1La société, soutient Émile Durkheim, est le résultat de l’institutionnalisation de la morale et pourtant, en amont, elle est aussi la condition nécessaire de la morale (Müller, 2013). En fait, l’une ne serait pas possible sans l’autre. « La société n’est donc pas, comme on l’a cru souvent, un événement étranger à la morale ou qui n’a sur elle que des répercussions secondaires ; c’en est, au contraire, la condition nécessaire. Elle n’est pas une simple juxtaposition d’individus qui apportent, en y entrant, une moralité intrinsèque ; mais l’homme n’est un être moral que parce qu’il vit en société, puisque la moralité consiste à être solidaire d’un groupe et varie comme cette solidarité. Faites évanouir toute vie sociale, et la vie morale s’évanouit du même coup, n’ayant plus d’objet où se prendre » (Durkheim, 1893, p. 394). Cette morale, dont nous parle É. Durkheim, concerne tous les aspects du vivre-ensemble, et depuis Aristote – voir son Ethique à Nicomaque –, au moins, on sait qu’elle traite tout autant du bien que du juste. Or, de ce point de vue, une orientation kantienne consiste à affirmer la priorité du juste sur le bien (Forsé & Parodi, 2004). C’est d’ailleurs le propre des sociétés modernes par opposition aux sociétés anciennes ou traditionnelles pour lesquelles à l’inverse le bien passe avant, voire fonde, la justice. Dans son portrait de la morale collective, É. Durkheim ne s’y était d’ailleurs pas trompé. En analysant les progrès de la division du travail et ses conséquences sur les formes de la solidarité, il y insiste de manière on ne peut plus claire lorsqu’il écrit : « De même que les peuples anciens avaient, avant tout, besoin de foi commune pour vivre, nous, nous avons besoin de justice » (Durkheim, 1893 p. 382).
2Il faut pour cela admettre, selon nous, que le défi propre à la modernité, en ce qui concerne la cohésion sociale, est d’arriver à une conception de la justice universellement acceptée et adoptée. La justice est alors définie (Forsé & Parodi, 2010) à partir de l’idéal régulateur de l’accord unanime : est juste une loi, un principe, un acte qui pourrait rassembler un accord unanime de tous les participants sur un forum idéal où chacun pourrait s’exprimer sans contrainte, autrement dit avec une égale liberté. John Rawls défend cette idée au travers de son modèle d’un acteur raisonnant derrière un voile d’ignorance et donc contraint de réfléchir sur la répartition des biens sociaux en plaçant tout le monde sur un pied d’égalité : « [Dans la position originelle, derrière le voile d’ignorance,] … puisque les partenaires ignorent ce qui les différencie, et qu’ils sont tous également placés dans la même situation, il est clair qu’ils seront tous convaincus par la même argumentation. C’est pourquoi nous pouvons comprendre l’accord conclu dans la position originelle à partir d’une personne choisie au hasard. Si quelqu’un, après mûre réflexion, préfère une conception de la justice à une autre, alors tous la préfèreront et on parviendra à un accord unanime. » (Rawls 1971, § 24, p. 171). Or, bien sûr, la justice ne fait empiriquement pas l’unanimité. Il s’agit d’un horizon vers lequel on doit tendre. Mais, dans la mesure où on la conçoit comme un horizon, il faut s’interroger sur l’état de cet horizon. De quelles croyances est-il constitué ? Un consensus s’en dégage-t-il ? Les croyances se rapprochent-elles de ce consensus ou s’en éloigne-t-elles ? Et au-delà, quels sont les éléments fondamentaux de désaccord qui persistent et structurent la dissension empirique ?
3S’agissant plus précisément de la justice distributive, cela signifie qu’il y a lieu de s’interroger sur les critères empiriques qui la définissent ainsi que sur leur articulation. De ce point de vue, même s’il s’agit toujours de trouver des procédures impartiales ou de bonnes règles pour parvenir à une répartition des biens jugée équitable, il y a plusieurs manières de le faire. On peut se focaliser sur les pratiques, par exemple sur les écarts de salaires tels que déclarés dans des enquêtes (Baudelot et al., 2014) et/ou sur ceux que les personnes interrogées considéraient comme justes ou souhaitables (Forsé & Parodi, 2007 ; 2017). On peut aussi approcher la question en s’intéressant à la manière dont les enquêtés envisagent la redistribution pour corriger les inégalités, ce qui revient à se poser la question de la justice fiscale (Forsé & Parodi, 2016 ; Spire, 2018). On peut encore, comme nous allons le faire ici, se center sur les opinions concernant les principes de justice telles que révélées par les enquêtes dites « valeurs », ce qui permet de savoir quels principes de répartition des richesses sont valorisés par des personnes sondées. Toutes ces manières d’aborder le problème – ou d’autres – ne sont bien sûr pas exclusives et sont au contraire très complémentaires. Ici, comme dans les autres domaines, les pratiques, les représentations et les opinions sont autant de faits qu’il faut être en mesure d’appréhender pour parvenir à mieux expliquer et comprendre le phénomène analysé.
- 1 Les trois critères que Morton Deutsch met en évidence se retrouvent dans la théorie que propose Dav (...)
4Du point de vue de l’adhésion à différents principes de justice, les nombreux travaux théoriques ou empiriques qui ont porté sur cette question ont souligné, entre autres, la diversité des critères considérés comme étant légitimes en fonction de la nature des conflits en cause et de leur contexte – même en se limitant à des sociétés modernes. En restant dans cette limite, trois critères de justice ressortent cependant nettement (Deutsch, 1975 ; 1985) de ces études : l’égalité absolue, l’équité qui, en tant qu’elle vise à récompenser proportionnellement des mérites individuels inégaux, introduit une égalité relative, et la satisfaction des besoins – au moins ceux de base1. Au premier abord, ces critères paraissent impossibles ou difficiles à satisfaire simultanément. Ils semblent définir des sphères de justice hétérogènes, incompatibles ou concurrentes (Elster, 1992 ; Walzer, 1997).
5Il faut noter, qu’à notre connaissance, il n’y a pas eu d’études portant spécifiquement sur la question de la hiérarchisation des critères de justice se fondant sur des opinions exprimées dans le cadre de sondages représentatifs. Les travaux de psychosociologie, très nombreux, ne s’appuient pas sur ce type de données – par exemple (Frohlich & Oppenheimer, 1992 ; Mellers & Baron, 1993). Pourtant, à partir des données de l’EVS de 1999 (European Values Study pour tous les pays membres de l’UE sauf Chypre et la Croatie), Michel Forsé et Maxime Parodi (2006) ont montré que ces trois critères de justice appliquée pouvaient se combiner et reposer sur un fondement procédural unique. Il existe en effet d’après cette enquête un consensus et une corrélation entre ces critères, mais surtout pour les Français, comme pour les Européens, ce consensus porte sur leur hiérarchisation. Ils pensent majoritairement qu’une société juste doit satisfaire aux critères de justice suivants, selon cet ordre de priorité : elle doit (garantir les besoins de base de ses citoyens, distribuer les biens matériels et symboliques selon les mérites de chacun et réduire les plus grandes inégalités de revenus. Or, si la justice est de cette façon conçue selon des critères qui s’ordonnent davantage qu’ils ne s’opposent, alors la possibilité d’une orientation kantienne de la justice, caractérisée par son unité et son universalité, demeure tout à fait soutenable. Néanmoins, ce consensus sur cet ordre des priorités ne fait pas empiriquement l’unanimité parmi les enquêtés. Par définition, un consensus fait référence à un accord entre plusieurs personnes, groupes, ou parties, qui est soutenu par le plus grand nombre ou la majorité. Par extension, il est possible de mesurer la force d’un consensus selon la proportion de la population qui y adhère. L’étude de M. Forsé et M. Parodi (2006) a révélé que la force de ce consensus, c’est-à-dire la hiérarchisation décrite ci-dessus, variait considérablement. À titre d’illustration, en République tchèque, 57,3 % de la population adhérait à l’ordonnancement besoin-mérite-égalité, comparativement à 68,2 % en France et 83,3 % à Malte.
