprier les pratiques culturelles que certains prescripteurs – comme les professeurs – leur présentent comme légitimes.
13À côté, on observe néanmoins aussi une réception propre des productions culturelles. Pour eux qui sont poussés à faire mieux que les parents, l’art sert de repère. C’est ce que donne à sentir Denis Piquier, né en 1928, au sein d’une famille de petits indépendants :
L’esprit de révolte que j’ai, qui est constant, qui n’a jamais changé, […] c’est Le Rouge et le Noir, ça alors ! Et ce que j’ai aussi découvert dans Le Rouge et le Noir, c’est peut-être une des choses qui m’y attache le plus : une femme, c’est-à-dire Mme de Rénal. Et en vérité si je suis objectif, à 14 ans, je suis tombé amoureux de Mme de Rénal. Et je suis encore amoureux de Mme de Rénal, c’est un personnage qui m’a bouleversé et qui me bouleverse toujours autant. [Il décrit une scène de jeux de main entre elle et Julien Sorel] : je dirais que pour moi l’érotisme c’est ça (Denis Picquier).
14L’art, notamment la littérature, permet de découvrir des « exemples de vies à vivre », romancées et romantiques, leur montrant via l’imaginaire des vies d’adultes différentes de celles qui les entourent. Ces livres constituent, pour les jeunes lecteurs qu’ils sont alors, des romans d’apprentissage – en ce que les personnages incarnent des modèles auxquels ils s’identifient, dont ils tombent amoureux.
15Les familles investissent aussi l’école. Les enquêtés sont poussés à étudier et à acquérir des diplômes peu répandus dans leur milieu social d’origine (certificat d’étude pour les plus âgés ou baccalauréat) :
Marguerite Ramis : Et on a eu une grande chance, c’est qu’à l’issue de l’école primaire, on avait le choix d’aller au cours complémentaire ou au lycée. Et mon père a demandé « qu’est-ce qu’il y a de mieux ? ». On lui a dit le lycée, il a dit « elles vont au lycée ».
Enquêtrice : Il a demandé à qui ?
Marguerite Ramis : À l’école, à la directrice de l’école primaire. L’assistante sociale conseillait vivement le cours complémentaire parce que tout était pris en charge et bon, lui voulait qu’on fasse au mieux.
16Néanmoins, ils ne font pas de leur scolarité le récit d’une consécration – ne parvenant pas toujours à contrer, sur le long terme, la reproduction sociale. Ils expliquent qu’ils sont « travailleurs », mais qu’ils ne sont pas « brillants ». Ils parviennent peu à incorporer la posture scolastique que favorise l’école, ce que Marguerite appelle « apprendre pour apprendre ». Il leur faut en général un élément hors de l’école pour donner du sens à l’école. La vision politisée ou intégrationniste transmise par les parents a pu être un précieux appui :
Moi, si j’ai réussi mes études, c’est parce que j’avais ma mère sur le dos qui me disait « les enfants d’ouvriers, ils doivent réussir leurs études. Y a pas de raison qu’il y ait que les enfants des riches qui aient des diplômes ! » (Marie Lopez).
17Marie est la plus jeune et la plus diplômée du corpus (maîtrise). Les autres interrompent en général rapidement les études supérieures. Néanmoins, la possession d’un diplôme alors rare, comme le baccalauréat, leur ouvre l’accès à des concours de la fonction publique : parmi les premiers métiers exercés, on repère trois instituteurs, un professeur, quatre employés dans l’administration locale, un surveillant de collège. Deux s’orientent vers des études et carrières artistiques. Quatre deviennent ouvriers qualifiés ou petits employés.
18Denis attribue à la lecture de Stendhal l’incorporation d’un « esprit de révolte ». Si cette lecture a pu lui permettre de conscientiser et mettre en mots ce ressenti, ce sont plutôt des expériences personnelles qui constituent des vecteurs de politisation (Duchesne & Haegel, 2004 ; Hamidi, 2006). À l’école, leurs camarades viennent de milieux sociaux plus favorisés, ce qui fait découvrir à certains enquêtés l’existence d’inégalités sociales. Marguerite se souvient de l’élimination des deux autres enfants d’ouvriers de sa classe après la 6e. Pour d’autres, ce sont des expériences familiales qui entraînent une politisation :
Moi, j’ai vite rencontré les injustices. Quand vous avez un père immigré, vous les rencontrez vite. Mon père avait un employeur qui ne lui payait ni ses heures supplémentaires, ni ses congés payés. Sauf que ce que ne savait pas l’employeur, c’est que ma mère, elle, elle savait déchiffrer une fiche de paie. Donc voilà, ils sont allés aux Prud’Hommes, ils ont gagné au bout de six ans. Le problème, c’est que mon père est décédé, j’ai trouvé ça profondément injuste (Marie Lopez).
19Pendant l’enfance, ces enquêtés incorporent ainsi une conscience des inégalités sociales et une bonne volonté culturelle, qu’ils ont trouvé à actualiser – et à lier – au sein du PCF.
- 13 Il s’agit de l’organisation juvénile féminine du PCF.
20Ces enquêtés sont initiés au communisme par des proches (famille, ami, voisin, collègue), des figures tutélaires (professeur) ou le syndicalisme, mais ce qui les pousse à adhérer est à la fois lié au contexte, historique ou local, et à une expérience personnelle. Pour cette génération, les grands moments d’adhésion sont la guerre d’Algérie (trois enquêtés), Mai 68 (cinq enquêtés), le Programme commun (deux enquêtés) ou leur installation en banlieue rouge (cinq enquêtés). Sauf Marguerite qui entre à l’Union des jeunes filles de France13 au lycée, les autres enquêtés adhèrent au PCF alors qu’ils sont de jeunes adultes – étudiants (trois enquêtés) ou travailleurs (douze enquêtés). S’ils sont proches des positions communistes avant d’adhérer, ils prennent parti quand, à la suite d’un évènement, ils veulent contribuer activement à transformer la société. L’adhésion de Gérard Mercier, en 1968, rend compte de ce cheminement :
J’ai passé un mai 68 pas du tout dans l’ivresse étudiante en me disant « regardez ces cons de la classe ouvrière qui ne veulent pas [nous] suivre ». Moi, au contraire, je l’ai vécu en disant les étudiants, c’est super pour déconner, pour faire la fête. Mais s’il s’agit de faire de la politique et de transformer la société, donc de faire la révolution, alors là [il faut une organisation proche de la classe ouvrière] (Gérard Mercier).
21Cet enquêté, né en 1945, est étudiant en mai 1968. À la rentrée suivante, il est nommé professeur dans un collège de Seine-Saint-Denis et adhère au PCF après un conseil de classe où la reproduction sociale a été mise en évidence de manière crue :
On arrive au cas d’un môme, je me souviens, qui était 50-50 : c’est-à-dire qu’il y a des profs qui disaient « oui, il peut passer » et d’autres « oh bah non ». […] Et donc ça traînait, l’horloge tournait. Et je vois encore cette prof-là, qui au bout d’un moment dit « bon, écoutez, y en a ras le bol, on va pas passer toute la soirée, faut que je rentre chez moi. Vous voulez qu’on règle le problème ? Je vais vous le régler moi ». Alors, elle dit à la secrétaire qui était là : « bon, ce môme, que font ses parents ? ». Alors je vois encore la secrétaire qui avait les papiers des parents. […] Elle dit « père ouvrier, mère ouvrière ». Et la prof explose et dit « bon, bah il est foutu ce môme, alors vous pouvez bien le faire redoubler, qu’est-ce qu’on en a à foutre ! » (Gérard Mercier).
