Texte intégral
1Viviane Isambert-Jamati, figure majeure de la sociologie de l’éducation, s’est éteinte le 19 novembre 2015 à l’âge de 95 ans. Première femme à occuper un poste de chercheuse en sociologie, elle intégra le Cnrs et le Centre d’études sociologiques (CES) après l’obtention en 1947 d’un diplôme d’études supérieures de philosophie à la Sorbonne. Si elle associe elle-même sa vocation de sociologue aux remarquables cours de Maurice Halbwachs, qu’elle suivit juste avant la déportation de ce dernier, le choix de ses premiers objets d’étude est étroitement lié à l’impulsion que Georges Friedmann donna au sein du CES à l’étude sociologique des restructurations du travail ouvrier dans la France de l’après-guerre. Ses recherches, en particulier l’enquête qu’elle mena avec Madeleine Guibert sur le travail des femmes à domicile dans la confection parisienne, après une première étude de l’industrie horlogère à Besançon, portent aussi la marque de ses engagements politiques et féministes. Membre du Conseil national des organisations de feunesse et du Conseil national des femmes, elle fut pendant deux ans agent de liaison du réseau Périclès et reçut la médaille de la résistance en 1945.
2Sa bifurcation vers la sociologie de l’éducation s’explique en grande partie par son histoire familiale. Issue du côté paternel d’une famille qu’elle qualifiait d’« éducogène » en raison de l’extrême attention portée par ses membres, où l’on comptait de nombreux enseignants et enseignantes, à la réussite scolaire, elle fut très tôt sensibilisée au rôle central de la scolarisation. Mobilisant plus tard dans un bel ouvrage, Solidarité fraternelle et réussite sociale, une partie de la correspondance familiale, elle éclaira le rôle de la solidarité inter- mais aussi intra-générationnelle dans les carrières scolaires de cette famille dont faisait également partie Edmond Goblot, célèbre auteur de La Barrière et le Niveau. Le contexte a toutefois également pesé sur sa réorientation professionnelle. Observatrice attentive de la conjoncture éducative du début des années 1960, marquée par des grandes réformes structurelles du système d’enseignement, par le fort accroissement des effectifs du secondaire et supérieur et d’importants mouvements étudiants, elle put aussi, dans une période favorable au développement de la recherche, constituer en quelques années une équipe en sociologie de l’éducation.
3Les recherches de cette équipe furent rapidement connues grâce à un numéro spécial consacré à la sociologie de l’éducation par la Revue française de sociologie publié en 1967-1968 et composé d’articles rédigés à part égale par des chercheurs travaillant sous la direction de Viviane Isambert-Jamati au CES et sous celle de Pierre Bourdieu au Centre d’études européennes. Ce numéro comprend un article issu de l’importante étude qu’elle a elle-même menée entre 1962 et 1969 sur l’évolution de l’enseignement secondaire français pendant cent ans. Réalisé dans le cadre d’un doctorat d’État et publié en 1970 sous le titre Crises de la société, crises de l’enseignement, ce travail, dont la rigueur méthodologique a été amplement saluée, s’appuie sur un corpus original de 500 discours tenus à l’occasion d’un rite institutionnel majeur, la distribution des prix en fin d’année. S’inscrivant dans le sillage de L’Évolution pédagogique en France, il s’en démarque cependant en mettant en relation les transformations des finalités institutionnelles, non seulement avec les changements sociopolitiques mais aussi avec ceux des structures de l’enseignement secondaire, de la morphologie de son public et du profil et des points de vue de ses enseignants.
4L’originalité de cette perspective, qui irriguera toutes ses recherches ultérieures, a été partiellement obscurcie par son assimilation avec celles des sociologues anglais du curriculum. La collection d’articles qu’elle publia dans son ouvrage Les Savoirs scolaires, donne certes à voir des nombreuses résonances entre ses écrits et ceux des représentants les plus éminents de ce courant. Une lecture plus attentive de ses publications, et aussi de sa propre introduction à cet ouvrage, montre cependant qu’elle a plutôt construit tout au long de ses productions une sociologie originale de l’institution scolaire. Nourris à des sources françaises plutôt qu’anglo-saxonnes, ses travaux prennent certes pour objet ce qui fait la spécificité de l’institution scolaire vue sous l’angle de son rôle de façonnage des individus, à savoir les contenus et les méthodes d’enseignement, mais embrassent aussi l’étude des réformes et des enseignants. Attentives aussi bien au caractère structurant des modes d’organisation historiquement construits qu’à la capacité des agents scolaires à recontextualiser l’héritage et à y imprimer leur marque, ses recherches éclairent les changements curriculaires mais aussi, de façon plus ambitieuse, le processus permanent d’institutionnalisation, c’est-à-dire de stabilisation provisoire de nombre de croyances, normes et pratiques, et ses variations.
5Outre son œuvre scientifique, Viviane Isamberti-Jamati, qui intégra en 1970 l’Université René Descartes d’abord comme maître-assistante puis comme professeure, laisse aussi le souvenir d’une excellente enseignante, qui impliqua ses étudiants de maîtrise dans de nombreuses recherches et encadra 118 thèses dont 67 préparées par des étudiants étrangers. Elle a, de ce fait, apporté une contribution décisive au développement de la sociologie de l’éducation au sein de la francophonie mais aussi de plusieurs pays européens et latino-américains. Elle a défendu une vision des sciences de l’éducation comme champ devant reconnaître la spécificité et l’autonomie de chaque discipline contributive à son développement et permis à la sociologie de l’éducation française de continuer d’être jusqu’à ce jour un domaine reconnu au sein de la sociologie, ce qui est loin d’être le cas dans d’autres contextes nationaux. Ses collègues et ses doctorants garderont l’image d’une sociologue exigeante et rigoureuse faisant preuve d’une grande ouverture d’esprit et d’une immense générosité.
Pour citer cet article
Référence électronique
Agnès van Zanten, « In memoriam Viviane Isambert-Jamati (1924-2019) », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 11 | 2020, mis en ligne le 06 octobre 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/7473
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