6Malgré ce consensus, il reste manifestement des éléments importants de dissension à l’égard de la justice distributive. L’étude de ces dissensions s’avère donc nécessaire pour comprendre les tensions et les conflits qui continuent de s’exercer au sein des sociétés en matière de justice sociale et situer leur statut vis-à-vis de l’idéal d’accord unanime. Et c’est précisément cette étude que nous allons entreprendre ici. Elle aura pour objectif de tester dans quelle mesure il est possible de faire état de la dissension à l’égard de la justice qui prévaut au sein de la société à partir de l’ordre lexical des critères de justice auquel les répondants de l’enquête EVS adhèrent. Plus largement, il s’agit de trouver une manière d’objectiver la morale collective à l’égard de la justice distributive, en considérant l’ensemble des croyances sur le juste. Pour atteindre cet objectif, nous tenterons de répondre à quatre questions de recherche. Dans quelle mesure est-il possible de rendre compte de la dissension à l’égard de la justice distributive en se fondant sur les différents ordres lexicaux des critères de justice ? Au-delà, ces ordonnancements permettent-ils de soutenir qu’il y a bien un consensus autour de l’idée procédurale qu’il faut procéder à une hiérarchisation des critères de justice plutôt que de jouer certains principes contre d’autres ? Pour autant que ces ordres lexicaux permettent de définir des profils de justice existant dans la réalité, sont-ils suffisamment homogènes et cohérents pour correspondre à des philosophies ou du moins à des orientations politiques ou morales distinctes qui structurent le dissensus ?
7Notre démarche consiste premièrement à élaborer des profils de justice qui correspondent aux différentes hiérarchies possibles des critères de justice. Par la suite, nous analyserons les attitudes politiques des profils de justice à l’aide d’une analyse par composantes principales. Pour ce faire, nous allons reprendre dans l’enquête EVS de 1999 les questions sur lesquelles M. Forsé et M. Parodi (2006) s’étaient déjà appuyés. Ces questions s’inspirent clairement des considérations de Morton Deutsch (1975, 1985) sur les trois critères de justice qu’il privilégie (besoin, mérite, égalité) à partir de ses enquêtes et de l’examen des études psychosociologiques sur la justice distributive (voir l’encadré 1). Elles n’ont pas été reposées dans l’enquête EVS de 2008 et la dernière enquête EVS de 2017 n’est pas totalement disponible à ce jour, ce qui nous oblige à nous en tenir à celle de 1999. Elles ont en revanche été posées dans le sondage annuel de la DREES entre 2005 et 2012. En étudiant ces dates plus récentes, on est frappé par la très grande stabilité des résultats relativement à ce que l’on observe pour l’échantillon français de l’enquête EVS de 1999.
Encadré 1. Les critères de justice dans les questions des enquête EVS (1999) et DRESS (2005-2012)
« Qu’est-ce qu’une société doit faire pour être considérée comme juste ? Veuillez me dire pour chacune des propositions ci-dessous si elle vous paraît importante ou non, en précisant chaque fois votre position sur une échelle allant de 5, pour “très important”, à 1 pour “pas important du tout” ?
– Éliminer les grandes inégalités de revenus entre citoyens.
– Garantir les besoins de base pour tous : nourriture, logement, habillement, éducation, santé.
– Reconnaître les gens selon leurs mérites. »
- 2 Sondage annuel réalisé par l’institut BVA sur un échantillon représentatif par quota de la populati (...)
- 3 Il n’est pas nécessaire de donner les résultats des dates intermédiaires car ils sont quasiment ide (...)
8L’enquête barométrique de la DREES2 a posé de 2005 (n = 4 020) à 2012 (n = 4 000) trois questions identiques à celles de l’enquête EVS de 1999 à propos des critères de justice étudiés dans cet article. La différence tient au fait que, dans l’enquête de la DREES, il n’y a que quatre modalités de réponse possibles, tandis qu’il y en a cinq dans l’enquête EVS – ce qui tasse logiquement les scores de réponses. Le tableau 1 montre cependant une très grande stabilité des réponses entre 2005 et 20123. Par ailleurs, la même hiérarchie principale que dans l’enquête EVS se retrouve : d’abord garantir les besoins pour tous, puis reconnaître les mérites individuels et, enfin, éliminer les grandes inégalités. Le tableau 2 le confirme en donnant les scores moyens correspondant à chaque critère de justice – lorsque l’on considère l’échelle de réponse comme une variable numérique. Les différences qui n’atteignent que la deuxième décimale ne sont bien sûr pas significatives. On constate de plus la très grande proximité avec les scores obtenus dans l’enquête EVS si, par une règle de trois, on les ramène à une échelle de réponses qui aurait varié de 1 à 4.
Tableau 1 : Critères pour une société juste selon le baromètre de la DREES en 2005 et 2012
Tableau 2 : Scores moyens des critères de justice dans les enquêtes EVS et de la DREES
9Entre les premières dates de cette comparaison et la dernière, il s’est pourtant produit, comme l’on sait, une crise économique de grande ampleur. Mais force est de constater que ce changement de contexte n’altère en rien les réponses relativement aux critères de justice sociale. D’un certain point de vue, cette stabilité n’est pas si étonnante. Il s’agit là de questions fondamentales pour une orientation morale dont, dès lors, on pressent qu’elle n’est pas susceptible de varier facilement au gré des aléas de conjoncture. Il nous semble probable que certains types de croyances changent plus facilement que d’autres. Il faut cependant remarquer que notre étude porte sur la justice distributive et non sur les perceptions d’injustice quant à cette justice distributive. Celle-ci correspond à la manière dont les biens sociaux devraient être distribués dans la société. Les perceptions d’injustice, quant à elles, correspondent à la manière dont les individus perçoivent que la distribution actuelle des biens sociaux déroge à leur vision de la justice distributive. Il nous semble dès lors probable que ces perceptions d’injustice soient plus susceptibles de varier selon la conjoncture politique ou économique. À titre d’illustration, Serge Paugam (2013) a montré que l’explication de la pauvreté a changé considérablement après la crise de 2008 dans la mesure où davantage de gens ont attribué la pauvreté à l’injustice, comparativement à la paresse ou à l’inévitabilité, etc. Ainsi, plus les personnes attribuent la pauvreté à l’injustice, plus on pourrait s’attendre à un appui accru envers des politiques visant à réduire les inégalités liées aux injustices perçues. Du moins, on s’attendrait à ce que les perceptions d’injustice changent davantage et bien avant les croyances envers la justice distributive elles-mêmes.
10Au moment où nous écrivons ces lignes, nous ne disposons pas encore d’un fichier définitif pour la dernière enquête EVS de 2017 où les trois questions sur les critères de justice ont été reposées mais avec des échelles de réponses allant seulement de 1 à 4, comme pour la DREES. Tous les pays européens ne sont pas encore disponibles et il reste des incertitudes sur les pondérations. Néanmoins, si l’on accepte de considérer ces résultats provisoires, on constate encore une fois une bonne stabilité des réponses en France. La moyenne des opinions pour le besoin est de 3,61, pour le mérite de 3,26 et pour l’égalité de 3,19. L’ordre des critères est donc inchangé, comme d’ailleurs dans tous les pays européens. Et, par ailleurs, on ne constate pas d’effet stable du mode d’administration du questionnaire selon qu’il a été réalisé en face à face, avec un enquêteur, ou par internet sans enquêteur. Lorsque plusieurs modes d’administration ont été utilisés dans un pays, parfois cela n’entraine à aucune différence significative des réponses, parfois la présence de l’enquêteur peut conduire à une surévaluation d’un critère et parfois à une sous-évaluation. Il est donc très difficile de parler ici d’un biais de « désirabilité sociale » qui pousserait par exemple à être plus « généreux » en présence d’un enquêteur.
11On pourrait argumenter que toutes ces questions ne mesurent que des stéréotypes et que pour aller plus loin il faudrait mener des investigations plus qualitatives. Néanmoins, ces stéréotypes existent bel et bien et ils ont des effets tout à fait réels. Les stabilités que nous venons de constater, de 1999 à 2017, montrent qu’ils correspondent à des attitudes plus profondes que l’on repère tout autant avec des enquêtes récentes qu’avec celle de 1999 que nous utilisons pour cet article.