22Par la suite, les enquêtés maintiennent leur engagement car ils trouvent à actualiser au sein du PCF à la fois leur politisation et leur bonne volonté culturelle – ressort du bonheur qu’ils ont alors eu à militer. Leur socialisation partisane se déroule en effet sur fond d’Aggiornamento, à un moment où la place des intellectuels et des artistes est affirmée comme centrale. L’entretien avec Alain Ollier, né en 1949, en rend compte :
Je me souviens d’une fois, de mon prof de philo, déjà âgé, qui faisait partie de la structure [communiste] de Dijon [où il vivait], qui était un des responsables. […] Je sais plus ce que j’avais sorti, mais voilà, j’étais jeune, j’étais un peu ignare et tout. Je sais plus ce que j’avais dit sur Platon, une connerie […] et il m’avait repris, enfin il avait dit « mais commence par travailler Platon » et puis « commence par ça et ça » [conseils de lecture], c’est-à-dire qu’on avait des gens comme ça au Parti communiste. Y avait à l’extérieur évidemment une image caricaturale, mais y avait une richesse de points de vue, d’idées et de profondeur qui étaient absolument nourrissantes et très, très puissantes (Alain Ollier).
23Au sein du PCF, ces enquêtés trouvent en fait à articuler les dispositions incorporées au cours de leur socialisation enfantine : ils s’approprient l’idée que la transformation sociale passe par un travail de transformation de soi, notamment sur le front culturel – ce que je nomme le schème de la double transformation. Pendant cette période, la pensée communiste est structurée autour de la recherche de l’« émancipation » de la classe ouvrière – et de son avant-garde communiste. Outre le travail partisan à mener, les militants sont incités à entreprendre un travail de transformation de soi pour s’approprier les ressources socialement décisives monopolisées par la bourgeoisie (pouvoir, savoir, « grand » art) au fondement de sa domination de classe. C’est ainsi qu’est entendue la révolution communiste, caractérisée par un balancement entre légitimisme – reconnaissance de la hiérarchie des ressources décisives – et subversion – appropriation par des individus qui en sont privés.
C’est un peu un fil rouge dans toutes mes convictions quoi, c’est-à-dire que… si on veut que la révolution ne soit pas faite par des chefs qui la confisquent après ou par une avant-garde qui la confisque après – ce qui est le schéma qu’on a toujours eu dans l’histoire – si on veut que la révolution soit en même temps une véritable libération, une véritable conquête et une émancipation, alors il faut émanciper dès aujourd’hui les individus (Gérard Mercier).
24Cette idée est en effet chevillée au corps de ces enquêtés : elle est devenue un schème, réactivable tout au long de leur vie. Or, l’art est considéré comme un outil de la double transformation visée, d’où la mise en œuvre d’une organisation partisane de l’autodidaxie. L’analyse a identifié trois types de vecteurs et trois types de contenus d’une socialisation indissociablement politique et artistique.
25Un premier vecteur de socialisation artistique mis au jour est l’inculcation : à travers les publications partisanes, les conférences, les cours dispensés au sein des écoles du PCF – que les militants fréquentent à mesure qu’ils gravissent les échelons partisans (Ethuin, 2003) – les enquêtés accumulent des ressources culturelles. Une partie de ces dispositifs d’inculcation est assurée par des artistes et intellectuels communistes ou compagnons de route. Marguerite Ramis se souvient, par exemple, de la visite du musée d’Art moderne de Paris avec le peintre Jean-Pierre Jouffroy :
Marguerite Ramis : [Ce dernier] nous racontait un petit peu l’arrière-pays des œuvres, que certaines œuvres que l’on voyait – alors c’était sa lecture hein, aujourd’hui, je suis pas sûre que je partagerais complètement, mais c’est pas très grave. Ce qui était important, c’est qu’il montrait le rapport entre un contexte historique et des œuvres singulières et pour nous c’était… voilà, ça donnait des ouvertures […], des grilles de lecture possibles.
Enquêtrice : Pour pouvoir s’approprier ?
Marguerite Ramis : Voilà et du coup c’était un encouragement pour les jeunes qui étaient là de rentrer de plain-pied [dans ce travail d’appropriation] et que… Picasso parle, pas parce qu’il était communiste, mais pour ce qu’il apporte dans le domaine [de la peinture], [ainsi que] justement pareil, dans le regard sur le monde : qu’est-ce qui a changé et pourquoi Picasso au xxe siècle.
26L’apprentissage par inculcation se fait de manière non-scolastique : l’art devient familier grâce à sa mise en relation avec des éléments de contexte social et historique, et non pas seulement à partir d’éléments issus de l’histoire de l’art proprement dite, que les enquêtés ne maîtrisent pas à ce moment de leur trajectoire.
27Les discussions entre pairs (camarades ou amis militants) constituent un autre vecteur de socialisation. À l’issue des représentations ou au sein des cellules du PCF, de nombreux débats sont organisés afin d’apporter des grilles de lecture aux spectateurs. Ces discussions sont poursuivies entre pairs. Les militants de cette génération s’enhardissent à s’approprier les œuvres d’autant mieux que la réception est collectivement organisée, d’où la récurrence dans les entretiens des termes « c’est vrai », « je continue de penser » qui ne sont pas liés au contexte d’entretien : ces marques d’assentiment ou d’opposition sont des traces des discussions collectives passées par rapport auxquelles ils continuent de se positionner.
28Quand ils sont de jeunes militants, la présence de nombreux artistes proches du PCF favorise également une socialisation implicite. Ce n’est pas seulement une transmission scolaire, mais également une initiation. Denis Piquier raconte, par exemple, avoir passé tous ses samedis de l’année 1966 chez Louis Aragon et Elsa Triolet. Celle-ci organisait, avec sa sœur Lili Brik, une exposition sur Maïakovski à Montreuil et Denis l’aidait dans les préparatifs. Il se souvient d’Aragon, le soir, qui entrait dans la chambre d’Elsa et racontait son travail d’écriture et ses relations avec l’Union soviétique. Deux fois, Aragon lui a fait la « visite guidée » de son appartement, commentant les nombreuses cartes, photographies, reproductions punaisées aux murs, lui détaillant contextes et personnalités. Ces enquêtés ont vu vivre, agir, parler ces artistes et se sont ainsi d’autant mieux appropriés leurs œuvres et celles qu’ils leur ont fait connaître.
29Si, quand ils entrent au PCF, les enquêtés se familiarisent avec une production culturelle militante – qui constitue un premier contenu de socialisation, ils ne restent pas dans la célébration d’une contre-culture partisane, présentée comme en rupture avec l’art bourgeois (Spire, 1992 ; Bellanger, 2013). Suivant la ligne officielle, ils se familiarisent avec une palette artistique plus large, comme le donne à comprendre Denis en entretien :
[À propos des premières pièces mises en scène au Théâtre de la Commune] Comme ces deux [premières] pièces avaient de fortes tendances politiques […], j’ai dit à Garran : « quand même, on n’a pas décidé de créer un théâtre du Comité central ». Il m’a dit « ah ? », j’ai dit « non ». Il m’a dit « mais t’as raison ». Alors j’ai dit « réfléchis peut-être un répertoire plus large ». Et alors il s’est arrêté sur deux pièces : une qu’il voulait monter, c’était Charles XII de Sternberg et une que j’aurais aimé lui voir monter, c’est Héloïse et Abélard de Vaillant que j’avais vue jouer au théâtre des Mathurins, ça m’avait beaucoup touché. Finalement, il a pris Charles XII et il a fait un succès fou (Denis Piquier).
