1unionism, commitment, militant socializing, practical politicization, working class, precariousness
- 1 Colette Thébault, née en 1954, employée à La Poste et militante à la CGT, se rappelant les conseils (...)
Les membres des classes populaires se méfient généralement
des principes qui ne passent pas dans les faits (Hoggart, 1970, p. 138).
N’attends rien du patron : quand un patron
te tend une pomme, il y a toujours un ver dedans1.
2Les travaux portant sur la politisation des classes populaires ont depuis longtemps expliqué la nécessité de ne pas rester cantonné à une approche restrictive ou légitimiste de la politisation, mesurée à partir du degré de « compétence politique » des agents, définie comme « aptitude à opérer une construction proprement politique de l’espace politique » (Gaxie, 1978, p. 158). Cette approche repose sur une « conception lettrée » de la politique (Gaxie, 1978, p. 49), où les prises de position se font « sur le mode du calcul logique » et selon un « usage scolaire du langage » (Bourdieu, 2002, p. 244). Par conséquent, elle est un trait distinctif des agents relativement bien dotés en capital culturel, tandis que les classes populaires se caractérisent par un sentiment d’incompétence dès lors qu’il s’agit de se positionner par rapport aux enjeux du champ politique. Se contenter de ce seul constat fait alors courir le risque d’entretenir une vision misérabiliste des classes populaires qui viendrait nier leurs formes d’autonomie culturelle et leurs propres manières de construire leurs représentations du monde (Grignon & Passeron, 1989).
- 2 Nous nous contenterons ici de renvoyer à la recension de ces travaux réalisée par Julien Weisbein ( (...)
3Si les membres de classes populaires sont faiblement dotés en compétences politiques, ils ne sont ainsi pas pour autant démunis d’un « sens politique » qui, si on suit Pierre Bourdieu (2002), est d’abord un « sens pratique » ; celui-ci se donne à voir dans la manière dont des individus font l’expérience de la domination et se positionnent concrètement dans le cadre de ces rapports sociaux, à partir d’enjeux du quotidien qui engagent directement leurs propres conditions matérielles d’existence (Boughaba et al., 2018). Il se traduit dans une « vision du monde » qui ne s’exprime pas dans le langage spécialisé du champ politique, mais plutôt sous la forme d’un ethos de classe, c’est-à-dire « un sens moral, issu de la pratique, lié à un univers de référence et dépendant des positions et aspirations des individus » (Beaumont et al., 2018, p. 18). Le caractère politisé de cette vision du monde se mesure par la requalification que mènent les agents de leur expérience ordinaire dans un discours d’injustice passant par une montée en généralité sur un registre collectif et conflictuel (Hamidi, 2006 ; Aït-Aoudia et al., 2011). Cette approche extensive de la politisation a déjà fait l’objet de nombreux qualificatifs dans la littérature existante2 ; nous retiendrons quant à nous le terme de « politisation pratique » (Pudal, 2008, p. 767), qui a l’avantage d’opérer clairement la distinction à l’égard du registre cultivé et restrictif de la politisation.
4Le syndicalisme constitue traditionnellement un des principaux supports militants de cette politisation pratique chez les classes populaires (Beaud & Pialoux, 1999 ; Vigna, 2007). Le travail syndical des délégués en entreprise consiste en effet pour beaucoup à se livrer dans des rapports conflictuels avec l’encadrement et/ou l’employeur pour défendre ses collègues et recouvre ainsi de fortes dimensions matérielles et concrètes. C’est bien à partir de cette « politique en actes » (Collovald & Sawicki, 1991, p. 13) que s’intériorise une grille de lecture classiste des rapports sociaux, opposant le salariat, ou « la classe ouvrière », au patronat. Ainsi, à travers l’action syndicale, des membres de classes populaires peuvent nourrir des engagements militants de type protestataire, tout en se tenant à distance des formes cultivées et légitimes de participation politique (participation électorale, engagement partisan, etc.) qui supposent quant à elles un certain degré d’acculturation scolaire. Le maintien et les recompositions de ces modes de politisation par le travail et le syndicalisme, tout particulièrement à la Confédération générale du travail (CGT), sont en effet désormais bien renseignés concernant les fractions ouvrières ou à statut du salariat subalterne (Contrepois, 2002 ; Mischi, 2016 ; Collectif du 9 août, 2017 ; Siblot, 2018). Ces fractions de classes populaires ont en commun d’évoluer dans des secteurs où a pu se consolider un certain héritage militant, mais aussi où les collectifs de travail sont plus solidement constitués autour de solidarités pratiques face à l’encadrement et l’employeur ; ces salariés peuvent de surcroît compter sur certaines protections statutaires qui rendent moins risqué l’investissement dans une logique de rapport de forces avec le patronat. Mais qu’en est-il pour des fractions plus basses des classes populaires ne disposant pas de ces conditions relativement favorables ?
- 3 Nous citerons cependant l’exception notable du travail de Cristina Nizzoli (2015), qui a mené penda (...)
5Le salariat subalterne a en effet connu de profondes restructurations depuis les années 1980, avec la désindustrialisation, l’essor du secteur tertiaire (commerce, restauration, services à la personne, etc.) (Chardon, 2001) et l’éclatement des grandes concentrations industrielles provoquée par les politiques d’externalisation vers des sous-traitants. Les classes populaires travaillent désormais massivement dans de petits et moyens établissements (Dayan, 2008) vierges de toute tradition militante, et où les salariés sont soumis à des conditions de travail et d’emploi plus précaires, ce qui rend plus difficile la remise en cause ouverte de l’ordre patronal. Ces secteurs ne sont pas pour autant complètement désertés syndicalement, comment en attestent de nombreuses enquêtes qui s’efforcent de comprendre comment le syndicalisme se recompose sous l’effet des mutations du salariat (Béroud & Bouffartigue, 2009). Mais ces travaux se montrent d’abord soucieux d’étudier les conditions de possibilités des mobilisations collectives et se concentrent donc généralement sur les rares « moments chauds » de l’action syndicale (Collovald & Mathieu, 2009 ; Benquet, 2011 ; Avril, 2009)3. En posant la question des conditions de politisation pratique de ces salariés, notre démarche suppose plutôt de s’intéresser à la dimension ordinaire et routinière de l’activité syndicale, telle qu’elle se manifeste dans le quotidien des rapports de domination au travail, mais aussi des entre-soi militants.
6Nous aborderons donc ces questions à partir d’une enquête ethnographique menée au sein de deux unions locales (UL) de la CGT, structures chargées d’accueillir et de former syndicalement des salariés travaillant dans des établissements démunis de représentation syndicale (voir encadré). Nous avons suivi le développement de l’action syndicale dans trois secteurs fortement représentés sur le territoire des deux UL de notre enquête et qui partagent en commun le fait de recourir à une main d’œuvre peu ou non qualifiée, tout en étant marqués par des conditions d’emploi et de travail précaires : la grande distribution, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) – appelés communément maisons de retraite –, les usines sous-traitantes du secteur industriel. Les salariés qui prennent des responsabilités de délégué dans ces établissements exercent tous des métiers subalternes : aides-soignantes, femmes de ménage, employés du commerce, ouvriers non-qualifiés.
7Ces délégués entretiennent un rapport distant à la politique légitime : leurs responsabilités syndicales représentant dans la plupart des cas leur seul et unique engagement militant, ils ont sollicité l’UL de leur territoire parce qu’ils avaient besoin de trouver un soutien organisationnel pour se défendre face à leur employeur, et ils ne manifestent pas d’intérêt particulier pour la politique ou les débats idéologiques qui traversent la CGT. Dans le même temps, ils tiennent pourtant ouvertement des discours protestataires contre les « patrons », se montrent relativement actifs dans leurs fonctions de représentant du personnel et à ce titre, sont directement engagés dans des rapports conflictuels avec leur employeur selon des degrés plus ou moins approfondis, que ce soit dans le domaine de leurs responsabilités institutionnelles (représenter les salariés dans les instances représentatives du personnel, les assister et les défendre face à l’encadrement et/ou l’employeur, etc.) ou par la participation à des formes d’action collective où ils se chargent de mobiliser leurs collègues (pétitions, rassemblements, débrayages, grèves, etc.). Dès lors, comment ces délégués se sont-ils politisés en intériorisant une grille de lecture classiste des rapports sociaux, alors mêmes qu’ils sont démunis des supports dont peuvent bénéficier les fractions plus stables et ouvriérisées des classes populaires ?
8Nous appréhenderons ce processus en analysant dans un premier temps comment l’expérience des rapports de domination au travail a nourri chez des salariés un sentiment d’injustice et de défiance envers leur employeur qui les a conduit vers le syndicalisme ; dans un second temps, nous reviendrons sur le travail de politisation mené par les militants au sein des UL, en insistant sur sa dimension pratique. À partir de cette approche interactionniste soucieuse de saisir ensemble les dispositions sociales des agents et la manière dont elles sont travaillées par les organisations militantes (Sawicki & Siméant, 2009 ; Fillieule & Pudal, 2010), le but est d’expliquer comment ces salariés se politisent par l’expérience du travail autant qu’ils sont politisés par les militants de la CGT, au sein des UL. Grâce à une démarche ethnographique visant à éclairer la dimension pratique de la politisation de salariés faiblement dotés en capital culturel, nous espérons enrichir la connaissance des modes de diffusion et d’appropriation ordinaires des idéologies militantes (Jacquemart & Albenga, 2015). Il s’agira alors de montrer qu’en milieu populaire, ces idéologies ne se déclinent pas tant dans des discours explicitement militants ou politiques, mais plutôt dans des styles et des principes d’ordre moral qui « passent dans les faits » (pour paraphraser R. Hoggart, cité en introduction de cet article), c’est-à-dire directement mobilisables pour se défendre au travail. Ces principes pourraient être ici résumés en ces termes : on ne peut pas faire confiance a priori aux « patrons », seul le rapport de forces permet d’obtenir satisfaction face à eux. Ils renvoient à une éthique et un sens pratique de la résistance au quotidien face à l’employeur, que salariés et militants des UL traduisent par l’expression : « ne pas se laisser faire ».