- 4 Il s’agit d’un sondage par quota (âge, sexe et groupe socioprofessionnel) représentatif de la popul (...)
- 5 On trouvera en annexe électronique 1 les tris à plat des réponses aux trois questions : https://jou (...)
12Néanmoins, d’autres questions, qui nous sont nécessaires pour caractériser les opinions des différents profils de répondants, ne sont pas disponibles dans l’enquête de la DREES – ces questions sont précisées dans la section « Typologie des profils de justice des Français » ci-dessous. Après avoir remarqué la forte similitude de résultats, nous nous en tiendrons donc à l’échantillon français (n = 1615) extrait de l’EVS4 de 1999 où les trois questions sur les critères de justice sociale étaient formulées5.
- 6 La même échelle se retrouve si l’on se restreint à l’échantillon français : voir l’annexe électroni (...)
13La théorie de justice de John Rawls (1971) repose sur une série de trois principes de justice procédurale qu’il classe selon un ordre lexicographique, au sens où il est nécessaire que les principes d’ordre supérieur soient complètement satisfaits avant que ceux d’ordre inférieur ne le soient, mais aussi au sens où si la mise en œuvre d’un principe inférieur aboutit à remettre en cause un principe supérieur, il faut abandonner cette mise en œuvre tant que c’est le cas. C’était donc dans le but de savoir si les attitudes des Européens à l’égard de la justice s’ordonnaient dans un ordre lexical que M. Forsé et M. Parodi (2006) ont eu recours à l’échelle de Louis Guttman (1950). Cette échelle permet de savoir s’il existe une hiérarchie entre variables et, si oui, ce qu’elle est. Ils ont ainsi dichotomisé les trois variables ci-dessus et, comme nous venons plus haut de le rappeler, ils ont montré que les trois critères de justice s’ordonnaient pour former un consensus important6. Ici notre intention est différente. Puisque nous nous intéressons à la dissension à l’égard de la justice, nous allons examiner l’ensemble des ordres lexicaux totaux ou partiels qui se retrouvent chez les Français, même ceux minoritaires. Bien que la notion d’ordre lexical partiel n’existe pas dans la théorie de M. Rawls, il a été nécessaire pour nous d’en tenir compte afin de ne pas réduire abusivement l’hétérogénéité empirique des opinions dans la mesure où, comme nous le verrons, nombre d’enquêtés attribuent la même priorité à deux critères de justice. La notion de profil de justice que nous utiliserons est donc plus générale. Elle désigne toute relation possible entre critères de justice : ordre total, partiel – lorsque deux critères sont à égalité – ou absence d’ordre – lorsque tous les critères ont le même score. De ce point de vue, il y a treize façons de mettre en relation les trois critères de justice – que nous résumerons par les lettres B pour besoin, M pour mérite et E pour égalité – soit par un signe supérieur, soit par un signe égal. Dans un cas, celui de l’égalité parfaite, il nous est apparu intéressant de distinguer en outre trois niveaux : celui où les enquêtés ont attribué la même note 5 à tous les critères, celui où ils ont donné la même note 4 et celui où ils ont donné les notes 3, 2 ou 1 – ces deux derniers cas étant extrêmement rares – à chacun des critères. Au total, ceci conduit à distinguer quinze cas de figures possibles. Le tableau 3 en donne la liste avec les effectifs correspondants.
14Il faut noter ici que notre opérationnalisation des profils de justice prend seulement en compte la hiérarchisation des critères et non la distance entre les réponses. Sur le plan théorique, il est tout à fait possible de présumer que les écarts entre les réponses puissent permettre de distinguer des profils de justice additionnels. Cependant, nous avons choisi dans cette étude d’exclure la distance de notre opérationnalisation pour deux raisons principales. Tout d’abord, nous cherchons principalement à savoir si l’ordonnancement des critères de justice structure les attitudes politiques des individus. S’il est tout à fait possible que la distance entre les niveaux d’appui des trois critères de justice ait aussi une influence sur les attitudes politiques, celle-ci sera toujours par définition plus faible que l’influence de la hiérarchisation. Or, c’est la possibilité de hiérarchiser les critères de justice qui permet de conceptualiser une compatibilité entre eux. En second lieu, il était judicieux d’exclure la distance de notre approche méthodologique par souci de parcimonie. Tenir compte de cette distance aurait augmenté le nombre de profils de justice au-delà de quarante, ce qui nous aurait juste conduits dans l’ordre des micro-nuances. De plus, une telle multiplication des profils de justice aurait réduit excessivement le nombre d’observations par catégorie. Il aurait alors été impossible de garantir la représentativité de la majorité des profils, tout comme il aurait été rendu impossible d’effectuer des analyses approfondies à l’aide de tableaux croisés. Les effectifs auraient été totalement inadéquats dans la majorité des catégories de réponse.
Tableau 3 : Fréquences des différentes relations entre critères de justice
Source : EVS 1999.
15En restant donc dans le cadre de la hiérarchisation, le tableau 3 montre tout d’abord qu’à aucun des quinze cas possibles d’ordonnancement ne correspond un effectif nul. Cependant, on constate aussi que les deux derniers cas de figures ne rassemblent chacun que quatre observations. Comme ce nombre est trop faible pour permettre des exploitations statistiques, nous n’en tiendrons pas compte dans certaines statistiques présentées ultérieurement, ce qui nous ramènera donc à un total de treize cas de relations envisagées entre besoin B, mérite M et égalité E. Il faut cependant remarquer que les deux cas marginaux ainsi exclus placent l’égalité en première place d’une hiérarchisation stricte des trois critères de justice. Dans la liste restante, l’égalité n’apparaît au premier rang que dans le cadre d’un ordre partiel, E=B>M, où deux critères sont placés au même niveau. Le critère d’égalité n’est d’ailleurs placer seul en premier que pour 1,5 % de l’échantillon. C’est là un premier résultat important : la réduction des inégalités de revenus n’est vraiment une priorité absolue que pour une petite minorité des enquêtés.
16En fait, 35 % des Français ont placé les trois critères au même niveau, et surtout (30 %) au niveau 5, c’est-à-dire en les considérant tous comme « très importants » pour qu’une société soit juste. À l’inverse, 65 % des Français ont hiérarchisé d’une manière ou d’une autre les critères de justice. Parmi toutes ces hiérarchies, le besoin est placé au premier rang soit seul soit à égalité avec un autre critère – surtout le mérite – par 53 % des Français. Le mérite n’occupe cette première position que dans 31 % des cas et l’égalité dans 19 % de ces cas, essentiellement d’ailleurs lorsqu’elle est placée au même niveau que le besoin, puisque ce cas rassemble à lui seul 15 % des hiérarchisations.
17Mais ces pourcentages ne tiennent pas compte des différentes hauteurs des notes attribuées. En considérant les trois échelles de réponses de 1 à 5 comme des variables numériques, on peut s’en faire une idée en calculant les moyennes des scores de chaque critère. Elles sont reproduites dans le tableau 4.
Tableau 4 : Les scores moyens des trois critères de justice
Source : EVS 1999.
18La moyenne générale vaut 4,33 et montre que les Français ont eu tendance à juger que les trois critères étaient importants. Cependant les chiffres du tableau 4 révèlent surtout qu’en moyenne, ils ont pensé que le besoin (4,66) venait avant le mérite (4,26) qui lui-même venait avant l’égalité (4,06). Les intervalles de confiance de ces moyennes ne se recouvrant pas, leurs différences sont statistiquement significatives. On constate donc bien ici en moyenne la hiérarchie : besoin puis mérite puis égalité. Il est vrai que les différences de moyennes ne sont pas si grandes ici, mais il aurait été erroné de conclure hâtivement que l’ensemble des Français appuie fortement ces trois critères. Toute moyenne peut toujours dissimuler une hétérogénéité de réponses et c’est clairement le cas ici. La hiérarchie moyenne est le résultat de la somme des répondants. Cependant, ce n’est pas l’ensemble des individus qui adhèrent à ces trois critères dans le même ordre et selon la même force. Certains individus tiennent une position neutre et d’autres sont carrément contre certains critères. En effectuant une hiérarchisation des critères – par exemple, avec l’approche des profils de justice ci-dessus –, il devient possible d’observer les dissensions qui seraient autrement totalement dissimulées dans la hiérarchie moyenne.
