Sylvie Tissot, Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York (Raisons d’Agir, 2018)
Sylvie Tissot (2018), Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York, Paris, Raisons d’Agir, 328 p.
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1Ce livre propose une réflexion sur ce qu’aimer (ou en tout cas, ne pas détester) les gays et les lesbiennes veut dire aujourd’hui, au sein de la bourgeoisie progressiste parisienne et new-yorkaise. Gayfriendly propose à la fois une sociologie de l’acceptation des gays et des lesbiennes, mais aussi une sociologie de l’ambiguïté. Le livre débute par un constat : les hommes homosexuels et les lesbiennes ne sont aujourd’hui ni pleinement rejeté·e·s par les hétérosexuel·le·s, ni pleinement intégré·e·s à l’ordre social. Elles et ils restent une catégorie d’individus à part, et leur présence dans l’espace urbain est encore remarquée. C’est sur cette place ambiguë qui leur est accordée, par moment valorisée, voire recherchée, que porte ce livre.
2Pour ce faire, Sylvie Tissot propose un double pas de côté : le premier consiste à analyser l’acceptation de l’homosexualité du point de vue des hétérosexuel·le·s ; le deuxième consiste à ne pas faire porter l’analyse sur n’importe quel type d’hétérosexuel·le. En effet, dans ce livre la parole est donnée aux hétérosexuel·le·s, dits « bourgeois », et plus particulièrement à ceux et celles qui vivent dans des quartiers identifiés comme « gay » ou « lesbien » – respectivement le Marais à Paris et Park Slope à New York. L’idée est ainsi de prendre à rebours les représentations souvent bien ancrées selon lesquelles l’homophobie serait avant tout l’apanage des classes populaires. Si aucun·e des interviewé·e·s rencontré·e·s dans les deux villes ne se pense comme homophobe – la plupart se déclarent « alliés » – aimer les gays et les lesbiennes, apprécier leur compagnie dans les dîners, les envisager comme des voisin·e·s fréquentables, voir même comme des ami·e·s avec qui l’on partage ses peines de cœur ou avec qui sortir faire la fête, ne veut pas dire que cela se fait sans condition.
3Pour analyser ce phénomène, la sociologue propose une enquête par entretiens. Entre 2011 et 2016, 39 interviews ont été menées en France, 56 aux États-Unis, auprès de 58 hétérosexuel·e·s et 37 gays et lesbiennes ; les enquêté·e·s sont principalement blanc·he·s, en couple et propriétaires de leur logement.
Ces curieux hétérosexuels
- 1 Pour la France, voir Wilfried Rault (2016), « Les attitudes “gayfriendly” en France : entre apparte (...)
4Le livre est structuré en quatre chapitres. Le premier porte sur le processus qui mène à être « gayfriendly ». Il retrace les parcours de ces hétérosexuel·le·s bourgeois·es d’âges différents, qui ont des façons variées d’envisager l’homosexualité. Comme l’ont montré plusieurs enquêtes1, les jeunes et les femmes sont davantage gayfriendly que les hommes et les personnes âgées, la variable « classe » ne jouant un rôle que limité dans cette sympathie exprimée à l’égard des homosexuel·le·s. Sylvie Tissot montre que c’est la capacité à reconnaître et nommer l’homosexualité qui explique ces différences et que cette capacité varie avec l’âge. L’auteure distingue ainsi trois générations qui se différencient par un rapport spécifique à l’homosexualité. Une première génération, née entre 1930 et 1955, et donc élevée dans un contexte social où l’homosexualité était considérée comme une pathologie de part et d’autre de l’Atlantique, se caractérise par des avis pas franchement hostiles (p. 25) envers l’homosexualité, mais qui ont des réserves, notamment sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Par ailleurs, ces individus préfèrent utiliser le terme d’« homosexuel·le » plutôt que « gai » ou « lesbienne ».
