- 1 Si les auteur·e·s souhaitent vraiment discuter l’expression, un fait n’est-il pas toujours social ? (...)
1Dans un manuel dense, mais parfois aussi un peu touffu, Philippe Cardon, Thomas Depecker, Marie Plessz rendent compte de recherches classiques qui ont permis d’assoir la sociologie et l’anthropologie de l’alimentation dans le domaine académique. Ils et elle font également découvrir aussi des chercheur·e·s plus récent·e·s moins connu·e·s des étudiant·e·s en sciences sociales et du grand public intéressé. Dans l’ensemble, les auteur·e·s montrent que l’alimentation, un fait social – cela va de soi1 –, est à la fois imbriquée dans des habitudes individuelles et familiales autant que dans des politiques sociales et économiques, à une échelle locale comme globale.
2Le livre, qui contient aussi un glossaire très utile et une riche bibliographie, est organisé en six chapitres qui portent sur les « cultures alimentaires » ainsi que sur la division sexuée et genrée des goûts de classes à l’aune de la mondialisation. L’ouvrage traite aussi, et c’est moins courant, des politiques de l’alimentation et du rapport entre État, industrie et consommation individuelle dans la diversité de leurs actions et de leur diffusion que ce soit par le marketing, l’éducation nutritionnelle, les associations de consommateurs et consommatrices ou les mouvements alternatifs en faveur de l’environnement.
3Dans le chapitre 1, la question des goûts, des jugements et des pratiques alimentaires est d’abord expliquée à partir des travaux de Maurice Halbwachs, Pierre Bourdieu ainsi que Claude Grignon. Comme nous le savons, l’alimentation que nous consommons dépend de nos éducations premières et secondaires, voire ternaires – par exemple dans le cas où les personnes changent globalement de pratiques sous l’influence de certains mouvements de réforme. Dans La Distinction (1979), P. Bourdieu met l’accent sur la socialisation première et la conceptualise par la notion d’habitus, des façons d’être et d’agir, s’exprimant dans des styles de vie déterminés par des conditions objectives d’existence et une dynamique de distinction dans l’espace social, chacun voulant garder sa place ou tenir son rang en conformité avec les représentations et les pratiques de son groupe social d’origine. Fort judicieusement, les auteur·e·s arriment ensuite la discussion autour de la division sexuelle des tâches s’intéressant notamment aux différences de genre dans l’apport salarial du ménage – Maurice Halbwachs, 1913, cité p. 24 – et aux différences de consommation selon l’âge et le sexe des personnes.
4Si plusieurs ouvrages et recherches ont critiqué l’approche par les classes et fractions de classes sociales au détriment des contextes nationaux ou régionaux, les auteur·e·s en concluent néanmoins « que malgré la baisse du budget dévolu à l’alimentation, les pratiques alimentaires restent liées à la position sociale » (p. 35) et aux habitus de classes, sans que le processus de distinction ne disparaisse, rendant la théorie de la « moyennisation » ou du nivellement des classes sociales peu crédible. En fait, les frontières se redessinent constamment, même en usant de produits identiques. Par exemple, si la consommation de viande – ou en tout cas de certains morceaux – a longtemps été un marqueur des classes aisées, la tendance s’est inversée – Céline Laisney, 2013, citée p. 35 – pour devenir l’apanage des classes populaires. Un exemple de diffusion du bas vers le haut de la hiérarchie des classes pourrait être les légumineuses : autrefois consommés par les classes populaires et évitées par les classes bourgeoises, elles semblent regagner en popularité, peut-être sous l’effet des diététiques végétariennes et de l’éducation nutritionnelle.
5Dans le chapitre 2, les sociologues, abordant la notion de « culture alimentaire », décrivent les analyses de deux anthropologues célèbres dans le domaine, Claude Lévi-Strauss, 1965, et Mary Douglas, 1966, 1975 et 1979, dont il est question dans tous les manuels ou livres généraux – notamment Claude Fischler, L’Homnivore, 1990, et le lumineux petit ouvrage dans la collection Repères sur la Sociologie de l’alimentation de Faustine Régnier, Anne Lhuissier et Severine Gojard, 2006. Il aurait été aussi utile de développer le propos sur la question des interdits et prescriptions du Lévitique analysés par M. Douglas pour mentionner les travaux de Claudine Fabre-Vassas (1994) qui permettent de prolonger la réflexion sur l’interdit du porc comme anomalie taxinomique dans l’ordonnancement du monde et comme signe de distinction entre les « nous » et « ils/elles », entre juifs et chrétiens. Ainsi, le respect de l’interdiction articulée à l’interdit du cannibalisme a-t-il servi à la stigmatisation des juifs, qui ne se mangeant pas entre eux, étaient soupçonné.e.s de manger les êtres d’un autre groupe, ici les enfants chrétiens.