Présentation des terrains d’enquête
L’organisation de la CGT repose sur deux axes : d’un côté, une structuration professionnelle qui rassemble les syndicats selon leur secteur d’activité en fédération (métallurgie, commerce, etc.) ; de l’autre, une structuration interprofessionnelle qui rassemble tous les syndicats d’un même territoire, quelque soit leur secteur. Il s’agit des unions départementales (UD) et des unions locales (UL), qui couvrent quant à elles un territoire plus réduit – un arrondissement d’une grande agglomération, un bassin d’emploi regroupant plusieurs communes, etc. En plus de travailler à la coordination des différents syndicats CGT d’un même territoire, les UL sont en charge d’accueillir des salariés travaillant dans des établissements démunis de représentation syndicale.
Ces structures sont animées par des militants aguerris, généralement à la retraite ou issus de secteurs professionnels disposant de moyens syndicaux relativement importants ; ils viennent à l’UL sur leur temps libre ou leurs heures de délégation. Une de leurs fonctions centrales est d’offrir des conseils juridiques à des salariés se rendant à l’UL pour se défendre face à leur employeur, ce qui peut aller jusqu’à l’accompagnement dans une procédure aux prud’hommes. Pour les salariés travaillant dans des établissements d’au moins 10 salariés, seuil légal à partir duquel il est possible d’avoir des instances représentatives du personnel (IRP), il est possible de leur proposer de demander l’organisation des élections professionnelles pour qu’ils puissent devenir délégué. C’est ainsi que peut se créer une nouvelle section CGT dans un établissement dont les militants de l’UL assurent ensuite le suivi et la formation, lors de rendez-vous personnalisés avec les délégués, de réunions de section ou encore de stages de formation syndicale. Pour ces nouvelles sections syndicales se concentrant avant tout dans les petits et moyens établissements du privé où il y a peu de moyens syndicaux, l’UL joue un « rôle d’incubateur » en fournissant aide logistique et formation à de nouveaux délégués démunis d’expérience militante (Piotet, 2009) ; il s’agit là de leur principal lieu de socialisation militante, les fédérations professionnelles étant plutôt fréquentées par les délégués des syndicats plus importants en termes de moyens (Pak & Pignoni, 2014).
Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique portant sur deux UL, menée dans le cadre d’un travail doctoral qui s’est déroulé entre 2012 et 2017 (Berthonneau, 2017). Ces deux UL sont parmi les plus importantes – en termes d’adhérents, mais aussi d’activité – de leur département respectif ; elles connaissent également un développement conséquent de la syndicalisation dans des secteurs faiblement organisés :
• l’UL Benoit Frachon – les noms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des enquêtés – compte un peu plus de 1000 syndiqués. Ses effectifs se concentrent au sein d’un grand site industriel de métallurgie, à la SNCF – ces deux bases rassemblent à elles seules environ le tiers des syndiqués sur le territoire de l’UL – et d’autres grandes entreprises anciennement nationalisées – EDF, La Poste. Les militants les plus actifs chargés d’animer l’activité syndicale de l’UL sont issus de ces secteurs. Ses bases les plus fragiles se concentrent principalement dans les secteurs du commerce, de la santé, et de la métallurgie ; il s’agit essentiellement de magasins de grande distribution, d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et des usines sous-traitantes dans l’industrie.
• l’UL Antoinette compte plus de 2000 syndiqués, essentiellement dans la santé, les administrations publiques, les organismes sociaux et le commerce ; ses bases les plus importantes et les mieux organisées sont implantées à EDF, dans un hôpital public et un centre d’impôt. Déjà bien présente dans le commerce, l’action syndicale s’est aussi fortement développée dans les Ehpad depuis 2011. Alors qu’elle n’avait que deux bases organisées dans ce secteur, l’UL en compte aujourd’hui neuf, avec plus de 60 syndiqués.
- 4 Si ce concept a d’abord été forgé pour appréhender les révoltes des paysans confrontés à l’introduc (...)
9Après avoir rendu compte des profils sociologiques des délégués que nous avons rencontrés, et plus spécifiquement de leur rapport au travail, nous expliquerons « l’économie morale » (Thompson, 2015 ; Scott, 1977) qui sous-tend leur recours au syndicalisme pour résister face à leur employeur. Comme nous l’avons déjà souligné, leur engagement syndical recouvre un caractère de nécessité matérielle, puisqu’il s’agit de se défendre individuellement contre des pratiques patronales qui remettent directement en cause la sécurité de leur statut : sanctions disciplinaires ou menaces de licenciement, heures supplémentaires non-rémunérées, temps de repos non respecté, changement de poste, etc. Pour qualifier ces types d’engagement syndical, le terme d’« utilitariste » est généralement utilisé (Labbé & Andolfatto, 2011), afin de souligner qu’ils répondent à une logique de défense d’intérêt personnel ; on les oppose à des logiques plus désintéressées, motivées par une certaine conviction idéologique acquise par la socialisation familiale, professionnelle ou politique. Avec le concept d’économie morale, notre objectif ici est de déconstruire ces catégorisations que nous jugeons trop réductrices4.
- 5 Edward P. Thompson (2012, p. 77) utilise le terme d’« infra-politique » pour qualifier ces valeurs. (...)
10Ce concept désigne l’ensemble des fondements moraux sur lesquels s’appuient les classes populaires pour juger les rapports de domination ; ils concernent toutes les règles et obligations que doivent respecter les dominants pour rendre légitime l’ordre établi, et par conséquent les droits dont doivent être assurés les dominés. Ce n’est que quand ces normes sont transgressées que le rapport de domination devient injuste, légitimant alors l’insubordination. Le concept d’économie morale recouvre l’avantage d’éclairer en quoi des pratiques ne relevant a priori que de la stricte nécessité matérielle, voire de la subsistance, se font en réalité aussi au nom de la défense de certaines valeurs, bien qu’elles échappent à des catégorisations explicitement politiques ou idéologiques5. Surtout, il s’applique particulièrement bien à la politisation pratique par le travail de ces salariés pour qui, comme nous allons le voir, la notion de droits s’avère centrale pour justifier le recours au syndicalisme. Il s’agit ainsi de rendre compte comment des salariés subalternes pris dans des rapports de domination étroits en sont venus à intérioriser un sentiment d’injustice et une véritable idée d’antagonisme entre salariés et patronat.
11En l’absence de questionnaire qui nous aurait permis de récolter en détail les caractéristiques sociales de l’ensemble des salariés engagés syndicalement dans ces secteurs au niveau des UL de l’enquête, nous nous appuierons seulement sur les données sociographiques obtenues à partir des entretiens biographiques réalisés auprès de 51 délégués. En recoupant les caractéristiques qu’ils partagent, nous pouvons dégager des formes typiques des trajectoires et des statuts des salariés s’engageant à la CGT. Elles font largement écho aux analyses de Serge Paugam (1999), selon qui les salariés les plus disposés à s’engager syndicalement sont ceux qui connaissent une « intégration laborieuse » au marché du travail, qui conjuguent insatisfaction dans le travail et stabilité dans l’emploi.
12En effet, les salariés qui se syndiquent et s’engagent comme délégués font logiquement partie des plus stables en matière de statut d’emploi dans leur établissement ; ils sont ainsi tous en contrat à durée indéterminée (CDI) et généralement à temps plein, alors même qu’ils travaillent dans des secteurs recourant massivement à une main-d’œuvre temporaire et/ou à temps partiel. Par rapport aux contrats temporaires qui exposent aux représailles de la direction en cas d’expression ouverte de mécontentements, ce statut confère déjà une certaine protection contre l’arbitraire.
13Cette stabilité contractuelle encourage d’autant plus un attachement à leur emploi qu’ils ont dû faire l’expérience de contrats précaires et du chômage avant d’obtenir leur CDI. Leur niveau très bas de qualification voire leur absence de tout diplôme, les rend d’autant moins mobiles sur le marché du travail. Sur les 51 interviewés, 29 délégués ont quitté l’école sans diplôme, les autres sont majoritairement titulaires de CAP ou de baccalauréat professionnel et seulement 7 ont obtenu un baccalauréat général. En raison de leur faible niveau de qualification et de l’absence de promotion envisageable dans leur établissement, ils savent que leur position subalterne n’est pas transitoire mais bien définitive. Au niveau familial, l’écrasante majorité des délégués que nous avons rencontrés sont déjà installés en ménage. En effet, parmi les 51 délégués, seulement 10 sont sans enfant à charge ; au foyer, ils doivent parfois compter avec le chômage de leur conjoint. Il n’est pas rare que les femmes soient célibataires et doivent se passer du soutien de leur ex-mari pour élever leurs enfants.
