- 1 En France, une contribution majeure sur le sujet est issue du dialogue entre histoire et anthropolo (...)
1Natalie Papanastasiou propose avec cet ouvrage de reconsidérer l’approche des échelles d’action publique en s’attardant sur leur construction comme outil de gouvernement. Ses réflexions sur le secteur de l’éducation ont vocation à être transposables à d’autres secteurs d’action publique. L’auteure met au service de cette démarche ambitieuse un dialogue fécond et original entre analyse de l’action publique et géographie humaine, rappelant en cela le profit de la curiosité interdisciplinaire pour penser les échelles en sciences sociales1.
2Du point de vue empirique, l’analyse repose sur le croisement de deux enquêtes. La première est issue de sa thèse sur la mise en œuvre des Academies dans deux localités anglaises. Elle cherchait en particulier les appropriations différenciées d’une politique qui promeut la diversité compétitive dans l’espace éducatif local. La seconde a été réalisée dans le cadre d’un post-doctorat sur le travail du Working Group on Schools au sein de la Commission européenne. L’objectif était notamment de saisir la production collective des « meilleures pratiques » en matière de gouvernance éducative. Au total, en compilant entretiens, ethnographie et littérature grise, ces investigations donnent au livre une diversité et une densité empiriques appréciables.
3Cet ouvrage part d’un constat, celui de l’omniprésence du regard scalaire dans l’analyse de l’action publique. Dans ses deux premiers chapitres, l’ouvrage argumente qu’à l’image des couples d’opposition top-down et bottom-up, les lunettes des analystes de l’action publique donnent à voir une représentation du monde où l’ordonnancement en échelles fonctionne comme un cela va de soi. Cette prégnance d’un « usage descriptif » des échelles (p. 15) s’exprime dans l’appréhension de dimensions aussi diverses que les acteurs, souvent définis par leur position à un niveau d’intervention, ou les « voyages » des politiques envisagés verticalement ou horizontalement.
4L’auteure défend que les échelles sont un « concept malléable » (p. 19) dont le statut dans l’analyse a été peu interrogé par les spécialistes de l’action publique, à la différence des géographes. Les premières pages de l’ouvrage sont le récit d’une rencontre manquée à laquelle il entend remédier, la rencontre entre étude de l’action publique et géographie humaine. Ce cloisonnement apparaît dommageable dans la mesure où la géographie a produit une riche réflexion sur la conceptualisation de l’espace et des échelles, dans laquelle l’analyse de l’action publique peut trouver une source d’inspiration. Au travers d’un panorama bibliographique profitable au lecteur non initié, l’auteure invoque en particulier la géographie post-structuraliste qui propose de regarder les échelles comme un construit social, c’est-à-dire comme le produit contingent et évolutif de pratiques sociales. Natalie Papanastasiou fait le lien entre cette vision constructiviste des échelles et l’analyse critique de l’action publique, qui considère que le contenu et le sens des politiques sont une construction sociale souvent conflictuelle. L’intérêt pour la manière dont se fait et se défait le sens commun dans l’action publique justifie, selon l’auteure, d’user en particulier de l’analyse des discours, car c’est à leur niveau qu’on peut « identifier les régimes hégémoniques de pratiques qui deviennent un cela va de soi afin de comprendre comment leurs statuts ont été établis et maintenus » (p. 30).
5Chemin faisant, les deux premiers chapitres de l’ouvrage aboutissent à proposer d’envisager les échelles d’action publique comme pratiques sociales. Non sans rappeler l’action de quadrillage spatial faite par et pour l’État (Scott, 1998), l’auteure appréhende plus précisément la fabrique de l’échelle (scalecraft) comme fabrique de l’État (statecraft). L’échelle n’est plus un lieu à partir duquel poser le regard sur l’action publique, mais l’objet de l’analyse, en tant qu’outil permettant de façonner l’architecture du gouvernement et, in fine, les grilles de vision du monde. L’exemple du secteur éducatif, rapidement évoqué dans une première partie de l’ouvrage se voulant essentiellement théorique, doit permettre d’opérationnaliser cet ensemble d’hypothèses.
