1En 2004, Thomas Frank publiait What’s the matter with Kansas: How Conservatives Won the Heart of America – titrée Pourquoi les pauvres votent à droite ? pour l’édition française – en tentant de répondre à l’énigme suivante : pour quelles raisons les classes populaires de son État natal, de longue date un fief démocrate, soutiennent dorénavant les Républicains ? En faisant passer les préoccupations culturelles avant les intérêts économiques et par la mise en scène d’une polarisation entre des démocrates urbains, cultivés mais déconnectés des conditions de vie des territoires ruraux, et des travailleurs pauvres mais honnêtes, les conservateurs auraient selon l’auteur réussi à capter les frustrations des classes moyennes et ouvrières blanches américaines.
2Inspirée par l’ouvrage de Thomas Frank dont elle discute les thèses dans l’introduction, la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild entame en 2011 un travail ethnographique de cinq années pour étudier ce qu’elle nomme « Le Grand Paradoxe », objet de la première des quatre parties de l’ouvrage. Alors que les États américains du sud sont caractérisés par une espérance de vie, un revenu médian et un taux d’éducation plus faibles, ce sont ces derniers qui rejettent le plus fortement l’aide du gouvernement fédéral, dont ils auraient pourtant à première vue le plus besoin.
- 1 Arlie Russell Hochschild explique que c’est l’une de ses anciennes étudiantes, dont la mère réside (...)
3Lorsque commence l’enquête, Barack Obama est au milieu de son premier mandat et le Parti Républicain se voit concurrencé par l’émergence du Tea Party, mouvement conservateur antiétatique s’étant fait particulièrement remarquer lors des éléctions présidentielles américaines de 2010. Si le choix de la ville de Lake Charles est le fruit du hasard1, celui de l’État de Louisiane s’inscrit dans ce « Grand Paradoxe » : positionné en avant-dernière place au classement de l’indice de développement humain des États américains et disposant d’un budget dont 44 % des fonds proviennent du Fédéral, les Louisianais étaient pourtant en 2011 près de 50 % à déclarer supporter le Tea Party et son idéologie anti-gouvernementale (p. 9). Cette énigme est la base de l’enquête initiée par la sociologue. Cette dernière a ainsi entrepris une démarche ethnographique en réalisant dix études de terrain entre 2011 et 2016 pendant lesquelles soixante entretiens ont été conduits, en assistant à des rassemblements publics variés (débats sur l’environnement, réunions des sympathisants du Tea Party, meetings politiques dont celui de Donald Trump), et en réalisant des observations participantes.
4Ce premier chapitre est également l’occasion pour l’auteure de préciser le cadre d’analyse guidant son enquête. Après une revue de littérature sur les questions portant sur la polarisation et la droite américaine, Arlie Russell Hochschild montre que ces travaux ont négligé un facteur essentiel d’analyse : la dimension émotionnelle. Considérée comme l’une des pionnières de la sociologie des émotions (Hochschild, 2017 [1983]), l’auteure inscrit sa recherche dans cette perspective, laissant une place conséquente au prisme subjectif. Quels sont les sentiments des enquêté·e·s envers la politique ? Quelles sont « leurs peurs, craintes et espoirs » ? (p. 135). C’est en s’intéressant à l’« l’histoire intime » (« deep story ») de ces individus que l’on serait en mesure de mieux comprendre le Grand Paradoxe et l’attrait de ces derniers pour le Tea Party.
5Arlie Russell Hochschild a adapté son approche aux préoccupations locales en choisissant la problématique de la pollution environnementale. Enfoncée dans le bayou de la Louisiane, Lake Charles est en effet le théâtre d’une industrialisation dont les dérives ont bouleversé l’écosystème et entraîne une grave situation d’eau polluée. C’est par cette entrée que l’auteure a recueilli l’histoire intime des enquêté·e·s qu’elle restitue dans les chapitres suivants.
6Si les préoccupations économiques apparaissent comme centrales dans le rapport qu’ont les habitants à l’État fédéral et à la politique en général, Arlie Russell Hochschild nous invite à dépasser le constat réaliste mais limité d’une priorité donnée à la création d’emploi par rapport aux sujets environnementaux. Certes, la sociologue montre de quelle manière les individus sont pris dans un « programme psychologique » construit par les acteurs politiques de droite et les grandes industries dont le message « plus de pétrole, plus d’emplois, plus de prospérité économique, moins d’aide fédérale » (p. 73) s’est imposé alors même que l’industrie pétrolière ne représente que 15 % des emplois en Louisiane (p. 74). Cependant, d’autres facteurs plus profonds qu’un pur calcul économique expliquent l’attrait du Tea Party pour ces habitants.