14En raison de tous ces facteurs, les stratégies d’exit apparaissent coûteuses aux yeux des délégués que nous avons rencontrés. À MTAP Production, usine sous-traitante dans l’industrie implantée sur le territoire de l’UL Benoît Frachon depuis le début des années 2000 et employant moins de 50 salariés, dont une trentaine d’ouvriers, une section CGT est créée à l’initiative d’un ouvrier isolé, Bagui, faisant l’objet d’une sanction disciplinaire et de nombreuses menaces orales de licenciement de la part de la direction. Né en Mauritanie, Bagui arrive en France en 1998, âgé de 21 ans. Sans aucune qualification, il enchaîne les missions dans le secteur du nettoyage durant cinq ans, avant d’être recruté en CDI dans cette usine en même temps qu’il s’installe en ménage avec sa femme, sans emploi, dans un logement social d’une cité voisine. Malgré la dureté des conditions de travail en usine auxquelles il a du mal à s’habituer (« j’avais jamais travaillé en usine, on m’avait mal expliqué »), il est contraint cette fois-ci de faire en sorte de défendre son emploi, pour subvenir aux besoins de ses enfants, sa femme ne travaillant pas : « J’ai dit : “ok je vais m’accrocher”, j’ai commencé à avoir des enfants donc j’avais pas le choix ». C’est dans ces conditions qu’il décide de s’adresser à l’UL Benoît Frachon pour être mandaté délégué syndical et constituer une section. Ces formes d’attachement au travail qui, à défaut d’apporter satisfaction, permettent de s’assurer un revenu stable en mesure de concrétiser une stabilité matrimoniale, ont aussi été observées par Marlène Benquet (2011) auprès des employées de grande distribution engagées dans les mobilisations syndicales.
15Au sein des Ehpad, un véritable attachement au travail s’exprime aussi chez les salariées, mais selon une logique moins instrumentale. Les aides-soignantes constituent un groupe professionnel qui se distingue clairement des autres métiers pour lesquels sont généralement embauchées des femmes de classes populaires sans diplôme scolaire, rencontrées dans les UL. En effet, pour exercer ce métier, elles ont dû suivre une formation d’un an afin d’obtenir le diplôme d’aide-soignante ou d’auxiliaire de vie, accessible aux non titulaires du baccalauréat. Parmi les employés peu qualifiés, les aides-soignantes sont celles qui s’insèrent le plus facilement sur le marché du travail en raison de la demande croissante des employeurs (Collin, 2015) ; celles que nous avons pu rencontrer ont toutes entamé cette carrière après avoir enchaîné des emplois précaires et non qualifiés, notamment dans le commerce ou le nettoyage. Par conséquent, leur embauche en Ehpad, non seulement leur offre une stabilité professionnelle, mais représente pour elles l’occasion d’exercer un métier source d’épanouissement personnel et d’expression de dispositions dites féminines propres au travail de care. Si le métier d’aide-soignante constitue le « sale boulot » au sein des métiers de la santé, il n’en demeure pas moins objet de distinction par rapport aux autres types d’emplois qui leur sont accessibles (Arborio, 1995) : « si on n’est pas allé bosser à Carrefour c’est qu’il y a une raison ! », s’exclamait ainsi une aide-soignante déléguée du personnel dans son établissement au cours d’une réunion à l’UL, pour se plaindre de la mauvaise gestion patronale qui déconsidère son travail en le maintenant à un simple rôle d’exécutant. En entretien, elles racontent par exemple de façon récurrente leur entrée dans le secteur sur le mode de la « vocation », en puisant dans leurs expériences antérieures des éléments attestant leur attachement aux personnes âgées ou à l’activité de soin – leurs liens avec leurs grands-parents ou l’assistance à des voisins âgés, par exemple.
16Pour résumer, l’action syndicale est portée par des salariés appartenant aux fractions basses des classes populaires qui ont réussi à se stabiliser difficilement dans des secteurs précarisés du marché de l’emploi. Malgré leur position en bas de l’échelle professionnelle, ils accordent une valeur importante à leur travail, ce qui les dispose à se sentir d’autant plus concernés par la défense de leur statut social. Pour comprendre comment se construit leur sentiment d’injustice, il faut alors saisir plus en détails les rapports de domination dans lesquels ils sont pris.
17Les nouvelles sections qui apparaissent dans ces secteurs sont toutes implantées dans des établissements appartenant à de grands groupes financiarisés – Carrefour, Monoprix pour la grande distribution ou encore Korian, Orpéa pour les Ehpad. Cette structure du capital fait peser une forte pression productive sur les salariés, en ce qu’elle les soumet à des objectifs de rendement des capitaux à court terme (Benquet & Durand, 2016). La logique financière de rendement des capitaux se poursuit au détriment de l’investissement et du développement des profits à long terme en imposant des réductions drastiques des coûts de production pour améliorer la compétitivité, ce qui se répercute sur l’emploi et les conditions de travail des salariés. Ces politiques ont pour effet de généraliser le recours à des emplois précaires et la gestion en « perpétuel “sous-effectif” » (Chambost, 2013), alourdissant la charge de travail des salariés, sans qu’ils puissent bénéficier de contreparties, en matière d’augmentation de salaire notamment.
18Comme ces établissements recourent essentiellement à du travail déqualifié, les salariés subalternes sont largement dépendants de leur encadrement dans le quotidien de leur travail (Dayan et al., 2008). Ainsi, la tertiarisation et la désindustrialisation du tissu socio-productif n’ont pas fait disparaître les modèles d’organisation du travail inspirés du taylorisme, bien au contraire. Thomas Amossé et Thomas Coutrot (2008, p. 436) utilisent ainsi le terme « néo-taylorien » pour caractériser ces organisations du travail marquées par « une faible diffusion des innovations organisationnelles », « un investissement faible dans la gestion des ressources humaines » et où « le travail est fortement prescrit et l’autonomie est faible en cas d’incident ». Les salariés sont alors soumis à un contrôle étroit de leur encadrement, qui attend d’eux avant tout qu’ils soient disciplinés et capables d’endurer de fortes charges de travail. Ce contrôle emprunte des formes plutôt coercitives, caractéristique des établissements où les relations professionnelles ne sont pas encadrées par les organisations syndicales et où, par conséquent, les salariés « semblent individuellement subir le plus souvent une juridicisation répressive sous forme de sanctions » (Pélisse, 2009, p. 88).
19À partir d’une enquête ethnographique au sein d’un hypermarché de la grande distribution, M. Benquet (2015) note que dans ces conditions de travail précaires, ce sont tous les systèmes d’échanges de faveurs que les subalternes peuvent nouer avec leur encadrement qui rendent le travail supportable, comme par exemple le fait d’accepter de faire des heures supplémentaires en échange d’une plus grande latitude dans la gestion de ses plannings. À l’inverse, les salariés qui s’engagent à la CGT ont tous fait l’expérience de l’impossibilité d’instaurer ces formes d’arrangement, ce qui rend dès lors la domination insupportable. La trajectoire d’Alison, 35 ans, employée dans un magasin discount de vente de vêtements, de moins de 50 salariés, rend bien compte que l’expérience de rapports emprunts d’autoritarisme où il est impossible de « s’arranger » va de pair avec la syndicalisation.
20La direction de ce magasin est assurée par un gérant qui exerce en franchise pour un groupe. Alison travaille depuis une dizaine d’années dans le même magasin et a donc connu plusieurs changements de directeur : « ils changent tous les ans de gérant ». Alison a intégré ce magasin directement en CDI et à temps plein grâce à sa sœur qui y travaillait déjà et entretenait de bonnes relations avec la gérante de l’époque. Cette proximité lui permettait de faire son travail dans un cadre où la discipline était peu contraignante. Alison se souvient ainsi des marques de confiance que les gérants lui accordaient – en lui laissant les clés du magasin par exemple – ou encore de l’ambiance conviviale qui régnait dans le magasin – les salariés avaient entre autres l’habitude de fêter les anniversaires des uns et des autres. En dépit de ces bonnes relations avec les gérants, les droits des salariés n’étaient pas pour autant entièrement respectés, notamment pour le paiement des heures supplémentaires. Alison rappelle ainsi que même si son contrat stipulait qu’elle travaillait jusqu’à 14 h 30, elle devait constamment rester un quart d’heure, voire une demie-heure de plus, pour fermer et compter sa caisse, le dépassement étant non rétribué. Ces abus étaient acceptables pour Alison car elle réussissait à toujours « s’arranger à l’amiable », pour reprendre ses propres termes, avec les gérants pour obtenir des contreparties. En effet, les gérants successifs lui laissaient une assez large marge de manœuvre pour moduler ses horaires en fonction de ses obligations personnelles. Ces relations non exemptes de tensions avec la direction n’affectaient pas pour autant la possibilité d’arrangements grâce au dialogue permettant de solutionner les problèmes.
21Cet équilibre se détériore avec l’arrivée d’une nouvelle gérante mandatée par le siège pour réduire drastiquement les effectifs : « leur but à X. [nom du groupe auquel appartient le magasin], c’est de mettre la pression sur les gens pour les inciter à partir d’eux-mêmes ». L’exercice de la discipline devient alors beaucoup plus contraignant. Cette nouvelle gérante se met ainsi à contrôler les sacs des employés qu’elle suspecte de vol pour les sanctionner, voire les licencier et Alison se voit retirer ses libertés concernant l’aménagement de ses horaires ; le non respect de son contrat de travail devient alors intolérable : « Au début je disais rien, parce qu’on s’arrangeait toujours à l’amiable. Mais à un moment donné faut arrêter, quand toi tu demandes quelque chose et qu’on te refuse, il faut arrêter ». Alison commence alors à réclamer le paiement de ses heures supplémentaires, refuse de venir travailler le dimanche s’il n’est pas majoré, etc. Mais cette attitude lui vaut de fermes oppositions avec la gérante et des mises à pied disciplinaires : « À chaque fois que j’allais la voir, c’était : “ici c’est moi qui commande toi t’as juste à fermer ta bouche !” ». Sans représentants du personnel à qui s’adresser, elle cherche alors des soutiens extérieurs capables de lui assurer une défense contre les menaces de sa directrice. C’est d’abord vers l’inspection du travail qu’elle se tourne, puis vers la CGT, conseillée par une de ses collègues. L’expérience d’Alison, illustre bien en quoi le recours à la CGT n’est mobilisé que lorsque les rapports de domination au travail sont reconnus comme oppressants et arbitraires. Pendant dix ans, Alison a travaillé sans prêter attention au paiement de ses heures supplémentaires ou encore en acceptant des changements de planning de dernière minute parce que ces pratiques s’inscrivaient dans une logique d’échanges réciproques avec l’encadrement. C’est ainsi qu’elle décrit les relations établies avec les anciens gérants de son magasin : « c’était : nous [employés] on leur rendait service, eux [gérants] ils nous rendaient service, moi je suis toujours partie de ce principe-là ».