6Dans le troisième chapitre, Natalie Papanastasiou pose que les travaux sur la « gouvernance éducative » soulignent la redéfinition des échelles de gouvernement, notamment vers l’action en réseau, mais omettent de soumettre à l’analyse la production des échelles. Pour l’auteure, l’exemple européen permet ce décalage du regard à partir d’une approche généalogique, c’est-à-dire la restitution de la genèse de ce qui s’est progressivement naturalisé comme catégories hégémoniques. Aujourd’hui, il paraît évident que l’éducation est un enjeu européen qui doit légitimement susciter la production de réflexions et d’actions. Pourtant, elle est longtemps apparue comme appréhendable seulement à l’échelle nationale. Comment expliquer un tel déplacement ? Ce phénomène doit, selon l’auteure, être compris comme le résultat d’un long travail de redéfinition des échelles pertinentes. Dans les années 1990, la rhétorique de l’« économie de la connaissance » amène l’Union européenne à se présenter comme intermédiaire naturel et désirable entre les États et l’international. Alors que le traité de Lisbonne de 2000 a consacré la promotion des « bonnes pratiques » pour la convergence nationale au sein de la « méthode ouverte de coordination » (MOC), la crise économique et financière de la fin des années 2000 a fini d’ouvrir une fenêtre d’opportunité pour le discours sur l’Europe, comme seule issue crédible, notamment pour déterminer les dynamiques d’éducation et de formation du futur. Ces dernières tendent à apparaître comme problème public européen, selon un glissement vers le haut qui montre « comment les échelles peuvent être utilisées pour construire stratégiquement l’agenda politique » (p. 45).
7Le chapitre quatre poursuit l’analyse pour montrer comment l’idée d’une gouvernance éducative européenne s’est légitimée par le maniement de rhétoriques scalaires. La MOC se concrétise dans le programme Education and Training 2020. L’européanisation éducative qui est visée s’appuie sur plusieurs outils – le benchmarking et la promotion des « meilleures » pratiques, en particulier – dont la mobilisation est inséparable de « dichotomies scalaires » séparant l’européen du national (p. 57). L’enquête auprès du Working Group on Schools révèle la construction d’une mise en récit du rôle désirable de l’Union européenne qui repose sur un triple jeu d’images : les contextes nationaux sont différents, mais les challenges éducatifs sont semblables ; les savoirs sur les « bonnes pratiques » sont transférables d’un pays à l’autre ; les savoirs, réflexions et recommandations au niveau européen sont dépouillés du biais de politisation qui caractérise le niveau national. Cette dépolitisation revendiquée laisse entrevoir une menace implicite : ne pas se conformer, c’est succomber aux idéologies, rester dans la tractation politique et in fine choisir le scénario de l’échec. Au total, on comprend que derrière l’établissement d’un guide européen – au double sens d’acteur et de mode d’emploi –, sont à l’œuvre de « puissantes logiques fantasmatiques qui aident à normaliser et légitimer le rôle de l’Europe dans la gouvernance de l’éducation » (p. 57).
8Dans le cinquième chapitre, l’ouvrage fait un saut d’échelles vers le national. En Angleterre, le système scolaire a connu des transformations où la promotion du quasi-marché éducatif est inséparable d’une valorisation de l’échelle locale. Mobilisée par les gouvernements successifs depuis notamment les années 1980, la logique d’une diversification compétitive des modèles d’écoles s’est accélérée depuis les années 2000 dans la politique des Academies et des Free Schools. Cette politique ouvre la gestion des écoles à des sponsors privés, légitime le bourgeonnement d’établissements diversifiés au nom de la compétition pour et par les usagers, et réduit la responsabilité à l’égard du niveau central. Ces modèles d’école s’ancrent dans une politique du « localisme » qui célèbre une « communauté » où priment les intérêts et préférences individuels sur des rouages (dis)qualifiés de bureaucratiques. Comme le montre l’appropriation des Academies au sein d’Eastshire, un comté rural et socialement privilégié de l’Est du pays, la légitimation du local peut en effet être produit et vecteur d’une mise à l’écart des autorités publiques locales. Si ces dernières tentent notamment de s’approprier cette politique au service de la collaboration entre établissements, il existe un « piégeage de l’échelle » (scalar entrapment, p. 85) dans la vision que les acteurs de terrain – notamment les chefs d’établissement – ont du local : on observe un rétrécissement du champ du dicible qui rapporte le sens du local au suivi d’une logique de l’intérêt individuel, au sein d’un environnement perçu comme concurrentiel. Selon l’auteure, loin de créer davantage de liberté pour les acteurs de terrain, la polarisation sur le local vient en réalité enfermer leur capacité d’agir dans un jeu de réaction, voire d’alignement face à l’action des établissements voisins.