30Au sein des instances partisanes, les enquêtés sont en effet encouragés à élargir leur répertoire culturel dans deux directions : le patrimoine et la création – qui constituent les deux autres contenus de socialisation mis au jour.
31Côté patrimoine, cette génération renoue avec l’appropriation partisane des symboles de la Nation menée dans les années 1930, au cours desquelles le PCF s’approprie la Marseillaise et le drapeau tricolore (Pudal, 1989 ; Agulhon, 2001). Comme ces symboles, les œuvres du patrimoine fondent la « communauté imaginée » (Anderson, 2002) nationale à laquelle les communistes entendent faire partie et, in fine, diriger. Cette génération ne prône pas une politique de la « table rase » en matière artistique – « c’est la seule phrase de l’Internationale qui ne tient pas debout » s’exclame Denis en entretien –, mais l’appropriation du patrimoine afin de légitimer sa volonté de diriger la Nation, comme en rend compte le discours prononcé par Roland Leroy à la « Fête à Jack » en 2011 :
Je me souviens l’importance que prit alors la représentation de Coriolan de Shakespeare [au théâtre de la Commune] auquel nous [Comité central] apportions un grand soutien et qu’ainsi nous reprenions aux forces réactionnaires, comme nous leur avions repris Jeanne d’Arc, le drapeau tricolore et la Marseillaise (Roland Leroy).
32En cela, la socialisation partisane renforce leur socialisation enfantine, en lui donnant un sens politique. D’autre part, la socialisation partisane encourage l’appropriation de la création contemporaine. Cette seconde dimension est légitimée par la résolution adoptée à la fin de la réunion du Comité central tenue à Argenteuil en 1966, prônant la « liberté de création » – que la génération Waldeck Rochet a progressivement interprétée comme la nécessité de soutenir la création. Pour ces enquêtés, elle est un complément du politique :
Il suffit pas de prendre la classe ouvrière telle qu’elle est aujourd’hui et de la mettre à la place de la bourgeoisie, il faut qu’elle ait un autre regard (Gérard Mercier).
33C’est là que la création artistique a un rôle à jouer. Elle élargit l’imaginaire des individus, en dénaturalisant le réel et en entretenant l’idée qu’un autre type de société est possible. Outre le regard porté sur le monde, la création est entendue sur un plan formel : le renouvellement des formes artistiques promues doit s’insérer dans l’histoire de l’art et ne constitue pas un art à part, pour ne pas « ghettoïser » la classe ouvrière comme l’exprime Marguerite en entretien. En cela, la socialisation communiste renforce le légitimisme culturel incorporé à l’école, en le politisant : les enquêtés ont un rejet viscéral de la culture populaire. Ils veulent avoir accès au « meilleur » – c’est-à-dire aux productions culturelles les plus légitimes dans la société. Pour eux, la qualité renvoie à la dignité :
Il me semble qu’il y a au moins un point qui se règle : celui de l’arrêt de la médiocrité ; pendant longtemps, nous [élus communistes] nous sommes souvent ajoutés au marché du loisir. Quelques impresarii, au nom du goût du peuple, nous vendaient des spectacles douteux (Jack Ralite, « Le plaisir de changer la réalité », France nouvelle, 1966).
34Ces militants communistes ne défendent pas un art populaire ou ouvrier. Pour eux, ce qui est populaire est de rendre accessible à la classe ouvrière ce dont elle est privée et non de développer un art qui lui soit propre. Cela explique qu’ils s’approprient le mot d’ordre d’Antoine Vitez – metteur en scène communiste – de l’« élitisme pour tous », rempart contre le mépris de classe. Pour être certains que les productions culturelles soutenues sont de qualité, ces enquêtés s’appuient progressivement sur les normes du champ artistique : ils s’en approprient les codes et les réputations, via le compagnonnage au long cours qui s’instaure avec les artistes et la lecture assidue des critiques publiées dans les journaux nationaux sur les spectacles programmés localement (Clech, 2018).
35À travers l’incorporation du schème de la double transformation, la socialisation partisane a permis l’acquisition de solides ressources culturelles consistant à savoir se repérer au sein du champ artistique dans deux directions – patrimoine et création. Elle a, en outre, favorisé l’incorporation de dispositions à la transformation de soi, adossées à l’existence d’institutions partisanes. Néanmoins, cette socialisation s’émousse avec le tournant ouvriériste. Ces enquêtés trouvent alors dans le champ des politiques culturelles de la banlieue rouge – qu’ils ont commencé à investir – un espace où actualiser leurs dispositions et où poursuivre une transformation de soi davantage individuelle.
36Qu’ils y aient grandi ou y soient arrivés pour les études, le travail, les responsabilités partisanes, les enquêtés se fixent vite dans l’espace de la banlieue rouge. Les ressources culturelles accumulées et le sens politique liant l’art à la transformation sociale les poussent à investir le champ local des politiques culturelles. Cette partie analyse comment les dispositions incorporées et l’espace local ont permis une ascension sociale collective de ces enquêtés qui s’ancrent dans les classes supérieures, en devenant des prescripteurs culturels reconnus. Le contexte institutionnel de la banlieue rouge est un ressort central : il transmue ces ressources en un « capital culturel institutionnalisé » (Bourdieu, 1979b).
37La mise en place des institutions culturelles locales et les trajectoires ascensionnelles de ces enquêtés sont liées. On peut distinguer trois filières de professionnalisation. Six enquêtés deviennent des professionnels de la politique rétribués par le PCF (permanents). Ce groupe d’enquêtés, au sommet de la hiérarchie partisane, est composé exclusivement d’hommes, ayant eu des responsabilités partisanes et électives où ils ont eu à cœur les questions culturelles. Sept enquêtés deviennent des professionnels de la culture, exerçant un métier rémunéré par les collectivités locales. Ce groupe – en-dessous dans la hiérarchie partisane – est composé d’hommes et de femmes. Cet espace professionnel permet une autonomie pour ceux qui n’adhérent pas à un modèle de remise de soi – notamment après la reprise en main du parti par Georges Marchais. La plaisanterie d’Oscar Cordet le souligne :
Oscar Cordet : À l’époque, avec Marchais, il fallait aller droit hein.
Enquêtrice : C’est-à-dire ?
Oscar Cordet : [Il fallait respecter] la ligne et compagnie quoi. On m’avait interrogé là-dessus, j’avais répondu quelque chose... qu’est-ce que j’avais répondu ? Ah oui, que je prenais les messies pour des gens ternes !
