Federico Tarragoni, L’Esprit démocratique du populisme (La Découverte, 2019)
Federico Tarragoni (2019), L’Esprit démocratique du populisme, Paris, La Découverte, 372 p.
Texte intégral
1Le récent ouvrage de Federico Tarragoni, L’Esprit démocratique du populisme, prend à bras-le-corps un thème extrêmement discuté dans les dernières années, en tentant de relever une tâche significative : définir, de façon sociologique, le populisme.
2Contre les idées reçues, Federico Tarragoni entend réaliser une archéologie de ce concept politique, qui incarne, bien au-delà du simple appel au peuple, une véritable « tradition politique spécifique », « radicale, contestataire et plébéienne » (p. 14-15). Pour défendre cette thèse, le sociologue procède d’abord à une déconstruction en bonne et due forme de ce qu’il nomme la « populologie », soit la science politique spécialisée dans la dénonciation d’une « menace populiste » (p. 58). Ces analyses, qui mettent l’accent sur le supposé caractère anti-démocratique du populisme, opèrent à partir d’une définition confuse du terme, mot fourre-tout incarnant tantôt la démagogie, tantôt le nationalisme – voire le fascisme –, sans qu’il puisse, pour autant, être possible de distinguer clairement ce qui sépare ces concepts. Contre ces approches entretenant un véritable flou sémantique sur l’objet populiste, qui ferait des peuples revendiqués par le fascisme, les nationalismes et les mouvements démocratiques contemporains des sortes d’équivalents, l’auteur invite plutôt à suivre Gaston Bachelard, pour qui « deux concepts peuvent être complémentaires, mais jamais synonymes » (p. 72).
Une généalogie du populisme
- 1 Pierre-André Taguieff (2007), L’Illusion populiste, Paris, Flammarion, p. 9.
- 2 Clin d’œil à Max Weber, qui traverse l’ouvrage.
- 3 Federico Tarragoni reprend ici la thèse connue de l’historien israélien Zeev Sternhell, qui voit da (...)
3Puisant dans la méthode idéal-typique wébérienne, Federico Tarragoni se lance ensuite dans la reconstruction du concept de populisme (Chapitres 3, 4 et 5). À rebours de l’analyse de Pierre-André Taguieff, pour qui le populisme ne serait qu’un style1, le sociologue soutient qu’il s’agit bien d’une idéologie, dont il faut retracer la généalogie. Renvoyant à ses origines russes et américaines, Federico Tarragoni voit d’abord dans le mouvement socialiste agraire Narodnichestvo (1848-1890) la « matrice » du populisme, duquel se dégage un véritable esprit. C’est celui de « l’éthique démocratique2 », qui ressort également de l’expérience étatsunienne du People’s Party (1877-1896) et des premiers « populismes latino-américains (1930-1960) » (p. 157), les deux autres piliers du populisme des origines. Contrairement au mouvement boulangiste français qui, pour l’auteur, s’apparente plutôt à un « proto-fascisme » (p. 205-209)3, le populisme des origines se caractérise par son radicalisme démocratique et son « idéologie minimaliste » (p. 211), ouvrant la voie, dans sa structuration discursive, à une articulation élargie de demandes sociales hétérogènes. C’est cette dimension qui spécifie la logique démocratique du populisme, se manifestant effectivement dans l’hétérogénéité des revendications traversant ces expériences historiques : des questions de la condition féminine et de la « démocratisation de l’éducation et de la culture » chez les Narodniki à la mise en avant des droits civiques pour les minorités au sein du People’s Party, l’idéologie populiste s’exprime, dès ses premiers balbutiements, par son caractère pluriel (p. 212).
