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Caitlin Zaloom, Indebted: How Families Make College Work at Any Cost (Princeton University Press, 2019)

Jeanne Lazarus
Référence(s) :

Caitlin Zaloom (2019), Indebted: How Families Make College Work at Any Cost, Princeton, Princeton University Press, 280 p.

Texte intégral

1Indebted de Caitlin Zaloom est un livre sur la culture et la morale des classes moyennes contemporaines aux États-Unis. L’auteure étudie les contraintes, les finances et les valeurs de ce groupe social à travers un objet sociologique et économique majeur : le financement du College de leurs enfants, les quatre premières années d’université désormais considérées comme indispensables pour appartenir à la classe moyenne.

2Les familles sont prises en étau entre la réalité de leurs possibilités financières et leurs valeurs d’éducation : offrir à ses enfants un futur ouvert (open future), pour s’épanouir comme individu et acquérir son autonomie. Dans le même temps, la morale financière transmise par les éducateurs à l’argent – depuis les rubriques « budget » des magazines jusqu’aux cours institutionnalisés d’éducation financières – ou par les banques est de s’endetter de façon raisonnable, pari difficile lorsqu’une année de College coûte entre 35 000 et 60 000 dollars.

3Ces évolutions datent des années 1980. l’État s’est progressivement désengagé du financement des universités en suivant le précepte selon lequel les gains des études supérieures étant individuels, les familles devaient les financer. Les universités, recevant moins de subventions mais offrant des services toujours plus luxueux, ont augmenté leurs tarifs, tandis que les revenus du salariat diminuaient. L’endettement est apparu comme la solution, auprès des banques soutenues par l’État puis auprès de l’État lui-même à partir de 2008.

4Toutefois, des aides existent, qui suivent la logique développée dans les années 1980 de « high-tuition, high-aid ». Mais le système est extrêmement compliqué, impliquant les niveaux fédéraux, étatiques comme les universités elles-mêmes. Caitlin Zaloom propose de l’appeler le « student finance complex », que l’on pourrait traduire par le « complexe universitaro-financier », en miroir du fameux « complexe militaro-industriel » qui désigne les liens entre l’industrie de l’armement, l’armée et le gouvernement américain.

5Trois idées centrales parcourent l’ouvrage. D’abord le coût des études a réorganisé la vie des familles. Elles se trouvent engagées dans la finance à un degré jamais connu. La seconde conclusion est que les parents vivent des conflits éthiques gigantesques pour remplir des « mandats moraux » contradictoires. Ils doivent envoyer leurs enfants au College, répondre au modèle de la famille nucléaire stable et être de judicieux utilisateurs de la finance. Enfin, l’auteure considère que le financement du College s’apparente à une spéculation sociale. Les familles, tels des spéculateurs, doivent faire un pari d’investissement. La matière de ce pari, ses enfants, rend toutefois illusoire tout comportement « rationnel », au sens de la science économique, c'est-à-dire fondé sur la seule échelle de valeur financière.

6Pour Caitlin Zaloom un ménage appartient à la classe moyenne s’il doit s’endetter pour payer l’enseignement supérieur de ses enfants car il est insuffisamment riche pour financer les études sans dettes, ni démuni au point de recevoir une bourse complète. Cette délimitation initiale du groupe de la classe moyenne par ces indicateurs financiers est une porte d’entrée vers un travail de définition de ce groupe. La démarche est constructiviste car elle consiste à montrer les efforts que les familles doivent effectuer, en termes de démarches administratives, d’engagements financiers, de conflits moraux, pour correspondre au modèle de la classe moyenne à laquelle elles considèrent appartenir.

  • 1 Caitlin Zaloom (2006), Out of the Pits, Traders and Technology from Chicago to London, Chicago, Uni (...)

7Le livre est fondé sur 160 entretiens auprès d’étudiants et parents et à l’étude approfondie de quelques familles avec qui l’auteure a fait des entretiens répétés. Caitlin Zaloom, connue comme anthropologue de la finance, depuis son ouvrage Out of the Pits1, utilise ici l’approche anthropologique pour définir les valeurs et la culture d’un groupe social, celui des classes moyennes. Chacun des chapitres suit un outil financier en montrant les conflits moraux qu’il introduit dans la vie des familles.

8L’ouvrage est d’une grande virtuosité : l’auteure parvient à tenir ensemble une série de fils tout en clarifiant le maquis administratif et financier que les familles traversent. Suivre l’argent et ses pratiques permet à Caitlin Zaloom d’aborder les politiques d’enseignement supérieur aux États-Unis depuis les années 1960, la conception de l’aide sociale et des transferts d’argent jugés légitimes ou illégitimes, la financiarisation de l’économie et de la vie quotidienne, la situation d’écrasement ressentie par la classe moyenne mais également les enjeux raciaux, dans l’un des chapitres les plus passionnants de cet ouvrage, qui l’est de bout en bout.