38Oscar rapporte un jeu de mot irrévérencieux pour le Secrétaire général du PCF : en déformant l’expression « prendre des vessies pour les lanternes », il le compare à un messie dont il faut impérativement suivre les ordres. Quant à Marguerite Ramis, elle explique que, en tant que femme, elle s’est toujours sentie dominée au sein d’un champ partisan régi par des logiques virilistes. Ces enquêtés ont préféré se tenir à distance des responsabilités partisanes, investissant le champ artistique (Oscar) ou les institutions culturelles (Marguerite). Enfin, encore en-dessous dans la hiérarchie partisane, deux enquêtés ont eu des postes à responsabilité dans le champ politique local (élus à la culture), qu’ils ont pratiqué à côté de leur métier. C’est, par exemple, le cas de Jean Morel, instituteur et adjoint à la Culture. Ces trois types de trajectoires révèlent les hiérarchies internes au monde partisan, mais n’infléchissent pas la mobilité sociale collective. En effet, celle-ci n’est pas principalement liée au capital militant (Matonti & Poupeau, 2004), mais à l’acquisition d’un capital culturel « institutionnalisé » (Bourdieu, 1979b). Pour que des ressources culturelles aient un effet sur la position sociale occupée – et donc se constituent en capitaux – il faut qu’elles jouissent d’une reconnaissance sociale, d’autant plus quand les individus qui en sont porteurs sont issus des classes populaires. Seul un processus de consécration des ressources permet qu’elles aient un effet classant. Hors de la certification scolaire, c’est un processus peu étudié. Or, d’autres institutions publiques peuvent aussi en attester : ce fut le cas des institutions culturelles de la banlieue rouge.
39Les ressources culturelles accumulées par les enquêtés ne sont majoritairement pas certifiées par la possession de diplômes du supérieur, comme le souligne l’anecdote suivante racontée par Ève Paloma, née en 1944. Après des études de droit vite arrêtées et peu après son adhésion au PCF, elle entre au cabinet du maire de Saint-Denis à la fin des années 1970. C’est là qu’elle entend parler d’un poste au musée de la ville :
Et puis un beau jour, j’ai une amie qui me dit : « tiens, toi, qui aimes tellement la culture, y a un poste au musée de Saint-Denis ». […] Alors, je décroche mon téléphone, j’appelle le conservateur du musée, en lui disant : « on m’a dit qu’il y avait un poste pour l’action culturelle du musée, est-ce que je peux vous rencontrer ? », « Oui, oui, tel jour ». Et entre temps, je vois passer le document en question [la fiche de poste], où on demandait licence d’histoire, etc. Je rappelle le conservateur en lui disant : « vous savez, je vais être obligée d’annuler notre rendez-vous, j’ai pas les diplômes que vous demandez ». Et j’entends encore dans mon téléphone « mais j’en ai rien à foutre des diplômes ! Celle qui s’en va, elle est pourrie de diplômes et je n’arrive pas à travailler avec elle ! [Rires] Nous maintenons le rendez-vous ». Et puis, au bout du rendez-vous, j’ai donc été acceptée en tant que responsable de l’action culturelle du musée de Saint-Denis (Ève Paloma).
40Alors que les métiers liés aux politiques culturelles commencent à exiger la possession de diplômes spécifiques (licence d’histoire dans ce cas), cette enquêtée parvient à se faire recruter comme responsable de l’action culturelle au musée de Saint-Denis, où elle fait toute sa carrière. Comme elle, les enquêtés trouvent à faire valoir leur compétence culturelle au sein des institutions publiques de la banlieue rouge et s’y professionnalisent sur le tas, en s’appuyant sur les dispositions incorporées au cours de leur socialisation partisane.
- 14 Sa trajectoire est représentative de celles des autres enquêtés. En outre, Marguerite appartient au (...)
41L’analyse du mécanisme d’ascension sociale via le processus d’institutionnalisation du capital culturel peut être menée à partir du cas de Marguerite Ramis14. Après l’obtention du baccalauréat, à la fin des années 1960, Marguerite commence des études d’histoire pour devenir professeure. Elle rate les concours et commence à travailler comme bibliothécaire pour enfants à Noisy-le-Sec (municipalité communiste). Une amie lui trouve ce travail pour un an afin de lui permettre de faire vivre sa famille avant de repasser les concours. Ce métier lui plaît, car elle trouve à y actualiser le schème de la double transformation :
Je trouve que c’était des débats [au sein du champ de la littérature jeunesse], je dirais volontiers, politiques, qui avaient une vraie portée sur quelle vision on avait de l’enfance. Est-ce que les enfants n’avaient jamais peur ou est-ce qu’ils avaient des vraies peurs – existentielles j’entends, pas des petites peurs – des vraies angoisses existentielles, et [est-ce] qu’il fallait qu’ils [en] trouvent écho [dans la littérature] ? [Elle a choisi le parti pris] que la littérature permettait les échos [de ces peurs] pour les enfants, donc de les affronter et de gagner. Parce que, quand même, le propre du conte, c’est qu’il y a plein d’épreuves. Il y a un chemin initiatique, mais à la fin le petit Poucet, il gagne contre le méchant ogre. Et donc, je trouve que ça, ça me parlait beaucoup à moi, cette idée-là […] : il y avait un point de vue sur le monde et sur la littérature à défendre. Et effectivement, c’est en gagnant les épreuves qu’on avance et il fallait aider tous les enfants […] [à] comprendre qu’on peut gagner : comment on peut gagner, donc leur donner confiance en eux-mêmes et dans leurs propres possibles (Marguerite Ramis).
42Marguerite découvre la littérature jeunesse quand elle devient bibliothécaire. Pour s’approprier ce genre et s’orienter au sein du débat littéraire, elle se repère à partir de sa socialisation partisane. Elle ne conçoit pas la littérature jeunesse comme un simple divertissement, mais comme un support à une transformation de soi : ce genre permet aux jeunes lecteurs d’acquérir la certitude qu’ils peuvent gagner les épreuves jalonnant leur vie. Cette littérature est une source d’apprentissage et de réassurance encourageant les enfants – notamment de la banlieue ouvrière – à élargir l’espace des possibles. Ce faisant, ce genre acquiert pour Marguerite une légitimité littéraire et politique.
- 15 Elle passe le concours de bibliothécaire plus tard pour légitimer son recrutement, ce qui n’est pas (...)
43À la suite de cette découverte, elle abandonne ses études d’histoire pour se consacrer au métier de bibliothécaire qui a plus de sens pour elle. Elle est formée à ce métier sur le tas par la directrice de la bibliothèque où elle travaille15. Au début des années 1980, elle devient à son tour directrice de bibliothèque à Aulnay-sous-Bois, municipalité communiste. Peu après, elle devient chargée de mission auprès du Conseil général de Seine-Saint-Denis dont elle invente la politique de lecture publique. Elle y crée notamment le Salon du livre Jeunesse, à Montreuil, en 1984, qu’elle dirige jusqu’en 2000. Ce salon du livre existe toujours et est devenu incontournable dans le champ de la littérature jeunesse. En 2000, quand Jack Lang devient ministre de l’Éducation nationale, il lui demande d’intégrer son cabinet pour faire des propositions de politiques publiques visant à faire entrer la littérature à l’école primaire. Elle reste trois ans au cabinet, y compris après le départ de J. Lang. Quand je la rencontre, elle est élue à la région Île-de-France depuis 1998, où elle préside la Commission Culture.
44La trajectoire de Marguerite montre que cette dernière stabilise sa professionnalisation via l’espace de la banlieue rouge. Elle a les coudées franches pour créer des institutions culturelles qui, en acquérant une reconnaissance au sein du champ artistique et du champ des politiques culturelles, y compris à l’échelle nationale, consacrent ses ressources culturelles – ce qui lui donne ensuite accès à des postes à responsabilité, y compris hors de l’espace local. Ce fut le cas pour la plupart des autres enquêtés. Alain Ollier crée le festival « Banlieues bleues » en 1983, qu’il dirige jusqu’en 2000, avant d’être nommé à la tête d’institutions culturelles nationales – La Villette, théâtres nationaux. André Fabre crée le festival d’arts de la rue « Parade(s) » à Nanterre en 1989 quand il devient directeur des affaires culturelles de la ville, avec la complicité de l’élu à la Culture d’alors, François Moulin, qui crée la Maison de la musique dans cette même ville en 1995. Ce dernier est ensuite secrétaire d’État chargé du patrimoine et de la décentralisation culturelle entre 2000 et 2002.