5Pour la deuxième génération, née entre 1955 et 1975, « ce ne serait pas cool de ne pas être gayfriendly », comme le dit Liz, une enquêtée. Ces individus sont proches de la première génération et ont aussi grandi dans un contexte où la répression de l’homosexualité n’avait pas totalement disparu, mais leur regard est moins pathologisant que celui de leurs ainé·e·s. La libération gaie est pour eux un véritable enjeu et ils et elles décrivent le fait d’être gayfriendly comme un apprentissage, durant lequel ils et elles ont dû remettre en cause les normes hétérosexistes et les valeurs homophobes intériorisées. Ici, on constate une forte différence entre la France et les États-Unis, où l’histoire des luttes LGBT est enseignée plus systématiquement dans les universités nord-américaines. Pour la troisième génération, née entre 1975 et 1990, la gayfriendliness est décrite à la fois comme un « non-enjeu » et comme un processus plus précoce. Ce rapport spécifique à l’homosexualité est à mettre en lien avec un déclin des postures « radicales » au sein de la population LGBT et à une forme de « purification sexuelle » des villes où les sex-shops, lieux de prostitutions et de dragues ont fermé, afin d’y installer – entre autres – des lieux d’habitations pour une classe moyenne ou supérieure. Il y a aussi de fait un effet de quartier dans l’acceptation de l’homosexualité, notamment dans la proximité d’espaces urbains de « mauvaise réputation », qui favorise l’impression – à l’aune d’une relecture de leur propre histoire – que ces hétérosexuel·le·s bourgeois·es aux parcours résidentiels atypiques, font aussi partie d’une minorité.
6Le deuxième chapitre traite de la façon dont les enjeux des familles homoparentales et du mariage entre personnes de même sexe structurent la construction de la gayfriendliness. L’ouverture du mariage aux couples homosexuels est considérée par les enquêté·e·s nord-américain·e·s comme un enjeu démocratique fort. En France, on constate une plus grande prudence, surtout chez les hommes, pour lesquels la sexualité, et a fortiori l’intime, ne doit pas être l’objet de législation au nom d’un libéralisme sexuel affirmé. Le privé est, dans la bouche de ces enquêtés français, tout sauf politique, même s’ils comprennent l’importance de la dimension symbolique de l’ouverture du mariage aux gays et aux lesbiennes. « Tout le monde est libre de faire ce qu’il veut de sa sexualité » résume ainsi un des enquêtés français, quand un autre considère la revendication du « mariage pour tous » ringarde. Aux États-Unis, l’homoparentalité est souvent considérée comme un facteur d’intégration : être parent permettrait en quelque sorte de neutraliser l’orientation sexuelle déviante. Les hétérosexuel·le·s interrogé·e·s apprennent aussi à leurs enfants à accepter l’homosexualité, à la fois comme une performance, mais aussi une façon de concrétiser les valeurs d’ouverture qu’ils ont tenté d’inculquer à leurs enfants – certains parents cherchant à favoriser le contact de leur progéniture avec des enfants issu·e·s de la « diversité ». Sur la sexualité de leurs propres enfants, ils et elles apparaissent cependant moins enthousiastes, puisque peu envisagent l’homosexualité comme une option amoureuse possible.
7Le troisième chapitre s’intéresse plus spécifiquement aux femmes hétérosexuelles, qualifiées d’alliées, et propose une explication sociologique des formes d’amitiés entre hommes gays et femmes hétérosexuelles. Une des raisons avancées de cette proximité réside dans le fait que la gestion des relations aux autres reste dans ces couples bourgeois, une tâche dite « féminine » – les hommes hétérosexuels affirment moins avoir des amis gays. Sylvie Tissot propose aussi une discussion de cette figure profane de « la fille à pédé », souvent représentée dans les films, qui concerne principalement des femmes se déclarant en accord avec les normes d’égalité homme/femme, mais qui font face à des inégalités de genre structurelles et quotidiennes au sein de leur couple. Avoir un ami gay peut être considéré comme une forme de substitut à la relation conjugale insatisfaisante, sous la forme d’une mise à distance ponctuelle de la domination masculine liée à une apparente féminité partagée ; mais ce n’est pas n’importe quel type de gay qui peut devenir ami avec ces femmes : il faut être classe, de bon goût, aimer danser, s’intéresser à la déco – tout ce que ne fait pas le mari. Cette figure de la « fille à pédé » apparaît aussi chez des femmes ayant des relations conjugales atypiques, notamment en cas de séparation conjugale. Si la fréquentation des gays est souvent recherchée, on constate une certaine lesbophobie chez les femmes et hommes hétérosexuels, que la sociologue explique par la très forte injonction à la « féminité » qui subsiste dans cette classe favorisée, féminité que la plupart des lesbiennes ne respecteraient pas.