4Si ces deux premiers mouvements sont à comprendre comme les moments fondateurs du populisme, c’est cependant en Amérique latine qu’il s’est véritablement implanté (Chapitre 4). En effet, c’est bien dans pratiquement tous les pays de ce continent que le populisme s’est « institutionnalisé », du Mexique de Cardenas à l’Argentine de Perón. Devenu, dans cette partie du monde, une véritable « philosophie cohérente d’action publique » (p. 215), le populisme marque de son empreinte la modernisation politique latino-américaine, en s’imposant contre les oligarchies libérales et la domination des propriétaires terriens – les latifundios. Proposant une analyse approfondie de trois grands courants historiques – le péronisme argentin, le gétulisme brésilien et le cardénisme mexicain –, l’auteur dégage les lignes de force de ce « modèle politique continental » (p. 220), qui se spécifie comme un ensemble de partis-mouvements interclassistes, menés par un leader charismatique (p. 224) à même de s’opposer à l’oligarchie corrompue. Si le péronisme se caractérise par un « patriotisme révolutionnaire » posant au centre le travailleur prolétarisé des villes – le descamisado –, alors que le cardénisme se tourne principalement vers le paysan indigène, incarnation de la dépossession, ce sont bien toujours les classes populaires et les subalternes qui synthétisent la volonté du peuple.
5En effet, cette tradition politique se confirme selon Federico Tarragoni comme un mouvement « radicalement démocratique et intégrateur » (p. 225), s’appuyant sur une conception plébéienne du peuple, refusant par le fait même toute perspective essentialiste – notamment nationaliste. Pour soutenir son analyse, le sociologue souligne que les vagues de nationalisation des ressources naturelles et des services, mises en branle par ces régimes, représentent plus une extension de l’intégration démocratique (p. 225) qu’une entreprise d’homogénéisation identitaire et excluante. Le progrès du droit des femmes – droit de vote et égalité juridique matrimoniale – ainsi que le développement d’organisations locales, syndicales et associatives sous le péronisme – mouvement analysé le plus en détail –, précise cette conception inclusive du peuple, s’incarnant génériquement comme un ensemble de « citoyens actifs » (p. 232), insoumis et critiques.
6La vague contemporaine du populisme latino-américain, marquée par les figures de Chavez/Maduro, Correa ou Morales, s’enracine dans l’héritage de ce « populisme classique ». C’est effectivement en s’appuyant sur un large éventail de demandes populaires – droits sociaux élémentaires, droits culturels indigènes, etc. – que prospèrent ces populismes au Venezuela, en Équateur et en Bolivie, fédérant en peuple les exclus du néolibéralisme.
7Par ailleurs, Federico Tarragoni reconnaît que la prépondérance de la figure du chef charismatique ainsi que l’étatisme, particulièrement notables dans les mouvements latino-américains, peuvent muter les mouvements populistes en autoritarisme, voire glisser tendanciellement vers le fascisme, comme l’illustre le cas de l’Estado novo au Brésil, à la fin des années1930 (p. 237). En effet, la deuxième phase du gouvernement de Getulio Vargas se transforme en corporatisme autoritaire, ce qui sape ses fondements populaires. Cet exemple d’étatisme marque pour l’auteur un passage à un autre type de régime, dictatorial, car « lorsque le fascisme naît, le populisme est déjà mort » (p. 263).
8L’importance accordée dans cet ouvrage au populisme latino-américain donne également, selon Federico Tarragoni, des clés d’interprétation pour comprendre les protestations politiques en Europe au xxie siècle, face aux mutations néolibérales. Analysant les mouvements d’Europe du Sud que sont le Mouvement 5 étoiles, Syriza et Podemos, en plus de la France Insoumise, l’auteur soutient que ces formations populistes nous informe sur une latino-américanisation du Vieux continent, dominé par une élite technocratique et financière (p. 301). C’est effectivement en lutte contre la Troïka (UE, FMI, BCE) que s’impose le parti Syriza en Grèce, comme Podemos s’oppose à la « casta » néolibérale espagnole, ou le M5S à l’élite italienne corrompue. Si la France Insoumise peut verser, selon l’auteur, dans une politique jacobine tendant vers l’autoritarisme – par le style absolutiste du chef Jean-Luc Mélenchon –, elle reste dans le sillon d’un mouvement populiste considéré comme émancipateur, quand il est aligné sur la « ligne François Ruffin », orientée vers « la critique de l’immoralité des élites, la lutte contre les inégalités sociales » et le projet général de « radicalisation de la démocratie » (p. 332).
Le populisme n’est-il que plébéien ?