45L’ancrage des enquêtés au sein des institutions culturelles de la banlieue rouge consacre la possession d’un capital culturel. Leur passage dans ces institutions fonctionne comme un « brevet de compétence culturelle » (Bourdieu, 1979b, p. 5). Par la suite, ils ne sont plus « sommés de faire leurs preuves » (idem) et peuvent avoir accès à une palette plus large de postes et d’institutions, y compris nationales et prestigieuses. Parce qu’il a été institutionnalisé, ce capital culturel a permis à ses détenteurs de connaître une mobilité sociale ascendante stabilisée et d’entrer dans les classes supérieures.
46La frontière entre les classes moyennes et supérieures n’est pas aisée à tracer (Préteceille, 2018 ; Sinthon, 2019). Du point de vue professionnel, le niveau de pouvoir atteint dans le champ des politiques culturelles – du local au national – permet de classer les enquêtés du côté des classes supérieures. Ils sont en effet devenus des prescripteurs culturels consacrés. L’exploration des autres dimensions de l’appartenance de classe – manière d’être, parentèle, lieu de vie – permet d’achever l’analyse de leur mobilité sociale. Si, au sein de l’« espace social localisé » (Laferté, 2014) de la banlieue rouge, ils appartiennent aux fractions dominantes, à l’échelle de la société, ils intègrent un secteur de l’espace social à la frontière entre les classes moyennes et les classes supérieures à capital culturel. L’expression « bourgeoisie rouge » employée par un enquêté rend compte de ce positionnement.
47Les entretiens avec les enquêtés ont eu lieu chez eux ou dans leur bureau. Ces intérieurs sont distingués, avec de grandes bibliothèques, des peintures aux murs, des sculptures, des affiches. Les enquêtés mettent ainsi en scène le capital culturel accumulé au cours du temps, sous une forme objectivée (Bourdieu, 1979b). Néanmoins, ces objets ne relèvent pas d’une consommation ostentatoire : les affiches et les reproductions sont plus nombreuses que les originaux et ces derniers appartiennent souvent aux institutions où ils sont en poste. En effet, du point de vue des ressources économiques, qu’ils soient permanents du PCF ou salariés du secteur public, ces enquêtés ont des revenus intermédiaires. Les émoluments de Marguerite Ramis en rendent compte :
Je suis élue à la région, mais la rétribution de vice-présidente va intégralement à mon parti. Et moi je vis de ma retraite de bibliothécaire (Marguerite Ramis).
48Marguerite reverse son salaire d’élue au PCF. Outre que cette pratique est encouragée par le parti, cela constitue pour elle une façon de continuer à se ménager un espace d’autonomie : elle ne veut pas s’habituer à un niveau de vie trop élevé, ce qui la rendrait dépendante de sa fonction d’élue et de son parti. Comme elle, ces enquêtés sont caractérisés par une structure en chiasme de leurs capitaux (Bourdieu, 1979a), avec un capital culturel plus élevé que le capital économique.
49La sociabilité ordinaire des enquêtés les rattache plus aux classes moyennes qu’aux classes supérieures. Si l’acquisition d’un capital culturel institutionnalisé les a amenés à fréquenter d’autres cénacles (bourgeoisie cultivée ou aristocratie), ces milieux ne sont pas leur monde. Les contacts restent ponctuels, cantonnés à la sphère professionnelle :
- 16 Irène ne fait pas partie du corpus de seize enquêtés étudiés. J’avais fait un entretien avec elle a (...)
Irène16, bibliothécaire à Stains, et son mari, cheminot, fréquentent assidument les institutions culturelles de Saint-Denis, où ils vivent. Leur fille est chanteuse lyrique. L’été, cette dernière fait la tournée des châteaux avec son groupe. Irène et son mari sont invités de temps en temps. Ils « hallucinent de la différence », mais éprouvent une fierté vis-à-vis de leurs origines : leur fille est « la seule enfant d’ouvriers et de communistes » à y être admise. Heureusement, dans ces familles communistes, ils ont de la culture et peuvent tenir les discussions m’explique Irène, ce qui n’est pas sans surprendre les aristocrates qui les reçoivent souligne-t-elle malicieusement (Journal de terrain no 15).
50Ces enquêtés ne ressentent pas d’attrait vis-à-vis de la bourgeoisie traditionnelle, y compris cultivée. Ils ont incorporé le souci de rester fidèle à leurs origines sociales, même s’ils s’en éloignent toujours plus au cours du temps. Leur parentèle et leurs réseaux amicaux appartiennent aux « nouvelles » classes moyennes (Bidou, 1984) : leur entourage est constitué d’instituteurs, de professeurs, de journalistes. En outre, les enquêtés demeurent majoritairement installés en banlieue populaire : ils ne sont pas tentés de s’installer dans un lieu signifiant davantage leur ascension sociale. Au moment de l’enquête de terrain, c’était le cas de onze enquêtés, établis à Saint-Denis, Nanterre, Noisy-le-Sec, Champigny, Garges-lès-Gonesse, Neuilly-sur-Marne, Aubervilliers ou Bobigny. Symboliquement, Denis Piquier, tout sénateur qu’il soit, vivait toujours en cité HLM. En termes de style de vie, ces enquêtés ne sont donc pas caractérisés par un mimétisme avec la bourgeoisie traditionnelle.
51Leur maniement du langage souligne également cette distance. Ces enquêtés ont incorporé d’autres normes au sein de l’univers partisan où un certain « franc parler » était de mise. Je n’ai pas observé d’hypercorrection langagière – caractéristique des individus en ascension sociale (Bourdieu, 1979a). Les entretiens sont caractérisés par un style relâché, souvent émaillés de grossièretés :
On mettait de l’argent pour soutenir les spectacles de Planchon, pas pour soutenir des spectacles qu’à l’époque on baptisait issus du théâtre classique, bourgeois, emmerdant (René Guérin).
52Le franc-parler vise à se distinguer de la bourgeoisie, comme le souligne l’association faite par René Guérin, né en 1941, dans cet extrait d’entretien.
53Conjointement à l’acquisition d’un capital culturel, ces enquêtés ont acquis une réassurance statutaire (Bourdieu, 1979a), qui est une autre dimension du travail de transformation de soi qu’ils ont mené au sein des instances partisanes :
Y avait [au sein du PCF] quelques personnalités qui étaient non seulement fortes par ce qu’elles disaient, mais surtout par ce qu’elles faisaient, par ce qu’elles créaient, par ce qu’elles écrivaient. Quand on rencontre Aragon, subitement, on se sent – qu’il parle ou qu’il écrive – on se sent rien, on se sent une merde ! C’est terrible ! [Rires] […] Alors, moi, j’arrivais avec comme étiquette « le petit gars de Fabien » [siège du PCF] qui s’occupe des intellectuels et de la culture. Pour eux [les artistes], mais pff ça les fait sourire. Ils ont jamais entendu parler de toi ! Je me souviens d’une réunion d’écrivains, où la première personne qui a levé la main, c’était Hélène Parmelin et Hélène Parmelin – qui est la femme d’Edouard Pignon, mais qui est aussi un des modèles de Picasso – a dit : « mais on est dans une réunion d’écrivains-là ? ». Alors bon, je dis « oui, on a convoqué les écrivains membres du parti » et elle dit « non, mais je pose la question parce que je vois qu’il y a Eugène Guillevic, alors je comprends pas » [qu’elle n’estime pas être un écrivain]. […] Mais, moi, je passe sous la table à ce moment là ! (René Guérin).