- 7 Voir les corrélations entre critères de justice en annexe électronique 3, https://journals.openedit (...)
- 8 Encore une fois, cela est seulement vrai en moyenne, car ce ne sont pas tous les Français·e·s qui a (...)
19Pour chacun des cas listés au tableau 3, on peut faire ce même calcul, mais il ne présente pas d’intérêt majeur si ce n’est qu’il confirme, avec ces moyennes résumant l’importance attribuée à chaque critère, les ordres partiels ou totaux définissant chacun des quinze cas de ce tableau. On peut aussi constater que les corrélations entre les trois critères sont toutes significativement positives7. Ceci signifie qu’en moyenne les enquêtés n’ont pas eu tendance à jouer certains critères contre d’autres8. Ils n’ont pas vu d’incompatibilité majeure entre les critères soit en leur attribuant le même score – surtout la note 5 –, soit, majoritairement, en les hiérarchisant. Néanmoins, une fois constaté ce qui fait le plus et en moyenne consensus, il faut maintenant essayer de caractériser chacun des treize cas possibles de dissension – rappelons que nous excluons les deux derniers cas du tableau 1 faute d’effectifs suffisants. Pour ce faire, nous croiserons ces treize profils empiriques avec différentes questions d’opinions économiques ou politiques.
- 9 Pour une explication détaillée de l’analyse en composantes principales, on peut consulter l’ouvrage (...)
20Toutes les questions retenues dans la suite pour analyser le sens des différents profils de justice ont été posées en demandant aux enquêtés de noter leur réponse sur une échelle allant de 1 à 10. Ces sept questions formeront les variables actives de l’analyse en composantes principales (ACP) (voir l’encadré 2)9.
Encadré 2. Variables actives de l’analyse en composantes principales
1. « Les individus devraient avoir davantage la responsabilité de subvenir à leurs propres besoins » (1) versus « l’État devrait avoir davantage la responsabilité d’assurer à chacun ses besoins » (10).
2. « Les chômeurs devraient être obligés d’accepter tout emploi disponible ou bien perdre leur indemnité de chômage » (1) versus « Les chômeurs devraient avoir le droit de refuser un emploi qui ne leur convient pas » (10).
3. « La concurrence est une bonne chose. Elle pousse les gens à travailler dur et à trouver de nouvelles idées » (1) versus « La concurrence est dangereuse. Elle conduit à développer ce qu’il y a de pire chez les gens » (10).
4. « L’État devrait donner plus de liberté aux entreprises » (1) versus « L’État devrait contrôler plus sérieusement les entreprises » (10).
5. « Les revenus devraient être plus égalitaires » (1) versus « Il faudrait encourager davantage les efforts individuels » (10).
6. « La propriété privée des entreprises et des industries devrait être développée » (1) versus « La nationalisation des entreprises et des industries devrait être développée » (10).
7. « À propos de politique, les gens parlent de gauche et de droite. Vous-même, où vous situez-vous sur cette échelle d’une façon générale ? » De 1 gauche à 10 droite.
21L’ensemble de ces questions ont été choisies, car elles permettent de cerner les grandes orientations politiques des individus. Elles couvrent les thèmes suivants : 1) la responsabilité individuelle versus la responsabilité de l’État ; 2) l’État-providence versus les politiques d’activation (« welfare » versus « workfare ») ; 3) les opinions sur la concurrence ; 4) le degré idéal d’intervention de l’État dans l’économie ; 5) les inégalités de revenu ; 6) l’entreprise privée versus la nationalisation ; 7) l’autodéclaration des orientations politiques sur l’échiquier gauche-droite.
22Deux autres questions seront aussi étudiées mais n’étant pas, comme les précédentes, ordinales elles seront seulement considérées comme supplémentaires dans l’ACP (voir l’encadré 3).
Encadré 3. Variables supplémentaires de l’analyse en composantes principales
« Laquelle de ces deux opinions est la plus proche de la vôtre ?
1. Je trouve que la liberté et l’égalité sont également importantes. Mais s’il fallait choisir l’une ou l’autre, je considérerais que la liberté est plus importante, c’est-à-dire que chacun puisse vivre en liberté et se développer sans contrainte.
2. Certainement la liberté et l’égalité sont importantes. Mais s’il fallait que je choisisse, je considérerais que l’égalité est plus importante, c’est-à-dire que personne ne soit défavorisé et que la différence entre les classes sociales ne soit pas aussi forte.
3. Ni l’un, ni l’autre. »
« Pourquoi y-a-t-il, à votre avis, dans ce pays, des gens qui vivent dans le besoin ? Voici quatre explications possibles. Quelle est la plus importante à votre avis ?
1. C’est parce qu’ils n’ont pas eu de chance.
2. C’est par paresse ou mauvaise volonté.
3. C’est parce qu’il y a beaucoup d’injustice dans notre société.
4. C’est inévitable avec l’évolution du monde moderne. »
23On trouvera les résultats en pourcentage pour ces différentes questions soit, notamment, dans l’ouvrage intitulé Les Valeurs des Français (Bréchon, 2000), soit en ligne sur le site ZACAT du GESIS10. Par ailleurs, un ouvrage plus récent situe les évolutions au cours des quarante dernières années (Bréchon et al., 2019). Pour ce qui nous concerne, il comporte un chapitre sur les opinions économiques (Gonthier, 2019) qui montre que celles en faveur du libéralisme deviennent moins « consistantes » mais en opposition stable avec l’interventionnisme11.
24En résumé, l’analyse en composantes principales a donc été réalisée en considérant les sept variables ordinales comme actives et en ajoutant en variables supplémentaires les treize profils de hiérarchie des critères de justice ainsi que les réponses aux questions sur les causes de la pauvreté (malchance, paresse, progrès techniques et injustice sociale) et celles concernant le fait de valoriser la liberté avant l’égalité ou l’inverse.
- 12 Voir le détail des valeurs propres à chaque axes de l’ACP et la représentation de toutes les variab (...)
- 13 Dans son livre The Rise of Meritocracy, Michael Young (1958) forge ce néologisme pour en faire le p (...)
25Les deux premiers axes factoriels représentent 47 % de la variance totale12. Ce sont ceux que nous reproduisons dans le graphique de la figure 1. À des fins de simplification, sur ce graphique, nous n’avons dessiné que trois variables actives mais elles sont toutes bien présentes dans l’ACP. En effet, les variables d’opinions économiques sont toutes très corrélées entre elles et nous n’avons donc fait figurer ici, pour les résumer, que celle concernant le fait de savoir s’il faut privatiser ou nationaliser les entreprises. On trouvera cependant à l’annexe électronique 4 le graphique représentant toutes les variables actives et il montre parfaitement que plus on pense qu’il faut nationaliser les entreprises, plus on pense aussi qu’il faudrait que les chômeurs puissent refuser un emploi qui leur est proposé, que la compétition est dangereuse, que l’État devrait davantage contrôler les entreprises et qu’il revient à l’État de répondre aux besoins des gens. À l’inverse, plus on est en faveur des privatisations, plus on pense que les chômeurs ne devraient pas pouvoir refuser un emploi qui leur est proposé, que la concurrence est une bonne chose, que l’État devrait donner plus de liberté aux entreprises et qu’il revient aux individus de subvenir à leurs besoins. En revanche, si la valorisation de l’égalité versus mérite et l’autopositionnement politique sont corrélés entre eux, ils ne le sont pas ou beaucoup moins avec cet ensemble d’opinions économiques. Sans surprise, l’égalitarisme est d’autant plus fort que l’on se situe à gauche, tandis que l’approbation de la méritocratie13 est d’autant plus élevée que l’on se positionne à droite. Or, on voit sur la figure 1 que les vecteurs correspondant à ces deux variables sont orthogonaux, ou quasiment, au vecteur résumant les diverses opinions économiques. L’ACP fait donc apparaître deux dimensions. La première, horizontale, oppose les partisans de plus d’État à ceux qui pensent le contraire ; la seconde, verticale, lie l’adhésion à l’égalitarisme versus la méritocratie à la position politique et est orthogonale, ou presque, à la première. Il en résulte que c’est moins l’attitude vis-à-vis du rôle de l’État que vis-à-vis du débat entre égalitarisme et méritocratie qui pèse sur le positionnement politique. Autrement dit, la position dans le débat entre mérite et égalité influence l’opinion politique mais ne dit rien ou presque des opinions économiques, par exemple sur le fait de savoir s’il revient à l’État ou aux individus de subvenir à leurs propres besoins. Pour en revenir à nos trois critères de justice appliquée, il en résulte que si l’égalité s’oppose clairement au mérite, le besoin forme une autre dimension – au moins pour ce qui est du clivage État/individus – relativement indépendante de cette opposition.