9Après le chapitre introductif, le chapitre 2 est consacré à l’épargne préparatoire au College. Il commence par la description d’un spot télévisé montrant une petite fille qui grandit pendant que ses parents épargnent. À l’heure de l’université, la famille est heureuse. La jeune fille a fait son devoir en grandissant et s’épanouissant, les parents le leur en ayant fait fructifier leur argent et réuni les sommes nécessaires. Ce spot, représente le « narrative » ou récit moral d’une planification réussie. Divorces, maladies, chutes de revenus peuvent contrecarrer cette accumulation. Chaque accroc que les classes moyennes – en situation d’instabilité croissante – rencontrent, met en péril la réussite. Parfois les enfants eux aussi ne suivent pas un chemin parfait. Certains se désintéressent de l’école, d’autres tombent malades ou choisissent mal leur orientation. Dans chacun de ces cas, l’illusion du contrôle que donnent les conseils d’éducation financière et les spots publicitaires qui présentent des cycles de vie linéaires et simples, s’envole, laissant les familles coupables de ne pas avoir su répondre aux injonctions qui leur étaient faites et économiquement en danger quand se présente le moment du paiement de la scolarité.

10Le chapitre suivant aborde l’épreuve du FAFSA ou Free Application for Federal Student Aid, formulaire de 105 items au fondement de l’ensemble des aides publiques et privées. Par ses questions, le FAFSA dessine lui aussi un modèle de famille hétérosexuelle stable où les couples partagent les responsabilités financières, y compris après un divorce.

  • 2 Christopher Howard (1999), The Hidden Welfare State, Princeton, Princeton University Press.

11À travers les charges que l’administration prend ou pas en compte – par exemple les remboursements de crédit immobilier mais pas ceux de crédits à la consommation ou les dettes médicales – se dessine l’économie morale du soutien public aux classes moyennes. Christopher Howard dans The Hidden Welfare State avait déjà montré le soutien fiscal massif aux classes moyennes supérieures états-uniennes via les déductions d’impôt pour les emprunts immobiliers et les fonds de pension2. Ce soutien n’est pas cadré comme une aide sociale et permet de conserver l’image d’autonomie comme la dignité des classes moyennes. Le FAFSA correspond au même cadrage moral. Comme pour un crédit par exemple, les familles donnent toutes leurs informations volontairement et il n’y a pas d’intermédiaire comme il y en aurait pour une demande d’aide sociale. Cette classique occultation du soutien gouvernemental aux classes moyennes a des effets. Les familles, comme pour le crédit, cachent leurs difficultés, ne les politisent pas et restent silencieuses devant leurs éventuelles difficultés de remboursement.

12Le FAFSA émet un verdict sous la forme du montant à payer par la famille, une fois déduites les aides fédérales et universitaires. Ce montant est le plus souvent financé à crédit, objet du chapitre 4, « Enmeshed Autonomy » ou l’autonomie attachée. Les montants mettent parfois en danger les parents, jusqu’à menacer leur propre autonomie financière. Ils menacent également l’autonomie future des étudiants, qui sortiront de l’université avec un fardeau financier pour une, deux, trois décennies. Caitlin Zaloom présente alors d’autres modèles. Les études sont gratuites dans de nombreux pays et lorsque des prêts sont souscrits, c’est essentiellement pour la vie quotidienne et dans des mesures raisonnables. Ainsi, en Allemagne, la moyenne des prêts étudiants est de 4000 euros. En Australie, où les études coûtent cher, le remboursement des prêts est calculé proportionnellement au revenu des personnes après leurs études, de sorte que le poids de la dette étudiante n’empêche pas de choisir librement sa vie professionnelle. Aux États-Unis, l’idée de gratuité des études fait son chemin. L’État de New York l’a proposée dans ses universités publiques mais ses opposants invoquent deux arguments majeurs. Le fait que les familles qui peuvent payer seraient alors subventionnées par les impôts de tous et le fait que les universités publiques auraient un avantage indu sur les privées.

13Le chapitre 5 est centré sur les familles noires et tisse trois fils de façon brillante : l’histoire des universités noires – les HBCUs (Historically Black College and Universities), comme Howard dans l’État de Washington –, une analyse des effets économiques des discriminations et de l’héritage esclavagiste sur les familles noires, et la présentation d’un outil financier particulièrement utilisé par ces familles, le Parent PLUS Loan.

  • 3 Martha Poon (2009), « From New deal Institutions to Capital Markets: Commercial Consumer Risk Score (...)