6D’autres travaux à la fois historiques et anthropologiques comme ceux de Sidney W. Mintz, 1985, mentionné p. 54, révèlent comment la diffusion d’une marchandise, ici le sucre dans la société britannique du xixe siècle, met en évidence les changements en série, de la production à la consommation, qui feront d’un produit cher réservé aux riches, une denrée finalement adoptée par le monde ouvrier, notamment dans le thé. Plus récente, l’étude de Jessica Padock, 2017, citée p. 57, se penche sur la circulation des biens et des personnes dans une économie mondialisée affectant les habitant·e·s des îles Turques-et-Caïques dont la consommation de nourriture grasse importées des États-Unis est associée au diabète ou à l’obésité. Cette consommation est critiquée par les autorités de la région qui y voient une sorte de choix sans admettre que c’est, en tout cas partiellement, une conséquence de l’exportation en Amérique du Nord de la première ressource naturelle qu’est la pêche qui pousse la population de ces îles à se rabattre sur une autre sorte de nourriture que le poisson.
7D’autres travaux encore se sont intéressés à l’intégration de l’exotisme culinaire – Faustine Régnier, 2004 – dans les recettes présentées par des magazines féminins en France et en Allemagne. Cet exotisme est néanmoins sélectif et distinctif puisque, par exemple, les kébabs prisés en Allemagne n’y sont pas inclus, peut-être parce que c’est une nourriture de rue qui fut associée aux personnes immigrées de Turquie aujourd’hui insérées dans bien d’autres domaines. Les études portant sur la migration et l’alimentation sont trop nombreuses pour être toutes mentionnées ici, nous nous contenterons donc de n’évoquer que l’ouvrage précurseur de Jean-Pierre Hassoun (1997) sur les Hmong du Laos qui recomposent leurs rituels et leur alimentation quotidienne en France en adoptant par exemple un plat laotien – et non pas hmong – comme signe de distinction. Dans un autre registre, J.-P. Hassoun, 2010, cité p. 65-66, articule histoires de vie des restaurateurs et analyses fines des lieux et des menus, pour décrire l’exotisme « bien tempéré » des plats franco-marocains « sains » et « traçables » proposés aux classes d’affaire new-yorkaises – Le Barbes offre par exemple un cassoulet aux lentilles servis dans un tajine.
8Dans le chapitre 3, sont examinés les rapports entre État, industries et consommation alimentaire individuelle et comment se sont mises en place les luttes contre les produits falsifiés, la gestion des crises alimentaires, l’auto ou l’exo régulation des industries dans le domaine ainsi que le développement d’expertises, qui permettent de taxer certains produits considérés comme malsains en trop grosse quantité – gras, sel, sucre… – ou d’en recommander d’autres qui contribuent au contraire à la santé – par exemple l’injonction à manger davantage de fruits et légumes frais et des légumineuses. Partant, les intérêts sanitaires ou commerciaux s’entremêlent avec ceux de certains mouvements de consommateur·rice·s , en particulier les adeptes de la consommation durable – tests comparatifs, pression sur les entreprises qui ne signalent pas correctement la composition de leurs produits, examens de certification. Ainsi le greenwashing – « la mobilisation potentiellement abusive d’arguments environnementaux à des fins de marketing », p. 88 – voisine-t-il avec l’astroturfing qui consiste grosso modo à construire de faux mouvements de consommateur·e·s citoyen·ne·s revendiquant « par le bas » des produits et des pratiques en fait portées « par le haut », par certaines industries – Sylvain Laurens, 2015, cité p. 88. Le cas du greenwashing, « montre la relation duale entre une volonté des pouvoirs publics de gouverner le comportement des consommateurs et des consommatrices par les mécanismes de marché, notamment en soutenant l’introduction des objectifs environnementaux dans le marketing et la publicité, et la volonté des professionnels du secteur de s’autonomiser des objectifs publics tout en mettant à profit les opportunités de communication ainsi offertes » (p. 88 et Sophie Dubuisson-Quellier et Laure Gaertner, 2016, citées p. 88).
9Le chapitre 4 traite, tous azimuts et de façon un peu désordonnée, des mouvements de réforme de vie (Lebensreform) et d’alimentation du xixe siècle en réaction à l’industrialisation. Le végétarisme est l’exemple même de ces mouvements de réforme puisqu’il ne se concentre généralement pas que sur des pratiques alimentaires, mais aussi sur de nouvelles habitudes corporelles et sur des approches philosophiques qui peuvent varier selon les époques, les vegan·e·s d’aujourd’hui mettant par exemple l’accent sur l’antispécisme, qui se refuse à considérer l'espèce humaine comme au-dessus de toutes les autres. C’est aussi un cas qui permet de penser le soi-disant effacement des classes sociales et des différences de genre dans la mesure où si ce régime a pu être adopté par certaines fractions des classes populaires, il demeure aujourd’hui encore le fait des femmes plus que des hommes – les deux tiers sont des femmes – et des classes moyennes et aisées bien formées sur le plan des études plutôt que des classes populaires2.