Figure 1 : Analyse en composantes principales
26Nous allons retrouver ce résultat en prêtant attention aux positions des treize profils de justice – dans cette même ACP rappelons que la variable correspondante a été mise en supplémentaire et n’a donc en rien contribué à la formation des axes factoriels.
27Les positions des différents points correspondants sur le graphique de la figure 1 montre assez clairement un double clivage. Verticalement, on remarque que tous les ordres lexicaux qui placent le mérite en première position, soit seul, soit à égalité avec un autre critère, se retrouvent en haut du graphique, alors qu’en bas on trouve les points qui placent l’égalité au premier rang, soit seule, soit à égalité avec un autre critère. Horizontalement, on constate que les hiérarchies qui mettent le besoin en premier, soit seul, soit à égalité avec un autre critère, sont à droite, alors que vers la gauche on trouve les ordres lexicaux pour lesquels le besoin est secondaire car venant en troisième ou deuxième position à égalité avec un autre critère. D’après l’ACP, les ordres lexicaux des critères de justice se différencient donc selon deux clivages. L’un oppose le critère de l’égalité à celui du mérite et s’accompagne d’une opposition politique entre la gauche et la droite ; l’autre différencie ceux qui privilégient le critère du besoin à ceux qui le considèrent comme plus secondaire, sans que cela conduise à un positionnement politique précis ou à une attitude déterminée vis-à-vis du débat entre méritocratie et égalitarisme. Au total, l’ACP permet ainsi de distinguer quatre types dans les ordres lexicaux correspondant chacun à un quadrant (Figure 2) :
Type 1. Besoin premier et avantage à la méritocratie.
Type 2. Besoin premier et avantage à l’égalitarisme.
Type 3. Besoin secondaire et avantage à la méritocratie.
Type 4. Besoin secondaire et avantage à l’égalitarisme.
Cette typologie est résumé à l’aide du graphique de la figure 2.
Figure 2 : Représentation graphique de la typologie
28Les cas d’égalité stricte entre les trois critères de justice ne peuvent bien sûr pas se ranger directement dans cette typologie. Sur le graphique de la figure 1, on remarque que le point correspondant à la valeur 4 (pour cette égalité entre critères) se situe au centre, très exactement à l’intersection des axes. Il est donc celui qui se combine le mieux avec n’importe laquelle des dimensions ou des types qui viennent d’être distingués, ce qui n’est pas surprenant puisque nous avons vu que la moyenne générale des notes attribuées par les enquêtés aux trois critères vaut précisément 4 – en chiffre rond. Lorsque le score attribué à égalité aux trois critères monte au-dessus de 4 ou descend en dessous, on se déplace vers le bas du graphique, donc du côté de l’égalitarisme. Mais lorsque cette note vaut 5, on se trouve plus à droite, donc du côté de ceux qui considèrent que le besoin est premier, alors que lorsque la note passe en dessous de 4 – les notes 1 et 2 étant très peu répandues –, on se déplace vers la gauche, donc du côté de ceux qui voient dans le besoin un critère davantage secondaire. On pourrait donc considérer les trois cas d’égalité parfaite de la façon suivante :
B=E=M=4 : Type neutre
B=E=M=5 : se rapproche du type 2
B=E=M=1 à 3 : se rapproche du type 4.
29Reste un point dont la position est discutable : celui qui met au même niveau le besoin et le mérite devant l’égalité (B=M>E). Sa position sur le graphiquede la figure 1, d’après l’interprétation que nous en donnons, est correcte verticalement – mérite en premier –, mais pas horizontalement puisque le besoin est, dans ce cas de figure, premier et non secondaire – idéalement il aurait donc dû se trouver certes en haut mais à droite. En fait, si l’on analyse les réponses aux différentes questions présentes dans l’ACP, les individus soutenant B=M>E s’avèrent très proches dans leurs attitudes de ceux optant pour M>E>B et d’une manière générale du type 3. Sous cet angle, le point B=M>E n’est donc pas « mal placé » par l’ACP – il est très voisin du point M>E>B sur le graphique – et, du point de vue de l’interprétation, il est plutôt à rapprocher de notre type 3. Bien sûr, les deux ordres lexicaux que nous avons exclus en raison de leurs effectifs beaucoup trop faibles (E>B>M et E>M>B) seraient à rattacher au type 4 (égalité première et besoin secondaire).
30Si l’on calcule les scores moyens des trois critères de justice en fonction de chacun des types (Tableau 5), il en ressort des hiérarchies qui sont tout à fait conformes à celles attendues. Le score moyen du besoin est le plus élevé pour les types 1 et 2, tandis qu’il vient en deuxième place pour le type 3 et en dernière pour le type 4. Les types 1 et 3 accordent un score moyen plus élevé au mérite qu’à l’égalité, alors que c’est l’inverse pour les types 2 et 4. Les écarts entre ces différentes moyennes sont significatifs au seuil de 5 %. Relativement à ce qui est attendu, ces chiffres montrent seulement que le type 4 est EMB alors qu’il aurait pu être EBM et que le type 3 est MBE alors qu’il aurait pu être MEB. Il n’y a pas d’autres possibilités pour les types 1 et 2 – dès lors que l’on met le besoin en premier il n’y a que deux possibilités, Moy(M)>Moy(E) et Moy(M)<Moy(E), et elles sont représentées par les deux premières lignes du tableau. En somme, l’ordre MBE domine l’ordre MEB et l’ordre EMB domine l’ordre EBM. Autrement dit, dans notre typologie, lorsque le mérite occupe la première place, le besoin a tendance à venir en deuxième position alors qu’il vient au dernier rang lorsque l’égalité est première. De même, lorsque le mérite est premier, l’égalité est dernière, alors que lorsqu’elle est première, le mérite est deuxième. L’orientation la plus franchement méritocratique dans notre typologie, dès lors que les besoins de base seraient satisfaits, relèguerait donc plutôt l’égalité au dernier rang, tandis que le type le plus égalitariste, sans doute en raison d’une égalisation des conditions qui se trouverait réalisée et pourrait lui suffire, n’aurait plus à se préoccuper fortement de la satisfaction des besoins de base.
Tableau 5 : Les scores moyens des trois critères de justice selon les types résultant de l’ACP
Source : EVS 1999. Note : si on lit le tableau en ligne, il s’avère, pour chacun des types, que les intervalles de confiance à 95 % des moyennes des trois critères de justice ne se recouvrent pas. Autrement dit, pour chaque type, les scores moyens des critères diffèrent significativement les uns des autres. Si on lit le tableau en colonne, pour chaque critère, les différences entre les scores des quatre types sont globalement significatives – pour les trois analyses de variance correspondantes, les F de Fisher sont tous très significatifs. En somme, il y a bien un effet significatif de la typologie sur la façon d’apprécier chaque critère.
31Les quatre types étant ainsi fixés, essayons de voir comment on pourrait en caractériser leur contenu idéologique en fonction des réponses aux différentes questions retenues dans l’ACP.