8Enfin, le quatrième et dernier chapitre porte sur les frontières de la gayfriendliness. Être gayfriendly est aussi une forme de distinction – l’homophobie étant souvent considérée comme une « faute de goût » (p. 221) –, un signe d’une bonne éducation et d’une supériorité intellectuelle, notamment par rapport aux « banlieues » ou à la « campagne ». La visibilité des gays et des lesbiennes est donc souhaitée, mais doit être encadrée.
Un « privilège hétéro »
9Ce livre est aussi une réflexion sur le « privilège hétéro ». Pour les hétérosexuels, les désavantages à supporter les hommes homosexuels et les lesbiennes sont quasiment nuls, alors que les avantages qu’ils en retirent sont importants. Les hétérosexuel·le·s bourgeois·es « utilisent » l’homosexualité pour se distinguer des classes populaires et nient cette posture intéressée. Par exemple, on note tout au long du livre, une certaine naïveté, ou une forme d’aveuglement, des hétérosexuel·le·s interviewé·e·s : ils et elles ont des difficultés à envisager les gays et les lesbiennes comme pris·e·s dans des systèmes de domination et d’oppression. Cet aveuglement est le même face au racisme et on peut le supposer face à toutes les autres formes de discrimination. « Je ne vois pas les couleurs, je ne vois pas la sexualité » résume l’un d’entre eux. Ce « privilège hétéro » s’observe aussi dans les réactions des hétérosexuel·le·s vis-à-vis de formes alternatives de relations amoureuses et/ou sexuelles, par exemple le polyamour. Cette pratique – à propos de laquelle certain·e·s partisan·e·s revendiquent très clairement la réappropriation de normes sexuelles et conjugales issues de la communauté LGBT – doit rentrer dans un cadre bien précis : des valeurs d’ouverture, mais pas à tout prix. Le polyamour doit rester dans le cadre de l’amour conjugal – il est interdit de draguer et/ou d’avoir des relations sexuelles (« no kink please ») lors des moments de sociabilité polyamoureuse qui prennent régulièrement place dans des cafés du quartier. La gayfriendliness est finalement sous tension dans le jugement que ces hétérosexuel·le·s portent sur les gays et les lesbiennes ; certain·e·s jugent très sévèrement les gays qui auraient des relations sexuelles sur le mode uniquement récréatif. Ainsi, pour rester fréquentable, les gays et les lesbiennes doivent avoir une sexualité circonscrite au cadre conjugal, donc monogame, envisager la possibilité d’avoir un enfant, ne pas être trop politisé·e, ni trop revendicatif·ve et être inséré·e dans le tissu local du quartier en s’investissant dans les activités quotidiennes qui servent à la communauté. Ils et elles doivent aussi partager les mêmes goûts et dégoûts. C’est le cas par exemple dans l’alimentation, où le végétarisme est décrit comme une quasi-obligation. On le constate aussi dans ces quartiers face à une diminution des commerces « gays », comme les sex shops, et à une augmentation des commerces « onéreux ».
