Max Weber, Les Communautés, traduit par Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann (La Découverte, 2019)
Max Weber (2019), Les Communautés, traduit par Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann, Paris, La Découverte, 300 p.
Texte intégral
1Saluons le beau travail de Catherine Colliot-Thélène et d’Élisabeth Kauffmann qui livrent aux lecteurs francophones une traduction et une édition critique des Communautés de Max Weber. Leur traduction tient compte des avancées de l’édition allemande des Œuvres complètes de Max Weber, la Max Weber Gesamtausgabe (MWG), initiée en 1984. Elle repose sur le volume 1/22-1 de cette édition, intitulé Wirtschaft und Gesellschaft. Gemeinschaften, et édité en 2001 par Wolfgang J. Mommsen en collaboration avec Michael Meyer (Mohr, Siebeck).
2Avec ce volume consacré aux communautés (Gemeinschaften), nous disposons de dix textes de Max Weber écrits entre 1909 et 1911, dont quatre avaient été déjà traduits dans le volume dirigé par Éric de Dampierre paru en 1971 aux Éditions Plon sous le titre Économie et société I : « Les relations économiques des communautés en général » ; « Les communautés domestiques » ; « Les communautés ethniques » ; « La communauté de marché ». Outre ces quatre textes, qui font l’objet dans ce volume d’une nouvelle traduction, nous pouvons en découvrir dorénavant six autres venant enrichir la notion de communauté : « Les communautés politiques » ; « Structures tribales arabes » ; « Prestige du pouvoir et sentiment national » ; « Classes, groupements statutaires et partis » ; « Ordre des guerriers » ; « Groupement domestique, clan et voisinage ». Chaque étude est accompagnée d’une note éditoriale tout à fait précieuse quand on connaît la difficulté à s’orienter dans l’œuvre monumentale de Max Weber et la traduction est suivie d’un glossaire et d’un index également fort utiles à l’appréhension de l’ouvrage. Enfin, la préface d’Élisabeth Kauffmann et la postface de Catherine Colliot-Thélène contribuent à notre compréhension de l’approche wébérienne du concept de communauté, l’une en replaçant la pensée de Max Weber dans les débats de son temps, l’autre en en dégageant la portée pour la réflexion contemporaine.
3Identité, communauté, voire communautarisme, voilà des notions qui hantent désormais notre conscience moderne. Or, à la lecture des textes de Max Weber, on s’aperçoit combien sa conceptualisation de la notion de communauté reste aujourd’hui encore d’une singulière actualité. On mesure aussi l’importance d’un travail critique sur les classiques de la sociologie dont l’ambition dépasse, il faut le souligner, le simple intérêt historique ou historicisant pour la reconstitution du passé. Pour ce qui concerne la communauté, l’idée que nous nous en faisons s’inscrit dans une histoire intellectuelle dont il n’est pas inutile de reconstituer le cours pour penser les enjeux d’aujourd’hui. Il existe bien sûr une multiplicité de communautés singulières, dont un relevé systématique des occurrences chez Max Weber fait apparaître, comme le note Élisabeth Kauffmann dans sa préface, une « pluralité foisonnante » : communautés sexuelles, domestiques, familiales, conjugales, entre frères et sœurs, « de sang », de voisinage ; communautés économiques, ethniques, politiques, etc. Mais la question qui se pose quand on parle de la communauté au singulier est surtout celle de savoir « ce qui fait communauté » et en quoi elle consiste véritablement. À cet égard, l’opposition de fond entre Ferdinand Tönnies et Max Weber sur la nature de la communauté demeure décisive pour notre appréhension du fait communautaire. À la conception essentialiste de la communauté défendue par Ferdinand Tönnies s’opposait en effet l’acception constructiviste de Max Weber, et ces deux interprétations concurrentes et antagonistes, soutenues à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, continuent de circonscrire l’espace théorique où se déploie toujours notre imaginaire.
4C’est à Ferdinand Tönnies que nous devons l’opposition entre « communauté » et « société ». Dans son ouvrage de 1887, Gemeinschaft und Gesellschaft, il opposait en effet deux types de structure sociale. Alors que la communauté est caractérisée par la proximité affective et spatiale des individus où le tout prime sur l’individu, la société en revanche est le théâtre de l’individualisme forcené, de la concurrence généralisée entre les individus désormais opposés les uns aux autres, le règne de l’intérêt personnel qui se trouve être dorénavant au fondement de tous les rapports sociaux, lesquels tendent à se réduire à des échanges contractualisés. La communauté que Ferdinand Tönnies définit par opposition à la société est conçue par lui comme une communauté native qui possède une réalité substantielle et qui détermine de part en part l’individu au point de lui assigner une identité à laquelle il ne peut guère se soustraire. « Communauté de sang, de lieu et d’esprit », elle repose sur un socle ethnoculturel résultant d’une ascendance et d’une provenance communes, d’une vie commune sur un territoire commun, d’une histoire et d’une tradition communes, d’une communauté de destin. Elle a l’épaisseur d’une réalité objective qui s’impose à ses membres comme une évidence et qui délimite étroitement le champ de leurs possibilités.