- 14 Voir le croisement de la typologie avec les questions sur les causes de la pauvreté et la priorité (...)
- 15 Idem.
32Sous cet angle, les types 1 (20 % de l’échantillon hors valeurs manquantes) et 2 (30 %) sont souvent très proches. On observe dans les deux cas qu’il revient à l’État de subvenir aux besoins des individus, que les chômeurs devraient pouvoir refuser un emploi proposé sans perdre leurs allocations, que la compétition est une mauvaise chose, que l’État devrait davantage contrôler les entreprises et que l’on pourrait davantage nationaliser les entreprises (Tableau 6). En somme, on s’accorde sur le rôle interventionniste de l’État. Dès lors, l’État-providence a sûrement un rôle important à jouer, par exemple au travers d’un filet social, puisqu’on est ici d’accord pour accorder la priorité au critère du besoin. En revanche, du fait que le type 1 valorise le mérite, il se classe politiquement au centre droit (5,18 sur l’échelle de 1 à 10), tandis qu’en valorisant l’égalité, le type 2 se classe à gauche (4,03). Le type 1 fait modérément passer la liberté devant l’égalité14, alors que le type 2 place cette dernière très nettement, et de manière significative, avant la liberté. Le type 1 correspond donc à une tradition de droite sociale, interventionniste et colbertiste, tandis que le type 2, tout aussi interventionniste, correspond mieux à une tradition socialiste ou social-démocrate. Si, au sein du ce type 1 on ne trouve pas d’idée tranchée, par rapport à la moyenne, sur les causes de la pauvreté15, en revanche les individus du type 2 les attribuent franchement à l’injustice sociale – et ils sont les seuls à le faire.
Tableau 6 : Moyennes des attitudes politiques ou économiques selon la position dans la typologie des ordonnancements des critères de justice
Source : EVS 1999.
33Symétriquement, les types 3 (44 %) et 4 (6 %) se ressemblent aussi beaucoup s’agissant des opinions économiques qu’on y trouve exprimées. On pense là tout simplement le contraire de ce que nous venons d’évoquer à propos des types 1 et 2. Les enquêtés jugent cette fois qu’il revient à l’individu de subvenir à ses besoins – sachant que dans le cadre de ces deux types le critère du besoin est secondaire –, que les chômeurs ne devraient pas pouvoir refuser un emploi qui leur est proposé, que la compétition est une bonne chose, qu’il faudrait laisser plus de liberté aux entreprises et qu’il vaut mieux les privatiser que les nationaliser. À nouveau, c’est la différence de jugement à propos de l’égalité et du mérite qui fait la distinction entre ces deux types. Le type 3 valorise avant tout le mérite et se classe politiquement à droite (5,61, soit davantage que le type 1). Le type 4 donne la priorité à l’égalité et se place au centre gauche (4,87, ce qui le situe moins à gauche que le type 2). On y fait bien sûr passer l’égalité avant la liberté, alors que c’est l’inverse, et de façon très nette, dans le cas du type 3. La paresse peut alors y expliquer la pauvreté, tandis que le type 4 n’a pas vraiment de conviction très affirmée sur ce sujet relativement à la moyenne. Le type 3 correspond donc à une droite libérale et même, par certains aspects, libertarienne (Nozick, 1974 ; Murray, 1997 ; Rothbard, 1978), tandis qu’au centre gauche le type 4 relèverait plutôt du social libéralisme – rappelons qu’en moyenne le critère du mérite y vient tout de même en deuxième position.
34Nous pouvons au total rattacher chaque ordre lexical des critères de justice à une tradition philosophique ou politique. Sous cet angle, en opposant méritocratie et égalitarisme, l’axe vertical de l’ACP a une signification très claire et bien documentée par ailleurs (Duru-Bellat, 2009). L’axe horizontal pourrait quant à lui refléter la distinction entre deux modes d’action politique : d’un côté, un volontarisme s’appuyant sur l’individu et la société civile, de l’autre, un interventionnisme de l’État dans les différentes sphères de la vie économique ; autrement dit, d’un côté une régulation politique « par le bas » (bottom-up) et, de l’autre, une régulation politique « par le haut » (top-down). Il est donc tout à fait cohérent que les types 3 et 4 accordent davantage d’importance à la responsabilité de l’individu, tandis que les types 1 et 2 en accordent davantage à l’État. Pour résumer, nous avons les caractéristiques suivantes :
Type 1 (BME) : Étatisme (Intervention de l’État) et Méritocratie, Besoin premier.
Type 2 (BEM) : Étatisme (Intervention de l’État) et Égalitarisme, Besoin premier.
Type 3 (MBE) : Individualisme (Responsabilité de l’individu) et Méritocratie, Besoin secondaire.
Type 4 (EMB) : Individualisme (Responsabilité de l’individu) et Égalitarisme, Besoin secondaire.
35Au final, ces caractéristiques permettent de discerner les idéologies politiques et économiques ci-dessous :
Type 1 : Droite sociale (centre droit, voire chrétien-démocrate).
Type 2 : Gauche socialiste (voire social-démocrate).
Type 3 : Droite libérale (voire libertarienne).
Type 4 : Social-libéralisme (centre gauche).
36En complément, rappelons que si, lorsque les trois critères sont tous notés « 4 », nous avons affaire à un centre idéologiquement neutre – une sorte de « marais » –, lorsqu’ils sont tous notés « 5 », on rapproche du type 2 c’est-à-dire de la gauche, tandis que lorsqu’ils sont tous notés de « 1 » à « 3 » – les notes « 1 » et « 2 » étant très rares –, on se rapproche du type 4 social-libéral ou de centre gauche. Rappelons aussi que si cette typologie ne liste pas de types plus extrémistes, c’est parce que les faibles effectifs des ordres lexicaux qui pourraient leur correspondre – quatre individus – nous ont conduits à ne pas les retenir dans nos analyses statistiques. Il n’est pas anodin de constater que l’égalitarisme extrême se trouve ainsi en marge de cette typologie. Cette non-adhésion à un égalitarisme absolu, une sorte de babouvisme si l’on veut, n’est cependant pas propre aux données que nous analysons. On le retrouve dans de nombreuses autres données et analyses, en France (Dubet, 2014 ; Forsé & Parodi, 2010 ; Savidan, 2015) ou internationalement (Kelley & Evans, 1993).
37Tel est finalement le portrait des dissensions le plus synthétique que l’on puisse faire. Il est remarquable que ce portrait de la morale collective puisse se constater à partir des trois critères de justice envisagés ici et que leurs différents ordres lexicaux permettent de distinguer et de retrouver des grandes familles d’orientations philosophiques ou politiques par ailleurs bien connues et puisant dans l’histoire des idées.
- 16 Voir le tableau des moyennes des attitudes politiques ou économiques selon les profils de justice e (...)
38En retour, il ne faudrait pas penser que l’on pourrait définir chacune de ces traditions de pensée politique ou morale uniquement selon la manière dont elle hiérarchise les critères de justice. Cette hiérarchisation en fait partie mais elle ne saurait à elle seule être suffisante pour définir chacune des quatre grandes familles d’orientations qui ont été dégagées. Bien d’autres aspects devraient de ce point de vue être pris en compte. Cela signifie notamment que les effectifs correspondant à chacune de ces familles ne sont pas suffisants pour en établir d’une manière générale l’importance quantitative dans la société française. Ils le seraient si l’on réduisait chaque orientation à son ordre des critères de justice, mais un tel réductionnisme n’est bien sûr pas envisageable. En un mot, il ne faut pas prendre la partie – i.e. l’ordre des critères de justice – pour le tout. On peut cependant aller plus loin en s’interrogeant sur l’homogénéité de chacun des quatre types. Il suffit, pour ce faire, de pointer les éventuelles différences d’appréciation entre les ordres lexicaux qui y sont regroupés16.