22À travers les propos d’Alison, on peut alors reconnaître les contours de l’économie morale propre aux membres de ce salariat subalterne, selon laquelle se définit un « bon » travail, même s’il est déqualifié et faiblement rémunéré, avec les droits qui lui sont attachés et qu’il incombe à l’encadrement de respecter. Derrière ce droit de « s’arranger », c’est plus largement le droit d’entretenir certains rapports horizontaux avec les managers, faits d’échanges de bon compromis, exprimant en creux un certain refus de la subordination sans remettre pour autant en question les fondements du rapport de domination. Les principes de cette économie morale ressortent particulièrement bien dans les propos des salariés se rappelant de « bons » membres de l’encadrement d’époques antérieures. Patricia, 49 ans, employée de rayon dans un hypermarché, s’est syndiquée et est devenue déléguée en 2013 dans le cadre de relations conflictuelles avec son encadrement – elle a notamment reçu un avertissement pour faute qui l’a amenée à se tourner vers l’UL. En entretien, elle se souvient de ces anciens managers :
Enquêteur : Et ces managers ils étaient comment avec vous ?
Patricia (ton apaisé) : Ah ils étaient sympas, on a eu des bons managers, des très bons. Là on a un, mais il pense qu’à lui.
Enquêteur : Mais quand tu disais que vous aviez un bon manager, c’était au niveau travail, humain... ?
Patricia (ton apaisé) : Ah oui au niveau du travail, bon il nous aidait, mais sauf que lui [l’actuel manager] il pense plus à son chiffre d’affaires, à sa prime de fin de mois, que de penser à son salarié. Tu vois c’est ça le problème. Alors que les anciens ils étaient avec nous, on avait un souci, on s’arrangeait avec les horaires, y’avait tout, alors que là maintenant y’a pas d’arrangement.
23Ainsi, ce qui est attendu d’un « bon » membre de l’encadrement, c’est qu’il ne « pense [pas] qu’à lui », qu’il sache se montrer disponible pour « aider » ses subalternes dans les tâches à effectuer, mais aussi conciliant dans l’aménagement du travail. C’est seulement quand cette économie morale se voit bafouée que la gestion du travail dans leur établissement leur semble autoritaire, arbitraire, injuste. L’expérience du travail se confond alors avec le sentiment d’être soumis à des traitements humiliants, voire violents, comme le relate Alison lorsqu’elle imite la responsable du magasin lors de leurs altercations : « toi t’as juste à fermer ta bouche ». Dans les propos de ces salariés, c’est le thème de « l’esclavage » qui revient sans cesse, étayé par les anecdotes qui attestent que l’encadrement leur « parle mal » : « on est traités comme des moins que rien », « comme si on était à l’école », « ils ne veulent rien entendre ».
- 6 Si les structures socio-productives ne sont plus les mêmes (tertiarisation, éclatement des unités d (...)
24La notion de droits que mobilisent ces salariés ne se réduit donc pas à sa dimension technique, strictement juridique, mais revêt plutôt une dimension morale pour recouvrir le droit à la parole, le droit d’être bien traité, le droit de « s’arranger ». Elle est caractéristique de ces fractions du salariat subalterne stabilisées dans des secteurs où la précarité des conditions de travail et des droits sociaux participe à rendre moins protecteur le statut accordé à l’emploi. On peut en effet remarquer que le statut social sur lequel peuvent s’appuyer ces salariés pour justifier et légitimer leur critique de l’ordre patronal dispose de beaucoup moins de « consistance » (Castel, 2003, p. 81) que celui des groupes centraux et dominants des organisations syndicales, essentiellement issus des fractions à statut du salariat subalterne. Alors que les membres de ce salariat à statut ont intériorisé le sentiment qu’ils disposent de tout un ensemble de droits élargis et protecteurs et qu’ils agissent aussi au nom d’une certaine notion du service public (Cartier et al., 2010), les ouvriers et les employés déqualifiés de ces secteurs précarisés ne peuvent compter que sur un statut de « salarié » qu’ils revendiquent contre celui d’«esclave ». Leur politisation pratique rejoint une quête de respectabilité mise à mal par des rapports de domination jugés autoritaires et dégradants6. C’est bien parce qu’ils ont fait l’expérience de l’injustice à l’aune de ces valeurs que le recours à un syndicat devient alors légitime.
25Alors que pour les salariés travaillant dans les secteurs traditionnels d’implantation syndicale, le fait de se syndiquer peut plus facilement s’inscrire dans une routine des relations professionnelles, le recours au syndicalisme n’est ici sollicité qu’en cas d’« urgence », dès lors que les attaques de l’employeur rendent insupportable le travail. Surtout, dans ces secteurs précarisés, les salariés ne bénéficient pas de l’appui de collectifs de travail autonomes (Pélisse, 2009), soudés autour d’une culture commune faite de pratiques d’entraide et de solidarité face à l’adversité patronale et managériale. Au contraire, solliciter l’aide d’une UL de la CGT se fait de manière relativement solitaire, sans que cette démarche ne soit associée à des formes de protestation ouvertes et collectives, même informelles.
26Leur syndicalisation relève alors plutôt d’un sens pratique propre aux membres des fractions basses des classes populaires, qui les voit savoir solliciter différents type de « guichets » pour être en mesure de pallier leur manque de compétences administratives et ainsi réussir à faire valoir leurs droits (Siblot, 2006 ; Weill, 2012). Pour ces salariés sans aucune expérience antérieure de militantisme, le choix de se tourner vers une UL de la CGT n’entre pas en concurrence avec d’autres organisations militantes, mais avec d’autres types de dispositifs institutionnels et juridiques mobilisables comme appui extérieur à l’entreprise – inspection du travail, maison de la justice, écrivain public, etc. Le choix de se syndiquer est motivé par la volonté de s’assurer une défense par les militants de la CGT en cas de problème avec son employeur. Pour ceux travaillant dans des établissements d’au moins 10 salariés qui acceptent de devenir délégué en créant une liste CGT aux élections professionnelles, le but est de se doter de moyens légaux et institutionnels – protection contre le licenciement accordé au statut de délégué, moyens accordés par les instances représentatives du personnel, etc. – pour mieux pouvoir contraindre leur employeur à respecter le droit. En se syndiquant et en obtenant l’instauration d’IRP dans leur établissement, il s’agit donc en quelque sorte de donner plus de « consistance » à leur statut, pour continuer à reprendre la métaphore de Robert Castel citée plus haut. En ce sens, leur engagement ne recouvre pas la forme légitime d’un acte militant – c’est-à-dire se référant à des considérations idéologiques, politiques et cultivées propres au militantisme, tout en revendiquant un rapport désintéressé à la cause – mais témoigne plutôt d’un « rapport mobilisé à sa condition sociale » (Siblot, 2018).
27Cette dimension pratique de la syndicalisation ressort particulièrement bien dans les propos des salariés dès lors qu’ils reviennent sur le sens de leur démarche. C’est en effet le registre de la nécessité, du « besoin » qui est avancé, et qu’ils opposent à leurs expériences professionnelles antérieures, où ils pouvaient se défendre et se faire entendre seul, sans ressentir ce besoin d’un syndicat. Mais si cet engagement ne constitue pas un acte proprement militant, l’économie morale qui sous-tend leur démarche est porteuse d’une logique conflictuelle d’opposition à l’employeur. Ainsi, la syndicalisation et l’engagement dans des responsabilités de délégués signifient pour ces salariés qu’il n’est pas (plus) possible de faire confiance à leur employeur, impliquant dès lors l’obligation de se doter de moyens légaux et syndicaux pour s’assurer du respect du droit.
28Aminata, 55 ans, travaille comme aide-soignante en Ehpad et s’est engagée comme déléguée après avoir été accompagnée par l’UL Benoit Frachon lors de la contestation d’une sanction disciplinaire. Seule avec une collègue, elles n’ont pu un soir assurer le coucher de tous les résidents : « deux pour trente deux résidents c’est pas possible ». Elle avait alors informé par écrit le directeur de la situation, lui expliquant que l’absence d’une collègue – elles étaient normalement trois – avait nui au bon déroulement du service du soir. Cette collègue qui prenait sa relève pour le service de nuit s’est alors plainte au directeur qui l’a soutenue et a envoyé une lettre de sanction à Aminata. Suite à cette lettre, Aminata s’est vue refuser une demande de rendez-vous avec le directeur, ce dernier l’invitant à écrire un courrier si elle contestait sa décision.
29Aminata a arrêté sa scolarité au Sénégal au niveau du CM2 ; elle a tout de même suivi en France « des cours de quartier » par le biais d’une association dont faisaient partie des voisins. Par conséquent, si elle s’exprime parfaitement à l’oral en français, elle éprouve tout de même des difficultés à l’écrit. Elle fait alors appel à un écrivain public pour la rédaction d’un courrier de contestation ; apprenant ses démarches, certaines collègues lui conseillent de se syndiquer à la CGT :
Aminata : Après, Dieu merci, la CGT m’a aidée beaucoup, aussi. Parce que c’est après que je suis venue ici [à l’UL]. Mais je savais pas qu’ici ils pouvaient m’aider. Donc j’ai été voir ce monsieur [un militant de l’UL qui s’est désormais retiré] c’est après, quand j’ai envoyé mes lettres, que le directeur a sollicité un licenciement par l’inspection du travail qui heureusement avait déjà ma lettre, donc ils étaient au courant de ce qui s’est passé. Avec Michel [militant de l’UL], il m’a dit : « t’inquiète pas, ça va pas aller jusqu’au licenciement ».