10Les réformes de l’aide alimentaire, rapidement décrites dans ce chapitre, analysent la distribution de nourriture, notamment de pain et de soupe, dans une perspective historique qui en signifie les dimensions à la fois charitables et éducatives puis citoyennes – par exemple Anne Lhuissier, 2013a, citée par les auteur·e·s, p. 100 ou encore Thomas Depecker, Anne Lhuissier et Christian Topalov, 2015, sur les lexiques de la bienfaisance. À ces importants travaux, nous nous permettons de rajouter également les recherches de Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom (notamment leur ouvrage de 2018).
11La « théorie des pratiques », en usage dans la sociologie britannique de l’alimentation et de l’environnement, expliquée dans l’ouvrage sans revenir complètement sur ses fondements (voir à ce sujet Dubuisson-Quellier & Plessz, 2013) propose une analyse des pratiques individuelles et de classe passées au prisme des contraintes, des routines et des infrastructures matérielles ou politiques qui organisent l’activité. En fait, du point de vue de cette « théorie des pratiques », il s’agit de partir des contextes qui organisent des pratiques plus que des choix et des comportements individuels et de réinsérer ces pratiques parmi celles qui entourent ou déterminent les activités. À cet égard, l’exemple du congélateur est parlant. Celui-ci, d’abord utilisé à la cave ou dans le garage pour stocker des produits du jardin, entre ensuite dans la cuisine pour conserver des produits en action, souvent déjà préparés et qui peuvent être réchauffés grâce à un autre objet, le micro-onde – Elizabeth Shove et Dale Southerton, 2000, cité·e·s par les auteur·e·s. David Evans, 2011, cité p. 152, pour sa part, donne l’exemple des restes alimentaires majoritairement jetés par les ménages devant ensuite faire face à des critiques moralisatrices de leurs comportements. Il explique que ces habitudes sont dues à une très bonne gestion des ordures ménagères, un manque de temps pour cuisiner agréablement les restes et une difficulté à donner ceux-ci aux personnes qui pourraient les accepter dans le cadre de distributions – notamment du fait d’injonctions sanitaires sur le dépassement des dates limites de vente ou de la conservation fragile de certains mets. Selon la « théorie des pratiques », chaque pratique ou ensemble de pratiques étudiées devraient donc l’être à l’échelle macro-sociologique et micro-sociologiques.
12Le dernier chapitre reprend certains thèmes déjà abordés dans le chapitre 1 tels que celui des goûts alimentaires pour en approfondir la perspective en matière de genre et de sexe. Comme l’indiquent notamment différentes recherches dans le domaine de la santé, du rapport aux normes et aux régimes, les femmes sont par exemple plus sensibles à la question du poids, parce que socialement contraintes à porter plus d’attention à leur « ligne » et leur à esthétique générale. Elles entament donc plus souvent des régimes, par exemple amaigrissants, de leur propre chef, tandis que les hommes ne le font que si c’est leur médecin qui l’ordonne – Jean-Pierre Poulain 2009, cité p. 168. Comme nous en avons aussi connaissance– bien qu’il ne soit pas possible d’en discuter ici –, les débats sur le poids, la corpulence et l’obésité varient selon les pays, les classes et fractions de classes sociales, l’âge et le sexe, la formation reçue, le type de travail effectué et le temps à disposition. Et si les femmes des classes populaires font des régimes pour perdre du poids, celles de milieux supérieurs suivent des diététiques « saines » dans une perspective plus préventive que curative – Thomas Depecker, 2010 ; Thibaut de Saint Pol, 2008a, Faustine Régnier et Ana Masullo, 2009 ; Faustine Régnier, 2017, cité·e·s p. 163. En conséquence, si les hommes se mettent aux fourneaux, par plaisir ou nécessité, ce sont les femmes qui passent le plus de temps en cuisine. Les femmes demeurent ainsi, socialement contraintes, les porteuses des normes de leur ménage et de leur classe alors que ces enjeux sont moindres pour les hommes toutes classes confondues.
13Cet ouvrage, qui permet d’aborder par l’alimentation nombre de questions contemporaines – notamment la mondialisation, les migrations, la santé et l’environnement –, porte à la discussion de nouveaux savoirs et les explique à partir d’une perspective qui mêle habilement les échelles d’analyse tantôt focalisées sur les entreprises, les actions d’État, ou les individus et les ménages. Nous regretterons toutefois que certaines recherches anthropologiques focalisées sur l’observation in vivo n’occupent pas une place importante, la démarche des anthropologues apparaissant pouvoir apporter davantage que « la théorie des pratiques » à condition de tenir compte de la matérialité des gestes et des objets et, plus globalement, des dispositifs – au sens concret et foucaldien du terme – en jeu dans le champ de l’alimentation.