9Tout cela n’a cependant rien d’un phénomène unilatéral et mécanique. Le chapitre six vient nuancer l’analyse et, pour ce faire, exploite un matériau empirique qui renforce en même temps la thèse d’une plasticité du sens des échelles. L’enquête au sein de Northwestern, ville parmi les plus démunies d’Angleterre, montre que la constitution du sens des échelles est aussi l’affaire des acteurs de proximité qui « construisent et mobilisent stratégiquement l’échelle dans leur application de la politique » (p. 89). Au début des années 2000, le conseil municipal a ainsi opposé une réticence initiale à la politique des Academies. Il y percevait notamment un risque d’augmentation des inégalités et d’évaporation des instances locales en matière de gouvernance éducative. Pour les convaincre, les autorités éducatives locales ont proposé un modèle conciliant, leur permettant en même temps d’éviter une potentielle marginalisation. De fil en aiguille, telle qu’elle est appropriée à Northwestern, la politique des Academies a contrecarré le cadrage compétitif et individualisant du local, proposé au niveau national, par la promotion d’une définition alternative. Cette dernière s’est appuyé sur une triple logique de modélisation de ce que devrait être une gouvernance éducative locale : les autorités locales jouent un rôle clé dans le gouvernement des écoles ; c’est avant tout devant ces autorités que les écoles sont responsables ; les relations entre établissements doivent reposer sur la collaboration et la coordination. Au gré de sa rencontre avec les acteurs locaux, Natalie Papanastasiou éclaire ce qu’elle voit finalement comme une « stratégie contre-hégémonique » de résistance à l’action publique (p. 102). Ce faisant, elle met aussi en exergue l’ambivalence des échelles d’action publique. Ces dernières sont à la fois contraignantes et habilitantes. Car si elles peuvent baliser les manières de penser et d’agir, elles peuvent également être l’objet d’usages stratégiques par les acteurs de la mise en œuvre et ainsi devenir un levier pour légitimer leur position et leurs intérêts.
10Avec à l’appui un dernier chapitre conclusif, l’ouvrage atteint finalement son but d’une généralisation maîtrisée qui convainc le lecteur qu’en éducation et au-delà, l’échelle d’action publique ne saurait être envisagée comme simple « surface » ou « variable contextuelle » (p. 127). Deux observations peuvent toutefois être avancées. La première a trait à la performativité des échelles, avec un questionnement à la fois sur le fond et sur l’administration de la preuve. La constitution des échelles paraît parfois être de l’ordre d’une magie sociale, un processus auto-réalisateur dont on ne saisit pas toujours les voies d’opérationnalisation empiriques. Considérer que dire l’échelle c’est faire l’échelle conduit probablement à laisser dans l’ombre des mécanismes de médiation, qui traduisent (ou non) l’échelle énoncée en une échelle au concret. Car le pouvoir d’énonciation des pouvoirs publics ne peut à lui seul expliquer l’avènement des formes symboliques dans l’action publique, selon une observation proche de celle qu’on peut faire pour les catégories d’action publique (Buton, 2003). On est alors conduit à s’interroger, d’une part, sur le recours au concept gramscien d’hégémonie. Avec sa dimension totalisante, il obscurcit quelque peu la compréhension du lecteur en n’éclairant pas toujours les implications réelles qui se cachent derrière la légitimation d’une échelle. D’autre part, c’est le choix de rabattre les pratiques sociales sur les discours qui peut susciter le questionnement. En effet, on aimerait en savoir davantage non seulement sur les pratiques – notamment bureaucratiques – qui participent à créer l’échelle, mais également sur celles qui découlent d’une échelle en voie d’institutionnalisation et qui lui donnent réellement vie.
11Une dernière remarque touche à la décontextualisation relative des prises de position à laquelle conduit le souci, à bien des égards original et fructueux, de ne pas faire de l’échelle un poste d’observation. Les échelles ne sont pas qu’un discours, au sens où elles s’objectivent empiriquement dans des positions ainsi que des manières de voir et de faire propres – sans être homogènes – à ceux qui les occupent. Dans la mesure où c’est aussi les institutions qui font les échelles, on peut se demander à la lecture si, dans la mise en lumière des facteurs explicatifs, une importance disproportionnée n’est pas attribuée à ce que les discours font aux échelles ; là où il semble inversement falloir prendre en compte ce que les échelles font aux discours qu’on porte à leur sujet. Par exemple, n’est-ce pas la position des acteurs européens qui facilite la montée en généralité sur ce que devrait être l’Europe éducative, selon une disposition pour laquelle on connaît l’importance du lieu d’énonciation (Memmi, 1996), ou encore n’est-ce pas la proximité avec le terrain qui donne des ressources aux acteurs pour contester une certaine idée du local et en proposer une autre version ? Ces remarques touchent finalement aux conditions de possibilité de la fabrique des échelles, sur lesquelles l’ouvrage fournit assurément d’importantes avancées. Au-delà, c’est son invitation à un pas de côté réflexif dans l’usage des échelles qui en fait un support particulièrement stimulant pour penser l’action publique.