39Pour ce qui concerne le type 1, les deux profils qui lui correspondent s’accordent sur la plupart des questions. Ils se classent tous deux à droite et ne divergent que sur deux points : alors que B>M>E est davantage en faveur de la liberté d’entreprendre et d’une responsabilité individuelle pour la satisfaction des besoins (il accorde d’ailleurs plus d’importance au mérite), B>E=M penche davantage en faveur d’un contrôle des entreprises par l’État et juge qu’il revient à ce dernier de satisfaire les besoins des individus. Dans les deux cas, c’est donc la place de l’État qui distingue ces deux ordres lexicaux. Mettre clairement le mérite avant l’égalité conduit à accorder plus d’importance à ce mérite et à insister sur la responsabilité individuelle. Les chômeurs devraient ainsi accepter tout emploi qui leur est proposé. À l’inverse, la place du mérite est relativisée lorsqu’il est placé au même niveau que l’égalité et cela permet – seulement pour les deux questions observées – de conférer un plus grand rôle à l’État. Les chômeurs retrouvent alors leur liberté de refuser un emploi sans perdre leurs allocations.
40Les deux profils du type 2 se classent identiquement à gauche. Ils ne diffèrent dans leurs appréciations qu’en ce qui concerne la satisfaction des besoins. Lorsque le principe du besoin est seul en première position de la hiérarchie (B>E>M), la tendance à l’égalitarisme est peu moins forte et il revient davantage aux individus de trouver le moyen de satisfaire leurs besoins, tandis que lorsque le principe du besoin est placé au même niveau que celui de l’égalité, devant le mérite (B=E>M), l’égalitarisme est un peu plus fort et on insiste davantage sur la responsabilité de l’État pour garantir la satisfaction des besoins. C’est la seule nuance mais à nouveau elle concerne la place de l’État, qui est un peu plus grande chez les plus égalitaristes de gauche.
41Pour les quatre profils regroupés dans le type 3 (M>B>E, M>E>B, M>E=B, M=B>E), les différences sont quasiment inexistantes. Tous sont très à droite et très méritocratiques. Le profil M>E>B ne diffère des autres que sur un seul point : on y trouve davantage que l’État devrait contrôler les entreprises.
42Les profils qui composent le type 4 différent aussi très peu, mais E=M>B, qui place le mérite au premier rang avec l’égalité, penche davantage pour les privatisations et se classe logiquement plus à droite que E>B=M qui, en mettant l’égalité seule en tête, préfère les nationalisations et se classe plus à gauche. Ce type « social-libéral » conserve néanmoins sa cohérence et elle lui permet d’attirer vers le centre-gauche un profil qui se positionne de lui-même un peu plus au centre-droit.
43L’homogénéité de chacun des quatre types est donc au total très importante. Quelques différences internes existent et elles s’expliquent le plus souvent par les places relatives du mérite et de l’égalité. Conférer un meilleur statut relatif au mérite peut conduire à insister parfois un peu plus sur la responsabilité des individus et donc à aller politiquement un peu plus vers la droite, tandis qu’à l’inverse lorsque l’égalité se trouve relativement mieux considérée, on peut en conclure sur certains aspects à un rôle plus important de l’État et le positionnement politique se déplace alors un peu vers la gauche. Ces différences logiques restent faibles et l’on ne peut en faire des éléments de dissensus importants. Les dissensions se situent surtout entre les quatre catégories de notre typologie. Si leur signification politique ou économique globale ne se réduit pas à l’ordre des principes de justice, leur relative homogénéité renforce cette conclusion soutenue plus haut selon laquelle cet ordre en permet un repérage adéquat et qu’elles se définissent donc bien aussi selon cet ordre.
44Au-delà, il demeure trois profils, qui en ne hiérarchisant pas les principes de justice, n’entrent pas directement dans cette typologie des dissensus, même s’ils peuvent y participer à leur manière, soit parce que la neutralité est aussi une position parmi d’autres, soit parce qu’ils conduisent à des compromis. La catégorie B=E=M=4 constitue l’opinion la plus neutre en adoptant le score moyen des trois principes. Elle est au plein centre de l’ACP et elle constitue une sorte de centre idéologique. Le profil B=E=M=3 – ou 2 ou 1 mais ces deux cas sont quasiment inexistants – est neutre pour une autre raison. En choisissant la note 3 au sein d’une échelle en 5 positions, on se situe au milieu de cette échelle. Peut-être veut-on par-là signifier que l’on ne prend pas vraiment un parti plutôt qu’un autre, quel que soit le critère. Ce n’est plus le cas lorsqu’avec B=E=M=5. Les trois principes se voient crédités de leur note maximale et l’on se rapproche alors de la gauche. Mais l’ACP montre aussi que l’on se positionne dans une sorte d’intermédiaire entre le centre-gauche et la gauche socialiste. Ce profil est certes dans la zone du type 2 (socialisme) mais se trouve tout de même à la frontière avec la zone du type 4 (social-libéralisme). Il faudrait cette fois non plus parler de neutralité mais de compromis. Chaque critère est très important si et si seulement si les deux autres le sont tout autant. On pourrait y voir une représentation de la social-démocratie qui, partisane de mesures sociales selon des réformes et non une révolution, le prône tout en reconnaissant l’économie de marché. Il n’est pas improbable que cela corresponde à un profil qui adhère très fortement aux trois principes, même s’il ne s’agit bien sûr que d’une interprétation que seules d’autres données pourraient pleinement valider. Du point de vue du socialisme : le mérite sous condition de l’égalité et de la satisfaction universelle des besoins de base. Et du point de vue du social-libéralisme : cette satisfaction et l’égalité sous condition du mérite.
45Reste à savoir dans quelle mesure les variables sociodémographiques usuelles peuvent expliquer l’adhésion à telle ou telle catégorie de la typologie. Remarquons tout d’abord que le revenu déclaré du ménage, la catégorie d’agglomération et le sexe n’ont strictement aucun effet sur cette adhésion. Si l’on se contente de pointer les écarts significatifs à la moyenne, on constate que l’âge n’a d’effet que pour les 30-44 ans, qui ont tendance à privilégier le socialisme et les plus de 60 ans qui se tournent plus volontiers vers la droite libérale ou le social-libéralisme. Pour ce qui est de l’état matrimonial, on observe seulement que les célibataires ont tendance à choisir la droite libérale. Le statut d’emploi ne distingue pas les salariés des autres ou, parmi les salariés, ceux qui sont à temps complet par comparaison avec ceux qui sont à temps partiel. En revanche, les retraités adhèrent préférentiellement à la droite libérale et les chômeurs au socialisme. L’examen de la profession montre que les patrons comme les employés optent davantage pour la droite libérale, tandis que les cadres et les professions libérales ou intellectuelles supérieures penchent plutôt pour la droite sociale. Le niveau d’éducation affecte surtout les sans diplôme ou ceux n’ayant pas dépassé l’école primaire qui adhèrent à une droite libérale, tandis que ceux qui ont au moins atteint le baccalauréat se partagent entre droite sociale et socialisme. Il faut noter que la religion a une incidence pour les catholiques qui sont davantage en faveur de la droite libérale et surtout pour les sans religion qui choisissent nettement le socialisme.
46En résumé, le type 1, droite sociale (BME), est prioritairement choisi par ceux qui ont un niveau supérieur d’éducation et qui exercent des professions supérieures ou intermédiaires. Le type 2, socialiste (BEM), concerne davantage les âges intermédiaires (30-44 ans), les chômeurs, les sans religion et à nouveau ceux qui ont un niveau supérieur d’éducation. Le type 3, droite libérale (MBE), est davantage le fait des plus âgés, retraités, vivant seuls, avec un très faible niveau de diplôme, de confession catholique et patrons ou employés. Le type 4, social-libéralisme (EMB), n’est préférentiellement choisi que par les plus de 60 ans. En retour, cela signifie aussi que l’appartenance sociodémographique n’entraine pas à ce que ce type soit préféré davantage que la moyenne par telle ou telle catégorie. Ce résultat vaut d’ailleurs pour l’ensemble des types car, en dehors des quelques exceptions qui viennent d’être signalées et qui sont en fin de compte peu nombreuses, on n’observe pas d’effet très notable de la catégorie sociodémographique sur l’adhésion à tel ou tel type de hiérarchisation des principes de besoin, mérite et égalité. C’est en fait d’une attitude morale qu’il s’agit en premier lieu et, même si l’on sait que cette attitude n’est pas sans lien avec certaines appartenances sociodémographiques, on sait aussi qu’elle ne s’y réduit pas.