10Au final, on peut lire aussi ce livre comme une sorte de guide de la bonne homosexualité, celle acceptée par les hétérosexuels, homosexualité qui doit être visible – parce que « ça fait cool » (p. 259) et que les gays et les lesbiennes sont associé·e·s au bon goût, à l’élégance et à la culture. Tou·te·s les gays et les lesbiennes ne sont cependant pas accepté·e·s, notamment celles et ceux qui sont jugé·e·s trop « extrêmes » dans leur hexis corporel. C’est le cas des « folles » : pour être accepté par les couples hétérosexuels enquêtés, l’homme gai doit rester un homme malgré tout. S’il peut exprimer des formes de féminité, celle-ci doit être « moderne » et rester « élégante » et « classe ». Cette proximité sous condition se constate aussi dans les lieux où peuvent s’exprimer les formes d’amitié « hétéro/gay » ; les dîners en sont une forme acceptée, mais à quelques exceptions près, les couples hétérosexuels ne sortent pas dans les lieux de sociabilités gays et lesbiens ; seuls les célibataires, homme ou femme, avouent fréquenter ces lieux. Chez les femmes, le milieu festif gay est décrit à la fois comme plus amusant, mais aussi plus « safe » que les lieux dit « hétérosexuels ». Les hommes hétérosexuels qui disent être sortis en boîte gaie le font en défendant des valeurs d’ouverture ; mais aussi en assumant qu’il s’agissait d’une tactique pour « choper » les filles hétérosexuelles qui y sortent pour échapper aux formes de harcèlement dont sont coupables les hommes hétérosexuels cherchant une partenaire sexuelle.
La place des gays et des lesbiennes
11Au terme de l’ouvrage, Sylvie Tissot propose une ethnographie riche sur une population rarement enquêtée en tant que telle : les hétérosexuel·le·s. On prend par exemple plaisir à suivre ces quelques hommes hétérosexuels, a priori bien sous tous rapports lors des premiers entretiens, se dévoiler au fur à et mesure des rencontres, de l’avancée de la nuit ou sous l’effet de l’alcool – une dimension plusieurs fois soulignée dans le livre et rarement assumée aussi clairement chez les sociologues. Gayfriendly permet aussi d’accéder à une littérature conséquente et variée, et revient de façon pédagogique sur les apports de la sociologie de l’homosexualité française et anglo-américaine de ces dernières années.
12Deux éléments de discussions peuvent être mis en avant. Le premier concerne l’épilogue. Composé d’une dizaine de pages, dans lequel l’auteur donne la parole aux lesbiennes et aux gays habitant dans ces mêmes quartiers, comme annoncé dans l’introduction – Sylvie Tissot a interrogé « 37 gays et lesbiennes, auto-identifiés comme tels » (p. 17). Les paroles de ces 37 interviewié·e·s apparaissent peu dans le reste du livre, si ce n’est en illustration de ce que disent des propos des hétérosexuel·le·s. Ces quelques pages finales se distinguent du reste de l’ouvrage car on y parle « des gays et des lesbiennes » comme un ensemble presque homogène d’un pays à l’autre, et ayant une attitude quasi équivoque vis-à-vis des hétérosexuels·le·s. Mais il s’agit peut-être du sujet d’une autre enquête ou d’un autre livre. Deuxième élément de discussion : d’une façon générale, la place des lesbiennes dans l’économie générale du livre est à certains moments perturbante. Il est surtout question des gays dans le livre, les interrogations autour des lesbiennes arrivant souvent en complément de l’analyse sur les gays, ce qui a comme résultat que l’on y apprend finalement assez peu de choses sur les attitudes des hétérosexuels bourgeois face aux femmes lesbiennes.
Notes
1 Pour la France, voir Wilfried Rault (2016), « Les attitudes “gayfriendly” en France : entre appartenances sociales, trajectoires familiales et biographies sexuelles », Actes de la recherche en sciences sociales, no 213, p. 38-65.
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Référence électronique
Pierre Brasseur, « Sylvie Tissot, Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York (Raisons d’Agir, 2018) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2020, mis en ligne le 06 octobre 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/7298
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