Enquêteur : Et comment t’as entendu parler de la CGT ?
Aminata : C’est des collègues qui m’ont dit : « Va adhérer pour connaître tes droits. Parce qu’ici [dans son établissement] ils te les disent pas. Ils croient que tu connais pas tes droits, vaut mieux aller te syndiquer, eux ils vont te guider, t’expliquer tes droits, où tu dois aller. Et puis quand on est syndiqué des fois ils ont peur de s’en prendre à des gens comme ça ».
30En se syndiquant, Aminata exprime la volonté de consolider son statut en espérant devenir une salariée à qui l’employeur « a peur de s’en prendre », puisqu’elle jouit désormais d’une protection, par le biais du syndicat, pouvant tempérer les velléités d’attaque de l’employeur. En s’attachant à des personnes dont le rôle est de la « guider », c’est comme si elle espérait changer de statut et devenir ainsi une salariée qui « connaît ses droits ». Ce besoin d’aide et de protection ne prend sens qu’en raison de l’injustice qu’elle a subie et de la perception qu’elle a de son employeur, à savoir une personne capable de profiter de son incompétence pour abuser d’elle.
31Le choix d’un syndicat pour les assister est donc intrinsèquement lié à la défiance que les salariés entretiennent à l’égard de leur employeur, tant ils se sentent exposés à son arbitraire. Ce dont ils veulent s’assurer avant de s’engager syndicalement, ce n’est pas tant de leur adhésion aux valeurs idéologiques de l’organisation, mais bien de savoir s’ils seront accompagnés efficacement par une organisation capable d’assumer la confrontation avec leur employeur. Amadou, ouvrier chez un sous-traitant, a sollicité l’UL après un contact à la maison de la justice de sa commune ; il hésitait sur le choix du syndicat à contacter :
Enquêteur : Pourquoi t’as choisi CGT ?
Amadou : Alors pourquoi la CGT... bonne question [rire] ! Parce que j’ai pris l’exemple de mon ancien employeur encore hein, et les autres syndicats, je voyais bien que bon... même s’il y avait un gain pour le salarié c’est à moitié. En fait pour moi dans ma tête, j’ai compris qu’ils trouvaient des arrangements avec la direction, ça toujours été comme ça. Mon autre cousin, il me parlait aussi, même s’il était de la FO il me parlait de ça. Donc voilà je voyais que la CGT était un peu plus virulente que la FO.
Enquêteur : Tu pensais que la CGT c’était plus du côté, comment dire...
Amadou : [il coupe] salarié.
32Comme ces salariés se tournent vers l’UL après avoir déjà vécu des injustices, le syndicat, et ici plus particulièrement la CGT, est apprécié parce que reconnu comme une institution destinée expressément à défendre les salariés contre l’employeur. Face à un « patron qui fait ce qu’il veut », pour reprendre leurs termes, il est nécessaire d’assumer une logique de confrontation pour être en mesure de faire valoir ses droits. Dans le cadre de ce rapport de forces reconnu comme étant déséquilibré, le syndicat se doit d’être un outil capable de soutenir efficacement les salariés pour être en mesure de tenir cette confrontation. Nous allons voir désormais comment cette économie morale est travaillée par les militants de la CGT au sein des UL.
33Après avoir présenté le profil des militants engagés dans les UL et leur rapport au syndicalisme, nous allons présenter la manière dont ils s’efforcent de familiariser les délégués et syndiqués qu’ils accompagnent à leur approche politisée du militantisme et des rapports de domination au travail. Le travail de transmission des « idéologies syndicales » a jusqu’ici surtout été abordé à partir de l’étude de moments institutionnalisés des stages de formation syndicale (Ethuin & Yon, 2014). De manière générale, la socialisation militante est appréhendée comme un processus de familiarisation à l’action collective (Giraud, 2014) ou d’apprentissage des catégories de pensée proprement militantes (Biaggi, 2020). En se concentrant sur les échanges routiniers qui se nouent dans les UL, le but ici est plutôt d’éclairer la dimension pratique de la socialisation militante, en montrant comment son caractère idéologique passe dans des jugements ordinaires sur le travail et des conseils concrets pour se défendre face à son employeur.
34Contre une vision stratégiste et utilitariste parfois prégnante dans la sociologie des mouvements sociaux dès lors qu’il s’agit d’analyser cette activité de « cadrage » que mènent les organisations (Contamin, 2010), nous allons voir en quoi la critique de l’employeur et la défense d’une logique d’action collective sont entretenues par la manière dont les militants vont eux-mêmes éprouver de l’indignation, des sentiments d’injustice, de dégoût, de colère, et les mettre en forme à partir d’un franc parler et d’un ethos populaire de type agonistique. C’est bien pour cela que nous utilisons le terme d’« art » pour qualifier ce travail militant, afin de rendre compte de sa dimension stylistique et affective (Jasper, 2001). La réussite de cette activité de cadrage repose sur sa capacité à s’ajuster à l’expérience de la domination et de l’injustice que font les salariés de leurs relations avec leur employeur, tout en les confortant dans les postures conflictuelles qu’ils mobilisent au travail pour se défendre.
35Le profil des militants que nous avons rencontrés au sein des deux UL de l’enquête correspond pour beaucoup aux constats opérés par d’autres études portant sur les structures interprofessionnelles des organisations syndicales (Duriez & Sawicki, 2003 ; Piotet, 2009). Il s’agit pour la plupart de militants aguerris, issus de syndicats CGT implantés dans des secteurs disposant de moyens syndicaux plus importants – fonction publique, grandes entreprises du privés – et fortement intégrés dans les réseaux intra-organisationnels. Que ce soit en raison de leur adhésion à un parti politique pour certains – à gauche du Parti socialiste – ou par leur socialisation militante à la CGT, ils sont tous familiarisés aux catégories de pensée et d’action du champ politique. Ces militants se retrouvent autour d’une culture politique commune, principalement héritée de la gauche communiste, qui s’exprime dans leurs propos par la volonté affirmée de défendre un syndicalisme « de masse », de « transformation sociale » – voire « révolutionnaire », pour les plus radicaux d’entre eux. Dans cette logique, le syndicalisme à leur yeux se doit d’être un outil au service des salariés pour renverser le pouvoir des classes dominantes par des mobilisations collectives et des grèves de grande ampleur. Le militantisme à l’UL est alors pour eux un moyen d’assurer la « convergence des luttes », c’est-à-dire coordonner les actions des différents syndicats CGT sur leur territoire pour dépasser les cloisonnements corporatistes et développer l’action syndicale dans des secteurs encore inorganisés.
36Cependant, si les militants actifs dans les UL sont clairement politisés – au sens restreint et légitime du terme –, la matrice syndicale de leur engagement les conduit à adopter un rapport à l’action soucieux de pragmatisme et peu enclin à accorder de l’importance à des débats théoriques concernant leur ligne idéologique. Ils se retrouvent plutôt autour d’un « marxisme intuitif », terme utilisé par René Mouriaux (1985, p. 68) pour désigner des orientations idéologiques d’abord « tournées vers l’action [et dont les] attendus théoriques sont faiblement explicités ». Cette manière d’investir le militantisme est aussi caractéristique d’un rapport populaire à la culture particulièrement prégnant au sein de la CGT. La plupart des militants actifs dans les UL font partie en effet des fractions stables des classes populaires et sont sortis relativement tôt du système scolaire, après avoir opté pour des filières courtes et professionnelles ; c’est donc par le biais de leur activité syndicale en entreprise qu’il ont acquis l’essentiel de leur capital culturel. Mais, comme le remarque justement Julian Mischi (2013), cette socialisation militante par le syndicalisme les maintient dans un univers de savoir-faire spécialisés propre à leur travail, distincts de savoirs plus abstraits, théoriques, propres aux différentes formes de culture légitime, et qui s’acquièrent quant à eux plutôt au sein de la sphère partisane. Leur rapport au militantisme est alors fortement marqué par un ethos de classes populaires qui valorise le « pratique » contre le « théorique » (Hoggart, 1970). C’est particulièrement le cas à l’UL Benoit Frachon où les militants les plus actifs sont des hommes faiblement diplômés et exerçant, ou ayant exercé, des emplois subalternes – ouvrier dans la métallurgie, à EDF, conducteur de train, etc. –, mais on retrouve aussi ce rapport au savoir chez les militants les moins ouvriérisés et les plus proches des fractions intellectuelles des classes moyennes, signe que ce rapport au militantisme constitue le référentiel dominant au sein de la CGT.
37Ainsi, Caroline, 60 ans, est une des militantes les plus actives de l’UL Antoinette. Ancienne institutrice dans un institut médico-éducatif (IME), elle fait partie des rares militants ayant suivi des études à l’université, en sciences de l’éducation. Cependant, elle ne valorise jamais cette expérience dans les sociabilités à l’UL ; au contraire, elle aime bien railler les attitudes des éducateurs spécialisés, qui représentent un personnel relativement bien pourvu en capital scolaire et culturel dans le secteur de l’action sociale : « il y en a qui font vraiment intellos ! Pour faire de beaux discours en réunions quand on est entre nous, là ils sont forts, mais quand il faut parler devant le patron, là y’a plus personne ! ». Comme on le voit ici avec Caroline, cette valorisation de la dimension pratique du militantisme à la CGT nourrit une certaine défiance à l’égard du rapport au savoir des classes moyennes et supérieures, suspectées de faire de « beaux discours » sans effet.
