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AccueilNumérosN° 4, vol. 11In memoriam Jean-Claude Chamboredon (…)

In memoriam Jean-Claude Chamboredon (1938-2020)

Pierre Fournier

Texte intégral

1Jean-Claude Chamboredon, décédé fin mars 2020, est d’abord connu des sociologues par le seul livre qu’il a publié durant son activité, Le Métier de sociologue, paru en 1968 et traduit dans de nombreuses langues. Trois noms sont associés à cet ouvrage majeur. Par l’alphabet, celui de Chamboredon est encadré par ceux de Bourdieu et de Passeron qui sont ses aînés de huit ans et qui ont déjà publié Les Héritiers (1964). Jean-Claude Chamboredon fait partie de la bande de jeunes chercheurs récemment formés à la sociologie qu’ils ont lancés, depuis, dans des enquêtes : sur la banque, la photographie, la jeunesse, les grands ensembles… Il n’est pas le seul d’entre eux à être pris dans l’entreprise de légitimation épistémologique du métier même si les deuxième et troisième « livres », annoncés, ne sont jamais parus. Il y a tant à faire pour refonder la discipline depuis la création de la licence de sociologie en 1958 ! Après avoir été l’assistant de Pierre Bourdieu à l’université de Lille puis à l’École pratique des hautes études, Jean-Claude Chamboredon rejoint le comité de rédaction de la Revue française de sociologie en 1967 puis devient agrégé-répétiteur à l’École normale supérieure en 1968 dans le contexte de généralisation de l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée qui conduit à la création d’un Capes spécifique en 1969. Il prend la responsabilité des chapitres consacrés aux thèmes de sociologie dans un des premiers manuels de lycée, porté à l’Ens par Jean Ibanès et publié en 1973.

2L’âge et le renom ne sont pas les seules différences entre Jean-Claude Chamboredon et ses co-auteurs du Métier de sociologue : la discipline de formation aussi. Si tous trois sont issus de classes préparatoires littéraires qui les ont initiés aux humanités classiques, les aînés ont réussi l’agrégation de philosophie tandis que Jean-Claude Chamboredon est agrégé de Lettres classiques. Et ce n’est sans doute pas sans effet sur sa façon d’incarner, ensuite, le métier de sociologue dans ses différents registres.

  • 1 Chamboredon J.-C. (1970), « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur pe (...)
  • 2 Chamboredon J.-C. (1983), « Pertinence et fécondité des histoires de vie ? Le temps de la biographi (...)
  • 3 Outre l’article précédemment cité, Chamboredon J.-C. (1971), « La délinquance juvénile, essai de co (...)

3Comme chercheur tout d’abord en se projetant dans une sociologie où le concept compte – celui de socialisation, celui de distance sociale… – mais où il n’écrase pas une réalité empirique dont la richesse fait la matière de la littérature naturaliste et qui doit être celle de la sociologie d’enquête si elle prétend rendre compte du monde social. Il est clair qu’elle s’enregistre dans des cases de tableaux statistiques, bien utiles pour apprécier l’ampleur des phénomènes, mais réclame aussi une attention ethnographique aux personnes et à leurs interactions, à leurs pratiques et au sens qu’elles leur donnent. Pour lui, les classes sociales ne se réduisent pas à l’affrontement autour de la propriété des moyens de production ou dans le monde du travail comme dans l’analyse marxiste mais doivent être pensées pour les effets de leur coexistence, notamment dans l’espace résidentiel. S’y jouent par exemple des phénomènes de radicalisation des perceptions – et, par suite, des conduites – qui sont induits par les regards des uns sur les autres quand leur coprésence tient à des dispositifs ségrégatifs comme dans l’exemple des grands ensembles qui a beaucoup occupé Jean-Claude Chamboredon avec Madeleine Lemaire, à Creil en 1966, puis à Antony en 1967-1969, et qui font voisiner de jeunes cadres sans enfant travaillant dans des entreprises cotisant au 1 % logement et des familles nombreuses, arrivées là au titre de l’aide sociale1. Pour les uns, c’est une étape quand c’est un aboutissement pour les autres. C’est cette attention aux parcours par-delà les positions objectives, cette lecture constructiviste du sens des trajectoires qu’on retient de son travail de sociologie urbaine quand on prend au sérieux comment la réflexion sur la biographie en littérature, appliquée par exemple à Jean Aicard, l’auteur de Maurin des Maures, outille ses analyses2 et le démarque de la lecture en termes d’habitus tel que défini par P. Bourdieu. Le résultat est que Jean-Claude Chamboredon est connu aujourd’hui, au-delà du Métier de sociologue, par des articles fameux qui ont été tirés de ce terrain des grands ensembles3 et de quelques autres autour des enjeux de culture dans la définition des positions sociales. Et il gagne à continuer d’être lu pour la force d’interpellation qu’ont ses travaux au moment de rompre avec des visions établies sur des réalités mal regardées : à trop grande échelle, avec des catégories de perception imposées par les acteurs intéressés à une lecture euphémisante des tensions sociales…, comme en témoignent la journée d’étude « Jean-Claude Chamboredon. Apports et actualité d’un regard sociologique » organisée au CURAPP en novembre 2016 ou la réédition en recueils de plusieurs de ses articles, coordonnée par Paul Pasquali, Florence Weber et Gilles Laferté sur des lignes thématiques de Jeunesse et classes sociales (2015) et de Territoires, culture et classes sociales (2019).