5À lire le texte que Max Weber consacre aux communautés ethniques, et qui se trouve retraduit dans ce volume (p. 133-154), on mesure par comparaison combien la position de Max Weber est radicalement opposée à celle de Ferdinand Tönnies, au point qu’il est possible de les opposer l’une à l’autre comme deux manières idéaltypiques de se représenter ce qu’est une communauté. On a souvent souligné le caractère dynamique et processuel de la terminologie wébérienne qui oppose au caractère figé et réifié de la Gemeinschaft de Ferdinand Tönnies la Vergemeinschaftung de Max Weber, que les traductrices, à la suite de Jean-Pierre Grossein, ont choisi de traduire par « communautisation » : se trouve signifié par là que la communauté n’est tant pas une donnée objective que le résultat d’une construction et d’une interprétation de ce qui rassemble des individus dans un collectif. En effet, aucun des traits communs repérables entre les membres d’un groupe ethnique, et que Max Weber identifie dans ce texte comme la « race », les mœurs, la langue, la religion, ou encore une histoire partagée et des souvenirs communs, ne peut par lui-même créer une communauté. La croyance en une identité commune et à une communauté d’ascendance est le produit d’un processus interprétatif de ce qui fait le lien ethnique entre les différents membres de ce groupe sur la base des éléments qu’ils partagent certes, mais qu’ils ont décidé de privilégier pour faire communauté. La communautisation repose donc pour Max Weber sur des éléments à la fois objectifs et subjectifs : d’une part, existe certes le fait objectif d’avoir quelque chose en commun (Gemeinsamkeit) ; d’autre part, le sentiment subjectif d’avoir quelque chose en commun (Gemeinsamkeitsgefühl) fait surgir la croyance en une communauté d’ascendance et donne naissance à une conscience communautaire sans laquelle ne peut exister aucune communauté sui generis. La communauté ne peut se penser sans une volonté de « faire communauté ».
6C’est donc à une véritable déconstruction et déréification du concept de communauté que procède Max Weber. Un concept qui lui semble même se volatiliser pour qui s’attache à une « conceptualisation exacte » et s’essaye à en produire une définition objective (p. 149). Et ce qui vaut pour les communautés ethniques vaut aussi, selon lui, pour tous les types de communautés, y compris pour la plus chargée de pathos à ses yeux, à savoir la communauté nationale, qu’il est possible d’interpréter aussi sur une base ethnique. « Tout le cours de l’histoire », écrit en effet Max Weber, « montre avec quelle facilité extraordinaire une activité communautaire politique, en particulier, suscite la représentation d’une “communauté de sang” », qui peut se révéler n’être qu’une communauté fictive ou « imaginée » au sens de que lui donne Benedict Anderson dans son ouvrage de 1983 Imagined Communities. Reflections on The Origin and Spread of Nationalism. Catherine Colliot-Thélène, dans sa riche postface, insiste à juste titre sur l’idée que la nation est à concevoir comme un « concept axiologique », c’est-à-dire comme « une représentation de caractère éthique qui ne renvoie à aucune détermination empirique » (p. 275). C’est que, à la façon de tout concept normatif, il a, contrairement au concept descriptif de chien par exemple, ou encore de celui, géométrique, de triangle, le statut d’un concept interprétatif (voir sur ce point, Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons. La Vérité des valeurs, Labor et Fidès, 2015) dont le sens donne lieu à controverses et à conflits.
7Alors que l’on assiste aujourd’hui à un retour des nationalismes fondés sur une conception ethnique de la nation et de l’identité nationale, il n’est pas inutile, on le voit, de relire Max Weber, pour qui la nation est une construction et une interprétation de ce qui fait la cohésion d’un peuple. La nation ne s’impose jamais en effet à nous avec la nécessité d’une essence qui, en nous déterminant, nous opposerait par nature aux autres peuples et aux autres identités nationales. À l’opposé de tous les nativismes contemporains qui ne peuvent rassembler (ceux qui sont « de souche ») qu’en excluant (ceux qui n’en sont pas), on se réjouit de pouvoir disposer à travers ce volume d’une traduction qui nous facilite l’accès à une autre conception de la communauté, susceptible de nourrir autrement notre imaginaire : non pas en nous la représentant sur le mode d’une réalité substantielle qui s’imposerait à nous et déterminerait ce que nous sommes et ce que nous devons être et, plus encore, ce que nous ne sommes pas ou ne devons pas devenir, mais comme le produit d’une construction par quoi se trouve dissoute, avec l’illusion de la destinée, celle d’une communauté originelle et authentique dont nous serions à la fois les descendants, les représentants et les gardiens.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sylvie Mesure, « Max Weber, Les Communautés, traduit par Catherine Colliot-Thélène et Élisabeth Kauffmann (La Découverte, 2019) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2020, mis en ligne le 27 juillet 2020, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sociologie/6906
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