38La travail syndical d’accompagnement des délégués des nouvelles sections implantées dans des secteurs précarisés sur le territoire de l’UL se prête particulièrement bien à l’actualisation de ces dispositions militantes. Il s’agit pour l’essentiel de répondre aux problèmes que viennent leur rapporter les délégués ou simples syndiqués, dans le cadre de relations conflictuelles avec leur employeur : défense contre des sanctions disciplinaires, des réorganisations du travail, problèmes concernant l’usage des moyens accordés par les IRP, etc. Le contexte de ces interactions est généralement celui de « l’urgence », pour reprendre les termes des militants, dans le sens où les difficultés rencontrées exigent une réponse rapide, efficace et ne se prêtent pas particulièrement à de grandes tirades idéologiques. Cette activité appelle la mobilisation des savoirs pratiques, accumulés à travers leur expérience du travail et du syndicalisme en entreprise, et non des connaissances théoriques sur l’économie ou la politique. Aussi, les militants savent très bien qu’ils sont face à des salariés qui n’ont pas adhéré à la CGT par goût des dimensions cultivées et politiques du syndicalisme, mais bien par souci de défendre leurs droits. La grille de lecture classiste des rapports sociaux de domination qu’ils ont intériorisée au cours de leur socialisation militante se glisse alors dans leur manière de répondre aux salariés, d’interpréter leurs problèmes et de leur proposer des solutions concrètes.
39Une des principales raisons qui motive les rencontres à l’UL concerne la nécessité de devoir défendre individuellement des salariés contre les abus de l’employeur, souvent des sanctions disciplinaires. Si l’objectif de ces échanges est d’abord de trouver une solution immédiate aux problèmes rencontrés, ils fournissent aux salariés des occasions propices pour parler de leur travail, de leurs rapports avec leur encadrement. C’est ce que nous pouvons observer ici avec Zoubida, gouvernante en Ehpad, venue solliciter Caroline à l’UL Antoinette pour des problèmes concernant son inaptitude au travail :
Notes de terrain, UL Antoinette, octobre 2015
Le problème de Zoubida est en soit assez simple à régler mais prend du temps, Zoubida ne pouvant s’empêcher de faire des incises pour raconter son expérience. Elle parle fort et souvent avec gravité, en marquant des pauses, cherchant un soutien, une connivence dans nos regards, comme par exemple lorsqu’elle évoque les conditions déplorables de travail, de l’état dans lequel sont laissées les personnes âgées, mais aussi les remarques racistes de son employeur. Caroline rebondit sur ces propos en rappelant l’anecdote que lui avait confiée un de ses collègues à propos de ce directeur : « oui c’est comme ce que me disait Y, ils veulent que des Ken et des Barbie ». Elle en profite pour surenchérir sur ce directeur, qui représente une de ses « cibles » préférées ; elle se moque de son ethos bourgeois, de ses aspirations à faire de son établissement une résidence de luxe alors que les conditions de travail sont délabrées et les résidents laissés dans des états d’hygiène déplorables : « il fait vraiment petit minet, avec ses cheveux blonds, toujours avec son air très précieux [imitant une posture précieuse, levant le petit doigt], mais après tu regardes derrière, les vieux ils sont laissés dans leur merde comme dans toutes les autres résidences ». […]
Dans ces échanges, quand Zoubida raconte la situation difficile qu’elle rencontre au travail, Caroline prend une mine atterrée, soupire et balance la tête négativement, comme si elle s’exprimait : « mais c’est pas possible ». Zoubida continue : « Mais c’est ce que je lui avais dit une fois au directeur : “Vous, vous êtes là pour encaisser des chèques, ce que vous voyez, c’est des numéros de chambre, c’est tout ; nous ce qu’on voit, ce sont des personnes, comme si c’était nos grands-parents !” » Caroline fait le parallèle avec le cas d’une aide-soignante qu’elle a assistée récemment, licenciée pour avoir mis des sacs poubelles en remplacement des alaises qu’elle réclamait vainement depuis plusieurs semaines. Elle rappelle que « de toutes manières eux, ce qui les intéresse d’abord, c’est de rémunérer leurs actionnaires », avant que Zoubida ne la coupe : « Ça c’est sûr, il n’y a que le fric qui les intéresse ! »
40Venir exposer ses problèmes à l’UL ne se limite donc jamais à une simple quête de réparation. Ces moments sont aussi pour les salariés des occasions de mettre en scène leur sentiment d’injustice, leur indignation et de formuler une critique virulente de leur employeur et de ses choix de gestion. Dans le cadre de ce travail syndical de défense juridique, le rôle des militants est d’abord d’assurer une reconnaissance du sentiment d’injustice des salariés, tout en engageant une certaine « pédagogie du droit » (Willemez, 2017). Mais cette observation nous indique qu’ils s’engagent aussi à exprimer leur propre point de vue sur le monde du travail et les employeurs.
41Comme les problèmes exposés par ces salariés à l’UL prennent déjà la forme de griefs adressés à l’encontre de leur employeur, la socialisation politique des militants les dispose à s’indigner devant ces situations rapportées. Mais ils ne se contentent pas seulement de partager l’indignation des salariés, ils prennent aussi leur parti et surenchérissent dans la critique de l’employeur. Pour participer, ils peuvent alors compter sur leur propre expérience syndicale en entreprise ou à l’UL, socle d’une connaissance familière du monde du travail leur permettant de nourrir la discussion à partir d’exemples concrets. Ces échanges permettent de conclure à l’universalité des problèmes rapportés par les salariés à l’UL : « c’est partout pareil » répètent souvent les salariés dès lors qu’il s’agit de revenir avec eux en entretien sur les enseignements qu’ils retirent de ces échanges à l’UL.
42Mais aussi, les militants ne se font pas prier pour exprimer l’aversion qu’ils ressentent à l’égard de l’employeur et de l’encadrement des employés qu’ils reçoivent. Par exemple, Caroline n’hésite pas à se moquer du directeur de Zoubida, en prenant à partie son ethos bourgeois. Ainsi, la manière d’interagir des militants dans ces moments emprunte le même registre d’indignation morale que celui des salariés. Ce registre passe d’abord par l’échange d’anecdotes sur un ton acerbe concernant des situations vécues qui viennent prouver la malhonnêteté et le caractère vénal des employeurs. Ces interactions sont animées par la manifestation d’émotions de dégoût et de colère à leur encontre et participent à pointer en permanence la culpabilité de l’employeur. C’est à partir de ce registre que se dessine le portrait des employeurs, décrits comme des personnes inhumaines, intéressées uniquement par le profit et qui n’ont donc aucune considération à l’égard de la qualité du travail et du bien-être de leurs salariés. En somme, militants et salariés arrivent au même diagnostic exprimé d’abord selon des critères moraux – « il n’y a que le fric qui les intéresse » –, à partir desquels s’opèrent les montées en généralité que s’autorisent régulièrement les militants, comme lorsque Caroline lance à Zoubida que ses mauvaises conditions de travail sont à mettre sur le compte des actionnaires. L’UL est donc un lieu de dénigrement des employeurs, où on se plaint de l’arbitraire du pouvoir au travail et où chacun surenchérit sur les autres avec des anecdotes qui viennent étayer cette thèse. Tout se passe comme si le but de ces échanges était finalement de se renforcer mutuellement dans l’aversion que l’on partage à l’égard des employeurs, de se conforter dans son sentiment d’injustice.
43À partir de ces observations, on se rend bien compte que le « travail de signification » (Cefaï & Trom, 2001, p. 13) proposé par les militants ne suppose pas tant de requalifier le sens des plaintes des salariés que de les entretenir, les conforter et de les faire monter en généralité. Le rapport politisé à cette activité de défense des droits des salariés s’exprime ici dans la manière dont les militants vont se montrer à l’écoute et prendre leur parti en manifestant ouvertement leur indignation et leur colère. Ce faisant, ces échanges participent bien à construire un « nous », celui des salariés soucieux de la qualité de leur travail, face à un « eux », celui des employeurs uniquement intéressés par l’argent. Malgré les différences de classe entre des militants aguerris plutôt issus des fractions stables des classes populaires – voire de la petite bourgeoisie intellectuelle –, et des salariés quant à eux issus des fractions basses du salariat subalterne, ces sociabilités les rassemblent autour du partage d’une même « conscience salariale », qui « se nourrit à la fois de la méfiance antipatronale et de l’amertume d’employés qui se sentent méprisés à travers la manière dont les décisions sont prises » (Schwartz, 1997, p. 462).
44Mais c’est aussi dans les conseils techniques des militants pour faire valoir ses droits et mieux se défendre qu’est entretenu l’esprit de défiance envers l’employeur ou l’encadrement. Il s’agit là d’une dimension centrale de la formation aux responsabilités de délégué syndical. En effet, le développement de la syndicalisation dans ces secteurs repose essentiellement sur le soutien qu’apportent les délégués à leurs collègues en butte à des sanctions disciplinaires. Ces situations motivent de nombreux contacts avec les militants de l’UL, pour solliciter leur aide. L’ensemble des conseils prodigués par ces derniers a alors pour effet d’associer les employeurs à des « profiteurs » desquels il faut se prémunir. Par exemple, quand des salariés rendent compte de l’attitude changeante de leur encadrement, qui peut parfois se montrer sympathique avec eux, pour ensuite revenir à une attitude agressive, les militants analysent ces relations comme des tentatives de manipulation : « il te passe la pommade pour mieux t’allumer derrière ! », répondit ainsi Caroline à une aide-soignante qui lui confiait qu’elle ne comprenait pas le caractère lunatique de son directeur, comme s’il était impossible pour un membre de l’encadrement de se montrer bienveillant sans y avoir intérêt, et qu’il ne fallait donc pas se fier à ces attitudes.