  • 4 Chamboredon J.-C. (1988), « Carte, désignations territoriales, sens commun géographique : les noms (...)
  • 5 Chamboredon J.-C. (1985), « Nouvelles formes de l’opposition villes/campagnes », in Roncayolo M. (d (...)

4Comme lecteur ensuite à partir d’une formation de khâgne qui l’a rendu attentif à la philosophie par-delà la littérature, mais aussi à l’histoire et à la géographie, qu’il lit massivement. Il en rend compte non seulement par l’enrichissement de son regard de sociologue de terrain, dont témoignent les comptes rendus de ses recherches sur Lucien Gallois4 ou sur l’histoire de la France urbaine5, mais aussi par les nombreuses recensions dont il fait profiter les lecteurs de la Revue française de sociologie ou des Annales ESC : dans la ligne des premiers numéros de l’Année sociologique où les Durkheimiens traquaient l’étude du social dans une grande diversité de travaux et repéraient les lignes de fracture, distinguaient les auteurs à suivre et soulignaient les pistes d’approfondissement. Il lit aussi les anthropologues avec intérêt pour leur connaissance de plain-pied et débat volontiers avec eux des limites de leur regard et, notamment, de leur manque d’attention aux structures sociales. Il lit enfin les sociologues britanniques (Bernstein, Williams, Willmott et Young…) et américains, notamment de la tradition de Chicago autour des questions de délinquance et du traitement de la mort (Becker, Goffman, Glaser et Strauss…), et participe à la diffusion critique de leurs travaux en France.

5Comme acteur de l’institutionnalisation de la sociologie enfin. Sa formation aux humanités le met en capacité de dialoguer à l’ENS avec ses collègues des disciplines des sciences sociales ou de civilisations étrangères et avec leurs étudiants. Dans ces conditions, incarner le métier de sociologue, c’est l’enseigner pour intéresser à la sociologie des étudiants qui se destinaient à d’autres voies. C’est ouvrir grand les portes d’un séminaire d’initiation à la recherche. C’est ensuite envisager des formations supérieures interdisciplinaires comme une préparation à l’agrégation de sciences sociales à compter de 1977 en lien avec Marcel Roncayolo, articulée autour de la sociologie, de l’économie, de l’histoire et des statistiques de façon à ce que les élèves ravis de la rencontre avec la sociologie puissent s’y épanouir dans leur carrière professionnelle. La création en 1983 du Laboratoire de sciences sociales et du diplôme d’études approfondies de sciences sociales en partenariat entre l’Ens et l’Ehess, avec l’aide de Marcel Roncayolo et de Marc Augé, vient enfin faciliter l’accès des élèves à la recherche quand il devient clair que les Ens vont servir à pourvoir aux besoins de l’Enseignement supérieur avec la deuxième vague de démocratisation scolaire qui se dessine. Et ce qu’il a mis en place à Paris, il projette de l’étendre à Marseille à partir de la fin des années 1980 quand il rejoint l’Ehess comme directeur d’études et prend la responsabilité du master de sciences sociales de l’antenne marseillaise, associé à un laboratoire construit autour de l’étude des dynamiques culturelles par la sociologie, l’histoire et l’anthropologie quand elles combinent leurs efforts, le SHADYC. Jean-Claude Chamboredon y retrouve Jean-Claude Passeron et ils travaillent ensemble à tenir sur deux jambes un programme de développement de la sociologie à la fois rigoureux épistémologiquement dans le dialogue avec les autres sciences sociales et empiriquement fondé, à distance des invitations militantes et médiatiques à la parole facile et en dépit des difficultés à prendre pour objet un environnement socialement segmenté dont le chercheur fait partie, dans lequel il inscrit sa propre trajectoire sociale. Si ses projets personnels n’ont pas tous abouti pour des raisons de santé, des thèses ont été menées sous sa direction, des chercheurs ont profité de cette dynamique d’expansion de la sociologie d’enquête. Les générations plus récentes continuent de le lire, ce dont témoigne le fait qu’à ce jour, plus d’une vingtaine d’articles parus dans Sociologie depuis 2010 citent des travaux de Jean-Claude Chamboredon alors que sa dernière publication date de 2004.

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Notes

1 Chamboredon J.-C. (1970), « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. 11, no 1, p. 3-33.

2 Chamboredon J.-C. (1983), « Pertinence et fécondité des histoires de vie ? Le temps de la biographie et les temps de l'histoire. Remarques sur la périodisation à propos de deux études de cas », in Fritsch P. (dir.), Le Sens de l'ordinaire, Paris, Éditions du CNRS, p. 17-29.

3 Outre l’article précédemment cité, Chamboredon J.-C. (1971), « La délinquance juvénile, essai de construction d'objet », Revue française de sociologie, vol. 12, no 3, p. 335-377.

4 Chamboredon J.-C. (1988), « Carte, désignations territoriales, sens commun géographique : les noms de pays selon Lucien Gallois », Études rurales, no 109, p. 5-54.

5 Chamboredon J.-C. (1985), « Nouvelles formes de l’opposition villes/campagnes », in Roncayolo M. (dir.), L’Histoire de la France urbaine, tome 5, Paris, Seuil, p. 557-573.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Fournier, « In memoriam Jean-Claude Chamboredon (1938-2020) », Sociologie [En ligne], N° 4, vol. 11 |  2020, mis en ligne le 06 octobre 2020, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/7471

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Auteur

Pierre Fournier

pierre.fournier@univ-amu.fr
Aix Marseille université, CNRS, LAMES, Aix-en-Provence, France

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