1La publication de L’Institution du handicap. Le rôle des associations, xixe-xxe siècles (Paterson et al., 2000) peut apparaître rétrospectivement comme l’acte de naissance des Disability Studies à la française, premiers pas de la structuration de ce domaine d’étude, aujourd’hui regroupé autour de la revue ALTER – Revue européenne de sciences sociales sur le handicap. Utilisant le même titre, Romuald Bodin se tient pourtant à l’écart de cette orientation. Son ambition est de proposer une théorie sociologique alternative.
2Les disability studies sont intimement liées à la révolution que constitue la définition du « modèle social du handicap ». Le « modèle médical » faisait du handicap la conséquence des déficiences et incapacités de la personne. Le « modèle social » définit le handicap comme le résultat d’une confrontation heurtée à un environnement inadapté. Une personne en fauteuil est rendue handicapée par les marches qui mènent à un bâtiment, non par le dysfonctionnement de ses membres inférieurs : un plan incliné rendrait ce bâtiment accessible. Portée par des militants et par des sociologues, activistes et concernés (Oliver, 1983), cette rupture avec le « modèle médical » avait une intention politique (désigner comme responsables du handicap les barrières architecturales et symboliques empêchant l’émancipation des personnes handicapées) et un objectif scientifique (circonscrire un objet de recherches). Ce modèle fait l’objet d’intenses débats. Tom Shakespeare pointe dans le travail de Mike Oliver, l’un des inventeurs du modèle social, l’occultation de la dimension corporelle et affective des situations de handicap (Shakespeare, 2013). Cette controverse a pu être lue comme un nouvel avatar de celle sur les appréhensions sociologiques des problématiques de la différence par les principales théories sociologiques, notamment entre matérialisme et post-structuralisme. Là aussi, la question du genre a constitué un important point de clivage (Thomas, 2006).
3Mais la critique que Romuald Bodin adresse au modèle social part dans la direction inverse. Il pointe la sociologisation inaboutie des disability studies qui n’auraient pas rompu définitivement avec la perspective médicale. À la façon des pionniers français des Disability Studies en France (Ville et al., 2003), mais pour montrer l’absence de pertinence du lien entre déficience et handicap, Romuald Bodin réalise une exploitation secondaire de l’enquête « Handicap Santé » de l’Insee (2009). Il montre que près de 60 % des personnes bénéficiant « d’une reconnaissance administrative du handicap » « sont soit des personnes déclarant une incapacité, mais sans restriction d’activité (24,6 %), soit des personnes déclarant une réduction d’activité, mais sans aucune incapacité (6,9 %), soit des personnes ne déclarant ni incapacités, ni restriction d’activités (28,2 %) » (p. 30). Le poids des déficiences dans la production du handicap doit être nuancé et celui des institutions réévalué.
4Comment Romuald Bodin définit-il alors le handicap ? C’est une « anormalité d’institution » : « Le concept de handicap renvoie à une différence individuelle réelle, à une singularité objective qui, dans certaines conditions particulières, pourra devenir […] dévalorisante ou problématique » (p. 41).
- 1 Les MDPH sont les « guichets uniques » auxquels les individus adressent leurs demandes de droits.