45De manière plus générale, les fondements de ces conseils reposent sur le souci de ne pas s’en remettre à la bonne foi de l’employeur ; l’idée véhiculée est qu’il est impossible de « s’arranger » avec ce dernier et qu’il profitera de la moindre faille ou faiblesse des salariés pour la tourner à son avantage. C’est en ce sens que les militants incitent les délégués et salariés à toujours chercher à formaliser les relations qu’ils entretiennent avec leur employeur, en les invitant à garder des traces écrites des pratiques ou d’arrangements informels que l’employeur pourrait ne pas respecter : « une parole ça ne compte pas, il faut que ce soit écrit », répètent-ils souvent, sous-entendant que seule la contrainte légale est en mesure d’assurer le respect du droit par l’employeur et que l’on ne peut pas compter sur sa bonne volonté. Lors d’un entretien avec une déléguée travaillant dans la grande distribution lui relatant comment ses managers essayaient de mettre des produits périmés dans son rayon pour l’accuser de faute, Claude, militant à l’UL Benoît Frachon, 60 ans, ancien conducteur de train à la retraite, lui conseillât de rapporter par écrit tous les dysfonctionnements qu’elle constatait : « C’est le parapluie, tu te couvres ! Comme ça ils ne pourront pas t’accuser derrière parce que tu pourras dire que tu les avais déjà alertés », lui dit-il.
46Il en va ainsi pour tous les problèmes disciplinaires mais aussi des changements ponctuels dans l’organisation du travail qui pourraient desservir les salariés. Lorsque des salariés mentionnent que leur employeur va leur proposer un avenant à leur contrat de travail, la première recommandation qu’ils leur donnent est de faire attention à ce que ne soit pas introduit discrètement des éléments qui les désavantagent, comme par exemple des clauses de mobilité. Dans le cas de procédures disciplinaires, la loi prévoit que le salarié soit reçu en entretien où il prend connaissance de la sanction qui lui est infligée, tout en ayant la possibilité de la contester ultérieurement. Le principal conseil que donne alors les militants est de ne jamais se rendre seul à ces entretiens et d’être toujours accompagné d’un délégué. Ils invitent celui-ci à tout prendre en note, pour être en mesure de témoigner au cas où l’employeur ne respecterait pas ce qui a été formulé lors de l’entretien, mais aussi pour le dissuader de se livrer à des pratiques illégales.
47Cette formalisation des relations de travail encouragée par les militants a donc pour effet d’associer implicitement l’employeur à une personne qu’on estime toujours capable du pire et dont il faut par conséquent se méfier en permanence. Ces principes de précaution et de rigueur trouvent un écho favorable auprès des salariés reçus, parce qu’ayant déjà subi des injustices ou des agressions de la part de leur employeur, ils ont déjà pu faire l’expérience qu’il était impossible de « s’arranger » avec lui. Cette familiarisation à l’usage des voies formalisées et juridicisées pour se protéger de l’arbitraire de l’employeur renforce donc leur esprit de défiance à l’égard des employeurs et les dispose mieux à s’engager dans des interactions conflictuelles, en leur conférant plus d’assurance. Cette dimension de la socialisation militante à la CGT est très bien expliquée par Nordine, 35 ans, délégué dans un magasin de grande distribution. En entretien, il m’explique comment il était « complètement perdu pour tout ce qui est administratif » avant de devenir délégué, puis il ajoute :
Si j’avais pas connu la CGT, j’aurais été moins torse en avant [il illustre avec son torse en mettant sa main dessus], j’aurais fait beaucoup plus la fine bouche [il ferme sa bouche avec ses doigts]. Parce que le syndicat ça me permet de plus pouvoir parler, savoir me défendre […] Moi quand je suis allé à la CGT, j’avais déjà le flair des patrons abusifs et tout ça ; mais les formes d’action correcte, organisée, je connaissais pas tout ça.
48Enfin, la promotion d’une logique d’action collective par les militants des UL s’inscrit dans ce même registre pratique d’apprentissage de l’auto-défense face à son employeur et participe aussi à l’entretien d’une vision classiste des relations de travail, en construisant la figure de l’employeur comme une personne dont il faut se méfier. Il s’agit alors d’intégrer l’action collective des salariés dans le répertoire des actions mobilisables pour contraindre l’employeur par la force et ainsi faire en sorte de ne pas cantonner les salariés à des recours seulement juridiques et individuels, notamment dans le cas de lutte contre des sanctions disciplinaires (Giraud, 2017).
49Dans le cadre des négociations avec l’employeur au sein des IRP, les militants démontent en préalable les espoirs des délégués qui pensent pouvoir convaincre l’employeur de satisfaire leurs revendications par la qualité de leur argumentaire. En effet, il est fréquent que des délégués viennent témoigner de leur impuissance à se faire entendre et interrogent sur la façon d’amener leur employeur à comprendre leurs revendications : « Non mais le but c’est pas de convaincre, t’inquiète pas pour eux, ils comprennent très bien ce qu’ils font ! C’est juste une histoire de pognon ! Donc c’est pas en salle de réunion que ça se passe, c’est au portail ! », lançait alors Claude à Farid, ouvrier et délégué dans une usine sous-traitante, qui était dans ce cas en cours de négociations salariales. C’est par cette manière de condamner ces tentatives de faire preuve de pédagogie que les militants entretiennent là encore l’idée que l’employeur n’est pas une personne digne de confiance, susceptible de saisir l’intérêt et les problèmes des salariés ; le jeu de la négociation dans les IRP est donc fatalement une histoire de rapport de forces puisque, comme il a été noté plus haut, « il n’y a que le fric qui les intéresse ». L’ensemble des pratiques contestataires et de mobilisations collectives – pétitions, rassemblements, débrayages, grèves, etc. – que peuvent proposer les militants sont alors légitimées à partir d’un point de vue pragmatique, en ce qu’elles sont présentées comme des « solutions » aux problèmes rencontrés par les salariés : « il n’y a que ça qui fera plier la direction ».
50C’est bien à partir de cet intérêt pratique que des délégués ou simples salariés démunis d’expérience militante s’approprient cette logique de rapport de forces par l’action collective. À Synex, petite usine sous-traitante d’une trentaine de salariés implantée sur le territoire de l’UL Benoit Frachon, une grève d’une journée à laquelle l’ensemble des ouvriers ont participé s’est déroulée en 2010 ; cette grève est qualifiée d’« historique » par les militants de l’UL parce qu’elle a vu la mobilisation des intérimaires, qui ont ainsi réussi à obtenir leur embauche. Souleymane, 42 ans, aujourd’hui délégué syndical de l’usine, faisait justement partie de ces intérimaires. Il a été convaincu de participer à la grève par le délégué syndical de l’époque, qui était en lien étroit avec l’UL Benoit Frachon :
Notre direction ils sont malins ; ils lâchent rien, sauf quand y’a le rapport de forces. Moi A [le délégué de l’époque] il m’avait expliqué bien avant : « Avec Synex, y’a que le rapport de forces qui peut ramener quelque chose. » J’avais fait un entretien en vue d’être embauché avant la grève. Ils m’ont dit : « toi franchement t’as mérité le CDI, depuis le temps que tu es là. » Mais j’ai eu plusieurs promesses d’embauche qu’ils n’ont jamais respectées [sourire]. Donc après l’entretien, je me suis dit : « Attention ils peuvent m’oublier encore ! » Donc quand A a fait la grève, j’ai dit : « Je suis avec toi à 100 %. »
51L’appropriation de cette logique de rapport de forces est donc rendue possible par l’expérience des injustices répétées chez les salariés, qui prennent la forme ici pour Souleymane de promesses d’embauches jamais tenues.
- 7 Comme l’a très bien montré Christelle Avril (2014) dans son travail sur les aides à domicile, ces f (...)
52Mais comprendre la dimension pratique du travail de politisation que mènent les militants au sein des UL suppose nécessairement de ne pas prêter seulement attention à un registre discursif. En effet, cette démarche conflictuelle et la grille de lecture classiste qui en est solidaire se voient aussi véhiculée de manière plus implicite, par la valorisation de styles et d’attitudes renvoyant à un ethos agonistique. Cet ethos est intimement lié à l’usage de la virilité en milieu populaire comme mode de résistance à la domination et n’est pas sans rappeler les formes classiques de style militant issues du monde usinier (Beaud & Pialoux, 1999 ; Vigna, 2007)7. C’est ce que l’on peut voir dans la manière dont Claude, de l’UL Benoit Frachon, évoque Nadia, déléguée du personnel en Ehpad.
53Nadia, 54 ans, travaille comme aide-soignante ; elle est sortie de l’école sans diplôme et éprouve des difficultés à l’écrit, ce qui justifie des contacts réguliers avec Claude à l’UL. Elle est reconnue par ses collègues et les militants de l’UL comme une « grande gueule » qui se distingue par ces altercations fréquentes avec la direction lors desquelles elle n’hésite pas à user d’un ton virulent. Effectivement, au cours des nombreux échanges informels que j’ai eu l’occasion d’avoir avec elle à l’UL, elle monopolisait la parole, parlant relativement fort et sur un ton vindicatif des injustices vécues dans son Ehpad. Depuis qu’elle a été élue lors des premières élections du personnel dans sa résidence, un débrayage de deux heures a déjà été organisé à son initiative. Pour son deuxième mandat, elle avait été élue au CE du groupe auquel appartient sa résidence. Elle s’est alors retrouvée dans un cadre d’échanges beaucoup plus techniques où ses connaissances pratiques du travail n’étaient pas mobilisables, à l’image des réunions DP, qui abordent les problèmes du quotidien des salariés dans leur résidence. Cette expérience l’a découragée et elle a abandonné ce mandat pour se concentrer uniquement sur ses responsabilités de DP. Pour expliquer ces difficultés, Claude, plutôt que d’insister sur son manque de compétences techniques, préfère plutôt tirer de cette expérience des éléments positifs, en valorisant la force de son caractère, qui peut sembler incompatible avec certaine exigences institutionnelles. Il m’explique ainsi avec un sourire complice que « Nadia, elle tape d’abord, et elle voit s’il y a moyen de discuter ensuite ».