- 2 Un résumé plus développé de cette histoire intime peut être consulté sur le site du Monde diplomati (...)
7La longue métaphore employée dans le chapitre 9 représente selon la sociologue un résumé des sentiments éprouvés par les enquêtés2. Rédigé à la deuxième personne du pluriel, Arlie Russell Hochschild se livre ici à un récit fictif, qu’elle résume comme ceci :
Vous êtes dans une file d’attente pour accéder à une colline au sommet duquel le rêve américain se trouve. Vous avez travaillé dur pour arriver où vous en êtes. Mais soudain d’autres personnes trichent en coupant la file et vous passe devant. Ces « autres », ce sont « les Noirs, les immigrés, les réfugiés, les femmes et les employés du service public » (p. 137). Et non seulement le gouvernement, Barack Obama en premier, ne fait rien pour empêcher cela, mais il les aide. Politiques de discrimination positive, coupons alimentaires… Ils se moquent de vos valeurs. Il s’agit de leur gouvernement, de leur président, vous vous sentez trahis. Vous devenez des « étrangers dans votre propre terre ».
8Pour Arlie Russell Hochschild, ce sentiment de trahison revêt une importance fondamentale pour comprendre l’attrait de la classe blanche, pauvre et souvent âgée au Tea Party. Si les craintes économiques sont prégnantes, l’histoire intime des enquêté·e·s témoigne également du sentiment d’un honneur bafoué. En difficulté sur le marché de l’emploi, représentés comme des « crazy redneck » ou « white trash » (p. 144) par les libéraux, au sens américain du terme, ces individus vont mobiliser d’autres sources d’honneur qu’ils vont trouver dans leur fidélité à l’Église et un stoïcisme affirmé face aux épreuves de la vie, censé démontrer leur « endurance » et leur « bravoure ». Ces individus sont ainsi coincés entre la volonté de faire entendre leurs causes et la crainte de rentrer dans la catégorie des « poor me », comportement associé par les conservateurs aux autres mobilisations progressistes (p. 145).
9L’État, plus globalement assimilé dans les entretiens à Washington, est décrit comme étant « trop gros, incompétent et mal intentionné » (p. 131) et le recours à l’aide sociale est perçu comme une atteinte à l’intégrité. On retrouve, à travers les propos des enquêté·e·s, l’idée selon laquelle la compétition sociale ne se joue pas uniquement dans une perspective verticale, entre catégories plus ou moins aisés ou défavorisés, mais s’exprime également de façon horizontale, à l’intérieur même des groupes sociaux pauvres. Les représentations négatives que peuvent exprimer des individus en situation de pauvreté envers d’autres pauvres illustrent que des frontières symboliques s'expriment à l'intérieur même des groupes sociaux défavorisés, avec une mise à distance des plus marginalisés. Michèle Lamont (2002) avait déjà montré de quelle manière la working class blanche américaine cherchait à s’éloigner de l’underclass, représentée presque unanimement par les américains noirs sans emploi.
10Malgré une forte adhésion aux principes du « rêve américain » et au discours méritocratique, les résident·e·s de Lake Charles valorisent avant tout chose l’honnêteté, l’endurance et la résilience et tirent autant de fierté à montrer qu’ils sont investis dans l’Église locale qu’à obtenir un haut niveau d’études (« being highly educated », p. 118).
11Le principal mérite de l’ouvrage est de rendre compte de façon accessible de la complexité de ce qui anime les sympathisants du Tea Party. La grande place laissée au prisme émotionnel permet de dépasser l’approche quantitative fondée sur les enquêtes d’opinion par sondage, largement mobilisée par les recherches s’intéressant à la polarisation politique aux États-Unis, en particulier par les travaux issus des sciences politiques.
12Cette posture sensée détruire le « mur de l’empathie » (p. 5) mérite cependant d’être discutée. Certains passages de l’ouvrage donnent la sensation que l’auteure se livre parfois à un certain sensationnalisme (« J’avais le sentiment d’être dans un pays étranger, sauf que cette fois-ci ce pays était le mien », p. 12) qui entretient, à rebours de son objectif, une impression de décalage entre une chercheuse progressiste de Berkeley – étiquette sous laquelle elle se présente elle-même – et ses enquêté·e·s, qu’elle finit par décrire comme ses « amis ». La description du terrain d’enquête présentée par l’auteure n’échappe pas à cette sensation : « Oubliez les pistes cyclables, les bacs de recyclage à code couleur ou les panneaux solaires sur les toits. Dans certains cafés, presque tout sur le menu était frit » (p. 17).