54« J’ai appris à ne plus passer sous la table » poursuit René, expliquant qu’il a progressivement perdu sa timidité et son sentiment d’infériorité face aux artistes qu’il a côtoyés quand, jeune militant, en 1972, il est devenu permanent du PCF et est « monté à Paris » sur la demande de Roland Leroy avec qui il a travaillé au sein du secteur culturel du Comité central. Au départ, il était impressionné en découvrant un univers complètement étranger au sien – fils de concierge, devenu technicien supérieur à Rhône-Poulenc –, mais il a appris à évoluer dans ce milieu. Ces enquêtés ont en effet mené un travail pour lutter contre l’intériorisation du sentiment de ne pas être à leur place, d’être des « usurpateurs ». Le processus d’institutionnalisation de leur capital culturel leur a procuré des éléments de réassurance statutaire : ils se sentent d’autant plus légitimes que leur implication dans les politiques culturelles est reconnue et qu’on fait appel à eux au sein d’institutions prestigieuses. Néanmoins, cette intériorisation est un travail de transformation de soi jamais achevé. Dans certaines situations d’interaction – comme un entretien avec une chercheuse – le sentiment de ne pas être à la hauteur peut resurgir. Ce fut, par exemple, le cas avec Jean Morel. Ma technique, en entretien, de faire souvent préciser ce qui vient d’être dit – pour être certaine de ne pas plaquer sur les propos de l’enquêté mes propres catégories – l’a déconcerté : il s’est senti évalué, pensant que je lui posais autant de questions pour « vérifier ses connaissances ». Les postes à responsabilité qu’il a atteints et le capital culturel institutionnalisé qu’il a acquis ne suffisent pas à lui procurer une assurance en toutes circonstances. Ces enquêtés n’ont pas l’aplomb et l’assurance des dominants de naissance (Bernard, 2012).
55Issus d’un secteur à la frontière des classes populaires stables et des petites classes moyennes, les enquêtés atteignent la frontière des classes supérieures et des classes moyennes à capital culturel. En montrant qu’ils deviennent des prescripteurs capables de faire bouger les lignes de la légitimité culturelle, la fin de l’analyse souligne qu’ils s’ancrent néanmoins bien dans les classes supérieures contemporaines.
56Au cours de leurs socialisations enfantine et partisane, les enquêtés s’approprient le légitimisme culturel. Ils incorporent l’idée de l’existence d’une hiérarchie au sein des productions culturelles et cherchent à s’emparer des formes présentées comme légitimes par les prescripteurs culturels fréquentés – la « grande » culture plutôt qu’une culture « populaire ». Devenus eux-mêmes prescripteurs culturels, quelles formes artistiques promeuvent-ils ? Cette partie montre que ces militants communistes ont, en fait, incorporé une double échelle de légitimité culturelle. Au cours de leur socialisation partisane, ils se sont forgés, en parallèle, une échelle de légitimité propre (création vs. duplication), qu’ils ont réactivée dans les institutions culturelles où ils ont pris pied – ce qui a (parfois) fait bouger les lignes de la légitimité culturelle dominante.
- 17 Sept enquêtés n’étaient plus encartés au PCF au moment de l’enquête, même s’ils en restent proches, (...)
57Les instances de socialisation partisane n’exercent pas leur pouvoir sur ces militants de manière continue tout au long de leur vie, qu’elles aient disparu – effondrement de l’encadrement militant, désengagement17 – ou que le contenu de la socialisation ait changé – le PCF s’est détourné d’une socialisation artistique. En revanche, les dispositions incorporées alors ont un effet durable. C’est le cas du schème de la double transformation et du souci de défendre la création, qui orientent le rapport à l’art et aux politiques culturelles menées.
- 18 Le compagnonnage au long cours qui s’est établi entre ces enquêtés et les artistes implantés locale (...)
58Ces enquêtés sont mus par la volonté de combler leurs « lacunes », en étendant leurs connaissances artistiques. Pour eux, cette socialisation de transformation se poursuit tout au long de la vie. Passée la période de socialisation intense présentée précédemment, ils la prolongent entre pairs (collègues, amis, famille, artistes en résidence18) et de manière individuelle car « la curiosité, l’appétit vient ». Dans l’extrait d’entretien suivant, André Fabre évoque Denis Piquier avec qui il est ami. Pendant un temps, ils étaient voisins et prenaient régulièrement leur petit-déjeuner ensemble :
On déjeunait, il avait en même temps la télé, la radio, le téléphone, il écrivait et avait un bouquin ouvert devant lui. Et il écrivait. Et il avait le magnétoscope, si quelque chose l’intéressait à la télé : il l’enregistrait. Et le magnétophone, parce que si quelque chose l’intéressait à la radio : il l’enregistrait. Et il discutait en même temps (André Fabre).
59Ce propos donne à sentir le caractère durable de cette socialisation de transformation : Denis la poursuit seul, s’appuyant sur différents vecteurs.
- 19 Cette analyse contribue à souligner combien les deux états du social – incorporé et objectivé – son (...)
60L’analyse de l’évolution des goûts culturels de Jean Morel permet de saisir quelle forme prend ce travail de transformation de soi, quand il est mené de manière individuelle19. En entretien, Jean explique avoir découvert le rock tardivement. Il n’a pas eu une jeunesse bercée par le rock, restant en cela « prisonnier » de son « horizon adolescent », c’est-à-dire de la bonne volonté culturelle inculquée à l’école et au sein du PCF – où le rock a été, un temps, considéré comme une incarnation de l’impérialisme américain et de la culture de masse. À partir de son adolescence, il rejetait ce qui n’était pas du « grand » art car cela le ramenait à ses origines populaires. Néanmoins, vers 40 ans, il s’est mis au rock, pour ne pas « rester à côté » de ce qui s’invente dans la société :
Jean Morel : J’aime beaucoup Björk, j’aime beaucoup Radiohead mais… [Le rock], c’est pas une musique qui me parle au fond de moi. Ce qui me parle au fond de moi, c’est toute la musique classique en général, Bach en particulier. Bach, j’en écoute tous les jours et essentiellement du Bach instrument. […]
Enquêtrice : Et pourquoi le rock, ça a commencé à faire partie de votre univers dans les années 1980 ?
Jean Morel :Bah parce que c’était quand même… c’était la vie, c’était dans la société, je suis quand même pas étranger à la société !
Enquêtrice : Mais vous aviez bien réussi...
Jean Morel : Oui, j’aurais pu passer à côté complètement hein, mais bon, c’était tellement, tellement présent. Et après, vous écoutez quelque chose qui vous plaît, vous vous dites quand même je peux pas rester à côté de ça !