9Les bases d’une théorie du populisme ayant été posées, l’auteur conclut son ouvrage sur une note plus critique, qui précise ses positions politiques : face à la recrudescence des nationalismes, il s’agirait, selon Federico Tarragoni, de prôner un mouvement « plébéien, cosmopolitique et anti-souverainiste » (p. 357), s’enracinant dans l’idéologie populiste historique. Celle-ci, comme idéologie minimale, serait intrinsèquement plurielle et hétérogène, ce qui aurait comme vertu de s’opposer aux replis identitaires et xénophobes. Federico Tarragoni retourne donc le populisme contre ce qu’on imaginait l’être : la logique illibérale et nationaliste des souverainismes protestataires prenant forme un peu partout dans le monde, tant décriés par les spécialistes du régime représentatif – Rosanvallon, Mounk, Muller, etc.
10Cette prise de position de l’auteur semble dégager, selon notre point de vue, une aporie importante de l’ouvrage : celle de s’acharner à faire concorder la théorie sociologique du populisme avec les options politiques en découlant. En effet, l’essentiel du travail de généalogie conceptuelle proposé par l’auteur, au demeurant fort stimulant, s’évertue à mettre constamment à distance du fait populiste les courants jugés – souvent à raison – plus suspects, comme les nationalismes, le fascisme ou l’autoritarisme. Suivant une définition intrinsèquement « subalterniste » du populisme, compris comme une « critique plébéienne et radicalement démocratique » (p. 352), le sociologue refuse de considérer que plusieurs mouvements contemporains de droite et d’extrême-droite, mais aussi des souverainismes de gauche – auxquels il faudrait par ailleurs rattacher bon nombre de courants latino-américains –, puissent avoir des spécificités populistes, car ne se rattachant pas directement aux éléments mis en valeur dans sa généalogie. Or, nous savons que le peuple peut très bien être conçu, également, en termes de nation, de communauté de sang ou d’assemblée de citoyens. Pourquoi donc, au nom d’une précision conceptuelle, le terme de populisme, comme renvoi au peuple, devrait leur être confisqué par le plébéianisme ? Paradoxalement, cette perspective anti-essentialiste (p. 359) finit par ériger la multitude plébéienne en entité populaire « chimiquement pure », à partir de laquelle devrait nécessairement partir les mouvements démocratiques pour arriver à une politique véritablement émancipatrice. Ce serait aussi oublier que le People’s Party ou le péronisme, considérés comme les racines du « radicalisme plébéien », s’appuyaient sur des imaginaires nationaux forts pour unifier leur « peuple », effectivement pensé comme entité en lutte contre l’élite corrompue, mais dépassant nécessairement des frontières de classes, justement par leur appartenance à la nation – celle du petit propriétaire et citoyen américain, d’inspiration jeffersonienne, ou des descamisados argentins, en quête de souveraineté économique.
11Cela dit, il convient de reconnaître toute l’ambition du travail théorique de l’auteur, qui n’hésite pas à recourir à la sociologie compréhensive de Max Weber (p. 25), pour construire un véritable idéal-type de son objet. Si, au terme de cette recherche, la définition proposée du populisme est à notre sens discutable, elle a au moins le mérite de renouer avec le meilleur de la sociologie classique, soit l’analyse conceptuelle du social sur le temps long, de laquelle se dégage un regard original sur notre présent politique.
Notes
1 Pierre-André Taguieff (2007), L’Illusion populiste, Paris, Flammarion, p. 9.
2 Clin d’œil à Max Weber, qui traverse l’ouvrage.
3 Federico Tarragoni reprend ici la thèse connue de l’historien israélien Zeev Sternhell, qui voit dans le boulangisme les racines d’un fascisme proprement français. Voir Z. Sternhell (2013), Ni droite ni gauche, Paris, Gallimard et Z. Sternhell (2016), Maurice Barrès et le nationalisme français, Paris, Fayard.
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Référence électronique
Olivier Bélanger-Duchesneau, « Federico Tarragoni, L’Esprit démocratique du populisme (La Découverte, 2019) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2020, mis en ligne le 06 octobre 2020, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/7367
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