14Les HBCUs sont traditionnellement moins financées que les autres, leurs anciens élèves sont moins riches, les États fédérés leurs confèrent moins de moyens et leurs étudiants sont plus souvent boursiers. Ces universités ont subi de plein fouet la baisse des crédits publics et ont comme les autres augmenté leurs tarifs, atteignant des montants de 30 000 dollars annuels ou davantage. Les familles noires sont moins riches que les autres, disposent de moins de patrimoine et sont plus endettées. Aujourd’hui, les étudiants noirs ont en moyenne 70 % de dettes en plus que leurs camarades blancs. Les familles noires ont par ailleurs plus de difficultés que les autres à accéder au crédit dans un espace bancaire où le score de crédit est le sésame3. Dès lors, elles sont nombreuses à utiliser le Parent PLUS Loan, accordé par le gouvernement mais aux conditions plus dures que les autres prêts fédéraux – taux d’intérêt plus élevés et remboursement qui démarre dès la souscription du prêt, sans attendre la fin des études et donc le salaire des enfants. Or, relate Caitlin Zaloom, après la crise financière, ce dispositif s’est trouvé très déficitaire et les règles d’accès se sont durcies en 2011 : désormais, il tient compte de l’histoire de crédit des cinq dernières années, contre 90 jours dans le système précédent. L’effet a été immédiat. Le montant des prêts fédéraux accordé a chuté de 11 % dans l’ensemble du pays, mais de 36 % pour les universités noires. Cela a eu de telles répercussions qu’elles ont saisi le « black caucus », les parlementaires noirs, qui a protesté et obtenu des excuses du ministère de l’Éducation. Celui-ci a accepté d’abaisser à deux ans l’histoire de crédit demandée, mais a ajouté un élément de paternalisme : les familles à qui le prêt est refusé doivent rencontrer un conseiller budgétaire.

15Pour Caitlin Zaloom, les familles noires et leurs enfants subissent l’héritage des discriminations subies par le passé, notamment le redlining qui les a empêchées de devenir propriétaires, de bénéficier des aides fiscales accordées aux accédants à la propriété et d’accumuler du patrimoine. À travers les histoires familiales relatées dans ce chapitre se dessine une génération qui est allée à l’université dans les années 1970 lors de la période de déségrégation quand l’État accordait des aides substantielles aux universités comme aux familles noires. Toutefois, ces étudiants devenus parents de classe moyenne peinent terriblement, plus que leurs anciens condisciples blancs, à ce que leurs enfants suivent le même chemin. Et comme dans de nombreux autres domaines, les obstacles historiques subis par ces familles ne sont pas pris en compte en tant que tels mais la responsabilité est reportée sur les familles qui sont individuellement suspectées de comportements financiers peu responsables.

16Le dernier chapitre analyse les dilemmes traversés par les familles à qui il est enjoint de se comporter en investisseur responsable mais dont la matière de l’investissement est leur progéniture. Le mandat moral de l’open future implique que l’université doit servir à s’épanouir, mais celui de la bonne gestion conduit à ce que le College doive servir à trouver un emploi. Ces questions traversent aussi les discours politiques sur l’université. Toutefois, les bénéfices financiers des filières n’ont rien d’évident tant le marché du travail est changeant. En outre, Caitlin Zaloom rappelle que les dettes obscurcissent le futur des étudiants. Sans compter que les remboursements des prêts étudiants démarrent six mois après les diplômes. Cela conduit souvent les diplômés à accepter des emplois qui ne leur plaisent pas complètement, à rebours de l’idéal de l’épanouissement de soi.

17Au terme de cette enquête, la conclusion est un plaidoyer pour le retour du soutien gouvernemental à l’éducation supérieure. Elle doit être vue comme un bien public. Son financement doit être suffisamment partagé avec les familles pour que cessent les conflits moraux qu’elles supportent et qui découlent de leur incapacité à financer sereinement les frais gigantesques que les universités facturent aujourd’hui. Les niveaux d’endettement imposés aux étudiants et à leur famille mettent en péril leur appartenance même à la classe moyenne, promesse associée à la nation états-unienne.

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Notes

1 Caitlin Zaloom (2006), Out of the Pits, Traders and Technology from Chicago to London, Chicago, University of Chicago Press.

2 Christopher Howard (1999), The Hidden Welfare State, Princeton, Princeton University Press.

3 Martha Poon (2009), « From New deal Institutions to Capital Markets: Commercial Consumer Risk Scores and the Making of Subprime Mortgage Finance », Accounting, Organizations and Society, no 34, p. 654-674.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jeanne Lazarus, « Caitlin Zaloom, Indebted: How Families Make College Work at Any Cost (Princeton University Press, 2019)  », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2020, mis en ligne le 06 octobre 2020, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/7312

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Auteur

Jeanne Lazarus

jeanne.lazarus@sciencespo.fr
Chargée de Recherche CNRS, Centre de sociologie des organisations, Science Po - CSO, 84 rue de Grenelle, 75007 Paris, France

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