- 3 L’auteure rappelle la déclaration d’Hilary Clinton qualifiant les supporters de Donal Trump de « ba (...)
13Au fil de l’ouvrage, nous avons parfois du mal à saisir si les histoires intimes relatées sont les propos des enquêtés ou s’il s’agit de la traduction opérée par l’auteure. Sa démarche donne lieu à un mélange flou : ni purement une analyse sociologique, ni une posture psychanalytique, l’auteure se livre également à certaines occasions à un exercice de narration. L’emphase mise sur les émotions et cette « histoire intime » est très utile pour inverser le point de vue, mais fait dans le même temps courir le risque d’invisibiliser certains processus systémiques comme le racisme et le patriarcat et les ressentiments qui y sont liés. À ce propos, nous ne savons pas de façon certaine si le peu de place accordé au racisme tient au choix de l’auteure de mettre la focale sur d’autres sujets – le sujet n’étant pas non plus absent de l’ouvrage – ou bien si ce sont les enquêté·e·s qui n’ont pas abordé le sujet. Dans le dernier chapitre, Arlie Russell Hochschild élargit sa perspective au prisme de l’élection présidentielle. Elle relate ainsi le jour où elle a assisté à un meeting de Donald Tump, qui gagnera plus tard la primaire républicaine en Louisiane avec 41 % des voix. Selon l’auteure, la propension de la gauche démocrate à affirmer que les sentiments exprimés par les partisans de la droite américaine ne sont pas les bons3 crée et entretient le sentiment chez ces derniers d’être culturellement marginalisés. Plutôt qu’un programme politique clair, Donald Trump n’a plus qu’à s’appuyer sur ce qu’il présente comme une condescendance de classe : le candidat républicain fait de l’émotion un objet de séduction politique (p. 225). Les habitants de Lake Charles voient ainsi, d’abord dans le Tea Party puis dans le candidat républicain, une opportunité de faire entendre indirectement leurs préoccupations et l’espoir d’une réhabilitation de leur honneur.
14L’auteure affirme que l’arrivée de Donald Trump au pouvoir est le fait de cette histoire profonde, qui était présente bien avant que « quelqu’un allume la mèche » (p. 221). Si la colère de la droite blanche et pauvre américaine semble réelle et importante à saisir, la généralisation du lien entre ce groupe social, la montée du Tea Party et la victoire de Donald Trump, mériterait d’être davantage problématisée. Au-delà du fait que les préoccupations économiques et morales ne sont pas l’apanage exclusif des sympathisants de la droite, la tendance à assimiler automatiquement l’extrême droite américaine à la classe ouvrière blanche semble laisser de côté le rôle potentiel des élites dans le contexte d’émergence des positions radicales de droite. C’est d’ailleurs l’une des critiques faites par le sociologue américain Isaac William Martin à cet ouvrage : la plupart des pauvres n’ont pas voté pour Donald Trump, ils n’ont pas voté du tout (Martin, 2016). Cette posture invite implicitement à juger que les pauvres se laissent guider par les émotions – qui sont ici dans une large mesure envisagée au prisme du ressentiment – en opposition aux élites qui seraient davantage rationnels.
15Un flou persiste également dans la dimension genrée des analyses faites par Arlie Russell Hochschild. Bien que plusieurs des enquêté·e·s soient des femmes, ces dernières sont représentées dans la métaphore d’Arlie Russell Hochschild comme faisant aussi partie de ces « autres » qui « trichent » dans la file d’attente vers le rêve américain.
16Enfin, si étudier le mystère du « Grand Paradoxe » en Louisiane, qui par ailleurs n’apparait pas en être un pour les résidents de Lake Charles, est très pertinemment justifiée par l’auteure, l’État est historiquement déjà très conservateur. Nous avons ainsi de la difficulté à saisir de manière certaine en quoi les émotions exprimées par les enquêté·e·s sont exploitées de manière plus efficace par le Tea Party que par le parti Républicain. Le cas de la Louisiane ne semble répondre que de manière partielle à la question de l’émergence de l’attrait pour cette formation politique : sans contredire les thèses développées par la sociologue, la compréhension de ce phénomène pourrait être prolongée dans les États à l’origine Démocrates et dont les citoyens se sont tournés spécifiquement vers le Tea Party ou Donald Trump.