61On repère une volonté de sortir du légitimisme culturel incorporé pendant la jeunesse. Cette appropriation du rock est permise par la réactivation du schème de la double transformation. Jean poursuit le travail de transformation de soi sur le front culturel dans un sens plus éclectique car s’il entend transformer la société, il ne peut pas rester « à côté » de ce qui s’y crée. Si le rock s’y est fait une place, il doit lui aussi faire une place à ce genre artistique et étendre ses connaissances, voire son goût, même si cela constitue un saut dans l’histoire de la musique par rapport au genre qui lui est le plus familier (Bach). À partir des artistes qui lui plaisent (Björk, Radiohead), Jean approfondit ses connaissances de ce genre artistique. À 50 ans, il commence à s’approprier la bande dessinée et le rap, pour continuer à combler ce qu’il estime être des « lacunes » culturelles. Pour mener à bien ce travail de transformation de soi, Jean s’est appuyé sur des intermédiaires culturels légitimes à ses yeux. La fête de L’Humanité en est un : il y a découvert le groupe de rap IAM en 1994. Il a appris à apprécier ce groupe, à « avoir de la sympathie pour les valeurs qu’ils portent », même s’il ne s’est pas véritablement mis à l’écouter, le trouvant « brut de décoffrage ». Pour la bande dessinée, il se rend régulièrement à la bibliothèque de Saint-Denis, où il demande conseil aux bibliothécaires. Le pli étant pris, Jean poursuit ce travail hors des instances partisanes ou locales : il est abonné, par exemple, à la revue des Inrockuptibles et écoute des émissions spécialisées à la radio. Sa bonne volonté culturelle s’est élargie à des formes artistiques qu’il ne trouvait pas « de grande classe ». Comme Jean, pour se repérer, ces enquêtés s’appuient sur une autre hiérarchie culturelle : les formes légitimes sont celles qui apportent « du neuf » au niveau de la forme et du regard sur le monde, quand les formes illégitimes sont celles qui dupliquent ce qui a déjà été inventé. Les membres de cette génération n’approfondissent pas seulement leur connaissance des genres artistiques auxquels ils ont été familiarisés jeunes. Ils étendent à de nouveaux genres leur curiosité, voire leur goût – ce qui est atypique à l’échelle de la société française (Lahire, 2006). Si, comme dans le cas de Jean, l’appropriation des formes artistiques acquises plus tard est plus de l’ordre de l’intérêt intellectuel que du goût pleinement incorporé, il apprend à ne plus considérer ces genres artistiques comme mineurs. Ce faisant, les enquêtés se détachent du légitimisme incorporé. Dans le cas de Jean, il s’agit de mettre à jour ses goûts artistiques quand il devient prescripteur culturel – à 45 ans, il devient élu à la Culture à Aubervilliers –, avec un décalage dans le temps par rapport au moment d’émergence des genres artistiques qu’il s’approprie alors. D’autres enquêtés, en revanche, mènent ce travail d’appropriation de nouveaux genres artistiques bien avant qu’ils soient largement reconnus dans la société et soutenus par les institutions culturelles, contribuant à faire bouger les lignes de la légitimité culturelle.
62Une présentation synthétique de l’ensemble des acteurs de la configuration artistique locale permet de mesurer la place particulière, en la matière, qu’occupent les prescripteurs culturels de la génération Waldeck Rochet en son sein (Encadré 2).
Encadré 2. Présentation relationnelle des acteurs de la configuration artistique locale
Localement, les enquêtés de la génération Waldeck Rochet ont pu s’appuyer sur un autre sous-groupe pour mener leurs politiques culturelles : les enfants de militants communistes de la génération Waldeck Rochet (quinze enquêtés), qui ont incorporé des dispositions similaires au sein de leur famille. Sur le plan professionnel, voire amical, ces deux groupes se côtoient fréquemment. Ensemble, ils ont créé l’armature institutionnelle des politiques culturelles de la banlieue rouge. Le groupe des « enfants » a cependant moins eu accès à des postes à responsabilité à l’échelle nationale. Pour concevoir ces politiques, ces deux groupes se sont appuyés sur les artistes avec qui un compagnonnage au long cours s’est établi. Parmi eux, l’analyse souligne la place centrale d’un troisième sous-groupe (neuf enquêtés), composé d’outsiders entrés par la « petite porte » au sein du champ artistique – animation – où, pour se faire une place, ils ont été les pionniers de nouveaux genres se réclamant d’un « retour aux sources » – théâtre populaire, cirque et arts de la rue par exemple. La rencontre avec ces outsiders – avec qui les communistes de la génération Waldeck Rochet partagent des affinités d’habitus – a été à l’origine de nombreuses inflexions dans le paysage artistique local – soutien à ces genres émergents, mise à disposition pérenne d’un lieu de création pour ces outsiders.
Après l’invention, vient la gestion de cet héritage – qu’il soit valorisé et poursuivi ou critiqué et menacé. Un quatrième sous-groupe est composé des cadres des services culturels des collectivités étudiées, issus des classes moyennes-supérieures et arrivés en banlieue rouge pour le travail (huit enquêtés). Leur nombre, et leur féminisation, augmente à partir des années 1990. Ils n’apportent pas d’inflexion majeure et gèrent les politiques culturelles mises en place par les enquêtés précédents. Ils sont souvent pris dans des injonctions contradictoires de maintenir une politique culturelle « de qualité » – qui s’appuie sur les artistes et les normes du champ artistique – et de favoriser son appropriation par les classes populaires locales – ce qui peut entraîner des formes d’épuisement professionnel. Un cinquième sous-groupe, composé des élus communistes marqués par le tournant ouvriériste, occupe une place ambivalente (cinq enquêtés). Au moment de l’enquête, ils occupent des postes de pouvoir au sein du champ politique local – élus, hors des délégations culturelles – et sont marqués par une socialisation partisane distincte : ils ont commencé à monter au sein de la hiérarchie du PCF après le tournant ouvriériste, parfois en écartant la « bourgeoisie rouge » des postes de pouvoir – en la taxant d’élitiste. Néanmoins, à partir des années 2000, ces élus se rallient aux politiques culturelles menées : à ce moment, leur socialisation politique s’est poursuivie au sein du mouvement altermondialiste, où ils se sont approprié une grille de lecture territoriale des rapports de domination – centre/périphérie. Dès lors, ils voient les politiques culturelles locales comme un outil assurant le « rayonnement » de leur ville périphérique. Ils se rallient donc aux formes artistiques déjà légitimées.
Cet agencement institutionnel entérine une domination qui s’est mise en place à partir des années 1980. La configuration artistique locale n’est pas seulement régie par les politiques culturelles, mais également par les politiques Jeunesse. Les services Jeunesse abritent des pôles culturels en charge de formes artistiques et d’artistes illégitimes, renvoyant à la « question sociale ». Ils sont dirigés par un personnel local davantage dominé, pour être issu des classes populaires, souvent marquées par l’immigration, et pour ne pas appartenir à l’élite communiste locale : ils composent le sixième sous-groupe (onze enquêtés). Malgré ce statut dominé, ces intermédiaires culturels « de banlieue » constituent aussi un maillon important dans la configuration artistique locale : ils se sont appuyés sur les institutions locales pour travailler à légitimer certains genres artistiques – dont le hip-hop. Néanmoins, leur position dominée au sein des institutions locales ne leur permet pas de légitimer ces genres artistiques hors du « marché franc » des espaces Jeunesse – ce qui, paradoxalement, les maintient dans une forme d’illégitimité (Clech, 2020). Le dernier sous-groupe étudié est composé des artistes et des intermédiaires culturels qui se sont appuyés, précisément, sur les espaces Jeunesse pour se professionnaliser (dix-huit enquêtés) : ils sont marqués par leur jeunesse en banlieue populaire où ils se sont approprié le hip-hop et cherchent à maintenir cet engagement artistique à l’âge adulte, tout en expérimentant l’existence de nombreux plafonds de verre. Ils n’ont pas accès au soutien des politiques culturelles locales, ne parvenant ainsi pas à faire consacrer leur capital culturel, ni à faire reconnaître les formes artistiques qu’ils promeuvent (Clech, 2016).