- 8 Une bonne partie de leur temps de travail syndical consiste ainsi à aider les délégués à préparer l (...)
54Les difficultés que rencontre parfois Nadia à se fondre dans les rapports policés qui dominent les échanges avec la direction dans le cadre des IRP sont ici détournées par Claude pour en faire un signe de qualité, dans le sens où elles témoignent de son goût pour une logique d’affrontement. S’il serait bien évidemment réducteur de décrire ces militants comme négligeant totalement la dimension strictement institutionnelle de l’activité syndicale8, ces propos révèlent en quoi la défiance envers la professionnalisation et la pacification des règles du dialogue social qui caractérise les prises de positions militantes de la CGT se traduit ici dans un registre d’ordre moral, à travers la valorisation de l’ethos agonistique des délégués. Contre un état d’esprit « responsable » propre au rôle de « partenaire social » qui se définit par une attitude compréhensive à l’égard de l’employeur, la démarche revendicative de la CGT incarnée ici par les militants des UL laisse au contraire la part belle au franc-parler des délégués.
55Ainsi, une importante partie des sociabilités militantes au sein des UL repose sur l’échange d’anecdotes, de coups de sang et d’altercations verbales, où les uns et les autres racontent comment ils ont réussi à riposter efficacement à leur employeur ou leur supérieur hiérarchique. Lorsque des délégués décrivent ces interactions conflictuelles, les militants accueillent ces propos avec un sourire de connivence, tout en se laissant parfois aller à la surenchère, en évoquant leurs propres altercations avec leur direction. C’est alors dans le style combatif des délégués, qui s’évalue dans leur manière d’avoir le goût pour des interactions conflictuelles avec ses supérieurs hiérarchiques, que les militants des UL les estiment comme des personnes partageant les valeurs de l’organisation : « Il est bien Benjamin, il est provocateur, il se laisse pas faire », « Elle est bien Salimah, elle se laisse pas intimider », « À la CGT, on aime bien les forts de caractère ! », « Ces filles, tu vois qu’elles ont envie d’aller à la bagarre », etc. Tout se passe comme si le savoir-faire indispensable du « bon » délégué CGT reposait sur cette capacité à tenir des interactions conflictuelles avec l’employeur.
56Pour les délégués accompagnés au sein des UL, c’est bien selon ce registre moral que s’opère l’appropriation de l’étiquette CGT, ce qui se retrouve particulièrement bien dans les qualités qu’ils reconnaissent aux militants qui les accompagnent dans leurs responsabilités syndicales. Ainsi, les employées d’Ehpad que suit Caroline à l’UL Antoinette la décrivent comme une « battante » dès lors qu’il s’agit d’expliquer ses qualités qui font sens pour elles. Aline, 51 ans, aide-soignante et déléguée du personnel, s’est engagée à la CGT au cours d’un conflit – grèves, rassemblements devant l’établissement, etc. – contre un projet de licenciement collectif dans son établissement. C’est à cette occasion qu’elle a fait la rencontre de Caroline, venue en soutien : « Quand j’ai vu comment elle se battait pour nous [c’est elle qui souligne] alors qu’elle était pas concernée par notre problème, je me suis dit : “je veux faire comme elle, je veux me battre pour les gens”. »
57Ainsi, être à la CGT revient pour ces délégués à « ne pas être impressionné par le grade », ne pas avoir « peur », être une « grande gueule », « ne pas se laisser faire », selon leurs propres termes. C’est sur ce registre là qu’ils pensent leur opposition à d’autres types de salariés ou de délégués d’autres organisations syndicales qui adopteront des attitudes plus conciliantes avec la direction et qui seront dès lors taxés d’avoir « peur », de se soumettre ou encore de jouer le rôle de « suceur », pour reprendre le terme d’un délégué travaillant dans une usine sous-traitante. Au cours d’un stage de formation syndicale, alors que des militants demandaient aux participants d’expliquer ce qui faisait à leur yeux la spécificité de la CGT par rapport aux autres syndicats, Thérèse, 38 ans, déléguée dans un magasin de grande distribution depuis un an s’exprimait : « Nous [les délégués de la CGT], on a une réputation de grande gueule dans notre magasin, moi j’en suis fière ! » Si ces salariés ne sont donc pas familiarisés aux catégorisations légitimes pour juger les différentes prises de positions au sein des champs syndical et militant – « communistes », « réformistes », « révolutionnaires », etc. –, leur appréciation de cette offre d’engagement se fait alors selon le goût pour des postures et des principes d’ordre moral – « battante », « grande gueule » –, qui viennent justifier et encourager les qualités d’abnégation et de résistance dont ils font preuve vis à vis de leur employeur.
58Grâce à ces analyses, nous espérons avoir participé à mieux faire comprendre que l’étude des modes de politisation des classes populaires suppose nécessairement de s’écarter des formes légitimes de participation politique, pour prendre en compte un registre plus pratique d’action qui échappe au radar de la notion de compétence politique. Les classes populaires entrent généralement dans le militantisme sur des questions concrètes qui les engagent personnellement – travail, logement, scolarité des enfants, etc. –, pour trouver une solution à des problèmes qui vulnérabilisent leur statut déjà fragile. C’est bien à partir de ce terreau que peut se construire une vision du monde de type agonistique, identifiant les membres des classes dominantes comme des coupables, des ennemis. Ces formes d’engagement et de politisation se distinguent clairement de celles des classes moyennes et supérieures, pour qui le militantisme est plutôt saisi sur le mode du « loisir cultivé » (Gaxie, 1978, p. 180). Nous conclurons par des remarques qui concernent autant les logiques de la politisation des fractions basses des classes populaires, que celles des modes de transmission des idéologies militantes auprès de publics profanes.
59Alors que la sociologie des classes populaires a depuis plusieurs années souligné l’effritement de modes classiques de subjectivation reposant sur le clivage entre le « nous » des dominés et le « eux » des dominants – au profit d’une conscience sociale triangulaire selon laquelle les membres les plus désaffiliés du salariat (les « assistés », les « cas soc’ », etc.) constituent une autre figure repoussoir (Lechien & Siblot, 2019) –, nous montrons plutôt comment des travailleurs subalternes stabilisés dans l’emploi se politisent selon une grille de lecture classiste des rapports sociaux qui les oppose clairement au patronat. Il faut alors mieux resituer les résultats de cette enquête pour éviter une montée en généralité trop hâtive. D’une part, notre dispositif d’enquête n’a pu approcher que les salariés qui s’approprient la démarche de la CGT, puisque nous n’avons pas eu accès aux salariés qui se tiennent à distance des sociabilités militantes au sein des UL. D’autre part, ces salariés travaillent dans des entreprises financiarisées et bureaucratisées, où les rapports de domination prennent une forme beaucoup plus dépersonnalisée et « néo-taylorienne », ce qui rend plus difficile des affinités trans-classistes, comme c’est le cas pour des salariés eux aussi peu ou non qualifiés, mais travaillant dans le secteur de l’artisanat où domine un modèle familial d’entreprise (Gros, 2016 ; Coquard, 2019). Ainsi, nos observations doivent pour beaucoup au type de modèle socio-productif dans lequel ces délégués sont insérés, en ce qu’il marque considérablement la manière dont s’exerce la domination et crée par conséquent des différences importantes au sein du salariat subalterne. Enfin, nous avons rencontré nos enquêtés dans un cadre syndical, où ils sont d’abord amenés à se positionner sur leurs relations de travail ; rien n’empêche que leurs postures anti-patronales soient aussi solidaires de propos stigmatisant les « assistés », dès lors qu’ils se retrouvent par exemple sur la scène résidentielle ou familiale.
60Concernant l’offre de politisation pourvue par les militants des UL de la CGT et la manière dont elle est diffusée, nous avons alors montré en quoi le syndicalisme recouvre une forte dimension pratique, du fait que son activité se trouve en prises directes avec l’expérience des rapports de domination que font les salariés. En constituant une véritable politique en actes dont le vecteur repose sur une « socialisation par expériences et pratiques partagées » (Thin, 2018) – à l’instar de ce que l’on peut retrouver au sein du tissu associatif –, l’offre idéologique que proposent les organisations syndicales recouvre en ce sens un caractère moins « ésotérique » que celle émanant des professionnels du champ politique (Bourdieu, 1981), favorisant ainsi sa diffusion en milieu populaire. Nos analyses amènent alors à devoir reconsidérer et nuancer le constat de dépolitisation du syndicalisme établis par de nombreux travaux depuis les années 1990. En dépit d’une « désidéologisation » évidente des discours des leaders syndicaux et des contenus officiels des stages de formation syndicale (Giraud et al., 2018, p. 68), la CGT demeure un espace de socialisation politique où s’entretient une grille de lecture classiste des rapports sociaux. La compréhension de ces modes de socialisation militante nous invite à placer la focale sur ces figures de « passeur », déjà soulignés dans l’étude d’autres organisations (Achin & Naudier, 2010), et dont l’activité a pour effet de traduire des idéologies politiques auprès d’agents faiblement dotés en capital culturel. Il serait alors intéressant de pouvoir approfondir les comparaisons de ces figures – selon leur type d’organisation, leur mode de socialisation de classe, de sexe, etc. –, afin de pouvoir systématiser l’étude des différentes voies selon lesquelles des structures militantes parviennent ou non à capter des publics profanes.