47Lorsqu’il y a égalité entre les scores attribués aux critères de justice, il n’y a pas davantage de profil sociodémographique qui se dégage très distinctivement. La plupart des variables n’ont pas de lien significatif avec ces scores. On observe toutefois que les trois critères sont notés 5, davantage qu’en moyenne, plutôt par des femmes, des plus de 60 ans, des retraités, des salariés, des femmes au foyer, des personnes ayant des enfants, de faibles revenus, n’ayant aucun diplôme ou un CEP et se disant de confession catholique. Le score 4 est davantage choisi par des jeunes de 18 à 29 ans, sans enfant, de profession intermédiaire et de revenus moyens ou supérieurs. Les scores les plus faibles, 3, 2 ou 1, sont davantage le fait des hommes, de quelques personnes à revenus supérieurs, se déclarant sans religion ou d’une autre religion que les plus courantes existant en France. Toutes les catégories non citées, sont sans lien avec une note égale conférée aux trois critères de justice et, au total, celles qui viennent d’être citées ne conduisent pas vraiment à distinguer des profils sociaux aux contours très nets.
48La hiérarchie des principes de justice a permis de repérer les grandes dissensions qui structurent la morale collective des Français sur des sujets essentiellement économiques. Certes, identifier deux droites et deux gauches est loin d’être original. La littérature spécialisée sur le sujet a déjà largement explorée cette idée. À droite, elle est devenue un classique. Dans l’actualisation de son ouvrage séminal, René Rémond (2007) admet ainsi que, le courant « légitimiste » ayant quasiment disparu, il ne subsiste plus en France qu’une droite « orléaniste » face à une droite « bonapartiste ». Cela revient bien à opposer une droite libérale à une droite sociale et plus interventionniste. À gauche, ce sont les acteurs eux-mêmes qui, dans les années 1980, ont affirmé une opposition entre une gauche peu ouverte à l’économie de marché et ce qu’ils appelaient une « deuxième gauche » plus favorable à cette même économie et plus proche du centre (Rosanvallon, 2018).
- 17 Pour repérer des opinions « populistes », il aurait fallu traiter de questions relatives à l’immigr (...)
49Dans cette typologie, les extrêmes ne sont pas représentés. Nous l’avons dit, c’est ici pour des raisons contingentes tenant au très faible nombre d’individus soutenant ces positions. Mais au-delà de l’argument statistique, c’est peut-être aussi parce que ces attitudes ne font qu’exacerber des positions qui sont déjà dans notre typologie. Encore plus égalitariste d’un côté ou encore plus libérale ou interventionniste ou autoritaire étatiquement – c’est selon – de l’autre. Cette typologie se fonde pour beaucoup sur des opinions économiques or, de ce point de vue, il n’est pas certain que les tendances dites « populistes » appartiennnent à des courants de pensée très originaux et qui n’auraient pas été recensés. Dans leurs revendications économiques, elles sont simplement souvent plus extrêmes. Par ailleurs, en cherchant à repérer des grandes orientations de la morale collective gouvernant essentiellement une sphère économique, il ne s’agit bien sûr pas ici de suivre les mouvements de la conjoncture politique partisane17. De ce point de vue, comme cela a été montré plus haut, le fait d’utiliser des données de 1999 n’est pas gênant. En ce qui concerne les opinions sur les critères de justice, la stabilité des réponses observées jusqu’à une date récente suggère au contraire que nous avons affaire à des attitudes profondes qui, en tous cas, ne varient pas facilement.
50Certes, les quatre orientations repérées dans cette étude ne résument pas à leur manière originale de hiérarchiser les principes de justice. En retour, il est remarquable qu’on puisse les identifier seulement à partir de cette hiérarchisation. Cela confirme le rôle non-négligeable que joue la manière d’appréhender les critères de justice sociale appliquée pour définir une orientation morale et ses effets. De ce point de vue, si le clivage entre la prééminence du principe de mérite et celle du principe d’égalité renvoie, comme attendu, à l’opposition entre droite et gauche, il est beaucoup plus inattendu que l’intervention du principe de besoin se fasse de manière orthogonale à ce clivage, au point de définir une autre dimension selon que la satisfaction des besoins de base est considérée comme première ou au contraire comme plus secondaire.
- 18 Voir les corrélations entre critères de justice en annexe électronique 3, https://journals.openedit (...)
51Nous retrouvons dès lors notre point de départ durkheimien : pour un ordre moral, lié à un ordre social, la justice joue un rôle important, voire prépondérant. Même s’il n’y a qu’une seule hiérarchie des critères de justice (BME) qui suive une échelle de Guttman et qui est alors bien sûr la seule à autoriser un consensus empirique, d’autres ordres de priorités existent et structurent l’espace du dissensus. Nous en avons identifié les quatre orientations principales. Mais chaque fois, cela correspond à un ordre lexical partiel ou total des critères de justice. Cet établissement d’une hiérarchie vaut pour 65 % des opinions. Pour le reste, et donc de manière minoritaire (35 %), les critères de justice sont jugés d’importance égale. Mais dans les deux cas, les principes de justice distributive ne sont pas considérés comme exclusifs ou incompatibles, au point de définir des sphères de justice contradictoires. Pour un accord unanime comme idéal régulateur, ce n’est pas l’accord sur une justice substantielle particulière qui est en jeu mais l’accord sur une procédure juste. La procédure qui fait ici l’objet de l’accord majoritaire consiste à approuver l’idée qu’il faut procéder à une hiérarchisation des principes de justice. Dès lors, ces principes ne s’excluent pas les uns les autres et, bien sûr, ils s’excluent encore moins lorsqu’ils sont placés à égalité. D’où d’ailleurs le fait qu’en moyenne et sur l’ensemble de tous les cas de figures possibles, les corrélations entre critères s’avèrent positives significativement18. Or, tout ceci est nécessaire pour maintenir l’idée d’une justice comme fin en soi qui, pour ce faire, doit conserver son unité et son universalité, comme le soutient notamment une orientation kantienne. Ensuite, le débat va porter sur les différents profils de justice acceptables avec leurs conséquences idéologiques et politiques.
52Nos quatre questions de recherche de départ trouvent ainsi des réponses. Il est possible d’identifier le dissensus sur les ordres de priorités des critères de justice et le consensus majoritaire sur la procédure consistant à les hiérarchiser. Ces ordonnancements sont suffisamment homogènes et cohérents pour conduire à définir des orientations morales et politiques claires et distinctes – et par ailleurs bien connues.
53Nous ne disposons pas ici des éléments qui permettraient d’aller plus loin pour montrer qu’il existerait une priorité du juste sur le bien, comme le veut la perspective kantienne ou durkheimienne dont nous sommes partis. Il faut donc en rester au stade de l’hypothèse si l’on veut soutenir que, si cette priorité existe, alors l’ordre des critères de justice se trouve en amont des nombreux autres facteurs qui définissent les grandes orientations morales et politiques identifiées ici et qui restent en débat.
54De plus, il serait intéressant dans une étude ultérieure d’examiner les profils de justice conjointement avec les perceptions d’injustice. Nous avons fait hypothèse que les profils de justice correspondent à une croyance profonde qui ne change pas facilement. Il faut souligner que ces profils mesurent seulement la croyance des individus concernant la justice distributive, c’est-à-dire la manière dont ils croient que les biens sociaux devaient être répartis dans une société idéale. Cela ne signifie pas, cependant, qu’ils ne perçoivent pas des injustices dans la société actuelle et qu’ils n’appuient pas des mesures politiques pour les réduire. Au final, il semble raisonnable de penser que les perceptions d’injustice sont susceptibles de varier selon la conjoncture politique ou économique bien davantage que les croyances envers la justice distributive.