5En faisant appel à la sociologie des institutions, R. Bodin veut rompre avec le prisme médical. S’appuyant sur une enquête réalisée dans une maison départementale des personnes handicapées (MDPH)1, via des observations ponctuelles, la distribution d’un questionnaire auprès des enseignants et de professionnels du champ médico-social et sur une analyse secondaire de l’enquête statistique Handicap-santé de l’Insee, il propose de considérer « cinq familles de handicaps » (mental, psychique, physique, auditif et visuel) comme autant de produits des relations que les individus entretiennent avec quatre « grandes institutions qui organisent le monde social » (p. 55). Le handicap mental serait lié à l’expérience de l’institution scolaire, les pics de reconnaissances suivant l’organisation scolaire en cycles et en niveaux, en dépit du fait que les « médecins semblent souvent incapables d’identifier les signes d’un handicap mental en dehors du contexte scolaire s’il n’y a pas de répercussion physique visible » (p. 57). Le handicap moteur est le produit de la confrontation à l’institution travail. Le handicap psychique correspond à la relation à l’institution familiale. Les handicaps visuels et auditifs sont générés par la relation à l’institution de « l’espace public ». Ce regroupement rejoue une convention d’équivalence administrativement déterminée (Buton, 2009), alors que les expériences vécues et les identités diffèrent grandement. Si la cohérence du schéma n’est respectée qu’au prix de sévères contorsions, cela ne doit pas faire oublier l’intérêt de la perspective : rappeler que « ce que font les institutions, c’est désigner certaines manières d’être, de paraître ou de se comporter comme autant d’anormalités dans la mesure […] où ces manières déstabilisent et remettent en question leur fonctionnement ordinaire, et ce, sans en avoir, semble-t-il, la moindre intention » (p. 91). Romuald Bodin précise que les « anormaux d’institution » ne se distribuent pas au hasard dans la population. Les personnes naissant au sein des classes populaires « ont 1,3 fois plus de chances d’être concernées par une reconnaissance du handicap au cours de leur vie que le groupe des cadres et des professions intermédiaires », selon son exploitation secondaire de l’enquête Handicap-Santé (p. 71). Le handicap n’est plus un « coup du sort », c’est une production sociale.
6La deuxième partie de l’ouvrage (« Administrer le handicap ») s’intéresse aux effets sur les individus de la catégorisation de « handicap » imposée par les MDPH. Romuald Bodin indique que les individus ont un rapport extrêmement distant à ces administrations (p. 125), souvent médiatisé par des tiers (employeurs, associations, travailleurs sociaux). Cette forme d’emprise de la MDPH sur le destin social des individus provoque « une distance à la procédure et un sentiment de dépossession » (p. 132). Se distinguant de la typologie classique entre handicaps visibles et invisibles, l’auteur propose de différencier handicap survenu et handicap lié à la naissance. Ceci permet d’insister sur des modalités différenciées d’imposition de l’identité. Celle-ci peut être acquise suite à la pression exercée par les employeurs pour faire reconnaître leur salarié comme travailleur handicapé ou prendre la forme d’une rupture biographique (p. 123). Toutefois, la reconnaissance administrative constitue, dans tous les cas, un même « rite d’institution ». Il soumet les individus à une identique logique classificatoire. Au moment de l’évaluation de leur situation, le ressenti des individus est écrasé par un double phénomène de remise de soi et de soumission à la logique du soupçon. L’emprise institutionnelle est déterminante : c’est par rapport à elle que les individus se positionnent, pour y résister ou pour s’y accrocher (p. 144).
7Une discussion méthodologique pourrait s’ouvrir sur la façon dont l’auteur associe des types de handicap et des institutions sociales. Mais centrons plutôt notre discussion sur la proposition conceptuelle majeure de l’ouvrage : quel est l’apport de la notion d’institution par rapport à celle d’environnement ?
8Romuald Bodin entend les institutions, à la manière de Mary Douglas, comme des « matrices cognitives » qui pensent pour nous. Le handicap serait le marqueur de l’imposition d’une pensée d’institution sur le monde social : celles et ceux ne pouvant répondre aux attentes institutionnelles (rationalité, discipline, autocontrôle, productivité) sont labellisés comme « handicapés ». Cette approche a le mérite de rompre avec les lectures néolibérales de l’inclusion qui visent à réduire le coût collectif du handicap par l’augmentation des ressources individuelles issues du travail. L’ouvrage accomplit ici un rappel critique essentiel : la catégorie de handicap n’est plus le geste empli de bienveillance compensant la fuite en avant rationalisatrice et gestionnaire. C’est un véritable analyseur des rapports de pouvoir.