63L’enquête de terrain a montré qu’au cours de la période étudiée, qui court sur cinquante ans, les enquêtés marqués par la socialisation communiste de transformation de soi – qu’ils appartiennent à la génération Waldeck Rochet ou à celle des « enfants » – ont contribué à la plupart des inflexions observées dans le paysage artistique institutionnel local. Les autres enquêtés sont davantage dans la gestion des politiques culturelles que ces derniers ont inventées ou n’ont pas acquis le pouvoir suffisant pour faire bouger de manière durable les lignes de la légitimité culturelle. Néanmoins, ce travail de légitimation est lié à des contextes précis où, pour s’orienter, ces enquêtés s’appuient sur le schème de la double transformation et l’échelle de légitimité mettant la création au sommet de la hiérarchie culturelle : la rencontre avec des artistes outsiders, la pression mise par les élus locaux critiquant leur élitisme ou l’accès à des postes à responsabilité au sein du champ des politiques culturelles dont les missions sont peu définies. La notion institutionnelle de « lieu intermédiaire » permet d’analyser ce processus.
64Au début des années 2000, au sein du Conseil général de la Seine-Saint-Denis, sous la pression des élus et des associations locales critiquant l’élitisme de la politique culturelle menée jusqu’alors, les cadres du service culturel ont élargi le champ de leur soutien à des structures encore peu financées. Francis Lebon rend compte de ce cheminement :
Francis Lebon : On a longuement hésité à financer les structures intermédiaires, que François Moulin avait appelé les « lieux intermédiaires » […], tous ces lieux d’initiative associative qui sont des petits lieux, qui s’installent dans une friche, qui se mettent à créer leur lieu, à essayer de le faire vivre quoi et qui sont pour nous, qu’on a fini par considérer, qu’on a fini par considérer [répétition soulignant le temps pris par ce processus] comme une des étapes nécessaires pour, justement, avoir ce mouvement de la création, du bas jusqu’en haut.
Enquêtrice : C’était pas évident, ça ?
Francis Lebon : C’était pas évident, je vais t’expliquer pourquoi : pour la bonne et simple raison qu’on a d’abord eu à défendre les structures, les grandes structures. Parce que l’excellence, c’est quand même là que tu la trouves [dans les grandes structures] et que notre idée, c’était de proposer à la population de Seine-Saint-Denis le meilleur. […] Ensuite, on s’est aperçu – en réfléchissant, on n’a pas la science infuse hein – que cette coupure qu’on avait imaginée, elle existait pas réellement.
65On a souligné que, pour ces enquêtés, la qualité renvoie à la dignité des populations locales. Au cours du temps, ils ont ainsi pu s’appuyer sur un certain légitimisme pour conduire leurs politiques culturelles, en soutenant des lieux, des artistes et des genres reconnus au sein du champ artistique. Néanmoins, la pression politique a encouragé Francis Lebon et ses collègues à questionner ce légitimisme opposant « grandes » et « petites » structures. Pour mener les inflexions demandées, sans pour autant donner dans le populisme (Grignon & Passeron, 1989), ils se sont repérés à partir des dispositions incorporées pendant leur socialisation partisane : ces petites structures sont des lieux alimentant la création artistique contemporaine.
- 20 Ce fut, par exemple, le cas du Café culturel de Saint-Denis, haut lieu de la scène slam française d (...)
66Or, à ce moment, ces professionnels de la culture ont pu s’appuyer sur le travail mené dans ce sens par François Moulin, au niveau étatique. En mars 2000, alors que Lionel Jospin est Premier ministre, des communistes entrent au gouvernement. François Moulin devient secrétaire d’État chargé du patrimoine et de la décentralisation culturelle, rattaché au ministère de la Culture de Catherine Tasca. Ce secrétariat a peu de missions initiales. Il s’agit d’un poste en soutien à la ministre, davantage lié à des accords politiques entre partis qu’à des enjeux en matière de politiques culturelles. Ce poste créé à ce moment disparaît d’ailleurs ensuite. Il a néanmoins permis à François Moulin d’ajouter la notion de « lieu intermédiaire » au répertoire des politiques culturelles. En tant que secrétaire d’État sans mission précise et n’ayant aucun pouvoir sur les institutions culturelles nationales, il s’est intéressé aux pratiques artistiques aidées ponctuellement, non reconnues par l’État de manière structurée. Il entreprend un tour de France des DRAC, rencontre beaucoup d’artistes et d’intellectuels, poursuivant le travail de transformation de soi. De ces échanges, émerge l’idée de « nouveaux territoires de la création » à défendre, permettant le soutien à des genres et à des lieux émergents, encore peu codifiés et peu soutenus, mais contribuant à alimenter la création contemporaine. Cet élargissement des politiques culturelles a eu des effets importants sur la configuration artistique locale pour la période récente, permettant à des structures peu soutenues de stabiliser leurs activités et d’augmenter la visibilité des genres promus20.
- 21 Pour une analyse de ce processus dans le cas du cirque et des arts de la rue, voir (Clech, 2018). D (...)
67L’analyse menée dans cet article n’infirme pas le modèle de la légitimité culturelle établissant une homologie entre l’espace des goûts et l’espace social (Bourdieu, 1979a), mais elle souligne la pertinence d’une lecture dispositionnaliste (Bernard, 2012 ; Lahire, 2006), localisée (Laferté, 2014), relationnelle (Caveng et al., 2018 ; Robette & Roueff, 2014) et diachronique (Coulangeon, 2010 ; Levine, 2010 ; Peterson, 1997). L’exploration de la trajectoire ascensionnelle et des dispositions incorporées par ces militants communistes devenus des prescripteurs culturels reconnus montre la construction sociale des goûts et de leur caractère légitime ou illégitime. Parmi l’ensemble des acteurs impliqués, depuis cinquante ans, dans la configuration artistique de la banlieue rouge, la génération Waldeck Rochet regroupe les enquêtés ayant atteint le plus haut degré de pouvoir au sein du champ des politiques culturelles et ayant le plus remis en question, à travers leur action, le légitimisme dominant. Les dispositions à la transformation de soi et la double échelle de légitimité culturelle incorporées pendant leur socialisation partisane – actualisées et consacrées dans l’espace institutionnel de la banlieue rouge – ont été déterminantes. Au cours de la période étudiée, seuls les enquêtés marqués par cette socialisation communiste ont soutenu des genres artistiques et des artistes peu reconnus et peu soutenus, contribuant à les légitimer dans l’espace local, voire national. Cela a été le cas, par exemple, pour le cirque et les arts de la rue à partir des années 1970 et du hip-hop à la fin des années 1980. Les recherches portant sur l’histoire de ces genres soulignent leur illégitimité initiale dans la société française et dans les politiques culturelles (Faure & Garcia, 2005 ; Maleval, 2010 ; Hammou, 2012). La place des communistes – pourtant fondamentale – fait encore figure de « chaînon manquant » dans cette histoire (Dubois, 2012)21.