9Cette entreprise n’est toutefois pas suffisante, pour deux raisons. D’une part, la rupture proposée, de l’environnement à l’institution, n’est pas heuristique. Cette opposition binaire (norme/handicap) peut masquer d’autres formes d’associations où l’anormalité est au contraire encouragée par les institutions. Dans Voyage en terres bipolaires, Emily Martin montrait comment les phases maniaques pouvaient soutenir l’impératif créatif et la frénésie productive des sociétés capitalistes (Martin, 2013). De plus, ce grand partage (normal vs pathologique) amène à penser le handicap comme l’envers des institutions et donc à rendre moins perceptible le travail proprement politique de ségrégation et la violente indifférence institutionnelle qui en résulte. Le handicap n’est pas que le sous-produit de la marche en avant des institutions, mais la conséquence d’un travail permanent de sélection et de tri des populations, ce que montre bien Allison Carey (2009) dans le cas de la déficience intellectuelle aux États-Unis. Ce qui est construit comme pathologique ne génère pas de façon automatique un problème public et les solutions qui lui sont apportées. La mise en évidence de la dimension « pathologique » du handicap ne peut donc suffire à décrire le travail de production de la réalité à laquelle aboutit cette catégorisation du social.
10D’autre part, les tenants du modèle social comprenaient la notion d’environnement davantage comme une expression du fonctionnement des institutions plutôt que comme le simple design d’un passage piéton. Il est vrai que la notion d’accessibilité a été traduite en question architecturale. Les professionnels de l’urbain, en définissant les standards de l’universal design, se sont progressivement appropriés cette notion pour conduire la transformation des moyens de transports collectifs et des espaces urbains (Larrouy, 2011, p. 68). La réduction de l’accessibilité à une question architecturale a produit cet amoindrissement de la notion « d’environnement ». Celle-ci pouvait être traitée comme un problème public, à la différence de la notion « d’institution ». Rappeler que le travail d’élaboration du modèle social avait une double fonction, tant politique que scientifique, évite de lire la notion à la seule lueur des réalisations qu’elle a permise : la charge critique était théoriquement plus significative et se rapprochait en réalité de la notion d’institution donnée par Romuald Bodin.
11Une autre discussion peut également être ouverte, même si plus marginale par rapport à l’ambition de l’ouvrage. Romuald Bodin rappelle l’inégale distribution sociale du handicap dans la société. Mais il manque alors l’une des spécificités de ce problème public. L’épidémiologie de certaines pathologies – comme l’autisme – peut être sociologiquement retracée, en ce qu’elles concernent initialement des individus mieux dotés sociologiquement (King & Bearman, 2011). Il s’agit là d’un élément crucial pour comprendre l’institutionnalisation de cette cause. Les ressources déployées pour constituer ce champ proviennent moins d’une logique d’étatisation du social que d’une appropriation de ressources publiques par des porteurs d’intérêts soucieux de déployer leurs propres solutions pour un problème dont ils s’estiment propriétaires. La déficience intellectuelle est progressivement construite comme catégorie d’action publique grâce à l’alliance entre des parents catholiques plutôt favorisés et la pédopsychiatrie (Pinell & Zafiropoulos, 1978). Ceci amène à discuter plusieurs propositions de l’ouvrage, notamment celles indiquant que l’Éducation nationale a perdu le contrôle de l’entrée dans le champ du handicap au profit d’une administration spécialisée (p. 167). Historiquement, il est possible que ce contrôle ne lui ait jamais échu complètement (Vilbrod & Gardet, 2008) l’Éducation nationale sélectionnait moins les enfants qu’elle ne validait des évaluations effectuées par d’autres acteurs, notamment associatifs. Beaucoup de situations échappent aujourd’hui au « guichet unique » que prétendent être les MDPH, qui n’ont jamais totalement réussi à s'imposer comme telles (Baudot, 2018).
12Le débat ouvert par ce livre est d’importance. Il remet sur l’établi sociologique la question de la production des différences et les outils permettant de saisir au mieux les modalités politiques de construction de ces identités sociales et politiques. Par la discussion proposée de l’impact de la catégorisation sur les trajectoires individuelles, il ouvre le dialogue entre sociologie des institutions et sociologie de l’action publique. Cet ouvrage constitue une étape importante, tant pour la reconnaissance du handicap comme objet sociologique, que pour la définition de prises proprement sociologiques sur cette question.